Histoire d’un œuf

Histoire d’un œuf
Mamiko Shiotani

Traduit (japonais) par Sophie Bescond
La Partie, 2025

Sortir de sa coquille

Par Lidia Filippini

Dans la cuisine, un œuf est soudain las de rester sans bouger sur le plan de travail. Il est temps pour lui de partir à l’aventure ! Il découvre alors le plaisir de se déplacer librement et veut partager ce bonheur avec ceux qui l’entourent. Malheureusement, les autres œufs ne semblent pas comprendre. Le seul qui accepte d’ouvrir les yeux se met à rouler et finit sa course, brisé, contre un mur. Notre héros prend alors pleinement conscience des contradictions de son espèce : un œuf, c’est dur et fragile à la fois…
Heureusement, l’œuf rencontre un marshmallow qui veut bien lui pardonner de l’avoir croqué et devenir son ami. Grâce à lui, il prend la décision de parler – chose à laquelle il n’avait jamais pensé auparavant. Les deux compères se mettent alors en devoir de parcourir la cuisine, puis, ayant pris confiance, la maison tout entière. Coiffés des somptueux chapeaux qu’ils se sont fabriqués, ils croisent toute une galerie de personnages – un pot de fleur sévère, un coussin anxieux, une horloge qui rêve de liberté et surtout des noix belliqueuses qu’ils tentent de réconcilier.
Cette aventure est l’occasion pour l’œuf de méditer sur sa vie – les jours de pluie surtout, puisqu’il n’y a rien d’autre à faire. « Quelle sorte d’œuf suis-je donc ? », « Un bon œuf ? Un mauvais œuf ? Un œuf banal ? Un œuf idiot ? » se demande-t-il. Et d’ailleurs comment être sûr d’être réellement un œuf tant qu’on n’a pas vérifié si on a bien un jaune et du blanc à l’intérieur ?
L’humour de cet album tient à l’écart entre la banalité des personnages (un œuf, un marshmallow, un coussin…) et la profondeur de leur réflexion. L’œuf évoque le Humpty Dumpty de Lord Tenniel que rencontre Alice dans De l’autre côté du miroir. Tout comme lui, il est pourvu de longs membres et doté de petits yeux, d’un nez rond et d’une bouche. Il fait preuve, en outre, de la même arrogance que son célèbre modèle. Au coussin qui dit s’inquiéter pour lui et son compagnon le marshmallow, il déclare : « Puisque c’est comme ça, nous aussi nous allons nous inquiéter pour toi (…) Tu es intrusif et cela m’inquiète. » Le lecteur, à qui il s’adresse directement, lui pardonne pourtant volontiers sa suffisance puisqu’il partage avec lui ses doutes et ses questions existentielles.
Mais Histoire d’un œuf n’est pas seulement drôle, l’album ouvre aussi une vraie réflexion sur le monde et sur l’identité. L’œuf philosophe évoque bien sûr l’enfant qui grandit. Il marche, puis parle et devient alors libre de découvrir un monde que, sans cesse, il cherche à questionner.
Tout comme pour L’Ami dans le grenier, le premier album de Mamiko Shiotani traduit en français, Histoire d’un œuf est illustré au fusain, avec quelques touches de couleurs. Les objets du quotidiens, ornés de visages, évoluent dans un univers ultra réaliste, assez proche de la photo, dans des tons doux et peu contrastés. C’est un vrai plaisir pour les yeux !

L’Inoubliable sauvetage dans la prairie

L’Inoubliable sauvetage dans la prairie
Elaine Dimopoulos, ill de Doug Salati
Traduction (anglais, USA) par Alice Delarbre)
Hélium, 2024

Pourquoi tant de lapins ?

