Alors, c’est quoi, la vie?

Alors, c’est quoi la vie?
Laurence Salaün, Gilles Rapaport (ill.)
Seuil Jeunesse, 2021

Et Dieu dans tout ça? 

Par Christine Moulin

La doublette d’auteurs que constituent Laurence Salaün et Gilles Rapaport avait déjà sévi avec des ouvrages désopilants (la série « Il y a des règles ») et posé des questions fondamentales (C’est quoi être un grand? C’est quoi être un bon élève?). Ils s’attaquent ici, comme l’indique le titre de l’album, au problème de fond: « C’est quoi la vie? ». Les réponses sont proposées sous forme d’une liste d’infinitifs, portée par la voix d’un enfant, infinitifs qui balayent la variété des aspects du problème, accompagnés d’une petite phrase annexe: cette petite phrase, que le lecteur attend de page en page, rompt l’éventuelle monotonie et introduit encore davantage de distance et d’humour.
On démarre, de façon assez attendue, avec la naissance. Suit l’enfance avec ses plaisirs (on retrouve presque Brami ou Delerm: « La vie, c’est manger de la neige fraîche en hiver »), ses contraintes (aller à l’école, par exemple), ses contrariétés, ses évolutions (« La vie c’est aimer quelqu’un d’autre que sa maman, son doudou, le chocolat et les frites. C’est aimer pour de vrai, quoi! »). De temps en temps, l’auteur glisse une leçon de vie, discrète: « La vie, c’est se faire peur, se dépasser, se tromper et recommencer! » ou, plus surprenante, une règle d’orthographe sur les « verbes bi-pronominaux »! On peut également noter une allusion à ce qui a envahi récemment nos existences: « La vie c’est trouver 2 euros par terre et ne pas pouvoir les ramasser à cause du coronavirus. » Quelquefois, c’est une note de poésie qui s’invite: « La vie c’est beau. Belle, si c’est une fille. » Progressivement, par petites touches, on aborde l’adolescence (« La vie c’est s’embrasser avec la langue! ») mais on s’arrêtera au seuil de la vie adulte. Dans cette litanie, s’immisce un fil rouge: le désir d’avoir un chat, qui initie aux joies du comique de répétition et prépare la chute…
Les illustrations de Rapaport, très expressives, on s’en doute, font souvent écho au texte mais surprennent parfois et introduisent une dissonance, voire une contradiction, qui provoquent rire et jubilation, quand elles ne suggèrent pas des interprétations tendancieuses, pour mieux détromper le lecteur, honteux de s’être laissé prendre… (« La vie c’est recommencer ce qui fait plaisir. Mais uniquement sous la couette… »: et il y a une suite!)
Bref, c’est truculent, joyeux et roboratif!

L’enfant renard

L’enfant renard
Laure Van der Haeghen
HongFei 2021

Apprendre à vivre ensemble

Par Michel Driol

Dans une petite maison, à l’orée du bois, vivent une maman rousse et son fils, malheureux d’être enfermé. Un jour, elle le laisse s’enfuir dans la forêt, et va le voir tous les soirs. Il revient, trempé, devant la maison, et y reste, se laissant câliner, cajoler, faisant le récit de ses futures aventures. Sauf que l’enfant est un petit renard, qui à la fin de l’histoire, va se métamorphoser en enfant humain, et que la maman est une ancienne renarde qui a accepté de devenir humaine…

Laure Van der Haeghen propose un album très poétique pour évoquer à la fois les relations entre la nature et la culture et entre les adultes et les enfants. C’est bien de socialisation qu’il est question ici, dans l’opposition entre cette maman humaine et cet enfant sauvage, qui ne rêve que de liberté, de grands espaces, d’épanouissement dans la forêt, loin d’elle. Tout comme sa maman, il va accepter, à son tour, de se transformer en homme, de perdre ses attributs sauvages, crocs et griffes qui font peur aux autres animaux, pour vivre dans une maison, tout en rêvant de repartir.  Les relations poignantes  entre les deux personnages sont évoquées avec beaucoup de pudeur.  Cette histoire, proche du conte par ses éléments, ses métamorphoses, son imaginaire lié à la forêt, dit comment parents et enfants doivent s’apprivoiser, comment les parents doivent laisser les enfants  faire leurs expériences par eux-mêmes, comment la confiance n’est pas donnée a priori, mais se construit petit à petit, avec des phases de défiance, d’incompréhension. Sous une forme symbolique et imagée, ce sont bien des propos sur l’éducation qui sont tenus, s’adressant au cœur autant qu’à l’intelligence. Les superbes illustrations montrent avec réalisme les deux personnages, tant dans leur état sauvage qu’humain, dans des poses très symboliques de leurs états d’esprit et de leur relation, pleine d’amour et de respect mutuel. Elles montrent une nature somptueuse, luxuriante, prés, forêts,  aux  couleurs de l’été et de l’automne. A cette nature s’oppose l’intérieur blanc de la maison, où se détachent quelques objets essentiels, chaise, jouets, et dont les fenêtres s’ouvrent sur l’extérieur, sur la nature.

