Perpète / Illettrée littéraire

Perpète/Illettrée littéraire
Pierre Soletti – Cahier d’illustrations d’Emma Morison
Editions du Pourquoi Pas ? Collection Faire humanité 2023

Si présente absence

Par Michel Driol

Deux récits – ou plutôt deux poèmes – tête  bêche de Pierre Soletti, adressés tous deux à sa grand-mère, Mamé. Perpète, construit autour d’une anaphore, j’ai frappé dit le désespoir de celui qui frappe à la porte d’une morte, avec tout l’amour de l’enfance, tout le désespoir de voir cette porte désespérément close. Ouvrez-moi cette porte où je frappe en pleurant, écrivait Apollinaire… Plus long, Illettrée littéraire, développe l’oxymore du titre comme un touchant hommage à une grand-mère, Mamé, à ses liens avec son petit fils qui sera ému de voir son nom sur la couverture d’un livre.

Deux textes magnifiques, en vers libres, très libres, qui explorent des frontières. Frontière représentée par la porte, entre la vie et la mort. Frontière entre deux pays, incarnée par Mamé, exilée à l’accent rocailleux. Frontière entre la langue écrite, celle de l’auteur, et la langue orale, « espiègle, créative » de la grand-mère. Ces frontières ne sont pas infranchissables, mais sont plutôt des lieux de passage, voire de transmission. C’est ce que souligne l’incipit du second texte, qui inscrit l’individu dans une généalogie, entre ceux qui l’ont précédé et ceux qui lui succèderont. C’est bien de faire humanité qu’il s’agit ici, c’est-à-dire de n’être pas individu solitaire, mais maillon d’une chaine sans laquelle on ne serait rien.  Quoi de plus beau que de voir un écrivain dire qu’il ne serait rien sans sa grand-mère, présentée en quelques scènes à la fois drôles et émouvantes : celle de la dictée où elle invente l’orthographe, celle du livre d’histoire, avec un(e) grand(e) h(ache), cette grande mère dont la prononciation restituée de quelques mots dit l’accent, c’est-à-dire la singularité et l’originalité. Nous avons perdu nos accents, signes aujourd’hui de l’étranger, de l’autre. Pourtant, il n’est que d’écouter des enregistrements d’avant la télévision uniformisatrice pour entendre les particularismes des origines régionales assumées… Nous devenons de plus en plus des êtres normés, là où des variations seraient nécessaires.  Illettrée littéraire nous invite à nous affranchir des barrières des préjugés, des regards de mépris, pour chercher ce qui nous rassemble, nous aide à grandir, l’amour inconditionnel d’une grand-mère pour son petit-fils. Mais cela va plus loin, car on y lit un véritable art poétique autobiographique. La poésie comme une façon de prolonger par l’écriture ce lien charnel avec les mots prononcés, tordus, déformés d’une grand-mère, de continuer cette création verbale, mais peut-être aussi comme une façon de lutter contre le silence de la porte close qui ne s’ouvrira plus jamais.

Reviennent, comme un leitmotiv du cahier d’illustrations, les lettres, les écritures qui forment visage, bouquet, volet, comme pour montrer que Mamé n’est plus là, mais qu’elle est partout sur ces images d’un bleu très doux.

Deux beaux textes qui trouvent les mots pour dire, à hauteur d’enfant, dans une grande simplicité lexicale et syntaxique, le lien intergénérationnel et la douleur du deuil, afin de toucher toutes celles et ceux qui reconnaitront peut-être en Mamé comme en leur grand-mère ou  leur grand-tante : une passeuse de mots et d’affection.

Le Géant / Le Chien attendait

Le Géant /Le Chien attendait
Mathis – Cahier d’illustrations de Marie Le Puil
Editions du Pourquoi Pas ? Collection Faire humanité 2023

Le meilleur ami de l’homme

Par Michel Driol

Dans cette nouvelle collection des Editions du Pourquoi pas, deux récits tête bêche. Le Chien attendait, c’est l’histoire de l’amitié entre Anatole un petit garçon – qui grandit – et un chien – qui vieillit – vue du point de vue du chien. Quant au Géant, c’est l’histoire d’un homme assez sauvage, que les enfants – dont le narrateur – prennent pour un ogre, attaché à son chien, aussi sauvage que lui.

