Le Mur

Le Mur
Caroline Fait – Eric Puybaret
La Martinière jeunesse 2020

L’ami perdu

Par Michel Driol

Deux enfants se voient séparés par un mur construit au milieu de ville. A la télévision, on dit  que de l’autre côté ils sont des ennemis. Le narrateur se demande qui a construit le mur, et tente de faire passer des messages à son ami par delà le mur. Jusqu’au jour où un papier lui parvient, dont il croit reconnaitre l’écriture. Alors il décide de quitter ses parents et de passer de l’autre côté.

Voilà un album dont la fin reste suspendue, comme le héros, entre ciel et terre, et qui se clôt sur le mot « libre ». De fait, comme tous les bons albums, il pose plus de questions qu’il n’apporte de réponse, et incite le lecteur à s’interroger avec le personnage central, un enfant attachant, séparé de son copain Do alors qu’ils viennent de se disputer, et confronté à l’univers des adultes qui sépare au lieu de réunir. C’est là que réside la force de l’album, dans ce regard et ces mots d’enfant, qui prend seul sa décision et résiste, à sa façon, à l’embrigadement pour s’émanciper de sa famille et de la moitié de la ville dans laquelle il est contraint de vivre. Le texte est particulièrement travaillé, pour permettre au lecteur de sentir les interrogations, les doutes et les peurs qui assaillent le narrateur, faisant de celui-ci un véritable personnage tendu par un seul but : retrouver l’ami perdu. Les illustrations sont elles aussi très expressives : nous sommes dans une ville à la fois réaliste et stylisée, à la manière d’un décor de théâtre où l’on croise des personnages déshumanisés : soldats installant les barbelés traités comme des pantins, passants réduits à des pieds ou des visages, scènes d’affrontement aux couleurs violentes… L’illustrateur sait aussi jouer sur les couleurs, de plus en plus sombres, jusqu’à la libération finale sur fond blanc.

Lisant l’album, le lecteur adulte ne peut que songer à tous les murs qui ont coupé des villes au XXème siècle. Le lecteur enfant, qui n’aura pas forcément toutes les connaissances historiques et culturelles, se retrouvera confronté à ce risque d’autant plus absurde qu’il est sans cause, et sera sensible au message humaniste de cet album réussi à tous les points de vue.

Le Gecko vert de Manapany

Le Gecko vert de Manapany
Yves-Marie Clément, Simon Bailly
Éditions du Pourquoi pas, 2020

Fable réunionnaise écologique

Par Anne-Marie Mercier

Que découvre-t-on le mieux dans cet album ? La flore et la faune de l’île de la Réunion ? un petit lézard vert fort sympathique qui se nourrit de moustiques ? Les vertus de l’argumentation par l’exemple ?
L’argument (ne pas utiliser des pesticides mais tenter de trouver des moyens naturels pour les remplacer) est porté par une jolie histoire de voisinage : des enfants arrivent à transformer leur nouveau voisin, Monsieur Raltoultan et à faire de lui un amoureux de la nature, comme eux. Les illustrations montrent cette belle nature en alliant vert et bleus dans un décor aux lignes simples et proposent ainsi un très joli voyage qui donne envie de découvrir les lieux où vit ce petit Gecko dont l’espèce est menacée d’extinction.

Le dernier des loups

Le dernier des loups
Mini Grey
Rue du Monde 2020

Une version verte du Petit Chaperon Rouge

Par Michel Driol

Munie de son fusil à bouchon, Rouge part chasser le loup dans la forêt, ce qui n’inquiète pas sa mère, puisqu’il y a bien cent ans que les loups y ont disparu. Mais, après avoir pris un sac poubelle et une souche pour l’animal tant désiré, elle se perd, et se trouve face à une porte derrière laquelle vivent confortablement et misérablement le dernier ours, le dernier lynx et le dernier loup. Tout en buvant le thé, ils lui racontent la vie d’avant, partagent son gouter, et la raccompagnent chez elle. Et Rouge décide de replanter des arbres pour qu’ils retrouvent leur vie naturelle.

