Le Livre de Perle

Le Livre de Perle
Timothée de Fombelle
Gallimard jeunesse, 2014

Entrelacs

Par Anne-Marie Mercier

« Je glissais dans une barque entre les aulnes et les peupliers. Les feuilles des nénuphars se laissaient écraser par la coque du bateau, mais les fleurs ressortaient de l’eau comme des bouchons après mon passage. Des libellules se posaient sur les rames. J’avais l’impression de remonter vers une source » (p. 221)

Les romanlelivredeperles de Timothée de Fombelle ont beau être tous différents, ils ont en commun un même fond de nostalgie, dans tous les sens de ce mot : ses héros ont été un jour chassés d’un lieu sûr et aimant, un paradis de plaisirs simples qui est souvent celui de l’enfance. Ils errent à la recherche d’un passage qui les ramènera chez eux et entretemps se terrent dans un refuge secret. Ils se cachent, de peur d’être démasqués et éliminés pour ce qu’ils sont : les représentants d’un royaume, d’une époque, ou d’un peuple idéal, des porteurs d’espoir.

Le – ou plutôt les – héros du Livre de Perle sont hantés par ce désir de retour : deux êtres féériques chassés de leur monde dans le nôtre, qui ne croit pas aux fées, deux amoureux séparés ; avec eux, un humain hanté par le souvenir d’un premier chagrin d’amour et d’un épisode étrange, comme un rêve, dans lequel il rencontre celui qui se fait appeler Perle – Ilian dans le monde du conte. Tous les personnages marchent au chagrin comme d’autres à l’ambition ou à la quête d’un désir : c’est leur moteur, leur allié, leur guide. Chagrin de la séparation, du deuil, de l’abandon, du mésamour, il se décline dans chaque épisode.

Ce chagrin est le chemin de leurs quêtes. Perle cherche MagasinZinzindes preuves de son existence antérieure, objets étranges ou sortis de contes de fées à l’image de ceux du Magasin Zinzin de Frédéric Clément. Chaque objet est un peu comme ces petites choses que l’on conserve pour garder vivant le souvenir et arrêter ainsi le cours du temps, un rêve d’éternelle jeunesse. On les conserve, on les emballe précieusement, comme les parents adoptifs de Perle, puis lui-même lorsqu’il prend leur place, emballent les guimauves dans le magasin parisien qui est au cœur du roman. Ils les plient dans un papier de soie orné d’une couronne, celle du prince déchu qu’est tout être sorti de l’univers merveilleux de l’enfance. Les valises entassées par Perle témoignent du désir de sauver de l’oubli ce qui est l’évanescence même, les souvenirs du temps passé comme les objets féériques.

Mais ce livre n’est pas pour autant un conte de fées : Perle traverse les rafles, la guerre, le camp de prisonniers, la résistance, les réseaux de collectionneurs fous; il travaille et parcourt le monde à la recherche de celle qui est toujours à côté de lui, son Eurydice qui ne peut se dévoiler sans disparaître à jamais.

Le livre est tissé de la recherche de ce qui fuit, comme un rêve récurrent dont on essaie désespérément de renouer les fils, persuadé que le destin y est inscrit et qu’il dévoilera le secret après lequel on court. Il est composé ainsi, chaque chapitre donnant une bribe de l’histoire, dans des temps et lieux différents, donnant l’impression que des fils se dénouent lorsque d’autres se nouent. La hantise d’une histoire commencée, qu’on n’arrive pas à finir et qui de ce fait menace le monde (un peu comme dans L’Ecoute aux portes de Claude Ponti) trouve son remède dans la fiction c’est elle qui permet de redonner un sens, de lier ce qui est rompu, et de revenir dans le paradis perdu, celui de l’enfance et celui des contes.

Tout cela est porté par une poésie au charme particulier et insaisissable, à l’image de l’eau qui parcourt tout le récit : n’est-ce pas après une source que les personnages masculins courent ? source d’eau, source des récits, « mer des histoires »…

Prix Pépite à Montreuil 2014, bien mérité !

