L’Arbrophone

L’Arbrophone
Donatienne Ranc – Barim
Editions du Pourquoi pas ?? 2025

Parler avec les arbres…

Par Michel Driol

A l’aide d’Amandine, Lou s’est construit une cabane dans son châtaigner préféré, Châty.  Une nuit, elle entend de drôles de bruits dans l’arbre, dont elle note le rythme sur son carnet. Comprenant que c’est l’arbre qui lui parle dans une sorte de morse, elle se débrouille pour le décoder, et, à l’aide d’Amandine, construit à partir d’un vieux gramophone un traducteur instantané. Les deux fillettes invitent tout le village à venir écouter ce que l’arbre a à dire.

Voilà un texte qui hésite entre le conte et le cri d’alerte. Du conte, on retient la cabane, le lien mystérieux qui unit la fillette et un élément de la nature, l’arbre. Du conte, on retient aussi l’utilisation poétique des vieux objets, comme un vieux gramophone, et non un banal ordinateur, pour transformer en paroles les signaux de l’arbre. Du conte, on retient aussi que les arbres peuvent parler le langage des hommes, et même le français ! Le cri d’alerte, il est porté par la voix de l’arbre, qui s’adresse aux hommes, à leur hubris, dans leur volonté de tout surexploiter, et dans la façon dont l’arbre fait connaitre son cahier de doléances. Face à l’urgence, le texte se fait alors moins poétique et plus militant. Cette hésitation est-elle la marque des limites du conte, de la poésie, du rêve pour dire l’urgence ? L’arbre qui parle un langage clair, explicite, argumenté et grave dit l’urgence dans laquelle nous sommes, et les impasses où nous conduit un certain type de rapports avec la nature.  Le récit se clôt par une fin heureusement ouverte, laissant entrevoir différents scénarios, différentes réactions pour sauver la nature, qui peuvent donner à réfléchir le lecteur.

Comme toujours, la langue de l’autrice est une langue de conteuse, une langue faite pour l’oral, avec sa respiration, son jeu sur les sonorités. C’est elle qui reprend les paroles de Châty, dans un discours indirect qui autorise les anaphores, les énumérations, lui donne du souffle. Les illustrations de Barim, dans des dominantes complémentaires de rouge et de vert, sont pleines de gaité et de fantaisie.

Un récit dont les hésitations, la double appartenance générique, disent bien les questions que se posent aujourd’hui les autrices et auteurs de littérature jeunesse face aux messages environnementaux à faire passer aux jeunes générations ? Quelle place y donner à l’imaginaire ?  Quelle place y donner au cri d’alarme ?

Mon petit sapin de Noël

 Mon petit sapin de Noël
Jane Chapman
L’Elan vert 2024

Un Noël dans la forêt

Par Michel Driol

Les blaireaux, les lapins, Papa Ours et Petit Ours cherchent des sapins de Noël dans la forêt. Pour Petit Ours, ce sera le petit sapin qui l’a retenu après une cabriole dans la neige. On déracine les sapins, on les conduit chez les uns et les autres,  et on assiste à la décoration de Petit Sapin dans la famille ours. Quand, après Noël, il faut tout ranger, Petit Ours est triste, mais on replante les 3 sapins dans le jardin… et on attend l’année suivante !

L’album évoque avec tendresse la préparation des fêtes de fin d’année, l’excitation qui règne, le plaisir de la décoration du sapin, dans une perspective durable, puisque le sapin sera replanté et resservira l’année suivante. Le texte, qui fait la part belle au dialogue entre Papa Ours et Petit Ours, est simple à comprendre. Il montre l’amour et la complicité entre les deux personnages, complicité qui se retrouve entre Petit Ours et Petit Sapin. Le premier parle au second, le décore, se prend d’affection pour lui. Façon de dire et de montrer que le sapin est vivant…

