Une Étoile au Vomichelin

Une Étoile au Vomichelin
Ivan Péault et Mona Granjon

Les fourmis rouges, 2025

Le ver est dans le fruit

Par Lidia Filippini

Quand la Main bienveillante jette ses épluchures au compost, elle ne se doute pas qu’elle fait le bonheur de tous les petits habitants du jardin. Grâce à Patrick, le ver de terre cuisinier, les restes de repas deviennent des mets de choix. Salade décomposées, viandes faisandées, fruits pourrissants sont au menu de son restaurant. Tout le monde se régale et vit paisiblement, loin des dangers de la campagne. Un évènement inattendu va pourtant venir bouleverser ce bel équilibre. Un jour, la Main, que tout le monde prenait pour une amie, se saisit de Patrick, lui plante un hameçon dans le derrière et le plonge dans la rivière. Heureusement, avec l’aide de ses amis poissons, le ver de terre se sort de cette fâcheuse aventure. Plus que jamais motivé pour servir de bons repas, il pourra peut-être même décrocher la récompense suprême des grands chefs cuisiniers, une étoile au Vomichelin.
Les illustrations – qui occupent souvent une pleine double-page – foisonnent de détails. Dans l’univers fantaisiste et ultra coloré de Mona Granjon, les insectes, souriants et joyeux, deviennent des personnages attachants. Quand Patrick est en danger, l’illustratrice semble se saisir d’une loupe. Le lecteur, pour son plus grand plaisir, se retrouve alors face à une énorme Main effrayante ou à l’entrée de la gueule menaçante d’une perche.
Simple et efficace. L’album valide son objectif : faire rire. Mais derrière l’humour scatologique, dont les plus jeunes se délecteront sans aucun doute, se cache peut-être un vrai questionnement sur le rôle de chacun dans le jardin. Que deviennent nos déchets alimentaires compostés ? Les différentes espèces peuvent-elles s’entraider ? Peut-on cesser de consommer de la viande ? Voilà une belle occasion d’aborder ces thèmes avec nos enfants.

 

L’Affaire Petit Prince

L’Affaire Petit Prince
Clémentine Beauvais
Sarbacane, 2025

Dessine-moi un chapeau…

Par Anne-Marie Mercier

Voilà Pierre Bayard, critique, professeur de littérature française, psychanalyste, transformé en personnage de roman. Il l’aura bien cherché, lui qui se permettait de réécrire des œuvres ratées (2000), de proposer des lectures vagabondes pour parler d’œuvres qu’on n’a pas lues (2007), et de dénicher les zones d’ombres dans des textes aussi célèbres que Le Chien des Baskerville de Conan Doyle et Le Meurtre de Roger Ackroy d’Agatha Christie. Si Le Petit Prince de Saint-Exupéry n’est pas un roman policier contrairement aux œuvres citées, le livre de Clémentine Beauvais qui met en scène P. Bayard en « déteXtive privé » relève à la fois de ce genre et de la critique littéraire.

Au début de l’intrigue, Pierre Bayard et sa fidèle (!) adjointe, Edith, sont forcés à l’inactivité car pour un forfait qu’on ignore ils sont interdits d’enquête. Or, un client se fait annoncer, arrive devant leur porte, puis disparait (ça rappelle vaguement quelque chose, non ?), ne laissant qu’un chapeau et un dessin dans la poussière. Qui est-il ? quel danger le guette, qui est ce personnage mystérieux qui espionne sous leurs fenêtres ? Bayard et Edith ne peuvent que se mettre en quête de réponses. Ils seront aidés par un jeune garçon, inventeur et amoureux des livres, Minuit-Pile, et une jeune rebelle en skate-board, nommée Bas de Casse.
Leur quête les conduira à explorer Le Petit Prince, car (bon sang mais c’est bien sûr !) les indices laissés par le mystérieux visiteur, un chapeau et un dessin représentant un vague chapeau, les conduisent au fameux dessin représentant un boa ayant avalé un éléphant.
L’enquête est un jeu de piste, un jeu aussi pour le lecteur. C’est un régal où le brio et l’inventivité accompagnent un travail rigoureux sur le texte, beaucoup moins simple qu’on ne le croit. Des figures de style et des bribes de narratologie sont les outils de ces bricoleurs qui affrontent la redoutable Elise Mieux, reine de la confrérie de la CLEF (les quarante « Chevaliers de lecture experte de France », allusion narquoise à l’Académie française, à ses rites et à ses normes), protégée par le fidèle et féroce roman Noir, et le non moins redoutable et caricatural Lucien Voldenuit, curateur de l’exposition consacrée à l’auteur du Petit Prince à la Bibliothèque nationale.
Si le début du roman accumule les blagues et jeux de mots avec brio, mais sans beaucoup avancer, la deuxième est menée tambour battant ; elle entre aussi plus avant dans les entrailles du texte et de ses images, et propose un atelier d’intertextualité passionnant. C’est drôle, intelligent, plein de clins d’œil et ça ne se prend pas au sérieux. C’est aussi une série de belles leçons sur la lecture et ses pièges, la première étant donnée au lecteur à travers l’entrée du personnage d’Édith (mais chut, on de divulgâche pas !), l’indispensable assistante du détective. Le Petit Prince est démonté de façon certes irrévérencieuse, exhibant tous ses trous et ses absurdités, pour être rétabli ensuite dans son statut de grand texte irrigué par l’esprit d’enfance. Ainsi, le débat proposé par Voldenuit (titre d’un roman pour adultes de St -Ex) pour savoir si l’auteur est un auteur sérieux (pas pour enfants) ou si Le Petit Prince est un texte négligeable à cause de son inscription dans la littérature de jeunesse est nul et non avenu.
D’autres enquêtes sont annoncées puisque ce volume est le premier d’une série : Pierre Bayard-Sherlock Holmes et sa fidèle Édith- Dr Watson ne s’arrêteront pas de sitôt !