 

Sœurs sorcières

Sœurs sorcières
Jessica Spotswood,
Traduit (Etats unis) par Rose Marie Vassalo et Papillon
Nathan, 2013 et 2014

Comment améliorer une œuvre ratée?

Par Anne-Marie Mercier

Connaissez-vous Imitation, la parodie de Twilight, parue Soeurs sorcièreschez Castelmore (filiale de Bragelone) en 2010 (au fait il y a aussi Hamburger Games, du même « auteur », The Harvard Lampoon) ? C’est assez drôle, vite lassant puisque c’est un concentré de tout ce qui est pesant dans Twilight. Eh bien, en lisant la moitié du premier volume de Sœurs sorcières et quelques pages du deuxième, j’ai eu l’impression d’entrer dans le même type de pastiche, tant j’y retrouvais, en plus dense, ce qui m’avait agacée dans Twilight (que j’ai par ailleurs lu jusqu’au bout avec… un certain intérêt) : les dialogues nous donnent l’impression d’être dans un sit-com pour ados : sentiments explicités, imitationrévoltes idem, etc.

L’auteur ne nous passe aucun détail. J’aimerais comprendre les raisons de ce déferlement d’adjectifs dans la littérature ados : sont-ils jugés incapables de visualiser une histoire sans cela ? La narratrice (ou plutôt l’auteur) veut-elle nous convaincre du fait que le film qui sortira immanquablement de son livre est tout prêt à filmer ?  On ne nous cache rien, pas même la couleur des canapés. Quant à celle des robes, le moindre accroc compris, on en comprend mieux la raison : un statisticien nous dira un jour combien de signes ont été consacrés aux robes en littérature ado pour filles – parce que, tout en étant féministe à fond, ce livre est fait uniquement pour les filles, ça saute aux yeux dès la couverture.

Féministe donc : les griefs contre les hommes sont ressassés longuement de façon répétitive. Seules les femmes ont des « pouvoirs », du moins certaines. Les autres sont des bécasses qui méritent le sort qui leur est fait. Certes, c’est un monde imaginaire, certes, le machisme (la phallocratie comme on disait autrefois) règne : cette série est une uchronie qui se passe au début du XXe siècle, 200 ans après la destruction du pouvoir des sorcières qui régnaient à Salem sur toute la Nouvelle Angleterre. Une Confédération Inde-Chine contrôle l’ouest de l’Amérique, tandis que le sud du continent est dominé par par l’Espagne (ceci occupe trois lignes non développées dans les 150 premières pages du premier volume, je ne m’étonne pas qu’une jeune blogueuse française puisse écrire que ça se passe au 17e siècle). L’humour de l’auteur fait que, dans ce monde, Dubaï est le lieu de la liberté et de l’émancipation des filles.

Dommage : il y avait de quoi faire une belle série autour du destin de sœurs d’âges différents et de caractères opposés (on en connait de beaux exemples), de prophéties annonçant leur domination future (idem), de pouvoirs qui mal contrôlés deviennnent maléfiques, de révolte contre des sectes inquiétantes… et une uchronie aux caractéristiques intéressantes. Mais le livre m’est tombé des mains, me laissant l’impression qu’un bon relecteur aurait dû en biffer les deux tiers pour laisser l’intrigue, plutôt intéressante, se développer à un bon rythme (comme Twilight) et faire oublier les faiblesses du style.

Un résumé plus développé de l’intrigue et un avis plus positif sur le blog Un jour un livre

 

 

Flame (Mission Nouvelle terre, t. 3)

Flame (Mission Nouvelle terre, t. 3)
Amy Kathleen Ryan
Le Masque (MSK), 2014

Gravité dans la SF interstellaire

par Anne-Marie Mercier

Après Glow (flame2012) et Spark (2013), avec une belle régularité de publication, nous arrivons au feu d’artifice de Flame. Ce troisième volume donne la fin des aventures de Waverly, Kieran et Seth à bord des deux vaisseaux spatiaux qui emmènent les survivants de la terre vers une nouvelle planète.

