La Terre rouge a bu le sang

La Terre rouge a bu le sang
Jean-François Chabas
Éditions courtes et longues, 2024

L’Australie, des premiers jours jusqu’aux derniers

Par Anne-Marie Mercier

Pour fêter le début du salon de Montreuil 2024 (auquel je ne pourrai pas me rendre cette année, le Covid ayant encore frappé), je vous propose un texte étonnant et fascinant, beau et utile aussi.

Les romans de Jean-François Chabas provoquent toujours une surprise. C’est chaque fois la même qualité, le même beau style fluide, parfois discrètement poétique, le même attachement au vivant, les mêmes qualités d’intrigue, mais il y a toujours autre chose. La première surprise tient au nombre de page du volume : 390, je pense que c’est un record chez lui (mais je n’ai pas tout lu, tant il y a de titres, plus de 90 dit la quatrième de couverture). Une autre tient au changement d’éditeur : lui qui a tant publié à L’école des loisirs se trouve maintenant aux Éditions courtes et longues chez lesquelles il n’avait jamais rien publié jusqu’ici.
Il faut dire que ce texte étonnant avait sans doute besoin de marquer sa différence. L’auteur a déjà parcouru presque tous les genres, peut-être tous d’ailleurs (sur lietje vous trouverez des chroniques d’histoires de sorcières, d’histoires d’animaux, de romans de l’ouest sauvage…), et le voilà en train d’en rejoindre un autre ou plutôt d’en croiser plusieurs autres.  Cela tient à la SF car les deux personnages principaux sont des envoyés d’une autre planète ; cela tient du roman historique car ils arrivent sur terre au début du neuvième siècle, se font connaitre sous forme humaine au seizième, et accompagnent l’humanité jusqu’au vingt-deuxième siècle. C’est aussi un roman ethnologique et écologique : tout se passe en Australie ; on y apprend beaucoup sur le continent, son relief, son climat, sa flore, sa faune (du requin au crocodile en passant par la souris, les papillons et bien d’autres, sans oublier bien sûr les kangourous de toutes sortes) ; on découvre différents peuples, ceux que l’on nomme aborigènes pour simplifier, leurs langues leurs coutumes, leur histoire et surtout leur humanité. C’est enfin un roman politique qui dénonce les méfaits (le mot est faible) de la colonisation de ce continent et l’attitude des blancs encore et toujours à l’égard des descendants des peuples autochtones. Enfin, c’est un roman écologique : les deux personnages mystérieux que sont Minga (ce qui signifie fourmi en wajarri) et Bimbarlulu (pélican) prennent tour à tour la parole, s’adressant aux humains du futur, pour raconter la vie du peuple qui est devenu le leur et la lente dégradation de leur milieu de vie, jusqu’aux incendies gigantesque du vingt et unième siècle et au-delà, jusqu’au vingt-deuxième siècle… et pour maintenir le suspense je ne vous dis pas la fin.
Malgré cette allure un peu disparate, le roman reste un roman, une histoire humaine d’amour et de violence, de fidélités et de tensions : les deux envoyés de l’espace (on ignorera longtemps la raison de leur venue) racontent, chacun avec son tempérament. C’est celui qui s’est incarné en homme en ayant pris involontairement un peu de la fourmi, Minga, qui commence. Minga est calme, doux, il n’oublie jamais pour quoi il est là. Il est aimant aussi et se prend d’une affection immense pour un petit garçon un peu étrange. Bimbarlulu créée femme est imprévisible et violente, indisciplinée (une nouvelle Eve ? mais puissante). Elle commet plusieurs choses interdites : tuer pour le plaisir, tomber amoureuse et avoir un enfant d’un humain, massacrer les premiers blancs qui attaquent le peuple de celui qu’elle aime, et ce n’est qu’un début. Minga raconte les débuts : leur croissance en tant que graines semées dans le désert (sept siècles durant) et leur assimilation des connaissances et langues locales. C’est lent, passionnant et poétique. Les relations avec le peuple du Rêve qui les protège en ne révélant pas leur présence au long des siècles sont complexes : ils sont craints, on cherche à les utiliser, on ne comprend pas pourquoi ils n’ont pas renouvelé chaque fois que cela avait été nécessaire le grand massacre du début. Leur longévité et leur mémoire infinie tissent des relations riches avec tous les descendants d’aborigènes dont ils ont connu les ancêtres.
L’auteur parvient à mener de front intrigue romanesque et aspect encyclopédique, revendication et émerveillement. Chaque étape franchie dans la connaissance de ces êtres si humains que sont Minga et Bimbarlulu nous les rend attachants, jusqu’à ce que leur mission se dévoile peu à peu. L’intrigue parfaitement maitrisée soutient un roman extrêmement ambitieux qui mêle beaucoup de thèmes avec une grande cohérence. Il met au premier plan, sans didactisme mais sans voiler la vérité, le pillage et le massacre des peuples premiers d’Australie. En postface, on peut lire un texte du navigateur James Cook (1728-1779) en anglais et en français, généreux et lucide. Il est suivi par le texte de son commentaire par un auteur du XIXe siècle qui le trahit. On y voit les mensonges des colonisateurs du dix-neuvième siècle et les origines d’une culture installée sur une culture du mépris.