Les illustrations s’inscrivent pleinement dans toute une tradition qui anthropomorphise les animaux. Certes, ils sont pour l’essentiel nus, à l’exception de quelques accessoires, comme le bonnet de Noël de Papa Ours, mais leurs terriers sont de véritables maisons, meublés sommairement, mais on voit tout de même un poêle, un fauteuil, et surtout tous les accessoires de Noël : guirlandes, rubans… donnant l’impression des intérieurs « cosy ». d’un cottage anglais. En filigrane, c’est aussi un album qui parle du temps qui passe, de l’attente, de ce que représente une année à hauteur d’enfant, et de la séparation…

Un album de Noël tout en douceur qui fait l’impasse sur le père Noël pour mettre l’accent sur le bonheur d’être ensemble et de préparer la fête rituelle.

Loups

Loups
Elena Selena
Gallimard Jeunesse 2024

Au royaume des loups

Par Michel Driol

Deux petits louveteaux explorent la forêt, la nuit, sensibles aux bruits et aux senteurs, percevant la présence d’autres animaux, avant de retrouver leur meute et de chanter sous la lune.

En cinq pop-up, Elena Selena retrace ce voyage initiatique des deux louveteaux, leur liberté dans ce monde nouveau qu’ils découvrent  au cœur d’une nature pleine de vie. Le texte, pris en charge par les deux loups narrateurs, est d’une grande concision, mettant l’accent sur les plaisirs de la vie au sein de la forêt. Dès lors, il laisse les lecteurs découvrir les nombreux détails qu’il n’évoque pas, détails représentés par les illustrations.  Les animaux, par exemple, parfois subtilement cachés, aussi bien les insectes que les mammifères. Les végétaux, depuis les grands arbres jusqu’aux petites fleurs. C’est ainsi tout l’univers de cette forêt qui est évoqué.

Les pop-up sont d’une grande beauté, donnant naissance à de véritables théâtres de papier très variés.  Cinq scènes se succèdent ainsi : une forêt, découpée en plusieurs plans, au milieu desquels se faufilent les louveteaux. Des feuillages dont leurs têtes surgissent à l’ouverture de la page. Une cascade qui s’étage sur trois niveaux. Les retrouvailles avec la meute, au milieu d’arbres  de toutes couleurs. Et enfin un paysage dominé par la lune, sur laquelle se détachent les silhouettes des deux frères.  L’ensemble forme une ode à la nature, à sa diversité, à sa beauté, avec, comme guides, les deux louveteaux admirablement croqués, les yeux toujours ouverts, signes de leur découverte du monde, de leur curiosité juvénile. Comment ne pas éprouver pour eux tendresse et sympathie ?

Une fois de plus, Elena Selena s’affirme comme une des grandes conceptrices actuelles de pop-ups, proposant des albums toujours en lien avec la nature qu’elle sait magnifier afin qu’on la respecte dans toute sa diversité.

Tout ce que le Père Noël ne fera jamais

Tout ce que le Père Noël ne fera jamais
Noé Carlain – Ronan Badel
L’élan vert 2024

Père Noël à contre-emploi

Par Michel Driol

Voilà un album qui propose une série de situations dans lesquelles le Père Noël ne se trouvera jamais.  Faire sa tournée en skate, se tromper de cadeaux, déballer les cadeaux et jouer avec ou encore confondre Pâques avec Noël.  En contrepoint se dessine la figure d’un père Noël exact, infaillible, parfait !

Chaque page place le Père Noël dans une situation inattendue, burlesque, et drôle, en opérant un renversement  et en désacralisant la figure du père Noël, pour en faire un personnage carnavalesque. Un personnage qui perd son pantalon, fait sentir ses orteils, adopte des comportements enfantins en se situant dans l’excès…  Chaque page présente donc le père Noël – ou les autres personnages – avec beaucoup d’humour dans des attitudes pleines de vie et de mouvement. Parmi les personnages, les rennes occupent une place particulière, prompts à se moquer des bêtises du Père Noël, prompts à jouer des tours, à être surpris… On trouvera aussi les lutins, la mère Noël et ses sept enfants, et enfin les enfants humains, destinataires des cadeaux, impatients, inquiets, et surtout le lecteur de l’histoire qui en assure la chute, qualifié de cadeau dans un ultime renversement !