Les tomes précédents avaient mis en lumière les conflits de pouvoirs et les rivalités amoureuses des adolescents ; le troisième montre qu’ils ne sont que des enfants au regard de ce dont sont capables les adultes et que l’on doit mesurer sa confiance, tout en étant capable de l’accorder à qui il faut et quand il le faut… c’est-à-dire rarement. La place et le rôle des adultes sont variés et originaux (les parents sont morts, ou en prison, ou abrutis par un traitement chimique), les relations entre adolescents complexes, la place de la religion est à la fois forte et critique ; enfin, celui qui s’intéresse le plus au s9782702436295ort des plus jeunes est un garçon, pas du tout efféminé pour autant.

Les péripéties ne manquent pas, mais l’un des mérites de cette série est surtout d’envisager la colonisation de nouveaux espaces en s’intéressant au trajet plutôt qu’à l’arrivée. Il n’y a pas de sauvages à combattre, mais quantité de traîtres et de fous parmi les civilisés. Enfin, elle propose un micro-monde, un peu comme une île (ou plutôt deux îles) avec les deux immenses vaisseaux, une nouvelle version de l’arche de Noé transportant toute la flore et la faune de l’ancien monde, comportant des champs, des forêts, mais sans la mer, mer qui apparaît à la fin du dernier volume.

Le Petit Principe

Le Petit Principe
Eva Almassy

L’école des loisirs (neuf), 2014

Un Petit Prince pour le XXIe siècle

Par Anne-Marie Mercier

Les réécLe Petit Principeritures ne sont pas toujours intéressantes en elles-mêmes, à quelques exceptions près (J’étais un rat de P. Pullman, L’Enfant Océan de JC Mourlevat…), et certains ouvrages semblent difficiles à imiter; Le Petit Prince est de ceux-la. On connaît d’ailleurs une série calamiteuse, à éviter, comme je l’écrivais dans une chronique de 2011. Mais il y a de bonnes surprises, comme le livre d’Eva Almassy.

L’idée de transposer la rencontre dans l’espace est belle ; elle est évidente après coup comme toutes les bonnes idées : le désert a été galvaudé aujourd’hui, survolé en hélicoptère, sillonné de 4×4. Il n’est plus dans notre imaginaire le lieu de la solitude absolue et sans remède ; l’espace interstellaire (oui, le film du même nom qui vient de sortir, et Gravity, le montrent bien) l’a remplacé. Donc, le narrateur, sorti de sa navette en scaphandre d’astronaute, répare sa machine, clef à molette en main. Arrive un enfant… et le dialogue s’engage entre l’adulte, agacé puis curieux, et l’enfant, perdu et questionneur. Il a voyagé de trou noir en trou noir, échappé aux requins de l’espace, et a fait des rencontres.

Les personnages du Petit Prince (dont on peut se demander s’ils signifient toujours quelque chose aux enfants, tant ils sont loin de leur monde, comme l’allumeur de réverbères) sont remplacés par d’autres, tout aussi étranges mais plus proches : professeur de physique, psychologue, adepte de sports extrêmes, magasinier, directeur de casting, ces personnages adultes ou adolescents sont tous pris dans des logiques absurdes et aveugles. Le petit Principe (je vous laisse découvrir la raison de son nom) rencontre même le temps, qui lui apparaît sous différentes formes illustrant la relativité de cette idée, et son importance pour les enfants : ainsi la réflexion sur le temps est au cœur du livre : temps perdu ou gagné, temps gâché ou rempli, temps donné ou temps volé.

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C’est une belle réussite, écrite dans une marquèterie de styles oraux, chaque personnage ayant le sien, le narrateur inclus, un livre attachant et étrange. Les illustrations de Thanh Portal, proches de l’esprit de celles de Saint-Exupéry, plus encore que celles de Sfar, sont parfaites pour accompagner ce joli livre.