Enfin, ce gros livre est aussi un beau livre. Sa couverture reprend les motifs de l’art premier de ce pays, motifs et couleurs que l’on retrouve sur la tranche : un peu de désert entre les mains…

 

Le Soleil se lèvera demain

Le Soleil se lèvera demain
Aurélie Massé

Editions Slalom, 2024

Cinq voix, un espoir

Par Pauline Barge

Alexis, Nadia, Théodore, Camille et Jules ne se connaissent pas. Ils ne se sont jamais rencontrés auparavant. Pourtant, ils se retrouvent là, tous les cinq, dans ce lieu désert et effrayant. Alors ils se posent des questions. Que font-ils là, dans cet endroit à l’allure d’un vieux réseau de métro ? Pourquoi sont-ils ensemble ? Mais surtout : qui a bien pu les réunir ? D’abord méfiants les uns envers les autres, ils finissent par se parler. Petit à petit, chacun raconte des morceaux de sa vie. Ils expriment leurs peines, leur désespoir, leur mal-être. Dans ces couloirs inhospitaliers, l’amitié s’installe se répand. Ils s’aident, s’écoutent, se pardonnent. Ensemble, ils affrontent ces douleurs qui les rongent tous différemment.

Dans cette sorte de huis clos en trois parties, Aurélie Massé explore l’adolescence et toutes ses difficultés. Elle livre une histoire bouleversante, qui touche au plus profond de soi. On s’attache aux personnages, tout aussi émouvants les uns que les autres par leurs caractères bien à eux. La narratrice ne mâche pas ses mots. Elle est percutante et franche, ce qui prend au cœur. Si on se révolte avec ces adolescents, on veut aussi les rassurer, être avec eux dans cet endroit repoussant, leur murmurer des « je suis là ». L’autrice a réussi à faire passer un message puissant, avec une plume à la fois pleine de violence et de poésie.

Les thèmes abordés sont lourds. Pourtant, il faut parler de tous ces sujets que sont le harcèlement, l’homophobie, les troubles du comportement alimentaire, les violences sexuelles… Aurélie Massé arrive à trouver les mots justes pour parler à ses lecteurs. Son récit est un roman nécessaire, qui ouvre au dialogue et à la prévention. Un roman que les adolescents peuvent découvrir, pour se rendre compte qu’ils ne sont pas seuls. Pour qu’enfin ils puissent lire ces mots si justes : « Ce moment que tu traverses n’est pas l’éternité. Même si ta nuit te semble interminable, le soleil se lèvera demain. »

 