Un album qui renouvelle le genre des albums de Noël avec drôlerie, en jouant sur un personnage archétypal qu’il prétend rabaisser pour mieux l’ériger en modèle.

 

Si j’étais un oiseau

Si j’étais un oiseau
Barroux
Little Urban 2025

Pour faire le portrait d’un enfant

Par Michel Driol

Le texte de chaque double page commence par l’anaphore Si j’étais un oiseau… Puis, au conditionnel, s’affirment les propositions. Il y est question de bonne humeur, de voyage, d’émerveillements, de fruits à manger, de temps passé  à observer les libellules, ou les grenouilles, de vie en lien avec la nature, porté par les vents. Puis les références se font autres : survoler les murs, les frontières et les barbelés,  être moins méfiant envers les autres, accueillir du monde chez soi, ne pas se laisser enfermer. Vient alors la chute. Mais je suis un enfant… le nez au vent et la tête dans les nuages !

Nombreux sont les textes, les poèmes, qui associent l’enfant à l’oiseau. On songe à Prévert, bien sûr, à Hugo aussi, et, dans un autre genre, à la chanson de Marie Myriam. C’est dans cette tradition là que s’inscrit de recueil de Barroux, construit autour d’une solide anaphore qui invite à se projeter dans un autre monde.  Monde de découvertes, de plaisirs, dans lequel on peut s’affranchir des contraintes. On retrouve bien là l’oiseau symbole de liberté, liberté d’aller et venir, oiseau qui se refuse à toute cage qui l’emprisonnerait. Mais cette liberté s’associe avec une curiosité, curiosité envers les autres, par-delà la barrière des espèces, curiosité envers les plaisirs de toute sorte. C’est un recueil à la fois plein d’hédonisme et de sens du partage, écrit dans une langue d’une grande simplicité, très concrète dans ses notations, précise dans son lexique, dans sa façon d’évoquer les vents, la rosée ou les ronces piquantes…   La chute, attendue, clôt cette série d’anaphores avec malice, montrant à quel point l’enfant et l’oiseau partagent en commun , sur un plan métaphorique cette fois, deux qualités fondamentales,  le nez au vent et la tête dans les nuages. Si j’étais un oiseau fait, en fait, le portrait d’un enfant libre, curieux, ouvert, rêveur, attentif.

On apprécie le grand format de cet album, qui permet aux illustrations de Barroux  de se déployer dans des doubles pages pleines d’imagination et de poésie. Voyez, par exemple, comment le chant de l’oiseau semble repris par toute une chorale de chats citadins. La nature, représentée à toutes les saisons, de jour comme de nuit, affiche sa luxuriance, ses tendres couleur pastel, dans des cadrages toujours surprenants et inattendus. Si l’on suit de page en page un oiseau rose, toujours tourné vers la droite, vers le futur,  les oiseaux y sont multicolores, comme les fleurs.

Un recueil de poésie qui parle de liberté, de fraternité, d’ouverture aux autres et d’espoir dans l’avenir et dans les enfants. Du grand Barroux !

Vivre la ville

Vivre la ville
Pauline Ferrand
Grasset Jeunesse 2024

Quand on explore la ville…

Par Michel Driol

Il faut d’abord explorer le coffret, et en extraire un leporello imprimé recto verso, représentant  une foule de gens actifs, qui à pied, qui en vélo, qui en voiture ; des scènes urbaines animées, colorées, vivantes.  Puis 18 cartes, imprimées recto verso, des cartes de trois couleurs, comprenant à la fois du texte et une étrange découpure. Enfin une carte mode d’emploi, indiquant comment superposer les cartes, dans l’ordre, sur le leporello, pour donner naissance à 6 histoires.