Voir aussi l’album Le Pilote et le Petit Prince. La vie d’Antoine de Saint-Exupéry
Peter Sís (Grasset Jeunesse, 2014)

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http://www.lietje.f

 

r/2014/10/24/le-pilote-et-le-petit-prince-la-vie-dantoine-de-saint-exupery

 

 

Et bientôt,… La Petite Princesse de Saint-Ex de Pef.

La Marque des soyeux

La Marque des soyeux
Laura Millaud

Balivernes éditions (carabistouilles), 2014

Rapetassage lyonnais

Par Anne-Marie Mercier

Il y a dansla-marque-des-soyeux ce petit livre de très bonnes intentions : il s’agit à la fois de dire que le handicap ou la différence ne doivent pas être des obstacles à l’intégration, qu’il faut lire et s’intéresser à l’histoire, notamment à celle de la région dans laquelle on vit, et tout particulièrement aux histoires exemplaires en termes de luttes pour la liberté et la dignité des humains, etc. Ici, c’est l’histoire de la révolte des canuts (1831) qui est mise en scène grâce au voyage dans le temps du héros. L’information historique est sérieuse, et la volonté pédagogique évidente, à travers des passages explicatifs qui permettent de voir les différentes professions des ouvriers en soie et leurs justes revendications.

Tout cela est agrémenté comme une potion qui serait sans cela trop amère : l’auteure propose une histoire proche des lecteurs : le héros a leur âge, vit à leur époque et fréquente une école où il est maltraité en tant que « nouveau » et à cause de sa tache de vin ; il est solitaire et se réfugie dans la lecture, mais reviendra dans la « vraie » vie à la fin du roman grâce au sourire d’une fille et à la pratique du karaté). Ajoutez une pincée de fantastique (c’est à la mode) : le héros est propulsé dans le temps grâce à un livre magique (pris à la bibliothèque, quelle chance : les livres magiques sont partout).

Mais hélas, la sauce ne prend pas : le voyage dans le temps est une facilité usée, les dialogues sont plats, les situations artificielles, les relations caricaturales. C’est dommage : les jeunes lecteurs ont droit à autre chose, même dans le cadre du roman à visée didactique. Les pages réussies de l’ouvrage sont la-tache-de-vin-le-prince-eric-iii-3-illustrations-pierre-joubert-de-serge-dalens-890092012_MLdans la partie historique ; l’emballage réaliste et moderne ne tient pas. Quant au fantastique, s’il est de pure commande sur le plan du voyage dans le temps, l’origine de la tache de vin (empruntée au volume portant ce titre dans la série du Prince Eric de Serge Dalens ?) est jolie et donne un peu d’épaisseur à l’histoire ; elle est aussi une invitation à accepter son passé et ses origines, quoi qu’en pensent les autres. C’est donc pour une moitié un documentaire qui n’est pas sans intérêt, mais un roman décevant – et pourquoi ce titre, si les « soyeux » sont les négociants et pas les ouvriers ?

Lyra et les oiseaux

Lyra et les oiseaux
Philip Pullman
Gallimard, 2007 (réédition de 2004)

Spin off

par Christine Moulin

lyra oiseauxCeux qui ont aimé la trilogie A la croisée des mondes vont aimer le parfum de nostalgie qui se dégage de ce petit livre: on y retrouve, en effet,  certains personnages comme Will ou Astrid, et bien sûr, Lyra, des objets merveilleux comme l’aléthomètre, mais surtout les daemons et le lien si touchant les unissant à leurs humains. D’ailleurs, c’est bien un daemon qui est au cœur de l’intrigue, puisque le récit démarre quand Lyra vient en aide à un oiseau qui se révèle être un daemon de sorcière. Ce mince roman a l’avantage (en y ajoutant de magnifiques fac-similés, qui rendent délicieusement poreuse la frontière entre réalité et fiction),   de mettre à la portée des plus jeunes l’univers de Pullman. Le prix à payer est une certaine frustration : l’histoire, qui n’a pas vraiment eu le temps de s’installer, s’achève un peu brutalement. La magie opérait de nouveau et… c’est fini.