Un superbe album qui s’adresse aussi bien aux adultes qu’aux enfants, qui doivent avoir le droit et la possibilité de parcourir librement la grande forêt du monde avant de retourner découvrir et accepter les choix faits par leurs parents, et de rejoindre la terre des hommes. Un album qui parle d’éducation à travers de somptueuses images, à la fois textuelles et iconiques, réalistes et symboliques.

 

Maroussia, Celle qui sauva la forêt

Maroussia, Celle qui sauva la forêt
Carole Trébor – Daniel Egnéus
Little Urban 2021

Ecoute, bûcheron, arrête un peu le bras…

Par Michel Driol

Dans une isba, près d’un bois peuplé de créatures magiques, vivent Maroussia et sa grand-mère. Cette dernière joue les intermédiaires entre les villageois et esprits de la forêt. Quant à Maroussia, elle est terrifiée par le monstre Bouba, qui, pense-t-elle, habite sous son lit. C’est alors qu’elles apprennent que le village et la forêt vont être détruits pour laisser passer le Transsibérien. Prenant son courage à deux mains, Maroussia implore les esprits, sauve un loup, et ose affronter le Gouverneur de Sibérie pour faire détourner la voie ferrée.

Avec cet album, Little Urban s’inscrit à la fois dans la grande tradition du conte russe magnifiquement illustré et dans la modernité avec la nécessité de la sauvegarde de la nature. Daniel Egneus propose en effet des illustrations somptueuses, magnifiées par le grand format de l’album. Il s’inspire des couleurs et de l’iconographie traditionnelle russe sans aucun passéisme. Bien au contraire, ses images sont pleines de vie, de mouvement, d’expressivité dans le choix des cadrages, des regards et introduisent à l’univers merveilleux d’une forêt, d’une nature bien loin du pittoresque stéréotypé de la Russie éternelle, façon à la fois de s’inscrire dans un lieu, un temps, et de le dépasser pour le rendre universel. Il n’est que de voir la façon dont les vêtements, les chaussettes en particulier, de Maroussia, deviennent une ode à la végétation.

Le texte est de ceux qu’on prend le temps de lire. Il pourrait se suffire à lui-même, tant il est précis, imagé, posant personnages et situations. Les lecteurs habitués aux contes traditionnels y retrouveront avec plaisir tous les archétypes : la petite fille, à la fois ordinaire et déterminée à agir, la forêt avec ses mystères, le loup, qu’on peut ici apaiser avec un lièvre au lieu de le tuer, le fils du puissant (non pas un roi ou un prince ici, mais le Gouverneur) et surtout les forces magiques des esprits, forces surnaturelles protectrices si on sait ses les concilier, mais aussi menacées par les hommes qui ne croient qu’aux forces du progrès scientifique. On le voit, ce conte a des échos très contemporains pour évoquer notre rapport à la nature, aux animaux, à notre propre imaginaire aussi.

Un superbe album qui revisite la tradition du conte russe dans une perspective très contemporaine par les thèmes et les illustrations que l’on pourra apprécier ci-dessous.

 

La Maison bleue

La Maison bleue
Phoebe Wahl
Les Editions des éléphants 2021

Déménager. Vider les lieux.  Fermer.  Partir. Se souvenir.

Par Michel Driol

Léo et son père vivent dans une maison bleue, située dans un quartier en pleine mutation. Certes la maison n’est pas en très bon état, mais ils y sont bien et y ont leurs habitudes. Mais un jour le propriétaire vend et ils doivent déménager. La colère et la rage font place aux cartons, aux peintures sur les murs, comme pour laisser une trace. Puis c’est l’adaptation à la nouvelle maison, sur les murs de laquelle ils peignent la maison bleue.