On en parle sur France Culture…
et sur le site de l’éditeur, on vous propose de PROLONGER LA LECTURE
« Afin que tous et toutes s’emparent de l’enquête littéraire, des kits d’enquêteurs, des fiches suspects, et un appareil pédagogique exceptionnel conçus et rédigés par Clémentine Beauvais sont mis à disposition gratuitement sur l’espace pro de ce site »

La Folle et Incroyable aventure du Chevalier Léon

La Folle et Incroyable aventure du Chevalier Léon
Vincent Mallié
Margot, 2024

A l’assaut, sur mon escargot !

Par Anne-Marie Mercier

La couverture de l’album résume le propos, mi-sérieux mi-amusé : si le fond sombre et légèrement gaufré et le cadre doré autour de l’image semblent proposer un récit fleurant bon la tradition du temps des chevaliers imaginés par Madame Bovary et ses sœurs, l’image elle-même dément tout cela : le chevalier est une souris et il chevauche un escargot.
Tout le reste imite les « enfances » de chevaliers : la vocation de Léon dans une famille terre-à-terre qui ne comprend pas d’où lui vient cette envie (comme dans le cas de Perceval), son but : délivrer une princesse, et son urgence : être adoubé par un roi.
Le roi en l’occurrence est une grenouille, qui lui promet son aide quand elle aura retrouvé sa forme, et la princesse est une petite sorcière souris qui n’a pas besoin d’aide, à part pour faire la cuisine, le ménage, etc., toutes tâches dont le valeureux souriceaux s’acquitte de bon cœur, jusqu’à ce qu’il se sente obligé de reprendre sa quête.
Mais alors, repartant sur son fidèle coursier, il assiste à l’enlèvement de sa jolie sorcière par un monstre, appelé « le Seigneur de la forêt » ; voilà la quête enfin trouvée. Les surprises qui l’attendent sont à hauteur d’escargot ; elles se répètent jusqu’au dénouement… heureux, comme dans les histoires de chevaliers qu’on racontait aux enfants et aux jeunes filles. Balais magiques, glands qui parlent, et rencontres décevantes où l’on parle de la pluie et du beau temps égaient ce joli récit. Il est rythmé avec une alternance de pleines pages et de vignettes charmantes ou comiques et illustré avec talent et simplicité.

Feuilleter

 

Petites sorcières : Maud Champignon

Petites sorcières : Maud Champignon
Anne-Fleur Multon, Nina Six
Sarbacane (Pocus, premiers romans), 2024

Prince formidable : l’attaque des Trowls !
Katerine et Florian Ferrier
Sarbacane (Pocus, premiers romans), 2024