La Vieille Dame, le chat volant et le débarquement

La Vieille Dame, le chat volant et le débarquement
Didier Daeninckx – Bruno Pilorget
Rue du Monde 2024

80 ans après

Par Michel Driol

Pour ce second opus du Musée secret de Sami et Lola, les deux héros profitent de la journée où se débarrasse des vieilles choses inutiles mais qui peuvent encore servir pour prendre un vieux cartable. Ils y trouvent un cahier, avec de drôles de poèmes Le chat volant a décollé à minuit ou la langouste a bu son café, une drôle de pierre et un plan des souterrains du château. Souterrains qu’ils explorent, remplis d’inscriptions en allemand, avant de rencontrer la vieille dame à qui appartenait le cahier, durant l’occupation, et qui fut la plus jeune résistante.

On retrouve avec plaisir Sami et Lola, leur curiosité pour l’histoire, ainsi que les personnages secondaire (le grand père et la grand-mère de Lola), et toujours le décor du château du Fil d’Or, dont le nom sonne comme une métaphore de l’Histoire. L’enquête, cette fois-ci, conduit à découvrir la période de la seconde guerre mondiale, la façon dont des enfants pouvaient résister, prendre des risques, être porteurs de messages, au grand étonnement et émerveillement des deux héros.  Là encore, Didier Daeninckx se fait passeur de mémoire, autour de la figure de cette petite fille devenue vieille dame dans un EHPAD, qui raconte son enfance et ses engagements.

Ce second volume tient les promesses du premier, et rend sensibles et proches des faits historiques au travers des questions, des investigations, des rencontres menées par les deux jeunes enfants, découvrant avec une certaine naïveté et candeur des épisodes bien troubles de notre histoire nationale.

Lire la chronique du tome 1

Le Garçon aux dents sculptées

Le Garçon aux dents sculptées
Didier Daeninckx – Bruno Pilorget
Rue du Monde 2024

Sur les traces de l’Exposition Universelle de 1904

Par Michel Driol

Voici une nouvelle série proposée chez Rue du Monde par Didier Daeninckx. Le lieu : un château en Normandie, où se sont réfugiés des électrosensibles, dont le grand père de l’héroïne, Lola. En vacance chez ses grands-parents, elle y fait la connaissance d’un garçon de son âge, Sami.  Explorant le château, ils découvrent une boite en fer, contenant un arc indien miniature et la photo d’un jeune homme et d’un petit homme aux dents sculptées. Et les voilà sur la trace de l’origine de cette photo, découvrant le racisme qui prévalait à l’exposition universelle de Saint Louis, en 1904.

On retrouve là aussi bien les valeurs défendues par Didier Daeninckx que ses procédés favoris d’écriture.  Comme dans Cannibale, c’est le regard sur les peuples colonisés, et la façon de les exhiber dans des expositions (universelles, coloniales) que dénonce l’auteur. On y apprend ainsi comment Geronimo a terminé sa vie. On y découvre aussi le prix d’un homme… 2 kg de sel… C’est, bien sûr, documenté, et situé à hauteur d’enfant.  Quant aux procédés, c’est bien sûr l’enquête, à partir de traces que l’on cherche à comprendre. Enquête aussi menée à hauteur d’enfants qui questionnent, interrogent, dans un lieu où Internet est banni. C’est une belle idée car cela oblige les personnages à en rencontrer d’autres, sans se contenter de  recherches virtuelles. Le roman vaut aussi par la galerie de personnages secondaires porteurs de solides valeurs humanistes : la solidarité, l’accueil, l’ouverture aux autres.