C’est d’abord l’histoire d’un lien très fort entre un père et son fils, deux personnages bien campés par les illustrations. Un père qui élève seul son fils, barbu, un peu débraillé, qu’on devine marginal, musicien, entouré de disques. Un fils aux très longs cheveux, dans une chambre en désordre. Entre les deux, complicité et amour autour de gestes simples, comme la tarte aux pommes cuite dans le four qu’on allume pour réchauffer la maison, ou la musique et la danse. C’est ensuite l’histoire d’un déménagement non voulu, et des étapes par lesquelles il faut passer. Comment faire le deuil de la maison où on a grandi, où l’on a été heureux ? L’album décrit les différentes phases de ce processus, de la rage à la résignation, et la façon – par l’art – de maintenir le lien avec le passé dans le présent changeant. Mais c’est aussi une histoire montrant une famille monoparentale précaire, une précarité que ressent le lecteur dans les illustrations, voire dans le texte, mais une précarité édulcorée par le père qui trouve les moyens de la pallier pour que Léo ne la ressente pas. C’est un album sur les mutations urbaines, la gentrification qui touche certains quartiers, illustrée par les doubles pages qui ouvrent et ferment l’album, montrant un avant et un après dans un quartier dont ont été chassés les précaires et les exclus. C’est enfin un album dans lequel la maison bleue n’est pas qu’un décor, amis un personnage à part entière, par son omniprésence dans le texte, tantôt comme sujet, tantôt comme complément.

Très expressives et très colorées, les illustrations montrent un intérieur à la fois précaire, artiste, un peu écolo, et par-dessus tout rock and roll.  Elles donnent au lecteur un sentiment de liberté, d’absence de contrainte. Pour une fois que dans un album jeunesse tout n’est pas bien rangé, lisse, qu’on peut dessiner sur les murs ! Au nouvel ordre urbain qui s’impose les deux personnages préfèrent le désordre domestique comme refuge leur permettant d’exprimer leur singularité et leur créativité.

Un album qui permet de continuer la découverte de Phoebe Wahl, auteure américaine pour la jeunesse, album remarqué à juste titre aux Etats Unis comme l’un des meilleurs ouvrages de 2020 par Publisher’s Weekly, Kirkus Reviews, New York Public Library, et NPR, et qui résonnera aussi auprès des lecteurs français pour son originalité profonde.

La Grande Guerre d’Emilien

La Grande Guerre d’Emilien
Georges Bruyer (gravures, dessins) – Béatrice Egémar (texte)
L’élan vert – Pont des Arts- 2021

Carnet de poilu

Par Michel Driol

Ce sont les lettres d’un poilu, entre aout 1914 et février 1915. Il tenait une auberge, où il a laissé Madeleine, sa femme enceinte de leur deuxième enfant. Il espère bien sûr revenir vite, mais, on le sait, le conflit dure. Il évoque la bataille de la Marne, les tranchées, les gestes quotidiens, comme le portage de la soupe, la nourriture, le Noël dans les tranchées, les dangers, les morts. Blessé, il est évacué dans un hôpital à l’arrière, attend une permission pour sa convalescence, ce qui lui permettra de voir enfin sa fille, et peut-être, d’être réformé pour blessure. C’est sur cet espoir que se termine la dernière lettre.

L’ouvrage se présente sous la forme d’un carnet, et associe des lettres fictives à des croquis, esquisses, dessins, peintures de Georges Bruyer. Plusieurs pages documentaires en fin d’album en disent plus sur cet artiste du XXème siècle, son engagement dans la première guerre mondiale, et son parcours artistique et humain après la guerre. Ses œuvres, reproduites dans l’album, sont autant de témoignages pris sur le vif de la vie quotidienne des soldats : marches, cuisine, portage des gamelles de soupe, attentes, installation, blessures, mais aussi scènes de combat. Noirs et blancs très expressionnistes, mais aussi œuvres colorés dans une palette aux teintes froides pour dire un monde inhumain.

Les lettres écrites par Béatrice Egémar posent au contraire un homme plein d’humanité, se souciant de sa femme enceinte, de ses conditions de vie, de ses hommes (dont le petit Leblond, âgé d’à peine 20 ans, qui peine à écrire à sa fiancée). Il évoque la guerre, ses horreurs à demi-mot, dans un perspective pacifiste. Il est patriote, mais souhaite que son fils ne connaisse pas de guerre, il évoque les propos de son instituteur, dont il se souvient, relatifs au devoir et à la patrie. Ces textes tracent donc le portrait poignant d’un homme, pris entre devoir et fraternité, comprenant qu’en face les Allemands ne sont pas différents d’eux, et aspirent aussi à la paix, ce qu’on voit dans l’épisode de Noël, où les deux tranchées entonnent des cantiques dans deux langues différentes.