Deux textes brefs, qui résonnent l’un avec l’autre, et qui parlent du temps qui passe, de ce que c’est que vieillir, pris entre le passé et le futur qui donnent le vertige au jeune narrateur du Géant. Deux histoires dans lesquelles c’est l’animal qui meurt, laissant une place vide, entrainant les pleurs du Géant – C’était la première fois que je voyais un homme pleurer – et ceux d’Anatole, concomitants de la mort du chien, bien que loin de lui.  Bien sûr à chaque fois il est question de l’attachement d’un homme pour un animal et de la douleur que c’est de perdre un être cher, fût-il un animal. Mais les deux récits savent dépasser le simple récit animalier pour évoquer des choses plus profondes, dans une langue simple, très factuelle dans le Géant, plus poétique, métaphorique, répétitive dans le Chien attendait, qui prête à l’animal comme des sentiments humains. Il y est question de l’abandon par Anatole de celui qui l’a aidé à grandir. Grandir, c’est aussi cela. C’est laisser derrière soi son enfance, ses amis, sans se douter de leur souffrance. Le Géant, quant à lui, parle de la peur qu’éprouvent les enfants face à ce personnage qui semble redoutable, et de leur surprise finale lorsqu’ils le voient pleurer à la fin. C’est l’éruption de la mort, à chaque fois, dans les deux récits, qui révèle la part d’humanité que l’on ne voulait pas voir, ou plus voir. Deux récits dont les chutes, en écho, évoquent des premières fois douloureuses, comme des expériences qui font sortir de l’innocence de l’enfance, où l’on croit tout éternel, où les gens sont entièrement bons ou mauvais.

Le carnet central d’illustrations met l’accent sur les personnages, dans des dominantes rouge et bleu, et montre avec expressivité les relations entre les humains et les chiens.

Deux récits dont la brièveté n’émousse pas l’acuité pour dire la force de l’amour.

Histoires de Lou

Histoires de Lou
Natali Fortier
Rouergue 2023

Récits pour rêver…

Par Michel Driol

Voici Lou, une petite fille coiffée d’un chapeau de loup, qui rencontre un lutin, ensorcelé. Une sorcière l’a privé de tous ces rêves. Pour lui faire oublier son malheur, Lou lui raconte ses aventures. Et ce sont douze récits, qui mettent en scène un loup, un éléphant, un octopode, sa maman, un milliardaire, un escargot, Pinocchio… Douze récits qui entrainent discussion, commentaire entre des personnages de plus en plus nombreux qui rejoignant Lou et le lutin, qui, à la fin, on s’en doute, a retrouvé ses rêves et peut, à son tour, devenir narrateur. Mais ce sera peut-être l’objet d’un autre livre !

Ces histoires pleines de fantaisie, loufoques, imaginaires sont pleines de gaité. Lou s’y révèle espiègle, déterminée, polyglotte, pleine d’idées, y compris pour sauver la planète ! Elles nous entrainent dans des univers marins ou terrestres, où Lou et les animaux, quels qu’ils soient, vivent en bonne entente. Et, des animaux, on en croise beaucoup, et de toutes les espèces ! Le texte est plein de légèreté, d’humour. Il sait jouer parfois avec les rimes, souvent avec les jeux de mots (en particulier pour les noms des personnages) et va même jusqu’à déconstruire la langue par un zozotement qui change certaines consonnes. C’est bien tout l’univers quelque peu surréaliste de Natali Fortier que l’on retrouve ici, illustré tantôt de peintures à l’huile naïves et colorées (pour les récits), tantôt de dessins aux crayons de couleur pour les réactions de l’auditoire. Comme dans les Contes de Mille et une nuits, telle Shahrazade, Lou utilise le pouvoir du récit pour briser les sorts, redonner des rêves, comme un clin d’œil aux pouvoirs de l’enfance. Comme dans le Décaméron ou l’Heptaméron, ces récits enchâssés sont suivis de commentaires entre leurs auditeurs, ou de l’évocation de leurs réactions, elles aussi pleines de joie !