Par Anne-Marie Mercier

Le lapin est partout en littérature de jeunesse. Certains s’interrogent sur ce sujet, comme Christophe Honoré dans Le Livre de jeunesse (« les lapins ont gagné », selon lui), d’autres en ont fait récemment des émissions de radio ou des expositions… Ce petit livre, qui propose aux jeunes lecteurs un équivalent de Watership down, une épopée chez les lapins, donne quelques réponses. Le lapin a plein de frères et sœurs, c’est sympa. Il vit dans des terriers, c’est cosy. Il ne parle pas, c’est pratique. Enfin, il est tout doux, surtout quand, comme les héros lapins de ce petit roman illustré, il prend soin de se peigner pour enlever les insectes, tiques et autres nuisances naturelles qui lui font courir le risque de moins ressembler à une peluche bien propre.
Voilà donc un récit bien propret, et plein de bons sentiments. Cela ne l’empêche pas d’être charmant, plein de jolies observations sur la prairie et ses occupants, faune et flore, et d’être une belle leçon d’optimisme. Premièrement, on y voit que chaque défaut peut être corrigé : la petite lapine Butternut, est la plus froussarde de la portée, mais elle est aussi la plus curieuse et la plus généreuse et ainsi c’est elle qui, au péril de sa vie, récupèrera le peigne de grand maman volé par le méchant geai (qui s’amendera à la fin), deviendra l’amie d’un tout jeune rouge-gorge, sauvera une biche blessée en sortant la nuit malgré les interdictions maternelles, et organisera « l’inoubliable sauvetage » de bébés coyotes. Ensuite, c’est un éloge de l’amitié, de la solidarité et surtout de la rencontre entre espèces, chose déconseillée par les anciens. Et enfin, c’est une leçon de hardiesse : puisqu’on ne peut pas tout contrôler, connaissons nos peurs (des « ronces » dans l’esprit) et dépassons-le, prenons des risques (mesurés) et agissons selon notre devoir ou notre envie.
Chaque chapitre est autonome et a son intrigue propre ; c’est une grande qualité pour un livre qui s’adresse à des lecteurs peu aguerris : ce livre semble appeler la lecture à voix haute. Et c’est aussi un manuel de racontage d’histoires : la famille lapin a placé cet art au sommet de sa civilisation grâce à l’expérience d’une grand-mère, un temps captive chez des humains lecteurs. On trouve de nombreux conseils sur l’art du racontage, la façon de mener une intrigue, et surtout de capter l’attention du lecteur. L’autrice, qui enseigne l’écriture et la littérature de jeunesse dans des université américaines livre toutes sortes de conseils pour des écrivains en herbe et ouvre son dernier chapitre avec une conclusion qui résume son art du récit.
« Comme dans toute bonne histoire une transformation avait eu lieu : j’avais acquis de l’expérience,  j’avais découvert que le monde réservait des épreuves bien plus terribles que la simple traversée, rapide et prudente, d’une chaussée ».
Curieuse coïncidence: l’album chroniqué il y a deux jours, au titre un peu semblable, La grande aventure de Brindille, présentait un personnage écureuil avec le même caractère que Butternut : vaincre sa peur semble être un sujet important en ce moment, du moins aux USA puisque ces deux ouvrages en proviennent.

La Grande Aventure de Brindille

La Grande Aventure de Brindille
Matthew Cordell
Traduit (anglais, USA) par Anna Le Clezio
Gallimard jeunesse, 2024

Leçon d’indépendance

Par Anne-Marie Mercier

Comme son nom l’indique, Brindille est une petite chose fragile. Cela ne tient pas seulement au fait qu’elle est un petit écureuil : elle est habitée par un sentiment de fragilité et elle a peur de tout, « Peur des grands bruits. Peur de rencontrer des gens nouveaux, peur du vide, peur de nager, peur des microbes. Et des orages »… Alors, quand sa mère lui demande d’aller apporter de la soupe à Grand-mère Chêne, de l’autre côté du bois, elle enfile avec courage sa petite cape rouge bien usée (eh oui, tant de chaperons, ça use !) et s’en va en tremblant.
Les peurs de Brindille énumérées plus haut sont programmatiques : elle sauvera un lapin paniqué hurlant dans le pré, sera emportée par une buse, échappera de peu à la noyade, etc.
Brindille démontre ainsi son nouveau courage, portée essentiellement par une de ses qualités, l’altruisme : c’est parce qu’il est urgent qu’elle agisse pour sauver d’autres créatures aussi fragiles qu’elle et même d’autres qui ne le sont pas en général, qu’elle trouve ce qu’il faut d’énergie pour surmonter ses peurs et devenir ce qu’elle n’était pas. Le courage, en effet, comme bien d’autres qualités, appartient à tous : il se construit et se découvre en avançant sous la contrainte de l’action, c’est une belle leçon.
Les dessins crayonnés et aquarellés de verts et bruns doux, tout juste réveillés par la cape rouge, sont comme autant de vignettes imitant les gravures d’autrefois. Avec leurs personnages animaux vêtus de quelques vêtements sommaires (cape, écharpe, sarrau rapiécé…) et leurs décors charmants de petites chaumières, de bois et de rivières, ils évoquent l’esthétique des images d’Ernest Howard Shepard dans Le Vent dans les saules.
Tout cela fait de Brindille un album intemporel, avec un écureuil chaperonné de rouge plus conscient des dangers que son illustre devancière et donc plus courageux. La fin de l’album, ouverte, laisse le lecteur lui imaginer bien d’autres aventures.