Conçu comme une réécriture du Petit Chaperon Rouge et de Pierre et le loup (voir en particulier l’illustration de l’héroïne avec son fusil à bouchon), avec humour, l’album évoque la conversion écologique à échelle d’enfant, et notre rapport aux animaux. Réfugiés dans un logement qui semble confortable, les animaux sauvages souffrent d’avoir du mal à trouver leur nourriture (dans les poubelles) et regrettent l’époque où ils chassaient pour vivre. Pas de mièvrerie ou de sentimentalisme donc : les animaux sauvages sont faits pour en chasser d’autres, même s’ils vivent dans une maison civilisée où l’on croise aux murs des portraits de loups célèbres. La forêt primitive est réduite à un mince square dans la ville : l’album se clôt sur la notion du temps long qu’il faudra pour la restaurer. Texte et illustrations sont intimement imbriqués. L’image est foisonnante de détails croustillants (vêtements des animaux pour aller en ville, portraits sur les murs). Les décors sont particulièrement  soignés, et les cadrages expressifs.

Un album plein d’action, de surprises, pour nous conduire, non sans malice, à revoir notre rapport aux animaux sauvages

 

Je connais peu de mots

Je connais peu de mots
Elisa Sartori
CotCotCot Editions 2021

Oser prendre la parole

Par Michel Driol

Drôle d’objet que ce leporello qui se lit à l’infini, un peu comme un ruban de Moebius, puisque quand on l’a retourné, on se retrouve sur la première page. Il y est question de la langue, celle qu’on apprend, avec difficulté, car outre les mots, il y a aussi la syntaxe à maitriser, avec ses règles, et ses exceptions. Mais, malgré cela, il y a la communication, le lien, et l’envie d’apprendre d’autres langues, d’aller vers d’autres cultures… dont on ne connait que peu de mots… à l’infini.

L’album questionne notre rapport à la langue dans un texte d’une grande sobriété pour en dire l’essentiel : à la fois le sentiment d’échec et de découragement face à l’ampleur tâche et la réussite du lien établi et entretenu, malgré tout. Belle leçon d’espoir et d’ouverture aux autres donc : aller au-delà de ses doutes, de ses insuffisances pour prendre conscience de ses réussites dans le domaine langagier ! Et belle façon de parler de notre bien commun, la langue, que chacun fait sienne peu ou prou. Tout cela est illustré par des dessins à l’encre bleue représentant une danseuse stylisée, d’abord comme noyée dans un océan face à l’immensité de la langue qui la submerge, puis émergeant petit à petit d’une sorte de pluie jusqu’à vouloir replonger encore dans l’eau de la langue.

Un livre accordéon poétique pour donner confiance à toutes celles et ceux qui se sentent en insécurité linguistique !

 

 

 

Notre Boucle d’or

Notre Boucle d’or
Adrien Albert
L’école des loisirs, 2020

Le nouveau Boucle d’or

 Par Anne-Marie Mercier

Le conte de Boucle d’or est ici nettoyé de ses rituels surexploités à l’école (le jeu sur petit/ moyen/grand, etc.) pour revenir à sa racine : un enfant s’introduit dans une maison d’animaux (très anthropomorphisés puisqu’ils possèdent maison, table, chaises, bols et lits), il y met un certain désordre pendant leur absence (un bol est cassé, il y a du chocolat partout), et s’endort. Il s’enfuit à leur retour.
Mais il y a d’autres modifications : l’enfant est un petit garçon (aux boucles blondes), et les ours (désignés comme « le gros papa ours » et « la grosse maman ours » – belle égalité – et « le tout petit ourson ») sont plutôt gentils : loin d’être en colère, ils commencent à avoir peur de la « bête » qui s’est introduite chez eux, puis, attendris par l’enfant, ils le ramènent sur leur dos jusqu’à à la lisière de la forêt, mais pas plus loin car il ne faut pas exagérer la proximité avec les humains.
La modernité vient aussi du traitement des images : si de l’extérieur la maison a l’air d’un jouet et les ours de figurines en plastique trop grosses pour y tenir, l’intérieur est vaste, composé de plusieurs pièces et d’un étage. Les couleur franches et contrastées, les angles de vue variés et les effets d’échelle apportent du dynamisme et de la dramatisation à l’histoire, de même que la disposition des images, parfois organisées en séquences proches de la BD. La dramatisation est aussi accentuée par les interventions du narrateur qui s’indigne du comportement de l’enfant, s’adresse à lui pour lui enjoindre de ne pas, puis  qualifie ce qu’il a fait de « grosse bêtise », pour frémir ensuite sur ce qui arrivera… L’ensemble est beau, vivant et très réussi.