Un recueil de récits, que l’on lira d’une traite, ou que l’on savourera à petites doses pour entrer dans un univers enfantin souvent déjanté !

La Sourcière

La Sourcière
Elise Fontenaille
Rouergue épik 2021

Au pays des volcans endormis

Par Michel Driol

Un soir de lune rousse, la Brodeuse recueille une jeune fille enceinte, qui meurt en donnant naissance à une fillette à la chevelure rousse, Garance. Celle-ci se révèle savoir côtoyer les animaux, adopte une renarde, et a le don pour faire naitre de l’eau un été de sécheresse. Protégée par l’Archevêque, à l’abri derrière un voile d’invisibilité, la Brodeuse élève Garance, avec l’aide de la Gitane, du Luneux et du Vielleux. Mais près de là rode le terrible Saigneur et ses Moines rouges. Et Garance est si jeune et  belle…

On est dès l’abord séduit par l’écriture d’Elise Fontenaille dont les mots, les phrases courtes, souvent nominales, la façon de nommer les personnages, créent un univers à part, un univers à la fois bien réel, dans ses notations, son souci du détail et un univers merveilleux, par la magie omniprésente. Si les personnages ont des pouvoirs secrets, connaissance fine des plantes, pouvoir de métamorphose, s’ils ont un nom (Gallou, Garance), il sont surtout dénommés par leur activité, comme un surnom, et cela contribue à faire pénétrer le lecteur dans cette petite communauté en marge du monde, vivant de son art (la broderie, la musique…). Univers féminin pour une grande part, avec, en arrière-plan, les figures tutélaires des sorcières, guérisseuses et détentrices de savoirs, figures traquées. Mais quelques hommes ne manquent pas d’intérêt, comme cet aveugle, le Luneux, ou, mieux encore, l’Archevêque, un prélat qui a perdu la foi mais profite de sa position sociale pour protéger la Brodeuse et empêcher qu’on brûle des sorcières.

Personnages de conte, donc, inscrits dans un lieu de pierres noires, les abords de l’Abbaye de Chanteuges, dans un temps, le Moyen Age, inspirés de l’histoire locale (l’abbaye fut effectivement repère de brigands), personnages que l’on sent menacés sans cesse. La force de l’histoire est de faire pressentir le combat que devra mener Garance contre le Saigneur, combat étonnant qui lui révèlera à la fois son origine et rendra au Saigneur une partie de son innocence, comme une ultime rédemption. Dans cette histoire de communion des femmes avec la nature, les animaux jouent un grand rôle : une chouette, un chien, une salamandre qui, au fil de ce récit, prennent la parole pour se dire, donner leur point de vue sur les humains. L’ensemble, pleinement réussi, est plein de poésie, voire parfois d’un certain lyrisme dans l’expression des sentiments, montrés ou cachés.

Des femmes libres, courageuses, fortes d’une force pleine de mystère et de sources ancestrales, dans un univers de conte plus que de fantasy où rôdent les menaces, pour une histoire envoutante à la fois simple dans sa linéarité, et pleine d’humanité complexe.

Les 9 Vies extraordinaires de la Princesse Gaya

Les 9 Vies extraordinaires de la Princesse Gaya
Annie Agopian, Fred Bernard, Anne Cortey, Alex Cousseau, Anne Jonas, Henri Meunier, Ghislaine Roman, Cécile Roumiguière, Thomas Scotto et Régis Lejonc (aux dessins)
Little Urban 2023

De la Bavière au Mexique, en passant par la Chine…

Par Michel Driol

Sigrid est enceinte lorsque son mari, le roi Ulrick, part pour la guerre. Elle conclut un pacte avec la mort : la vie de son enfant à naitre contre elle de son époux. La mort accepte, mais permet à cette enfant de vivre 9 vies, comme les chats (récit signé Ghislaine Roman). Sous des noms différents, à des époques différentes, Gaya va vivre ces neufs vies, signées chacune d’un auteur ou d’une autrice différente.