Six histoires aux titres évocateurs : coup de foudre amoureux, les joggeurs, les bonjours de mauvaises journées, ode à la distraction, la révolution des enfants, mamie et Colette. Six histoires qui tantôt évoquent le temps long d’une histoire d’amour, ou le temps court de la promenade d’une vieille dame et de sa chienne.  Six histoires pour parler des rituels urbains, le bonjour obligatoire quand on voudrait le silence, ou les multiples choses à observer dans la ville. Six histoires pour parler des enfants dans la ville, de leur destin tracé ou pas selon leur genre, et de la destination de tous ceux qui courent.  Six regards pour explorer les multiples facettes de la ville, de ses habitants qui s’y côtoient sans se connaitre et y mènent des vies parallèles

Le dispositif est original et signifiant.  D’un côté, il y a comme une sorte de réalité urbaine, désordonnée, fouillis, incompréhensible dans sa diversité et son foisonnement. De l’autre, il y a le récit qui en isole des facettes, l’organise, lui donne sens grâce au langage.  Chaque panorama peut ainsi être éclairé de façon différente, invitant à aller au-delà des apparences pour lui donner du sens, le sens de l’existence de ces individualités qui se croisent, et dont on connait, ou pas, les buts, les ressorts, les destins.

Vivre la ville, un livre objet qui s’apparente à un livre d’artiste, un livre dont la structure est porteuse d’un regard poétique plein d’humanité sur celles et ceux qui se croisent, sur les vies minuscules qui forment un grand tout.

Lire aussi la chronique d’Anne Marie Mercier 

Amie

Amie
Icinori
La Partie 2024

Le sommeil de la raison…

Par Michel Driol

Que se cache-t-il sous la couverture intrigante ? Un doudou ? un animal ? Un fantôme ? Une ombre qui rôde, inquiétante, démentant le titre, amie ? Les pages de garde présentent un paysage urbain aux maisons bien uniformes, tandis qu’un adulte entraine un enfant. Question de l’enfant : Qu’y a-t-il là-bas, au–delà des montagnes ? Réponse de l’adulte : Viens, la nuit tombe. Puis les images montrent l’animal de couverture, une chauvesouris, pénétrer dans la chambre de l’enfant, et l’emmener dans une grotte, dans un paysage peuplé d’étranges animaux,  dans un somptueux palais habité par un singe géant, et c’est le retour au petit matin, au petit déjeuner.

Très concis, minimaliste, le texte joue à la façon des cartons des films muets, posant quelques repères temporels, des paroles, des indications de lieu. Mais l’essentiel est dans les illustrations très oniriques, aux dominantes rouges et vert, qui disent le pouvoir de l’imagination de s’affranchir des limites pour aller dans un monde fantastique qui n’a rien d’effrayant. C’est un enlèvement, mais tout est bienveillant. Pas de maxi monstres dans le pays que l’on parcourt, mais une sorte de grâce animale, florale, où rien n’est ce qu’il semble être, à bien y regarder de près. Les pattes d’un animal sont des mains humaines, les têtes sont des fleurs. Le serpent menaçant a deux jambes humaines… Cet imaginaire envoie aussi à des images connues des adultes au moins : images du paradis terrestre, de certains tableaux de la Renaissance évoqués par la perspective des colonnes ou les paysages bucoliques visibles à travers les arches, singes aveugles, muets et sourds…

Cette ode à l’imagination, qui invite à aller au-delà des montagnes, au-delà de la nuit, protégé par cette amie qui sert de guide, de passeur se déroule dans un univers graphique bien particulier. On y trouve à la fois des lignes rouges et vertes, très géométriques, tantôt droites, tantôt courbes  mais aussi des formes plus fluides. Chaque image est construite à partir d’une profusion d’objets, de techniques qui introduisent vraiment dans un autre univers mystérieux, bien loin de la sagesse monotone des petites maisons des pages de garde.

Icinori, un duo d’artistes composé de Mayumi Otero et de Raphaël Urwiller, propose ici un rêve insolite, merveilleux, pour donner envie de s’évader loin du réel terne, fade et ennuyeux.