Sérieux s’abstenir

Par Anne-Marie Mercier

La nouvelle collection de Sarbacane « Pocus, premiers romans » a bien des atouts, sans annoncer de futurs chefs-d’œuvre : elle traite de thèmes qui plaisent aux enfants (l’analyse des titres suffirait à le prouver), les illustrations sont nombreuses, colorées, aux traits accusés, simples. Enfin, tout cela est sans prétention et l’humour domine, au-delà des aventures horrifiques qui guettent les héros. Ceux-ci sont décrits comme proches des jeunes lecteurs : tout prince qu’il est dans le royaume de Skyr, donc des fromages, le prince Formidable préfère regarder par la fenêtre plutôt qu’apprendre ses leçons. Maud la sorcière apprentie est gourmande et se régale des plats africains confectionnés par les sœurs de sa mère – au passage on peut célébrer le choix de cette héroïne issue d’un couple mixte, ce n’est pas si fréquent.
Néanmoins, tous vont affronter de grands périls, accompagnés de leur assistant animal (une pie nommée Watsonne pour Maud, pour Formidable c’est Goudada la ponette et Chat-ours le chat – j’espère que vous avez remarqué les calembours).
J’ai une préférence pour la petite sorcière, à cause de sa cohérence et de son pari sur l’interculturalité, mais certains aimeront peut-être davantage Formidable, qui accumule les épreuves, les dangers et les grosses ficelles. À la fin, c’est sa mère, la reine Ricotta, qui intervient à grands coups de sabre, car son père le roi Pélardon est un peu fainéant, voilà pour la touche féministe à présent indispensable.
Si les « Petites sorcières » en sont à leur deuxième volume, le « Prince Formidable » initie sa série, un deuxième volume est en préparation pour 2025.

Une Ile

Une Ile
Alice Brière Haquet, CSL
À pas de loups, 2024

Robinson… et compagnie

Par Anne-Marie Mercier

« Certains matins j’aimerais bien partir ». C’est ce que dit cette petite dame frisée aux joues roses. Partir, tout quitter, c’est un rêve d’ile, bien sûr.
Mais le sourire de la petite dame dit d’emblée que partir n’est pas vivre seule. Il faudrait emmener le chien d’abord, « et puis quelques amis », et puis la famille, et puis les gentils voisins, mais aussi quelques crétins, « pour l’équilibre », des animaux, des enfants, et. Page après page, l’image du départ, lisse, qui nous plonge dans le rose et le bleu, se remplit de formes sommaires en noir et blanc qui représentent toute notre humanité et la vie qui l’accompagne, pour se vider à nouveau : c’est comme une respiration.

C’est simple, frais, vrai et rempli d’amour de l’humanité… à condition de pouvoir parfois la quitter un peu…

Grands Méchants

Grands Méchants
Marie Desplechin, Elsa Oriol
Kaléidoscope, 2024

Fais-moi peur ! (ou pas)

Par Anne-Marie Mercier

La sorcière de Blanche-Neige et celle de Hansel et Gretel, la belle-sœur de Cendrillon, Dracula, le Capitaine Crochet, le loup du Chaperon rouge… les plus célèbres des méchants du patrimoine littéraire pour la jeunesse ont ici chacun leur double page. Celle de droite les représente à fond perdu dans un beau portrait coloré où les rouges et les bleus dominent ; ils nous regardent avec un air renfrogné ou distant.
Le texte raconte leur histoire et conteste la doxa : ils n’étaient pas si mauvais, non : on a mal compris leurs intentions. On a caricaturé. Et puis, est-ce un crime de vouloir se nourrir (le loup) ? Les humains tuent pour manger eux aussi et Dracula au lieu de cela donne une espèce d’éternité à ses fidèles. Cendrillon a d’emblée refusé de se lier à ses belles-sœurs, Blanche Neige s’est crue persécutée… Le texte, qui donne la parole aux personnages, est souvent drôle, toujours un peu déstabilisant. Malgré ces justifications, il reste ce qu’il faut de méchanceté pour laisser des aspérités aux histoires et certaines images inquiétantes laissent place au frémissement.

False Knees : Prises de bec

False Knees : Prises de bec
Joshua Barckman
Traduit (anglais, Canada) par Gaspard Bertrand
Kata, 2023

Humains, trop humains…

Par Anne-Marie Mercier

Joshua Barckman est un bédéiste canadien bien connu par son compte Instagram « False Knees » dans lequel il met en scène des oiseaux et parfois d’autres animaux dans des cases chargées de philosophie et d’humour.
On ne sait quoi admirer le plus : la posture humoristique de l’auteur qui montre des êtres désireux de comprendre ce qui se passe autour d’eux, animés par la curiosité et l’envie d’apprendre, ou tout simplement en quête d’un repas et refusant de se prendre le chou ou de se mouiller (à tous les sens du terme), ou bien la beauté de ses images.
Pas forcément pour les enfants, mais plutôt pour des grands, ou adultes aimant regarder les choses et les gens et l’air du temps avec un peu de distance  et en couleurs.

Onomatopia

Onomatopia
Émilie Gleason
Grasset jeunesse (« lecteurs en herbe »), 2024

Grrr, plaf, woutchebam !