 

La cité, tomes 2 à 5

La cité, tomes 2 à 5
Karim Ressouni-Demigneux

Rue du Monde, 2014

Ce n’était pas un livre, Jonathan. C’était un monde.

Par Christine Moulin

tome 5 cité[Rappel : chronique du tome 1].

Voilà, c’est fini. J’aimerais, bien sûr, à l’instar des joueurs de « La Cité » qui, à peine sortis du jeu, se précipitent sur les forums pour en parler, prolonger la magie et l’illusion, en commentant, en revenant en arrière, en vérifiant. Mais comment le faire sans « spoiler », comme on dit maintenant?

Essayons quand même. Sachez d’abord que ceux qui ont tremblé tout au long des tomes de cette pentalogie en priant pour que l’auteur ne se prenne pas les pieds dans le tapis (on en a vu, et des plus grands, tel Herbert, se perdre dans  les méandres qu’ils avaient eux-mêmes créés) peuvent être rassurés. Les explications arrivent, satisfaisantes et surprenantes à souhait (ah, certaines phrases coups de poing à la fin de certains chapitres…)

Mais si Karim Ressouni-Demigneux n’avait écrit qu’un scénario bien ficelé, cela n’expliquerait guère la fascination que peuvent exercer ses cinq livres. Je suis sûre de ne pas arriver à la mettre en mots, mais de nouveau, essayons quand même.

Il y a d’abord l’extrême sophistication de l’entrecroisement des thèmes. Pour qui aime les jeux sur le même et l’autre, ces romans sont de vrais bonheurs. Nous suggérant lui-même quelques clés de lecture, l’auteur multiplie, dans le monde virtuel où évoluent ses personnages, des motifs qui nous alertent, nous encouragent à nous interroger: dans un univers qui est lui-même le double du nôtre, il parsème le parcours labyrinthique de ses héros de représentations, pour nous perdre, finalement, dans un jeu de reflets. On ne compte plus les miroirs, les photos, les enregistrements vidéo, les écrans, les tableaux, les commentaires de commentaires, les mises en abyme de toutes sortes, sans compter les jumeaux, innombrables. Les cinq livres deviennent alors semblables aux boîtes noires qu’utilise Little King, un magicien admiré par Thomas: ils finissent par nous enjoindre de nous connaître nous-mêmes et d’affronter nos peurs cachées. Le choix est vaste: ce peut être le deuil, l’abandon, la quête d’identité, la trahison, le dégoût de soi, les blessures d’amour ou d’amitié, tout aussi cruelles, la lâcheté, et puis, évidemment, le temps, le temps compté, le temps qui manque (comme elle est bien rendue, l’angoisse du joueur, qui doit, quand même, se résoudre à rejoindre la réalité mais qui voudrait encore régler ce problème, aller voir si…, vérifier que…) mais aussi le temps qu’on perd, le temps perdu, le temps retrouvé. La liste est longue, à la mesure de la richesse des situations auxquelles sont confrontés les héros. Cependant, la cohérence de l’édifice est telle que jamais on n’a l’impression que les questions soulevées, souvent ancrées dans les interrogations d’aujourd’hui (l’affaire Snowden, par exemple), apparaissent artificiellement: elles participent à la logique de l’ensemble et sont prises dans un réseau qui en justifie l’émergence.

Mais tout cela pourrait se réduire à un simple jeu intellectuel (ce qui est la tentation pour certains joueurs de la Cité). Il n’en est rien car nous nous attachons progressivement aux personnages, qui assument à tour de rôle la narration. Ce procédé autorise, bien sûr, comme dans tout roman choral, un jeu sur les points de vue mais celui-ci est doublé par les caractéristiques des règles de la Cité, qui octroient des pouvoirs particuliers aux joueurs et leur permettent de découvrir, sous certaines conditions, des éléments qu’ils n’avaient pas perçus au premier abord (arrrgh!… ne pas spoiler!). Tout cela oblige le lecteur à sans cesse douter et changer d’avis sur les héros, aussi opaques et changeants que n’importe qui dans la vraie vie (non, mais la vraie, pas la vraie qui est décrite dans le livre…). Ils en deviennent humains, proches, à l’instar de leurs avatars dans la Cité, ce qui nous amène à nous demander : qu’est-ce qui fait, vraiment, au fond, l’identité de quelqu’un ?