Les Téléphonistes anonymes

Les Téléphonistes anonymes
Agnès Desarthe
Gallimard Jeunesse 2024

Salutaire sevrage

Par Michel Driol

Elève de 5ème, la narratrice, Prudence, est invisible car elle n’a pas de téléphone. Alors que tous les autres se réunissent autour de leurs objets fétiches, échangent sur des applications de messagerie, elle est seule jusqu’au jour où Georges, le garçon le plus populaire, vient la voir et lui demander comment elle fait. Lui, il s’est fait confisquer par ses parents téléphone, tablette et ordinateur… Comment faire passer cette punition pour une décision de se passer des écrans, et transformer, sur le modèle des alcooliques anonymes, la classe en un lieu de parole et d’entraide ?

Agnès Desarthe s’attaque ici avec brio, humour et finesse à la place qu’occupe le téléphone dans les vie des ados et de leurs parents. Instrument de contrôle pour les parents qui savent toujours où est leur enfant, il leur donne l’illusion d’exister, d’être libres, de s’affranchir du temps qui passe ainsi plus vite. Mais, petit à petit, les enfants prennent conscience que d’autres relations sont possibles, que la parole peut permettre des échanges, et même qu’on peut aller chez les uns ou les autres. C’est à une vraie émancipation, libération que l’on assiste dans le roman, ouverture aux autres, prise d’initiatives en tout genre. Tout se passe comme si, paradoxalement, le téléphone les maintenait dans l’enfance et que son absence les fait grandir.

Le roman fonctionne bien, sur un mode choral, grâce à une galerie de personnages dont certains sont hauts en couleur. A commencer par la narratrice, Prudence, dont les parents sont « antiques », mais qui dispose d’une autonomie et d’une liberté que lui envient les autres. Elle sort d’une école alternative et trouve ses condisciples un peu stéréotypés. Georges, le populaire, celui qui lance les modes, est fils d’une famille aristocratique, et vouvoie ses parents. Ecclésias, l’ami d’enfance de Prudence, au prénom improbable, travaille dans un zoo pour se payer le CNED. Chacun des ados a sa personnalité en fait, et il faut toute la finesse des situations pour les faire émerger au-delà de l’uniformité des modes vestimentaires et des téléphones. Côté adultes, on découvrira le secret des parents de Prudence, mais aussi un professeur quelque peu atypique, M.Landry, qui enseigne l’histoire géographie. Outre qu’il sait faire exister dans la classe même ceux qui ne disent rien, il raconte des histoires, et établit des liens entre l’antiquité, le fameux panem et circenses, et les discours des populistes d’aujourd’hui.

Le roman décrit bien l’attachement fusionnel qui lie les jeunes d’aujourd’hui à leur téléphone, la difficulté de rompre ce fil qui les relie à la réalité, leur donne l’heure autant que des nouvelles des uns et des autres, mais leur donne l’illusion de vivre dans le réel alors qu’ils vivent dans une réalité virtuelle, un divertissement. Il le fait sans moralisme, se contentant de décrire avec finesse les relations des uns et des autres, la façon dont leurs préjugés vont petit à petit tomber, dont ils vont pouvoir se découvrir, donner un vrai sens au mot groupe, au mot amitié, au mot solidarité.

Comment ne pas conseiller à tous les ados de lire ce roman – comme un miroir reflétant leurs propres pratiques – à l’heure où le patron de Facebook, comme celui de X, limitent la modération sur ses réseaux ? Comment aussi ne pas leur dire, avec M. Landry, que connaitre l’histoire aide à comprendre le présent ?

Etre garçon – la Masculinité à contre-courant

Etre garçon – la Masculinité à contre-courant
Karim Ouaffi – Mikankey
Editions du Ricochet 2024

On ne nait pas garçon : on le devient

Par Michel Driol

Cinq chapitres, conçus sur le même modèle, pour découvrir les stéréotypes qui enferment les garçons dans un rôle qu’ils n’ont pas forcément envie de jouer, mais qu’ils n’ont pas forcément la force ou les ressources de refuser. D’abord une bande dessinée dont les héros sont cinq adolescents d’une classe de troisième dont l’un des élèves est décédé, puis plusieurs pages plus documentaires, liées à la déconstruction des stéréotypes, mais donnant aussi des conseils ou des adresses pour aller plus loin.