Rien de didactique dans ce livre qui lève le voile sur des épisodes souvent occultés de notre histoire : le massacre des peuples indigènes, le colonialisme. Au contraire, un roman d’aventures, avec comme moteur des mystères à percer, des héros attachants auxquels on peut s’identifier, une fille pleine de courage et de volonté, un garçon sympathique. Et l’idée de constituer un musée au fil des enquêtes, pour mieux connaitre le passé et comprendre le présent. Un mot sur les illustrations en pleine page de Bruno Pilorget, qui aèrent l’ouvrage et donnent à voir, en alternance, les faits objets de l’enquête et les deux enquêteurs dont il montre la relation peut-être plus complexe que le texte ne le dit…

Reine de l’ouest

Reine de l’ouest
H. Lenoir
Sarbacane (« Roman Sarbacane »), 2024

Attention : explosif !

Par Anne-Marie Mercier

Quelle surprise ! Ce roman est un véritable feu d’artifice d’étonnements, de vivacité et d’insolence. On est prévenu dès le début, si on se donne la peine de tout lire : il est tout d’abord dédié « à tou.tes les neuroqueers qui aiment les pirates, les vampires et les cow-boys », lit-on avant le titre. La page suivante donne un « Avertissement »:

« Cet ouvrage contient des métaphores parfaitement ridicules ainsi que des scènes explicites. Parfois les deux en même temps. Le lecteur ou la lectrice est considéré.e comme averti.e. Toute ressemblance avec des personnages préexistants ne sera que le fruit d’une surabondance de clichés ».

Humour, autodérision, clichés, érotisme et déviances en tous genres sont parfaitement assumés. La page de titre donne comme sous-titre « un western dont vous êtes l’héroïne » : voilà pour le genre (littéraire) de base et la forme : c’est un livre contenant de nombreux parcours et chemins aléatoires. Il y a de multiples fins possibles aussi : dans l’une des séries, l’héroïne se marie après quelques petites péripéties et coule une vie tranquille dans les bois, ou bien… Personnellement j’ai fait un premier parcours de ce type, charmant mais donnant l’impression de passer à côté d’autres choses : il faut donc tirer plusieurs fils pour saisir toute la gamme des possibles. Mais quel plaisir qu’un livre qu’on peut reprendre encore et encore en étant toujours surpris.e et amusé.e.
L’autrice ayant décidé que, oui, la lecture est un jeu (Picard et Jouve, bonjour !), elle joue avec les genres aussi bien littéraires (western, roman d’éducation ou de formation, roman érotique, roman d’aventure…) qu’avec le genre : l’héroïne que « vous » êtes a des idées affirmées sur ce que c’est que d’être une femme, sur ce qu’elle peut, doit, veut, peut vouloir, être, etc., et elle fait un usage tantôt prudent tantôt débridé (pour ne pas dire déchainé) de sa liberté. On retrouve le goût de l’auteure pour les genres populaires. Elle avait dynamité magnifiquement le genre de la science-fiction avec Félicratie suivi de Battlestar botanica, une petite merveille, plus sage que celui-ci.
Tout commence comme un pastiche de roman pour jeune fille : ça se passe en Amérique, au XIXe siècle, « vous » avez laissé le chat de votre tante s’échapper et celle-ci, ne sachant plus quoi faire de cette orpheline encombrante, décide de la marier au plus vite ou de l’envoyer gagner sa vie comme institutrice à Cottonwood dans le Nebraska (ou infirmière dans le Montana, où il y a des ours et des trappeurs).
C’est le prologue (8 pages). Dès la fin du premier chapitre qui vous met dans le train (1 page et demie), vous devez choisir soit de parler à un charmant gentleman et alors d’aller vers le chapitre 12, soit de l’ignorer en jeune fille bien élevée et de vous rendre au chapitre 23. La suite dépend de vous : il y a mille possibilités et vous pouvez, selon vos choix – jeune fille bien élevée ou demoiselle audacieuse –, devenir institutrice et vous marier ou vivre une aventure torride avec le shérif, tomber amoureuse de la fille du maire, être enlevée par des hors la loi, devenir infirmière et épouser le docteur (ou pas), rencontrer des chercheurs d’or, frayer avec une tenancière de bordel, jouer (et gagner) au poker, etc.  C’est vif (les chapitres sont très courts et on saute vite d’une situation à une autre), drôle, tendre et coquin. L’héroïne que vous êtes se tire de toutes les situations tout en accumulant les bourdes. On jongle avec les clichés du western et on s’amuse beaucoup !