Dans ce qui fonde la fascination exercée par ces romans, il y a aussi le propos même, qui s’épaissit et s’éclaircit au fil des pages. Loin de vouer aux gémonies les jeux vidéo et Internet, l’auteur en fait éprouver les charmes (au sens magique du terme) et les potentialités. C’est une des forces de cette série, que l’on peut aussi interpréter (enfin, c’est ainsi que je l’ai lue) comme une déclaration d’amour à ce que peuvent apporter les univers virtuels: « […] la technologie informatique peut nous libérer, nous enrichir, nous cultiver. […] les jeux vidéo ont été le lieu de mon épanouissement. J’y ai découvert des plaisirs inouïs, des mondes nouveaux ». C’est donc aussi une dénonciation de ceux qui les dévoient mais sans manichéisme: accuser les marchands, ce serait simple et convenu. C’est plus compliqué, plus touchant, aussi.

Il y a enfin le jeu avec la littérature déjà là : Victor Hugo y tient une place de choix. Loin d’être réduit, comme souvent, à la figure de l’aïeul à barbe blanche promue par la Troisième République, il est évoqué par la présence permanente et discrète de la grande oubliée, Juliette Drouet, et par des extraits qui sortent des sentiers battus. Les mythes sont aussi convoqués: celui de Dédale et d’Icare, par exemple. Mais la culture « geek » est tout aussi bien représentée, ce qui donne raison, sans prêchi prêcha, à ceux qui refusent les frontières entre les différentes formes de culture: les Ombres rappellent les histoires de zombies, Wow est régulièrement évoqué, Le Seigneur des anneaux, etc. Toutes ces allusions réalisent finalement le rêve d’un des personnages (non, je ne peux pas vous dire qui c’est) : rapprocher, créer des communautés, des appartenances, sans exclure, favoriser les découvertes et le partage. « Internet, jeux, informatique, toute cette culture mérite que nous nous battions pour elle, car elle permet d’immenses choses » (tome 5, p.221).

Vous l’avez deviné : la complexité n’est pas complication. Le style reste simple mais exigeant. La lecture ressemble à ces pages blanches, que découvrent différents personnages dans plusieurs endroits de la Cité, pages où ils voient parfois apparaître des révélations qui s’effacent bien vite pour en laisser apparaître d’autres, tout aussi énigmatiques. Les joueurs passent leur temps à faire des recoupements, des rapprochements, des listes, des hypothèses, pour essayer de comprendre quel est le but du jeu auquel ils jouent: croyez-le si vous voulez mais je me suis surprise à faire la même chose, tout en lisant!  Karim Ressouni-Demigneux a en quelque sorte inventé, du moins me semble-t-il, une écriture adaptée à notre temps, ludique (mais on est loin des simples livres dont nous serions le héros) et réticulaire (ses effets d’annonce sont redoutables…), sans que pour autant elle se réduise à une simple tentative expérimentale: il s’agit bien d’éprouver les pouvoirs de la littérature, au service de ce qui a toujours été son fonds de commerce, si j’ose dire, les émotions et la quête de nous-mêmes. On comprend alors que la page finale ne pouvait être que ce qu’elle est.

L’île du temps perdu Silvana Gandolfi

L’île du temps perdu
Silvana Gandolfi
Traduit (italien) par Faustina Fiore
(Les Grandes Personnes), ‘2014

Le temps en conserve

Par Anne-Marie.Mercier

Où vont tous cesL’île du temps perdu objets perdus, ces souvenirs égarés, ces heures « perdues », car inutiles ? Silvana Gandolfi donne une belle réponse : sur l’île du temps perdu.