Masato pense que les garçons n’ont pas le droit de pleurer. Youri s’interroge sur le fait d’aimer les garçons. Feti voudrait bien ne plus être harcelé, mais la violence est-elle une bonne solution ? Antoine ne sait comment dire à Lily qu’il l’aime. Et enfin Rose se sent bien plus garçon que fille. Les bandes dessinées montrent ces adolescents et adolescentes dans des situations de la vie quotidienne, au collège, dans la rue, à la maison, confrontés à leurs questions, à leur mal être, et souvent en butte à une incompréhension familiale, ou à des propos qu’ils entendent et qui les marquent, leur indiquent un comportement comme étant « la norme », les comportements « différents » étant stigmatisés ou condamnés. Ainsi, tous sont confrontés à une idéologie dominante, au patriarcat ambiant et à ses codes toxiques. Cette bande dessinée, très concrète, illustre bien la question du rapport aux autres et à soi-même, sans volonté de choquer, mais avec une grande empathie pour les personnages évoqués, victimes de préjugés, d’un manque d’écoute venant des adultes souvent, des pairs parfois aussi.

Les parties documentaires explicitent d’abord les problématiques illustrées par les BD, à la façon d’une encyclopédie, en les enrichissant de faits historiques ou sociaux, en s’appuyant sur des nombreuses statistiques pour montrer l’ampleur des phénomènes décrits. Il s’agit de conduire chacun à réfléchir sur lui-même, à promouvoir un autre type de masculinité, moins toxique, plus à l’écoute, plus apte à exprimer ses émotions et à construire des relations positives et apaisées avec les autres. L’ouvrage jette ainsi un regard neuf sur les diverses identités masculines. Il ne cherche pas à imposer des normes, à dire ce qui serait normal ou pas, mais milite pour que chacun trouve sa propre masculinité. Pour ce faire, l’ouvrage brasse quantité de concepts : le genre, le patriarcat, la virilité, le féminisme, la transidentité… Il évoque quantité de pratiques ou de réalités telles que le harcèlement, le consentement, la pornographie… avec la volonté d’aider à comprendre ce qui s’y joue, dans l’ordre du symbolisme et du réel. Tout cela est écrit dans une langue accessible à toutes et tous, abondamment illustré de façon à rendre les propos encore plus explicites.

C’est sans doute le livre qu’il fallait aujourd’hui, un livre adroit, un livre qui ne cherche pas à être moralisateur ou donneur de leçons, mais un livre qui fait appel à la sensibilité, à la réflexion, à l’intelligence pour mettre en avant une déconstruction des stéréotypes liées au patriarcat, et la construction d’autres relations permettant de vivre ensemble dans une société plus équilibrée, plus apaisée, moins violente. A conseiller vivement dans tous les CDI à l’heure où certains voudraient que ces questions soient bannies de l’école

Barbe Belle et autres contes pour toutes et tous

Barbe Belle et autres contes pour toutes et tous
Hélène Combis – Adley
Hélium 2024