Par Anne-Marie Mercier

Voici une sorte d’encyclopédie d’un nouveau genre : il s’agit de montrer les lieux que nous fréquentons à travers les bruits qui s’y font entendre. Chaque page fonctionne comme une planche de documentaire, montrant les éléments clés de chaque espace en noir et blanc : bibliothèque, école, toilettes, chantier, discothèque… et le peuplant de joyeux personnages caricaturaux, également en noir et blanc, réservant la couleur pour les bruits. Ceux-ci sont traduits par des onomatopées tracées en lettres épaisses et colorées : elles ont du corps et elles sont souvent très inventives. Ainsi, si la bibliothécaire fait «chhuuteuh», l’écriture fait «skritchin skritchè», le camion lance «prôônch », et bien d’autres sons. C’est une belle cacophonie !
C’est aussi une invitation à tenter de donner une traduction à tous les bruits et à être attentif à leurs accords et désaccords autour de nous.

 

Attention ! Ouvrir doucement. Ce livre a des dents !

Attention ! Ouvrir doucement. Ce livre a des dents !
Nick Bromley, Nicola O’Byrne
Traduit (anglais) par Rose-Marie Vassallo
Flammarion (Père Castor), 2024

Action ! (1)

Par Anne-Marie Mercier

La version en format poche de cet album, paru en 2013 et novateur à l’époque, est la bienvenue (même si le grand format permettait davantage de jeu) : l’auteur feint de vouloir nous raconter l’histoire du « Vilain petit canard » quand un crocodile vient s’introduire dans son histoire. Le lecteur doit être sur ses gardes car l’animal est affamé. Mais en réalité celui-ci mange le livre lui-même, les lettres, les phrases, les pages.
Le lecteur doit intervenir. On lui propose d’endormir l’animal en le berçant et en bougeant le livre, de le crayonner, de le secouer… Il finira par sortir à la manière de l’Histoire de la Petite souris qui était enfermée dans un livre (1980) de Monique Félix.
C’est un bel exemple de livre qui cherche à faire agir son lecteur et anime pages et mots. Depuis, Hervé Tullet a fait plus, Ramadier et Bourgeau aussi.
Après avoir inspiré ce livre à Nick Bromley, l’illustratrice a repris son crocodile dans Qu’y a-t-il derrière cette porte?: Ouvre-la pour voir! (2018), chroniqué sur lietje.

 

Qu’y a-t-il derrière cette porte ?

 

Norbert

Norbert
Marie Colot et Ariana Simoncini

Cot cot cot,  2024

Norbert : Un personnage en quête d’histoire

Par Lidia Filippini

Norbert est une toute petite idée, logée dans la tête de quelqu’un. Mais dans cette tête, il y a déjà beaucoup d’autres toutes petites idées en souffrance. De temps en temps, certaines s’étoffent. Elles se transforment en princesses, en fées ou en d’autres personnages incroyables et quittent soudain les lieux pour devenir des histoires. Norbert, lui, semble coincé dans sa minuscule prison pleine à craquer. Il n’en peut plus, Norbert, il crie, il hurle : « Hey, tête de linotte ! Tête de nœud ! Sors-moi de là ! » Mais rien n’y fait. Celui qui lui a donné un prénom semble l’avoir tout à fait oublié. Jusqu’à ce qu’un jour, une étincelle apparaisse…
Simple et facile à lire, cet album n’en aborde pas moins un sujet complexe : celui de la création littéraire. Le lecteur voit le personnage se construire peu à peu au gré de l’imagination de son auteur. Au départ, Norbert ressemble à un arbre tout noir avec quelques branches et quelques racines. Puis, quand l’écrivain repense à lui, il se retrouve pourvu de bras, de jambes et de dents. L’auteur hésite. Il fait de lui un prince, puis changeant d’avis, lui donne des ailes et une crête. Norbert est fou de rage. Il ne sera ni le héros d’un conte, ni une vulgaire poulette ! L’écrivain semble alors se désintéresser de lui.  Mais, tout à coup, alors qu’il n’y croyait plus, Norbert, éjecté hors de la tête, se retrouve sur une page blanche. Le personnage est libre, comme dans la pièce de Pirandello, Six Personnages en quête d’auteur. Il va pouvoir, aidé de son auteur, écrire sa propre histoire : celle que nous venons de lire !
Marie Colot propose ici un album original et riche dans lequel le lecteur, à chaque âge, trouvera de quoi s’interroger, ou juste s’étonner. Le choix d’un petit format carré, facile à manier est judicieux. Le lecteur a l’impression de se plonger dans un cahier intime et précieux. Les très belles illustrations d’Ariana Simoncini, dont Norbert est le premier album pour la jeunesse, ont su se saisir du texte. Les couleurs pastel sont propices à une douce rêverie. Les personnages, tous plus loufoques les uns que les autres, évoluent dans un univers onirique peuplé de références au voyage, mais aussi à la lecture. C’est un album réussi qui donne envie d’écrire à son tour des histoires !

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