Reste la question de « l’explicite » en littérature de jeunesse. Certains diront «pornographie», d’autres diront que l’explicite n’est pas la pornographie et que de toute façon les jeunes sont de plus en plus tôt exposés à des images véritablement pornographiques, alors autant faire des contrefeux : dans les quelques scènes  effectivement explicites du roman, le sexe y est toujours joyeux, consenti, respectueux et cela n’a rien à voir avec l’atmosphère glauque des « New Romances » engluées dans les clichés d’une culture du viol. Mais rappelons-nous la polémique pour le gentil Tous à poil ! de Claire Franek et Marc Daniau (Editions du Rouergue, 2011) et le sérieux Bien trop petit de Manu Causse (Thierry Magnier, 2023), interdit à la vente aux mineurs par le ministre de l’intérieur. Ce livre, bien sûr n’affiche pas la mention de la loi de 1949 pour les publications pour la jeunesse, mais il a été sélectionné dans la liste des nominés pour le prix Vendredi. La question reste donc posée. Empoignades en perspective…

Pour creuser la question, c’est le moment de lire ou relire le livre tonique, instructif et utile de L’Aventure politique du livre jeunesse, par  Christian Bruel.

Pur sang

Pur sang
Romuald Giulivo
Rouergue 2024

Au bout de l’enfer

Par Michel Driol

Luca, le narrateur, se retrouve en Italie pour faire un stage d’équitation auprès du maestro Trappola, dit Janus, une ancienne gloire des spectacles équestres et tauromachiques. Mais les méthodes de ce dernier sont un peu particulières, entrainements forcés, brimades, séduction, et Luca se retrouve entrainé dans un été dont il gardera longtemps le souvenir.

Après un premier chapitre, confession d’une grande intensité d’un adolescent en colère, adressé tant au lecteur qu’à sa voisine dans le car, une vieille italienne qui ne le comprend pas,  Pur sang est un vrai thriller noir et ambigu. Noirceur des situations, à l’image de ce début sous la brume, que le soleil ne parvient pas à percer. Ambiguïté des personnages, à l’image de Janus, aux deux visages. Le despote pervers, malsain et séduisant, sadique, exigeant, autoritaire, attiré par les jeunes garçons,  ou la gloire des spectacles équestres auréolé de prestige ? Son assistant Nazir, chrétien syrien, lecteur des textes sacrés, jusqu’à quel point est-il dévoué à Janus ? Le compagnon de caravane de Luca, aussi bon cavalier que lui, intrépide, audacieux, mais que l’on verra pleurer. Luca enfin, qui dès l’incipit, avoue préférer les chevaux dans son assiette, que va-t-il faire dans ce stage couteux ? Et que  dire de l’ambigüité du dernier chapitre, que l’on laissera les futurs lecteurs découvrir… C’est, bien sûr, un roman d’apprentissage, dans lequel le héros est confronté au mal incarné ici par Janus. Janus qui pousse à bout ses élèves pour obtenir ce que lui veut, le spectacle parfait, dussent-ils y être blessés ou pire. On est par-delà le bien et le mal, dans un univers où la fin justifie tous les moyens, sans pitié. Mais le roman vaut aussi par l’arrière-plan historique. C’est l’Italie de la fin du fascisme, celle de Salo, dont les déviances et l’ombre planent aussi bien sur le grand-père de Luca que sur Janus. C’est un roman sur la pédophilie, Luca ayant été victime d’attouchements de la part de son grand-père.