Un mot d’abord sur la genèse de cet ouvrage exceptionnel à plus d’un titre. A neuf de ses auteurs et autrices préférés, Régis Lefranc a adressé une illustration, leur demandant d’écrire la vie d’une princesse victime d’un sortilège. Cette illustration imposait de fait un lieu et une époque. Après l’écriture, les auteurs se sont réunis pour vérifier la cohérence de l’ensemble.

Au gré des 9 vies, on se promène ainsi dans la Chine impériale (Alex Cousseau), en Grèce (Thomas Scotto), en Amérique du Sud (Fred Bernard), entre l’Angleterre et Nassau (Anne Jonas), à Saint Domingue (Annie Agopian), en Angleterre (Anne Cortey), en France peut-être (Cécile Roumiguière), et, pour finir, au Mexique (Henri Meunier).

Chaque autrice et auteur arrive avec sa marque de fabrique, son style d’écriture, ses thèmes de prédilection. Gaya change ainsi de nom (Gaya, Gawa, Gillian), est présentée à différents stades de sa vie (enfant, adulte, vieille femme), set confrontée à des problématiques différentes. Pour autant, à la différence de nombre de récits à plusieurs mains, celui-ci ne manque pas d’unité au-delà des diversités de lieux, d’époques, de destins qu’on a signalés. D’abord par les thèmes récurrents, dont, bien sûr, celui de la mort qui rôde depuis la première histoire jusqu’à la dernière, belle et profonde discussion de l’héroïne avec la Mort. Mais ce sont aussi des thèmes très actuels, comme la liberté des femmes, le mariage forcé, l’esclavage, le colonialisme, la maltraitance. Sous ses différentes incarnations, Gaya  fait preuve de force d’âme, de courage, même si, souvent, ses tentatives se soldent par des échecs (comme dans la terrible histoire centrale, où Gaya, enlevée et recueillie par des pirates, cherche à se venger de son père qui la renie). L’unité du recueil vient aussi du genre dominant, le conte, dans tous ses aspects. Motifs comme le pacte avec la mort, la quête, les forces mystérieuses de la nature, inscription dans des univers plus proches de la mythologie, d’Alice au Pays des Merveilles ou de Peter Pan, c’est le merveilleux qui traverse ces 9 récits, renouvelant ainsi toute une tradition qui fait de la petite fille l’héroïne des contes et la détentrice de secrets, ou de pouvoirs surnaturels.

L’unité vient aussi de Régis Lejonc, illustrateur unique, qui crée des mondes différents, mais traités dans une grande unité. Des images fortes, aux couleurs puissantes, en grand format, aux nombreux détails créent cette harmonie graphique qui, pourtant, emprunte à de nombreux univers (Miyazaki, sans doute, l’art nouveau, la ligne claire…).

9 vies, pour des lecteurs de 9 à 99 ans… Voilà bien le défi que relève superbement cet album hors-normes, à la fois par son format, son épaisseur, sa genèse, sa façon de faire la place belle à l’imaginaire et au rêve, pour entrainer ses lecteurs sur des chemins inattendus, mais qui tous parlent de nous, des femmes et de la condition humaine.

Possession

Possession
Moka
Ecole des Loisirs Medium + 2022

Maison hantée ?