Ce récit épistolaire qui est le fruit d’une collaboration entre l’éditeur, l’Elan vert, et le Musée de la Grande guerre, et qui donne à mieux comprendre l’horreur de la guerre, tout en rendant hommage à un peintre méconnu, saura toucher profondément ses lectrices et ses lecteurs.

Le Visiteur

Le Visiteur
Didier Lévy – Lisa Zordan
Sarbacane 2021

Quand le pingouin arriva dans la jungle…

Par Michel Driol

Un désert, sans rien que des bouts de bois et des pierres, et une jungle habitée par des singes. C’est dans ce décor entre deux mondes que survient un improbable pingouin, avec sac à dos, ombrelle et appareil photo. Il ramasse des pierres, des branches, mais, au lieu de construire une maison, les assemble sur le sol, les photographie, puis les remet en place. Cette « pingouinerie » amuse d’autant plus les singes qu’il recommence les jours suivants. C’est alors que le narrateur veut faire la même chose, avec des nids de guêpe, ce qui intéresse beaucoup le pingouin. Alors le narrateur modifie la construction du pingouin, et la lui montre du sommet d’un arbre : c’est un bateau. Au départ du pingouin, les singes se mettent à faire des « pingouineries » qui attirent les touristes.

Breton faisait volontiers siens ces mots de Lautréamont pour définir le surréalisme : Beau comme une rencontre fortuite sur une table de dissection d’une machine à coudre et d’un parapluie. C’est bien ce qui se passe dans cet album, plus proche néanmoins du land-art que du surréalisme : beau comme la rencontre fortuite d’un pingouin et d’un groupe de singes entre jungle et désert. Voyageur, migrant, nomade, le pingouin est un de ces artistes qui arpentent le monde pour en réorganiser les éléments, de façon éphémère, mais en garder une trace sous forme d’une image. Pratique bien loin de celle des singes dont la première réaction est la moquerie devant cette dépense d’énergie inutile à leurs yeux, mais qui entraine une réaction plus complexe, dans un second temps, du narrateur. A la fois l’envie de faire comme lui, mais aussi la peur de la réaction du groupe, de la moquerie des singes : peur de se singulariser, de se marginaliser. C’est le regard du pingouin sur son travail qui le décide à s’affirmer comme l’auteur de son œuvre, puis à lui faire une proposition comme si quelque part l’élève surpassait le maitre.  L’album parle donc de transmission et de modification des perceptions grâce à un étranger, à un visiteur, qui permet l’accès à une façon d’envisager le monde pour y laisser une trace, éphémère, gratuite, a priori inutile. Il se veut un éloge de la créativité et, dans une certaine mesure, du métissage culturel. Ce sont des formes artistiques d’ailleurs qui se combinent avec une autre réalité. Sous son apparente simplicité, l’album dit que l’art n’est ni « pingouinerie », ni « singerie », mais appropriation et invention. En grand format, les illustrations montrent une jungle luxuriante et verte, un désert aride et jaune, et des personnages animaux, à la fois très simiesques pour les uns, alors que le pingouin, étrange étranger, se voit doté de nombreux accessoires et d’un regard quasi humain.

Un album qui dit que l’art est à la portée de tous, et qu’il suffit d’un déclencheur, d’une rencontre, d’une envie pour regarder autrement les artistes et leurs œuvres, et avoir une pratique artistique.

La Carotte, la brute et le truand

La Carotte, la brute et le truand
Olivier Chéné
D’eux 2021

Western carottes rapées…

Par Michel Driol

D’un côté, un loup, pas très futé (normal, quoi…), et affamé (comme d’habitude). De l’autre un lapin malin (évidemment), fourbe et trompeur (on s’en doutait). Lequel lapin, pour se sauver, propose au loup du dentifrice à la carotte et un déguisement de carotte afin de mieux capturer les lapins. Triomphe du lapin, qui pense avoir ainsi sauvé le monde de la cruauté du loup. Sauf que la dernière image montre que le loup n’est peut-être pas aussi bête qu’on le croyait…