Un roman sans concession qui propose une mécanique bien huilée conduisant à réfléchir sur le comportement des personnages, sur la question du dressage des hommes comme des animaux, sur ce qu’est l’éducation, sur les liens entre l’embrigadement et la liberté…

NEB

NEB
Caroline Solé, Gaya Wisniewski
L’école des loisirs (médium), 2024

Jeux vidéo en procès

Par Anne-Marie Mercier

« Changer de planète », c’est le vœu le plus cher du personnage adolescent, Alex, qui raconte sa propre histoire. Il n’a pas d’amis, sa mère est morte dans un accident de voiture auquel, tout bébé, il a réchappé. Son père ne le comprend pas. Il dessine mais personne ne s’y intéresse. D’ailleurs il ne montre à personne ses dessins. Les illustrations de Gaya Wisniewski, en noir et nuances de gris, parfois en bleu, semblent être tirées du cahier d’Alex. Très sombres, tracées nerveusement, elles reflètent son état d’esprit.
L’histoire commence lorsqu’Alex découvre un jeu vidéo en ligne tellement addictif qu’il/elle (il crée un avatar avec un sexe indéterminé, cela aura une incidence sur la suite) y passe ses jours et ses nuits : gagner à ce jeu devient le but ultime de sa vie ; la victoire semble à portée de main… jusqu’à ce que son père confisque son portable et l’envoie en stage de déconnexion et apprentissage de l’anglais, en Angleterre. Une fois sur place, Alex découvre que le jeu a été arrêté pour cause de piratage. Les pirates lui envoient des messages montrant qu’ils ont aussi volé toutes ses données et ils lui proposent de continuer le jeu avec eux. Ils lui donnent rendez-vous dans un lieu mystérieux où Alex doit se rendre seul/e, la nuit… Le roman semble vouloir tourner au thriller.
Rencontrant les autres joueurs, Alex découvre que chacun d’eux est porteur d’une pathologie : syndrome d’anxiété, schizophrénie de profil, athazagoraphobie, assombrissement. Mais chacun d’eux aura une mission : orienter le jeu vers un futur meilleur. Les millions de fans du jeu voteront pour la direction qu’ils préfèreront. Ces jeunes gens de l’ombre sont alors exposés, sans leurs avatars, en pleine lumière.
La première partie du roman est intéressante, montrant la mécanique de l’enfermement progressif vécu par de nombreux adolescents. La rencontre avec les hackers l’est encore plus, tant par le suspense que par les informations qu’ils livrent. Ils démontent la stratégie des concepteurs de jeu qui crée l’addiction et mettent en évidence le fait que « quand c’est gratuit, c’est toi qui es le produit ». Ils donnent à Alex de nombreuses explications tantôt techniques, tantôt physiologiques (sur la molécule du plaisir et celle du bonheur, la dopamine empêchant la sérotonine de se développer), etc. L’addiction est décrite non comme un effet secondaire mais comme le but recherché. Parallèlement, on revient sur le rêve des origines des jeux en ligne : gratuité, coopération, fin des barrières géographiques, politiques et idéologiques, liberté enfin…
Si la fin est un peu décevante et en contradiction avec la noirceur initiale et le tempérament d’Alex, le roman reste intéressant et explique à travers la fiction le piratage généralisé de nos vies. Caroline Solé explore ainsi une autre facette des nouvelles formes de divertissement, après avoir dénoncé, avec La Pyramide des besoins humains, les jeux de télé-réalité. On devine qu’il pourrait y avoir une suite, ce qui expliquerait l’aspect un peu expéditif de la fin.

Voir un petit documentaire, sur les traqueurs et les voleurs de données (Arte).

 

 

 

 

 

Les Mésaventures de l’illustre famille Bastable

Les Mésaventures de l’illustre famille Bastable
Edith Nesbit
Novel 2024

Money, money, money…

Par Michel Driol

La famille Bastable a connu des jours meilleurs, mais, depuis la mort de la mère, le père semble avoir des déconvenues financières. Alors les six enfants, de Dora 13 ans aux jumeaux Alice et Noël 10 ans, tentent de trouver de l’argent pour améliorer l’ordinaire. Tenter de vendre les poèmes de Noël à un journal londonien, d’emprunter de l’argent à un usurier, de détrousser les voyageurs dans la lande, de chercher un trésor… Au fil des chapitres, on les suit, cherchant des moyens tous plus extraordinaires, jusqu’au final où arrive l’oncle richissime !