Par Michel Driol

Lorsque Malo, qui a environ 10 ans, revient chez lui après avoir passé deux mois dans une maison de repos, à la suite d’un épouvantable drame familial, il a du mal à renouer le contact avec ses parents et sa sœur ainé. Tous semblent sombrer de plus en plus dans la folie. Malo, quant à lui, est persuadé que la maison lui en veut : bruits inquiétant, formes bizarres, déplacements d’objets. Il s’en confie à une camarade d’école, Al, dont la sœur, aidée d’un curieux historien local, va mener l’enquête…

Comme tout bon roman fantastique ou d’épouvante, celui-ci s’ancre d’abord dans le réel. Les premiers chapitres, avec une forte dimension psychologique, nous plongent dans l’état d’esprit de Malo, dans le souvenir oublié d’une terrible tragédie dont personne, dans la famille, n’est sorti indemne. Ces premières pages ne présentent pas seulement les personnages. Elles contribuent à créer une impression oppressante, inquiétante, qui ne se dément pas. Tous les personnages de la famille, à l’exception de la grand-mère qui disparait vite du roman, semblent atteints par une folie insidieuse, celle du rangement pour la mère, phobie des réseaux et de la télévision pour le père. A cette famille anxiogène s’opposent d’autres personnages, en contrepoint bienvenu. Al, la petite copine, pleine de fantaisie et de désirs de métiers futurs, qui n’a pas la langue dans sa poche, Sa sœur, qui va petit à petit tomber amoureuse du jeune historien. Personnages pleins de vie, de légèreté, qui enquêtent sur le passé, sur le nom étrange de la rue où habite Malo, Rue de la Roue d’Abandon… La force du roman est de nous faire basculer petit à petit dans un récit d’épouvante, en semant des petits indices qui, d’abord, n’ont l’air de rien, mais en nous emmenant ensuite dans un univers de maison diabolique à laquelle il parvient à nous faire croire en maitrisant la montée de la peur, la montée du drame, la montée de la tension, la montée de la folie jusqu’à un climax terrifiant dans la plus pure tradition du genre.  Si le ressort dramatique est bien la peur – à la fois celle qu’éprouvent les personnages, celle qu’éprouve aussi le lecteur, en filigrane c’est aussi des dangers qui assaillent les enfants qu’il est question. Dangers qui rôdent depuis le moyen âge, comme une sorte de malédiction et qui rendent précieux les personnages comme la grand-mère protectrice et aimante, ou le couple d’amoureux qui se prennent de compassion pour Malo.

Un roman d’épouvante à lire d’une traite, avec des dialogues souvent savoureux qui équilibrent une atmosphère aussi terrifiante que possible !

A hauteur d’enfant

A hauteur d’enfant
Lisette Lombé et 10eme ARTE
CotCotCot éditions 2023

A la recherche des sensations perdues

Par Michel Driol

Quand ce qui est perçu, désiré, attendu à hauteur d’enfant… est mis en perspective par l’adulte, on a ce beau recueil qui vaut autant par le travail poétique de l’écriture que par l’univers graphique.

Dans une grande rigueur scripturale, on a d’abord, imprimée en minuscules, l’évocation des choses que voit, sent, touche… un enfant, immédiatement suivie par l’interrogation – en majuscule – de l’adulte : Que vois-tu… que goutes-tu… que je ne vois plus, ne savoures plus. Après les sens, reprenant le même dispositif, le texte s’ouvre sur deux verbes, qu’aimes-tu… qu’espères-tu…