Pikkeli Mimou

Pikkeli Mimou
Anne Brouillard
L’école des loisirs (Pastel), 2020

Philosophie de confinement

Par Anne-Marie Mercier

« Je sais que tous les autres sont quelque part.
Et puis, il y a tous les arbres près de moi »

Cela faisait longtemps qu’on était sans nouvelles du pays des Chintiens : La Grande Forêt nous avait éblouis (2016), et on n’avait pas vu passer Les Iles (2019). C’est un plaisir de retrouver ce petit monde, ses personnages, pleins de simplicité et de chaleur et les superbes images d’Anne Brouillard, lumineuses même quand il fait nuit.
Ici, dans cet album au format plus réduit, il est question de souhaiter son anniversaire à un ami que l’on n’a pas vu depuis longtemps : faire un gâteau la veille, quitter sa petite maison tôt le lendemain, sous la neige, en tirant un  traineau, en espérant arriver avant la nuit après avoir traversé le lac gelé et la forêt, s’y perdre même jusqu’au moment où on tombe sur les traces laissés par les skis de l’amie Veronika, voilà tout ce que doit faire Killiok pour arriver chez Pikkeli Mimou.
Retrouvailles chaleureuses de tous ces isolés. À ses amis qui lui demandent s’il ne se sent pas seul, isolé au milieu des bois, Pikkeli Mimou répond : « Jamais ! Je sais que tous les autres sont quelque part. Et puis, il y a tous les arbres près de moi ». Et le lendemain, tout le monde rentre chez soi.
Ces propos de Pikkeli Mimou peuvent être une explication au fait que l’album ait pour titre son nom alors qu’on ne le voit que sur quatre doubles pages : le cœur de l’histoire est le trajet à faire pour le rejoindre, la poésie de la forêt, de la neige, de la nuit. Cet album évoque aussi le bonheur de la solitude, loin de tous, auprès du poêle, avec un livre offert par un ami, bien au chaud grâce à la couverture donnée par un autre ami : quand on a des amis et qu’on est seul, on ne l’est pas vraiment car « tous les autres sont quelque part». Et si par malheur on n’avait pas d’amis, il y aurait encore les arbres.

 

La Grande Forêt. Le pays des Chintiens

Imagier du vivant

Imagier du vivant
Martin Jarrie
Seuil, 2020

Images vivantes

Par Anne-Marie Mercier

L’album de Martin Jarrie est à lui tout seul une exposition. En ces temps où l’on est privé de la contemplation des œuvres, depuis la fermeture des musées, c’est un bonheur de s’arrêter sur ses images, reproductions de vrais tableaux de l’artiste qu’est Martin Jarrie, dans lesquelles on devine l’épaisseur de la matière à travers la richesse de la palette. Certaines images ont la précision du trompe l’œil, d’autres la beauté d’une nature morte, parfois celle d’un tableau abstrait. Les fonds vont du noir le plus profond au rouge le plus éclatant, en passant par des verts, des blancs, des jaunes aux multiples nuances.
Selon le principe de l’imagier, des animaux et des plantes sont présentés, seuls, sans décor, et avec pour seul accompagnement textuel leur nom. Certains occupent toute une double page, le plus souvent ce sont de gros animaux (la vache, le mouton, le cochon, le cerf – superbe sur un fond de vert tendre – le maquereau, si bleu). D’autres occupent une seule page et jouent au jeu des correspondances avec leur vis-à-vis : complémentarité (un citron entier et un citron en coupe), rapprochement de couleurs (le radis et l’œillet rouge) ; parfois c’est juste un détail (la crête de la poule et la fraise), parfois c’est le début d’une histoire (un coq face à un renard) ; parfois c’est plus mystérieux : que va faire le chat avec le raisin? ou drôle (le cheval et le poivron).

On ne se lasse pas de contempler chaque détail, de se rassasier de ces couleurs : c’est magnifique, vibrant… vivant.

Feuilleter sur le site de l’éditeur

Taupe et Mulot : Tome 3 – Notre part de ciel

Taupe et Mulot : Tome 3 – Notre part de ciel
Henri Meunier illustrations de Benjamin Chaud
Hélium 2020

Amitié, poésie et fantaisie

Par Michel Driol

Trois histoires indépendantes pour ce tome 3 des aventures de Taupe et Mulot. L’un n’y voit pas beaucoup, l’autre est aux petits soins pour son ami. Comment se baigner quand on a oublié son maillot ? Comment faire le nettoyage de printemps en aout  sur des airs de Django Renard ? Comment repérer tout ce qu’il y a sur le chemin et faire l’inventaire de tous les cailloux qu’on nomme et qu’on reconnait intimement ?