Ce volume est le premier d’une trilogie publiée entre 1899 et 1904, republiée ici dans une nouvelle traduction d’Amélie Sarn. (Les deux autres volumes sont programmés pour 2025). Peu connue en France, Edith Nesbit est pourtant une autrice  anglaise qui a révolutionné, au début du XXème siècle, le roman pour la jeunesse, en lui apportant humour, légèreté, et une certaine vision de l’enfance. Les héros d’Edith Nesbit appartiennent à la bonne société, ont des valeurs morales (le sens de la famille, l’honnêteté, en particulier), même s’ils se trouvent contraints de faire des choses pas très honnêtes qu’ils regrettent ensuite. Même s’ils ne fréquentent plus l’école, faute d’argent, ces enfants sont éduqués, savent et aiment lire. Et beaucoup de choses se jouent dans ce roman sur la différence entre le réel et la fiction romanesque. Les méthodes de faire fortune qu’ils connaissent – et tentent de mettre en œuvre – viennent de la littérature, comme sauver un homme riche d’un malheur et le laisser vous adopter ensuite. Le problème, c’est que ça ne marche pas dans la vraie vie ! Il y a donc là toute une critique d’une certaine littérature moralisatrice et bienpensante, manichéenne, où tout se résout facilement. Mais il y aussi tout un jeu avec le texte, dont on sait dès le départ qu’il est écrit par un des enfants, qui ne révèle son identité qu’à la fin. Au lecteur d’être malin, et de tenter de deviner qui tient la plume. Il y a enfin tout un jeu très métatextuel : le narrateur dit ce qu’il aime et n’aime pas dans la littérature, explique pourquoi il commence ainsi, se refuse à écrire une préface que, de toutes façons, personne ne lit… L’écriture joue un rôle important : Noël écrit des poèmes, les enfants tentent de publier un journal pour faire fortune… On croise une poétesse, on évoque Kipling…

On croise aussi toute une galerie de personnages secondaires farfelus, étranges, et souvent généreux à l’égard des enfants. Le politicien qui change de col sur la lande, le directeur du journal, l’oncle du voisin Albert, la jeune princesse et ses deux gouvernantes, ou l’oncle riche de la fin. C’est donc aussi un portrait de l’Angleterre post victorienne, avec ses rituels, ses relations sociales, et aussi une façon respecter ses enfants, de leur accorder une certaine considération.

L’un des premiers romans pour la jeunesse modernes, un roman qui ne se veut pas moralisateur, mais qui raconte les choses à hauteur d’enfant, avec des personnages débrouillards, une fratrie unie,  naïve, crédule, découvrant le monde des adultes, dans une sorte de parenthèse enchantée et désargentée.

Voir, dans un autre genre, La dernière Fée des sables, réédition d’un ouvrage de la même autrice par le même éditeur.

Sauver papa

Sauver papa
Blanche Martire
Le Calicot 2024

L’enfant thérapeute

Par Michel Driol

Marguerite est une brillante élève de terminale dont les parents sont divorcés. Son père est poète, à ses heures, plutôt paisible, sa mère plus active enchaine les activités. Quant à elle, elle ne sait pas où elle en est, doute d’elle-même, si bien que, faute d’un conseiller d’orientation dans son lycée, sa mère l’envoie chez une psychologue qui l’aidera à découvrir en quoi son père lui est toxique, en prenant toute la place, et en attendant trop d’elle.