 

Entrer dans le monde

Entrer dans le monde
Claire Duvivier
L’école des loisirs (medium), 2024

Allons donc sur Mars !

Par Anne-Marie Mercier

Vingt-six adolescents, garçons et filles, chacun avec un animal de compagnie, vivent dans un domaine nommé Danube. Ils sont encadrés par des tuteurs, chacun avec un rôle précis (tuteur fermier, tutrice vétérinaire…) et chacun accompagné par sa « baba », un genre de maman, toujours disponible, toujours souriante. Les leçons sont données par une hologrammiste qui prend l’apparence d’une muse, selon la matière à enseigner (il y a sans doute un clin d’œil à Méto, avec ces références à l’Antiquité). De temps en temps, ils quittent leur dôme pour se rendre à la surface, explorer la forêt et observer les animaux sauvages. Tout cela forme une jolie description d’un groupe, chacun avec son caractère (et celui de son animal). Ils attendent en s’instruisant l’âge adulte, âge où ils entreront « dans le monde », quel monde, ils n’en savent rien et la suite du roman les éclairera cruellement.
Claire Duvivier a l’art de distiller les informations peu à peu, à chaque chapitre, aussi bien pour le lecteur que pour l’adolescent qui focalise le point de vue et qui sera le moteur de l’histoire. C’est Xabi qui, avec son groupe d’amis un peu plus intrépides et un peu moins disciplinés que les autres, découvre des zones interdites du dôme, où leur origine est révélée. Lorsqu’un sénateur venu d’Euphrate, le dôme voisin, leur rend visite avec sa famille pour de mystérieuses et inquiétantes discussions avec les tuteurs, c’est Xabi qui entre en contact avec sa fille, qui s’appelle, comme par hasard, Aryana, et qui l’aidera par la suite. Enfin, lorsque des visiteurs venus de plus loin encore détruiront leur petit monde, c’est lui qui pourra s’échapper et c’est à travers ses yeux que se dévoilera peu à peu la vérité : ils se trouvent sur la planète Mars, et ce qu’ils prenaient pour l’extérieur se trouve sous un super dôme ; la Terre, polluée et dévastées par des épidémies incontrôlables à cause du réchauffement qui a libéré les virus du permafrost, a été abandonnée au cours d’un immense exode des survivants. Le dôme Danube est un domaine expérimental bien loin du réel des autres humains, et le monde réel de Mars, le dôme Euphrate, est un cauchemar (surpeuplement, vie souterraine, sans nature et sans animaux…) tandis que celui vers lequel ils vont être enlevés, la Terre, est un cauchemar pire encore.
Si la fin (relativement heureuse, comme toujours en littérature de jeunesse) est un peu facile avec l’intervention d’une geek qui détourne les systèmes les plus sophistiqués et une IA docile et experte en navigation interstellaire, le roman demeure plein de qualités. Très bien écrit et construit, il est porté par des personnages variés et attachants ; Xabi, un peu à part, solitaire et fragile, soucieux essentiellement de son chat, ce qui sera l’un des moteurs du récit, Aryana, généreuse, au trajet perturbé par un handicap de naissance, entravée par des difficultés à trouver sa place dans sa famille. Cette famille même, elle-aussi très intéressante, propose une figure de résistance dans un monde hyper contrôlé. Certains tuteurs sont un peu inquiétants et l’on découvre peu à peu qu’ils n’ont pas tous pour objectif le bonheur des enfants ; comme dans les romans scolaires, tâcher de deviner qui sera le (ou les) méchant(s) de l’histoire est un des points de suspens. Les «Babas»  amusent le lecteur qui devine vite ce qu’elles sont, alors que Xabi et ses amis sont prisonniers d’une illusion. La narration propose des mystères en cascades, petits tout d’abord, ou qui mènent à des fausses pistes, puis à des retournements spectaculaires.
Le roman est riche et extrêmement cohérent, parfaitement maitrisé. En trois parties, Claire Duvivier crée trois monde différents, celui de Danube (premier tiers, entre utopie futuriste et roman scolaire), celui d’Euphrate, entre anticipation et dystopie (Euphrate est le résultat d’un cauchemar mais la société est démocratique et la famille d’Aryana est un modèle, certes menacé; c’est un futur possible et peut-être probable pour notre humanité) et un troisième à l’intérieur du port spatial, qui est le théâtre d’une traque et de combats; les adolescents y sont particulièrement ingénieux. Enfin, le roman s’achève avec une ouverture sur un espoir, peut-être une nouvelle utopie, certes fragile… Mêlant préoccupations écologiques, inquiétudes catastrophistes, réflexion sur l’histoire et récit d’apprentissage, elle fait avec ce premier titre une belle entrée en littérature de jeunesse.