Trois histoires et trois personnages qui font penser à l’univers d’Arnold Lobel par la façon de révéler une vision et une approche poétiques du monde, pleine de fantaisie. D’abord, on a l’amitié indéfectible entre deux animaux de race différente, et pourtant liés par ce qu’ils ont en commun et ce que chacun peut apporter à l’autre : une vision du monde particulière, un enthousiasme et un souci de l’autre. Car, si Taupe y voit peu, il poétise le monde qui l’entoure, et a une attention particulière pour tous les petits riens. Il vit à son rythme et a sa façon bien à lui de profiter de chaque instant. Le calendrier du cœur compte plus pour lui que le calendrier des autres. Ces deux personnages sont dépeints avec humour, à travers des dialogues savoureux, dans une écriture pleine de malice. Les illustrations, aux couleurs chaudes, donnent à voir deux animaux très anthropomorphisés, d’emblée sympathiques pour le lecteur, dans des décors soignés, qu’il s’agisse de la nature luxuriante ou de la maison très confortable de Taupe.

Trois histoires courtes, enlevées, pleines d’optimisme et de joie de vivre pour conforter le sens de l’amitié et aiguiser le regard sur le monde.

Poussin

Poussin
Davide Cali, David Merveille
Sarbacane, 2019

Par Anne-Marie Mercier

«  à tous ceux qui rêvent de devenir de grands auteurs »

Dans cet album très drôle, il y a de  grands sujets : comment devient-on écrivain ? Et écrivain pour enfants ? Qu’est-ce que la vocation, l’inspiration, et que pèsent ces mots face à l’édition, à l’économie, à la loi du marché ?
Le héros de cette histoire veut depuis son enfance devenir écrivain, il sent qu’il en a la fibre, s’imagine un destin. On le voit faire plusieurs tentatives, se remettre sans cesse à l’ouvrage, persuadé chaque fois d’avoir créé un chef-d’œuvre, et découragé par les refus successifs des éditeurs auxquels il envoie ses romans.
Pour se venger de l’un d’eux qui lui a écrit qu’il fallait « simplifier son écriture », il envoie un torchon absurde, avec un héros idiot et banal (un poussin), illustré par ses soins, c’est-à-dire n’importe comment. Poussin fait du ski est un succès, il y a des suites, malgré ses tentatives pour décourager l’éditeur : Poussin fait un gâteau, Poussin fait du vélo, Poussin fait pipi au lit, etc. L’écrivain est invité dans les écoles, à l’étranger. Poussin est adapté à la télévision, fait vendre des produits dérivés et est traduit en 60 langues. L’écrivain apprivoise peu à peu sa créature et son succès en voyant ce qu’il apporte à ses petits lecteurs : la joie partagée, l’amitié d’un héros récurrent placé dans des situations simples.

L’album réussit à être à la fois une satire très drôle du monde des séries populaires pour enfants et à poser des questions graves sur ce qu’est l’écriture, la création, et la réception de ces œuvres.

Feuilleter sur le site de Sarbacane.

La petite boîte

La petite boîte
Yuichi Kasano, Diane Durocher (trad. du Japonais)
L’Ecole des Loisirs, 2021

La moufle, euh, non… la boîte

Par Christine Moulin

On ne compte plus les adaptations du conte slave La moufle. En voici une pour les tout-petits, de format carré, en carton résistant, qui met en scène non pas une moufle, mais un objet très riche, fantasmatiquement: une boîte!
L’histoire par accumulation est courte: peu d’animaux se présentent pour entrer dans la boîte et pour que cela aille plus vite, certains, tels les canards, viennent trois par trois. Ces animaux sont des classiques du répertoire de la maternelle: renard, élan, canards, donc, et ours. La situation est réduite à sa plus simple expression: on ne sait pas vraiment pourquoi tout le monde veut entrer dans la boîte, les conditions météorologiques ne semblant jouer aucun rôle, à la différence de ce qui se passe dans le conte originel. Pour le plaisir, sans doute?
Mais malgré ce dépouillement, cet album a de nombreux atouts: les animaux sont très mignons, avec leurs grands yeux malicieux, leur bouche souriante et leur expression très lisible. Le texte est varié: la narration est animée par des onomatopées et des dialogues enlevés.
Ce qui peut surprendre l’adulte qui connaît l’histoire, c’est la fin: la boîte n’explose pas, si bien que l’on peut chercher une nouvelle interprétation. Cela signifierait-il que l’on peut toujours accueillir autrui, même si les conditions matérielles ne semblent pas favorables? L’air réjoui des animaux, sur la dernière double page, laisse entendre que même serrés, on est bien, ensemble.