Cette nouvelle d’une trentaine de pages, particulièrement bien écrite et structurée, fait alterner sur une même soirée passée en boite de nuit les souvenirs et les confidences de la narratrice, tels qu’ils reviennent, au rythme de la musique. Il est question du mal être d’une adolescente, qui a de la difficulté à porter son prénom, Marguerite, fleur rayonnante. Qui est-elle réellement dans sa relation avec les autres, avec ses parents, avec son père surtout ? Ce père présent dès les premières pages, avec ce poème qu’il envoie à sa fille, ce père caméléon de la souffrance (ce sont ses propres mots) en attente d’une approbation, d’un retour de sa fille. Ce père, enfant de parents qui ont été famille d’accueil, a-t-il manqué d’amour ? Comment se fait-il qu’il soit devenu, en quelque sorte, l’enfant de sa fille ? Comment parler de cela avec son père ? comment se construire, et découvrir l’amour ? Telle sont les questions, fines, que pose cette nouvelle qui, pour une fois, aborde les phénomènes de relations toxiques  parents-enfants  autrement que par le biais de l’inceste ou de la maltraitance physique. On s’attache à ce personnage de Marguerite, à son errance mentale à travers cette soirée de fête, les bribes, les lambeaux de souvenirs auxquels elle se raccroche, sa sensibilité, sa fragilité. La force de la nouvelle réside dans sa construction, dans sa façon de retracer, en un temps et un espace clos, le parcours affectif de Marguerite, sa prise de conscience, les faits, petits ou grands, significatifs pour elle, à la façon d’un puzzle dont les pièces, petit à petit, viennent s’emboiter pour donner un sens et une orientation à une image de soi jusque-là brouillée, dans une écriture simple et douce, très classique dans la forme et la syntaxe.

Une nouvelle forte et concise, sans fioriture, qui montre comment les rôles de parent et d’enfant peuvent s’inverser, portée par une narratrice à la fois perdue et lucide.

Tous en scène

Tous en scène
Fanny Vandermeerch
Tom Pousse 2024

Surmonter les handicaps

Par Michel Driol

Dure année pour Alice, 15 ans. Sa meilleure amie part pour le sud de la France, et elle va devoir apprendre – et surtout dire en classe – un extrait d’Antigone de Sophocle. Elle vit seule avec son père depuis la mort de sa mère, mais son père a rencontré Manue, une comédienne, avec laquelle elle s’entend bien, mais qui a toujours des écouteurs sur les oreilles. Toute la famille part pour quelques jours à un festival de théâtre où va jouer la troupe de Manue, qu’Alice découvre sur scène pour la première fois. Mais pourquoi Manue refuse-t-elle d’aider Alice à apprendre son texte ? Et comment va-t-elle réagir en découvrant qu’Alice a lu le carnet où elle a noté des idées pour une prochaine pièce ?

Ce nouvel opus de la collection AdoDys en respecte la charte graphique : typographie adaptée, présentation des personnages avant le récit. La narration, à la première personne, reste au plus près des émotions et réactions d’Alice, jeune fille timide qui n’ose pas s’exprimer. C’est surtout le récit d’une découverte, celle de sa belle-mère, qu’elle côtoie, mais qui lui semble aussi sur la réserve avec elle. Elle commence à la découvrir sur scène, jouant un autre personnage. Mais ce que Manue n’ose pas révéler, c’est qu’elle est dyslexique, dysorthographique et dysgraphique, tant elle avoue qu’on s’est moqué d’elle lorsqu’elle était enfant.  C’est ce personnage de Manue qui est particulièrement intéressant, dans sa façon de ne pas vouloir révéler son secret qu’elle estime honteux, ce qui la restreint dans les relations interpersonnelles. C’est aussi la relation qui se noue avec sa belle-fille, par laquelle se clôt le roman, comme une double revanche, sur le handicap, sur la timidité, bref, sur ce qui empêche d’aller vers les autres.

Un récit optimiste pour donner confiance à ceux qui souffrent de troubles dys.