La Petite Voleuse de planètes

La Petite Voleuse de planètes
Maxime Derouen
Grasset -Jeunesse, 2024

N’oublions pas les fées !

Par Anne-Marie Mercier

Voilà un étrange récit cosmique : la voleuse est une fée qui s’ennuie : les hommes ne font plus appel à elle, ignorent son existence, alors elle se tourne vers le ciel et trouve de quoi s’amuser : elle emporte dans son coffre à jouets successivement la lune, le soleil, un anneau de Saturne, Vénus… Sur terre c’est le désastre car avec ces planètes disparaissent respectivement, non seulement la lumière (bizarrement, ce n’est pas l’important), mais la possibilité de rêver, la science, la sagesse, et l’amour. Les cris de désespoir des enfants alertent la fée et tout rentre dans l’ordre : un « tyran » philosophe lui offrant un sac de pluie d’étoiles pour jouer avec des étoiles filantes.

On mettra de côté ce choix bizarre de n’avoir pour personnages, outre la fée, que des monarques, tyrans, princes et princesses, les écoliers n’existant que comme collectif, le mélange de genres hasardeux et la facilité de ce symbolisme, pour se régaler des images : le noir d’encre de la chevelure de la fée et du ciel nocturne, les vignettes représentant des villes stylisées à la manière persane, le dynamisme de l’ensemble, entre album et BD, sont très beaux.

 

Le Ciel de Joy

Le Ciel de Joy
Sophie Adriansen

Flammarion Jeunesse, 2025

Un ciel de liberté

Par Pauline Barge

Joy, lycéenne de dix-sept ans, vit un premier amour idéal avec Robinson. Elle se sent bien avec lui, elle est elle-même et complète. Le moment vient alors où ils ont envie de découvrir leurs corps mutuellement, d’aller plus loin dans leur intimité. Joy est effrayée par une chose : tomber enceinte. Dans sa famille, toutes les femmes ont eu un enfant au cours de leur adolescence, mais Joy ne veut surtout pas de cela. Pour elle, un enfant à son âge ne serait qu’un obstacle à sa vie. Alors, avec Robinson, ils prennent les précautions nécessaires, mais malheureusement, ce ne sera pas suffisant. Joy est enceinte. Elle a quelques semaines pour faire son choix, mais en réalité elle l’a déjà fait : elle veut avorter.
Ce livre marque l’anniversaire des cinquante ans de la loi Veil. Sophie Adriansen montre que malgré toutes les avancées sur le sujet, le combat pour le droit à l’avortement continue. Ici, Joy est seule contre tous. L’adolescente veut briser la chaîne du déterminisme présent dans sa famille ; elle n’aura pas de bébé à dix-sept ans et elle en est certaine. L’autrice montre alors le rôle de l’entourage, l’obstacle le plus fréquent à la liberté de recourir à l’avortement. En effet, Joy ne se sent pas aussi libre qu’elle l’aurait espéré, sa famille ne la soutient pas dans sa décision et les adultes autour d’elle se montrent distants. Pourtant, la seule vie que Joy veut porter, c’est la sienne. Alors, si elle doit se battre seule, elle le fera.
Ce court roman est une véritable ode aux femmes, à ce combat qui continue sans relâche. L’autrice insère à travers son récit des bribes d’histoires d’autres femmes qui traversent une situation similaire à Joy dans des époques ou des lieux différents. Cela montre que sur ce sujet les livres engagés restent essentiels. Il faut en parler pour que chacune et chacun comprennent l’importance de se battre pour ce droit à l’avortement. Le choix est ce qu’il y a de plus important, il est personnel et n’appartient qu’à la personne concernée. Les mots de Joy seront plus éloquents à ce propos : « Mon choix est juste mon choix. Ma décision. Celle de faire ce que je veux, de mon corps, de mon avenir, de ma vie. De mon ciel. » C’est un roman juste et sensible, à mettre entre toutes les mains.