A hauteur d’enfant, c’est d’abord la reconstitution de la perception du monde par les enfants. Des petits riens, vus, sentis, perçus. Cela va de l’infinie variété des clinches de portes aux orties qui piquent les avant-bras en passant par le fond du plat les jours de crêpes. Mais cet univers enfantin recréé n’est pas qu’un univers stéréotypé et figé dans une sorte de nostalgie d’un paradis perdu. Il évoque aussi la mémé qui resquille en douce à la caisse, le lit du sans-abri en carton ondulé ou encore les reproches quotidiens au sein du couple. Ce sont des éléments, des situations bien concrètes qui sont ainsi rappelés, dans une langue qui a une grande force d’évocation dans sa concision. En contrepoint suivent les questions de l’adulte, questions adressées à l’enfant qu’il n’est plus, questions qui évoquent le passage à l’âge adulte comme une perte marquée par les négations : ce que je ne sens plus, ce que je ne vois plus… Qu’est ce qui sépare le monde de l’enfance de celui des adultes ? Comment passe-t-on de l’attention portée à chaque chose à une série de préoccupations autocentrées? Comment passe-t-on du désintéressement au désintérêt ? Mais cette coupure est-elle aussi radicale ? Certes non, et tel  est bien le sens de la fin du texte qui interroge les espérances de l’enfant encore présentes chez l’adulte. A hauteur d’enfant propose ainsi un doux dialogue entre les générations, entre le moi de l’enfance et le moi de l’adulte, entre le passé et le présent. Il interroge avec subtilité sur les ruptures et les continuités, les intermittences du cœur. A hauteur d’enfant questionne aussi sur le sens de la vie, sur le bonheur, sur la recherche de la vérité.

Tout ceci est illustré avec beaucoup de délicatesse dans des camaïeux de bleu. Illustrations dont le point de vue fait alterner ce qui est vu à hauteur d’enfant, depuis le sol, et ce qui est vu à hauteur d’adulte, d’en haut. Mais ces illustrations dessinent aussi un parcours de l’intérieur à l’extérieur, du bleu à l’explosion de couleurs, de la terre au ciel. Sur la couverture, puis plus loin dans l’illustration, des escargots qui se hâtent lentement vers la droite, vers le futur, escargots qui font même la course avec des numéros sur leurs coquilles. Façon de montrer que grandir, cette ultime espérance enfantine, prend du temps. Avec aussi beaucoup d’ingéniosité, des découpes font percevoir une page sous l’autre, comme pour établir le passage entre l’enfance et l’âge adulte, entre le dedans et le dehors, entre la représentation et le représenté.

Quelques mots sur les autrices. Lisette Lombé, slameuse, écrivaine, enseignante, militante belge se lance pour la première fois dans le livre pour la jeunesse. Signalons que, tout comme en son temps Carl Norac, elle a le beau titre de Poétesse nationale pour 2024-2025.  Les illustratrices sont deux, fondatrices du collectif de street art 10eme ARTE, Elisa Sartori et Almudena Pano.  Si Elisa Sartori s’est déjà fait un nom dans l’édition jeunesse, Almuneda Pano y débute.

Album jeunesse, livre d’artiste, une fois de plus, on le voit, la frontière est tenue…

Tartines de peur salée – Confessions d’une hyper sensible

Tartines de peur salée – Confessions d’une hyper sensible
Texte d’Elsa Valentin dit par Camille Claris ponctué à la flute par Julie Chevalier
Editions Trois Petits Points 2023

Recettes (de vie) en tout genre…

Par Michel Driol

A 9 ans, Léonie, qui vit dans le Queyras avec ses parents et son frère, éprouve de nombreuses crises d’angoisse. Peur du bruit du feu d’artifice, peur de ce qui se cache sous l’eau, peur que les volcans se réveillent. Ces crises d’angoisse changent la vie de famille : on ne regarde plus les informations, on ne regarde plus les films de Miyazaki… Grace à une psy, Eva, grâce à ses parents, mais aussi grâce à ses efforts, Léonie parvient à surmonter ces crises.