Bien évidemment, le titre est un clin d’œil à Sergio Leone. Gageons que peu d’enfants auront cette culture-là, mais, de plus en plus, les albums jeunesse s’adressent tant aux adultes médiateurs et qu’aux enfants. Evoquons d’abord le plaisir adulte que l’on a à lire cet album, dans les multiples détails graphiques qui évoquent le western : les carottes devenues révolvers, les plans et le découpage, très cinématographiques. Mais les enfants y verront d’abord une histoire de ruse, de trahison et d’apparences trompeuses, pour reprendre la quatrième de couverture. Ils apprécieront l’humour du texte (Les petits déjeuners [du loup] sont tous partis travailler), les expressions comme poser un lapin,  les multiples allusions aux vertus supposées des carottes (rendre aimables, faire des fesses roses) et le discours de représentant de commerce bien aiguisé du lapin. Car tel est son métier, carotteur professionnel plein de bagout et prenant un malin plaisir à tromper le loup en le laissant croire qu’il sera ainsi toujours nourri ! Le dialogue entre ces deux personnages archétypés est savoureux et plein de drôlerie. Les illustrations nous conduisent dans un univers très anthropomorphisé : villages aux maisons terriers dont les fenêtres  et les portes disent la ruralité heureuse, accessoires liés à la nourriture : serviette, fourchette, couteau, jeux divers des lapins (cartes, dames…).  Reste une question insoluble : Qui est la brute ? Qui est le truand ? tant la chute de l’album montre une inversion des rôles qui renvoie dos à dos les deux personnages.

Une histoire bien menée, pleine de fantaisie et d’humour, comme une fable… Car c’est double plaisir de tromper le trompeur… 

 

Si loin de Noël

Si loin de Noël
Baum-Dedieu
Seuil Jeunesse 2021

Tristes tropiques !

Par Michel Driol

Sur une ile du Pacifique vivent quatre amis, Crabe, Pélican, Nasique et Tortue. Comme tous les ans, ils s’activent fin décembre dans l’attente du Père Noël qui semble ne pas connaitre leur ile. Cette année-là, Nasique voit s’échouer un coffre sur une plage, rempli de choses diverses : casque, bottes, lunettes, qu’il emballe soigneusement pour signifier à ses amis que le Père Noël est passé. C’est alors que tombent du ciel quatre flocons…

Les deux auteurs signent ici un joli conte de Noël loin de l’imagerie traditionnelle des lutins et du grand Nord. Il dit l’attente d’un moment exceptionnel, capable de rompre la monotonie des jours, avec ses préparatifs. Il dit l’amitié entre quatre animaux, bien différents mais, en même temps, aux caractères indistincts, petite communauté ilienne agissant ensemble. Il dit l’amitié, le don, la volonté de faire plaisir aux autres, voire l’altruisme. Il dit la enfin la magie de Noël, avec ce coffre mystérieux, et surtout les quatre flocons, quatre comme les quatre personnages. Le texte sait se faire discret, quasi minimaliste, mais aussi adopter le point de vue des personnages. Il laisse la place à de grandes illustrations en double page, à des images très colorées, aux couleurs des tropiques, bleu turquoise, avec des animaux très peu anthropomorphisés, parfois par une pose, ou un accessoire, représentés avec réalisme.

Un bel ouvrage pour toucher à l’essence de Noël : la générosité, la magie, la surprise, les cadeaux, le plaisir. Comme dans Un Noël pour le Loup, Dedieu continue de tourner autour de ce thème afin de le détourner, de le revisiter avec bonheur.

Blaise, Isée et le Tue-Planète

Blaise, Isée et le Tue-Planète
Claude Ponti
Ecole des Loisirs 2021

Quand les poussins sauvent l’univers 

Par Michel Driol

Lorsqu’Isée frappe quelque peu bruyamment à la porte des poussins, elle a une incroyable nouvelle à leur communiquer : un Tue-Planète est en train de détruire tout l’univers. Une seule solution : le tuer. Aussitôt, les poussins se lancent dans la construction d’un vaisseau spatial – en forme de mega poussin, bien évidemment – et parcourent le cosmos pour sauver les derniers rescapés sur chaque planète. Ils parviennent enfin à tuer le Tue-Planète et commence alors une nouvelle vie, sur des planètes « heureusantes, différentes les unes des autres, mais incroyabilicieuses et magnifiquissimes ».