L’Arpenteur

L’Arpenteur
Victor Hachmang
Traduit (anglais) par Basile Béguerie
Casterman, 2025

éboueur apocalyptique

Par Anne-Marie Mercier

La planète terre est devenue une poubelle, inondée et croulant sous les déchets toxiques. Le héros vient de la terre artificielle toute proche où se sont réfugiés les survivants de la dernière catastrophe. Il devait y larguer le contenu de son porteur-benne puis revenir et s’est échoué. On ne sait ce qui a causé l’accident et pourquoi ceux qui devaient le secourir l’abandonnent.
Le personnage, Géo, marche, navigue sur des canaux ou des étendues plus larges, explore des terres désolées, tantôt sous la pluie, tantôt  par une chaleur dévorante. Il traverse d’anciennes villes, des marécages, une forêt…
Le récit post-apocalyptique est porté par la poésie de Shakespeare : Géo a trouvé un livre illustré, La Tempête, dans les mains du cadavre du dernier visiteur de la planète. Les paroles de Prospero l’accompagnent dans un périple maudit. Ce récit de survivant est adressé au personnage, Géo, à travers un « tu » qui le rend encore plus étranger à lui-même. Quelques épisodes de remémoration de son enfance, de son accident ou des jours d’ennui qui ont précédé la chute de son engin offrent des échappées dans le récit de son Odyssée.
Les images, gros plans sur son visage torturé, ou plans d’ensemble sur le décor, sont souvent déstructurées, les cases déformées. On sent l’influence de Moebius, mais aussi sans doute de Druillet. Les couleurs agressent, mêlant noirceur et fluo jusqu’à un apaisement final dans le vert d’une nature presque accueillante et dans une solitude acceptée. La tempête s’est calmée et c’est sur une île que ce nouveau Robinson rencontre (réalité ou fantasme ?) son Vendredi, qu’il appelle Ariel, du nom du génie des airs dans La Tempête. Ce récit halluciné, sans direction propre, a une grande force dans ses images. Enfin, donner le rôle principal à un éboueur est peu commun, et le nommer, simplement à travers le titre, « l’arpenteur », tout cela lui donne un destin.

 

Les Enfants de Chatom

Les Enfants de Chatom
Thomas Lavachery
L’école des loisirs (medium), 2024

Melting pot

Par Anne-Marie Mercier

On dirait un roman américain de la belle époque… écrit par un Mark Twain qui se serait souvenu que les filles existent, et qui leur aurait donné de beaux rôles, actifs, généreux, courageux, sans pour autant en déposséder les garçons. Ça se passe à la campagne, dans un petit village où tout le monde se connait. Pas loin, il y a une grande forêt. Il y a aussi des ours (enfin un… et bien endormi, c’est l’hiver), des cabanes, un enfant perdu, des bucherons et des ivrognes, des fous, un charlatan, une institutrice valeureuse (comme dans La Nuit du Chasseur, film qui se passe, comme ce roman, au moment de la grande dépression). Il y a aussi un peu de magie car l’un des enfants a pour son malheur un pouvoir, mais il ne s’en sert guère et c’est davantage un démarreur d’intrigue qu’un fabricant de résolution.

Les enfants vivent leur vie, les adultes sont en arrière-plan, souvent un peu maladroits mais aimants (à part Le méchant de l’histoire). Ils interviennent quand il faut, et le font bien. Un simple d’esprit peut devenir un héros et peut même avoir une vraie vie et se marier avec une jolie femme intrépide. Les coqs chantent, on y est bien, portés par une narration bien menée dans le beau style de Thomas Lavachery qui manie les clichés avec humour.