La question des émotions est l’une de celles que la littérature de jeunesse aujourd’hui traite aujourd’hui abondamment. Cette histoire à écouter le fait avec humour, sérieux, et en prenant le parti de traiter plutôt de l’hyperémotivité, de l’hyper sensibilité que des émotions ordinaires. Avec humour, Léonie se raconte, et il faut saluer une fois de plus la belle performance de Camille Claris qui prête sa voix et donne vie à ce monologue d’une enfant plus vraie que nature, parvenant à la rendre proche de l’auditeur. Humour du jeu de mots du titre.  Humour de questions telles que le point commun entre la flute traversière et les tartines. Humour dans la façon assez distancée de parler de soi et de ses problèmes. Et, en contrepoint, sérieux qui sait ne pas être pesant. Sérieux dans la façon précise de décrire les symptômes, les effets, d’analyser les causes, de donner des remèdes (comme la respiration). Si le récit se veut pédagogique (il s’agit en effet de montrer à partir d’exemple très concrets les effets de l’hyperémotivité à la fois pour permettre d’en repérer les phénomènes, d’apprendre à les distinguer, et de les soigner), il sait ne pas être indigeste et utilise la force de la narration pour faire passer son contenu sérieux. D’abord par le choix de la narratrice, une fillette vive, intelligente, sensible et volontaire. Comme souvent chez les héroïnes d’Elsa Valentin, c’est une enfant qui a confiance dans les adultes avec lesquelles elle s’entend bien. Ici ce sont les parents, le maitre, la psychologue, le professeur de flute, des adultes pas toujours parfaits (voir les colères du maitre ou de la directrice), mais à qui elle peut se fier et se confier. C’est aussi une enfant créative pleine d’imagination : deux qualités qui se retrouvent avec humour dans sa façon d’inventer et de réaliser des recettes de tartines (on aimerait que le disque soit livré avec quelques-unes de ces tartines qu’on a envie de déguster, à son tour !). C’est avant tout le récit d’une victoire sur soi-même, une façon de reprendre, petit à petit, confiance en soi. Et le récit relate bien ces étapes à partir de situations concrètes : le franchissement d’un torrent, la peur d’être seul chez soi le soir.  Ce n’est pas un récit qui cherche à édulcorer, mais qui confronte chacun à ses peurs les plus profondes, et qui sait évoquer la peur de la mort comme peur fondamentale avec laquelle chacun d’entre nous doit apprendre à vivre. On le voit, on est loin des textes parfois trop simplistes sur la gestion des émotions pour aborder des questions plus métaphysiques et essentielles. Quant aux ponctuations à la flute traversière de Julie Chevalier, elles apportent des notes douces, apaisantes, et permettent à l’auditeur de prolonger avec bonheur par l’écoute de la musique l’écoute des mots.

Une belle histoire à écouter, qui utilise toutes les ressources de la fiction pour mieux faire comprendre ces phénomènes d’hypersensibilité et d’hyperémotivité, en permettant à l’auditeur de se sentir en empathie avec l’héroïne.  Un récit dans lequel l’héroïne s’adresse aux auditeurs, comme pour établir un lien fort avec lui, une belle complicité…

La Pyramide de Nola

La Pyramide de Nola
Marie Barguirdjian – Claude K. Dubois
D’eux 2023

L’incomprise

Par Michel Driol

Nola construit une pyramide de sable sur la plage avec Max son ours en peluche. Puis elle y creuse un tunnel. Mais voilà son frère, puis son père qui veulent l’aider, et consolider ce qu’ils prennent pour un château. Nola commence alors plus loin une autre pyramide, que le père et le frère veulent intégrer à leur construction, au grand dam de Nola qui pleure, et Max a un bras arraché. Nola détruit le château, se réfugie sous le parasol. Le soir, au repas, c’est la crise…