Deux enfants y échouent après s’être perdues lors d’une visite de classe dans une mine. Elles découvrent une île peuplée essentiellement d’enfants (on pense à Sa Majesté des mouches et on frémit, comme elles frémissent devant la bizarrerie de ces bandes et leurs façons). La suite est passionnante autant qu’originale.

On découvre peu à peu la spécificité de ce lieu, ses dangers, ses liens avec le monde actuel et la nécessité de savoir perdre son gandolfitempstemps… Belle leçon pour tous !

Ce livre est une réédition: il avait paru en 2004 dans la belle collection de romans en grands formats de Seuil jeunesse.

 

 

 

 

Animorphs (vol. 5, Le Prédateur)

Animorphs (vol. 5, Le Prédateur)
K. A. Applegate

Traduit (américain) par Noël Chassériau
Gallimard Jeunesse (Grand Format), 2014

Noé dans l’espace

Par Matthieu Freyheit

CinquièAnimorphsvolme tome d’une série forte de quarante-huit épisodes, publiée au milieu des années 1990.

On ne peut que saluer la réédition par Gallimard de cette œuvre devenue un classique du genre en littérature de jeunesse, série-fleuve de la métamorphose. Ce n’est pas pour rien sans doute, au vu du succès actuel de la thématique, que la série Animorphs continue d’être lue. Mais le sujet ne fait pas tout : claire, efficace, l’écriture de Katherine Alice Applegate a surtout l’intelligence d’une certaine neutralité, évitant d’être trop strictement marquée par le style des années 1990. Et dans un domaine éditorial où ‘devenir classique’ est encore une notion à étudier, la pérennisation qu’assure cette réédition ne peut que nous intéresser.

Du côté de l’histoire, par conséquent, rien de tout-à-fait neuf : la guerre menée contre les répugnants Yirks bat son plein, et le lecteur est ici amené à partager les doutes qui habitent l’un des héros, Marco. Et, toujours, une belle suite de métamorphoses, ici singulièrement variées, jusqu’à souffler l’idée d’une arche parodique d’animaux pris au piège d’un vaisseau ennemi.

E-machination

 E-machination
Devenez le héros dont vous rêviez
Arthur Ténor
Seuil,  2013

 

 Entre virtuel  réel

Par Maryse Vuillermet

 

 

 

e-machination image Comment résister au nouveau jeu Héros ? En effet, il vous propose, moyennant une coquette somme et l’achat d’un matériel hautement sophistiqué,  de devenir le héros dont vous aviez toujours rêvé : un petit peu de vous et beaucoup de traits de vos héros préférés au cinéma ou dans les jeux vidéo. Lucile, jeune professeur timide et en mal d’amour, est devenue dans le jeu, Luciole, une superbe combattante à la plastique de rêve, Clotaire, geek terne à la vie ennuyeuse, devient Compagnon d’Ambre, un magnifique guerrier. Leurs avatars sont envoyés en mission dans le jeu, se rencontrent et se plaisent. Mais le lendemain, dans la vraie vie, ils lisent dans la presse que le crime commis dans le jeu a vraiment eu lieu.

Que faire ? Comment comprendre cette horreur qui les rend criminels ? Qui les a manipulés ? Pourquoi ? Contre les règles du jeu, ils vont se rencontrer dans la vie réelle, et former un couple de rebelles, de résistants.

Avec d’autres résistants ? Mais comment les reconnaitre, les réunir ? Ils doivent se méfier de tous !  Le maitre du jeu les a d’ailleurs condamnés à mort !

Le mélange vertigineux de réel et de virtuel est habile et le lecteur plonge avec les personnages dans un monde halluciné et dangereux : peur d’être tué, et surtout de perdre la raison !

Chemin faisant ces deux solitaires apprennent l’amitié, l’amour, la confiance, le vivre ensemble, et la solidarité, finalement, ce n’est pas si mal.