 

Grandeur nature

Grandeur nature
Anne Herbauts
L’école des loisirs (Pastel), 2024

Matin Minet et son mètre

Par Anne-Marie Mercier

Matin Minet est de retour, pour la plus grande joie des amateurs des albums d’Anne Herbauts, légers en apparence mais pouvant emporter vers de profondes méditations.
La situation de départ est comme toujours extrêmement simple : Matin minet (un chat, bien sûr, toujours matinal) prend son petit-déjeuner dans sa cabane perchée avec son ami Hadek, un charançon. Ils parlent de leur promenade de la veille, en haut du grand chêne.
Matin Minet a le point de vue d’un enfant : le chêne était immense, « au moins 800 mètres de haut », dit-il, et le lac au loin tout petit. Le charançon, pourtant plus petit, joue le rôle du précepteur : tout ça c’était une impression, due au vertige pour le chêne (qui ne fait que 15 à 20 mètres), à l’éloignement pour le lac. Mais comment faire pour aller au-delà d’une impression et connaitre la taille réelle des choses ? Il faut mesurer, et le faire avec un outil adéquat, un mètre.
Armés d’un mètre ruban et d’un mètre pliant, les deux amis mesurent tout ce qu’ils trouvent : un insecte, une branche, et ceux qui le leur demandent : le corbeau, le bâton préféré de l’écureuil, l’ombre du loriot, mais ils hésitent au moment de mesurer la taille de l’ennui de Cousin Chafouin, et l’amour des libellules Pas-du-tout et Tout-à-Fait : ça ne se mesure pas. Quant à ce qui est très petit, difficile : la petite voix du minuscule Midori les alerte sur une autre question : ils ont mesuré de toutes petites pousses qui vont grandir, alors comment donner la taille de ce qui va changer de taille ?
Dans l’univers d’Anne Herbauts (et dans la vie aussi), quand un problème est insoluble, la solution est l’action : « Puisqu’on ne peut pas tout mesurer, alors plantons ! Plantons ! Sans mesure ! ». Profusion, jouissance, refus de l’attente patiente : les plantes pousseront grâce à la danse de nuit et à la chanson magique, et l’on sera passé des couleurs acidulées du début, lumineuses, à la verdure douce de la nuit. Ou bien, cela n’aura été qu’un rêve. Le retour à la réalité est celui qui ramène à la « grandeur nature », expression féconde qui semble avoir généré toute l’histoire. Au passage, on aura rêvé à la grandeur effective du vivant, à sa variété et à la vanité de nos tentatives de classement.

Pour d’autres non aventures de Matin Minet voir sur lietje Les cailloux  et A l’intérieur.

 

 

Moi, Gisèle

Moi, Gisèle
Sandrine Bonini avec Annick Cojean
Grasset, 2024

Manifeste pour le 8 mars

A première vue, on aurait pu croire que cette Gisèle allait retrouver la cohorte des pestes et des rebelles que la littérature de jeunesse aime bien (Lotta d’A. Lindgren, Eloïse de K. Thompson, Zelda de M. van Zeveren…). Comme dans Les Malheurs de Sophie, son portrait est dressé en saynètes, chacune dotée d’un titre (L’injustice, La grève, L’oranger, La Kahena…) qui la montrent dans son milieu familial, dialoguant avec des parents consternés.
Gisèle se révolte devant le fait que ses frères n’ont pas à aider aux tâches ménagères, elle refuse de boire son lait et le verse en cachette au pied d’un oranger, elle s’identifie à son héroïne, une guerrière berbère, elle n’aime pas les bisous imposés, elle s’interroge sur la réalité des châtiments divins réservés aux enfants désobéissants…
Très vite, on comprend que le propos est sérieux et porte sur la condition des femmes : elle constate du haut de ses neuf ans que les femmes sont exposées à la honte sans avoir rien fait pour le mériter, que faute d’indépendance elles dépendent du bon vouloir de leur mari, même pour nourrir leurs enfants. Gisèle croit en l’éducation, elle décide de lire tout ce qu’elle trouve à la bibliothèque, d’apprendre, de gagner sa vie, de ne pas se marier, peut-être, d’être libre sûrement, d’être égoïste, mais aussi de pouvoir aider les autres à se libérer : en devenant avocate, quelle bonne idée ! et en devenant Gisèle Halimi, bien sûr.
C’est l’enfance de Gisèle Halimi qui fait la trame de cette histoire. Elle est résumée en fin d’album par Annick Cojean, journaliste au Monde et autrice de Gisèle Halimi. Une farouche liberté (2020, Grasset), disponible en Livre de poche.
Cette enfance avait tout pour devenir un modèle pour des enfants d’aujourd’hui, comme la Kahina l’avait été pour la petite Gisèle. Les dessins de Sandrine Bonini accompagnent à merveille le ton rageur des propos de la fillette, bien campée dans ses convictions, cheveux roux en bataille sur une sage robe à col Claudine.