Ce qui frappe d’abord dans cet album, c’est le côté sombre des illustrations. Qu’on soit sur la plage ou dans la maison, c’est une dominante de bleu et de gris. Le bleu de la mer, le jaune du sable n’ont rien d’éclatant : tout est à l’image de la souffrance de Nola, qui cherche à s’affirmer, mais aussi à être seule, à jouer seule. Les illustrations disent le drame qui se joue, la peine de Nola. Son besoin de solitude, que rencontrent les enfants, n’est pas compris par son frère et son père, qui s’avèrent intrusifs et ne respectent pas son projet, n’entendent pas ce qu’elle leur dit. C’est bien de communication dans la famille qu’il est question ici, à partir d’une situation simple de jeu sur la plage, à partir d’un frère peut-être peu trop donneur de leçons et sûr de lui, et d’un père qui cherche à faire quelque chose avec ses enfants. Famille sans histoire, ordinaire, aimante, mais qui n’a pas entendu le mot pyramide, et parle de château. C’est aussi ténu que cela, mais c’est sans doute l’épisode de trop, la goutte d’eau qui fait déborder le vase et entraine la crise de Nola le soir, au point qu’on l’envoie dans sa chambre. Lorsque dans la chambre de Nola, sa mère parle de pyramide, la fillette se remet à sourire : elle a enfin été comprise et tout rentre dans l’ordre de l’amour familial, illustré par les deux bras tendus et le sourire de Nola. Tout est vu du point de vue de Nola, et tout est fait pour qu’on se sente en empathie avec elle. Nola minuscule sur la plage, serrant contre elle son nounours, comme un signe de la fragilité et de la détermination de l’enfance. Nola qui de fait se sent exclue de sa famille – Nola ayant peut-être du mal à accepter le nouveau bébé (rien dans l’album ne le dit, mais rien n’interdit de le penser…) – Nola qui se réfugie dans sa relation avec son nounours.

Un album juste sur une fillette aimée, mais pourtant en souffrance, une fillette que l’on n’entend pas, pour dire à quel point l’enfance est un moment fragile, aussi fragile que les pyramides de sable, pour dire aussi à quel point aussi un enfant peut avoir besoin de jouer seul, et d’explorer seul son propre imaginaire. Un album touchant et réussi par la qualité de ses illustrations et de son texte.

Un dimanche sous la pluie

Un dimanche sous la pluie
Madeleine Allard et Agathe Bray-Bourret
Quebec-Amérique 2023

Odeur des pluies de mon enfance

Par Michel Driol

Un dimanche de pluie. Que faire quand on est trois enfants avec une maman et que le chat a disparu… Construction de cabanes dans le salon, déguisements, cuisine, aide pour la lessive… Quand enfin le ciel s’éclaircit, on sort, on rencontre les pompiers qui jouent au basket, avant que la pluie ne revienne. Repas du soir, bain du dimanche soir, et tout le monde se couche dans le salon, en rêvant au prochain dimanche de pluie.

Ce qui frappe d’abord à la lecture de cet album, c’est l’imparfait, un imparfait qui installe dans la durée ce dimanche de pluie, et permet de décrire la pluie. Chose assez rare pour être signalée, les albums de jeunesse ayant parfois un peu trop l’habitude de chasser les descriptions (après tout, il y a les illustrations pour cela). Rien de tout cela ici : on prend le temps de décrire cette eau qui dégouline, les nuages, les écureuils qui sautent, l’asphalte qui brille et les arbres de l’automne, comme des balais de sorcière, de rendre présente cette pluie dans le texte. Cet imparfait se mêle au passé composé du récit, des actions, des occupations des enfants. Ce jeu avec les temps rend sensible la durée de ce dimanche, l’attente d’autre chose (le retour du soleil ?), le manque (du chat, des activités de plein air) et l’ennui au sein d’une faille monoparentale. De petits riens pour faire passer le temps, pour espérer des temps meilleurs, et surtout une attention aux petits bonheurs de l’enfance : la route pour les petites voitures, l’aide de la maman, la discussion avec les pompiers, et surtout le fait de dormir tous ensemble en regardant les étoiles revenues. Les illustrations, à l’aquarelle, opposent le gris bleu de l’extérieur, de la pluie, à des teintes plus chaudes : les feuillages de l’érable, les jeux dehors ou dedans, les personnages, le rouge des pompiers.  Elles regorgent de nombreux détails qui ne manquent pas d’humour (le parapluie de l’écureuil, par exemple)

Au final, on comprend que ce n’est pas si mal une journée de pluie, qu’on trouve toujours à s’occuper, et que le lien familial peut en ressortir resserré. Enfin, on apprécie ce parler du Québec qui apparait parfois : faire le lavage pour la lessive, jaser avec le pompier…