On retrouvera, bien sûr, dans ce nouvel album très grand format de Claude Ponti, tout ce qui fait l’originalité graphique et littéraire de cet auteur : la multitude des poussins, les illustrations pleines de détails à examiner longuement, la langue si particulière qui adore jouer avec les mots. On retrouvera aussi les thèmes qui lui sont chers : le voyage – intergalaxique cette fois ci – , les machines compliquées, les usines de fabrication, les plans, les coupes, et bien sûr, les monstres à abattre. Celui que les poussins doivent affronter est particulièrement horrible, car il fait disparaitre toute forme de vie sur les planètes qu’il détruit : par une forêt mortelle, par la pluie perpétuelle, par la glaciation, par des poils barbuliques, par des cratères… Une planète n’est plus que maisons en ruines. Ailleurs, c’est la nature qui dévore tout. Quant à Pélenne, elle a disparu complètement. Même la planète des poussins est calcinée. C’est là que la fantaisie créatrice de l’auteur rejoint nos propres préoccupations : dérèglement climatique, ruines évoquant les guerres, disparition de certains territoires… Les planètes visitées ont toutes quelque chose de la Terre, menacée par un Tue-Planète qui « pousse les gens à la bêtise, multiplie leurs erreurs jusqu’à la folie ». Le propos est clair, sans doute plus clair que dans de nombreux albums de Ponti, pour alerter, à sa manière, sur les dangers qui nous menacent. L’album parle aussi d’accueil de « réfugiés, de migrants » dans un propos qui dit l’urgence de la solidarité afin de créer un monde meilleur, plus beau, plus harmonieux. C’est dans l’utopie d’une planète reconstruite par tous et chacun que se clôt cet album qui incitera les lecteurs à réfléchir, sans leur fournir une pensée toute mâchée.

Un album dans lequel la fantaisie de Claude Ponti parle, plus que jamais, du monde actuel.

Le Mariage de Renard

Le Mariage de Renard
Bellagamba & Chiaki Miyamoto
Gallimard Jeunesse Giboulées 2021

Flammes d’amour

Par Michel Driol

Sans doute faut-il commencer le livre par la quatrième de couverture : Dans le japon du Moyen Âge, les mariages se déroulaient la nuit. Les mariés étaient accompagnés par un cortège d’invités portant des lanternes. Ces lueurs étaient appelées « Kitsunebi » – feu du renard. Aujourd’hui, quand la pluie se met à tomber, alors que le soleil brille et qu’un arc-en-ciel apparait, la légende raconte qu’un mariage de renard se déroule en journée. Puis, une fois franchie la porte des légendes qui ouvre l’album, se laisser porter par la magie de l’histoire, où l’expression « Mariage de Renard » est prise au pied de la lettre. C’est Renard qui se marie aujourd’hui, et nous suivons tous les rituels d’un mariage japonais : vêtements, arbre de papier, tasses du temps, musique, repas traditionnel, cortège…

Page de gauche, le texte de Bellagamba, le plus souvent sur trois lignes, comme un clin d’œil aux haïkus, raconte chacune des étapes du cérémonial, dans une langue à la fois simple et imagée, qui évoque le bonheur, l’harmonie et l’amour, le soleil et la pluie. Un texte qui s’ouvre par le pays des légendes, et qui se clôt par  le pays des songes, comme pour marquer les bornes de cette parenthèse enchantée, magique et tellement symbolique qui conduisent le lecteur adulte à penser le Japon comme l’Empire des Signes dont parlait Barthes. Le lecteur enfant y verra à la fois des coutumes proches et éloignées de celles qu’il connait, le sentiment d’étrangeté étant renforcé par les personnages, qui sont tous des animaux humanisés par la posture (sur deux pattes) et les vêtements, très japonais. Les illustrations reprennent les codes des estampes et des aquarelles japonaises. Elles disent l’essence d’un univers ritualisé à l’extrême, mais aussi le plaisir du jeu (jeu des souris, des lapins, des petits personnages secondaires). L’une, celle qui illustre le cortège, se déploie en double page, montrant une harmonie entre tous les animaux, qu’ils soient à poils ou a plume, dans la célébration du mariage. Quelque part, le conte se fait fable, ou évocation lointaine du Roman de Renart.

Une double page finale explique les rituels et leur sens, en donnant les noms originaux et leur graphie en japonais, dans une perspective ethnologique très documentaire. L’album se clôt par une estampe de Utagawa Yoshitora de 1860 illustrant la procession du mariage de Renard, comme une façon de lier la tradition et la modernité.

Un bel album qui s’inscrit tout à fait dans une perspective interculturelle riche pour ouvrir les enfants à d’autres mondes, d’autres façons de faire, et pour montrer ce qu’il y a d’universel dans les sentiments comme l’amour.