Sept contes inclusifs pour notre temps

Par Michel Driol

Ce n’est pas la première fois qu’on adapte les contes connus de tous aux problématiques contemporaines.  On se souvient du travail de Michel Tournier, avec Pierrot ou les Secrets de la nuit, ou encore la Mère Noël ou la Fugue du Petit Poucet, façon de faire entrer les préoccupations actuelles dans des contes connus de tous, d’en briser les stéréotypes. C’est la réécriture proposée ici par Hélène Combis. On reconnaitra aisément les contes sources, mais lis sont détournés pour aborder des problématiques féministes et inclusives. Ainsi dans la Princesse au gros potiron se pose la question de la féminité. Ce sont les questions de la masculinité et du changement de genre qui sont abordées dans le Petit Triton. Le Petit Chaperon mauve est un garçon qui, à l’aide du loup et de sa grand-mère, échappe à un homme, prédateur sexuel. Ti Grillon, malgré son handicap – elle n’a qu’une jambe – parvient à se faire reconnaitre par le champion borgne Hermès Fringant. Dans Matilda – réécriture de Blanche Neige – le savoir et les connaissances prennent la place de la beauté comme valeur suprême. Barbe Belle cache précieusement comme un secret le portrait des hommes qu’il a aimés. Quant à la Belle au consentement (au bois dormant), elle se libère seule d’un sort qui a conduit ses parents à l’emprisonner, et elle refuse le baiser non consenti du prince pour vivre avec celui qu’elle aime.

On est bien loin des stéréotypes des contes de fée traditionnels, qui véhiculent une certaine image de la femme : belle, douce, naïve, rêvant d’être mariée au prince charmant pour avoir beaucoup d’enfants, gages de bonheur et de prospérité. Les femmes ici ne regardent pas leur destin se décider sans elles, et les garçons n’y sont pas condamnés à être des héros qui sauvent des princesses.  Les filles sont ici aventurières, instruites, malignes, déterminées. Pour autant, elles peuvent être victimes de parents trop protecteurs ou d’une famille toxique, mais elles parviennent à s’en sortir, parfois toutes seules, parfois avec un brin de magie (les fées rôdent encore entre les pages !). Quant aux garçons, ils tentent d’incarner de nouvelles formes de masculinité, plus ouverte, faisant la cuisine, par exemple. Ils peuvent être aussi victimes de prédateurs, et cherchent  leur identité tout autant que les filles, pour échapper, comme elles, aux emprises familiales qui veulent les enfermer dans des rôles prédéfinis.

Tout ceci fonctionne grâce à un procédé d’écriture qui est l’inversion. Ainsi un personnage féminin dans le conte source devient un personnage masculin, et inversement. Ainsi les nains deviennent des géants, non plus travailleurs manuels, mais intellectuels. Ainsi la faible grand-mère du petit chaperon rouge devient ancienne championne de jujitsu. Ainsi encore les douze coups de minuit deviennent les douze coups de midi… On pourrait en multiplier les exemples, d’autant que cette figure s’accompagne de beaucoup d’humour et de cocasserie. Voyez, par exemple, comment le petit pois devient, petit à petit, un gros potiron qui ne dérange pas le sommeil de la princesse, habituée à dormir à la dure ! Ainsi encore quelques petites piques parlent de notre monde. Retenons la comparaison « borné comme un ministre des finances », que les parents plus que les enfants apprécieront ! On n’est donc pas dans le texte militant, ne présentant qu’un niveau de lecture pour imposer une vision du monde, mais, au contraire, dans des récits qui savent continuer à ménager plusieurs niveaux de lecture, de compréhension, le symbolisme des contes étant toujours préservé pour laisser la part belle à l’imaginaire autant qu’à la réflexion. Ce symbolisme, ces images, permettent aussi d’aborder, sans choquer les lectrices et lecteurs, des thèmes que certains conservateurs d’aujourd’hui refusent de voir abordés dans l’éducation des enfants.

Adley illustre avec beaucoup de grâce ces histoires, en reprenant avec intelligence un style proche des enluminures médiévales, belle façon de montrer aussi graphiquement le palimpseste que représentent ces contes.  Chaque récit est illustré avec des couleurs différentes, en bichromie, donnant ainsi plus d’unité à chaque histoire. Frises, encadrés, jouent aussi sur ce côté féérique et hors du temps.

Loin d’enfermer chacun dans son destin, ces textes proposent une réécriture des contes qui libère, qui aborde gaiement  des thèmes très contemporains, féministes, inclusifs, et qui incite à plus d’humanité et de tolérance envers les autres.