Sombre

Sombre
Patrice Favaro
Le calicot 2022

Ce qui reste de l’enfance

Par Michel Driol

Le narrateur vit avec ses grands-parents dans une ville du sud de la France. Il prend des cours d’orthographe avec une jeune étudiante. Un jour, il est la cible d’un pédophile au scooter jaune. Apeuré, pour se défendre, il récupère le révolver de ses grands-parents, en parle à un de ses copains qui l’incite à aller, avec lui, attaquer quelques homosexuels. Puis le copain, qui garde le révolver, attaque un commerce… Quelques années plus tard, écrivain, il revient sur les lieux de son enfance.

Le narrateur donne toujours un nom aux gens qu’il rencontre. Sombre, c’est lui, la Ridée et le Trembloteur ses grands-parents… Des surnoms qui disent en fait la vérité profonde de ceux qu’il croise. Victime du divorce de ses parents, il se souvient des jours heureux, se dédouble parfois : je et il. Deux rencontres le marquent : celle de Clara l’étudiante, comme un premier amour inavoué, celle de Flamme, l’homosexuel, qui trouve les mots pour lui parler et le faire progresser. Grandir  sans ses parents, pris dans une ville sans intérêt, solitaire, quand on est Sombre, mais qu’on va aller vers la lumière et la reconnaissance finale de l’écrivain, voilà le parcours que propose dans une écriture dépouillée et expressive ce petit roman, plus complexe qu’il n’y parait à premier regard. Complexité des thèmes qu’il aborde : solitude de l’adolescence, l’enfant victime d’un sadique, des préjugés du copain, confronté à l’homosexualité, à d’autres différences. Complexité de l’écriture, en particulier dans les incipits des chapitres, phrases courtes, groupes nominaux, allant à l’essentiel. Complexité du regard de l’adolescent sur le monde, marqué en particulier par les surnoms sans complaisance qu’il donne à son entourage.  Complexité du temps qui passe, qui évoque aussi bien le passé glorieux de docker du grand père que la réussite du héros dans un domaine où on ne l’attendait pas. Le dernier chapitre, en particulier, après une belle ellipse, le conduit à décrire ce qui a changé dans cette ville du sud en quelques années.

Un beau roman dans lequel nombre d’adolescents, solitaires, mal dans leur peau, sombres eux aussi, dans des familles désaccordées, se reconnaitront, pour les inciter à réfléchir et leur donner l’espoir de la lumière à venir.

L’Enquête à paillettes

L’Enquête à paillettes
Rémi Giordano
Thierry Magnier – Petite poche 2022

Du déguisement considéré comme un des beaux-arts…

Par Michel Driol

Les parents de Valentin ont divorcé, parce que son père s’est aperçu qu’il aimait les garçons, mais ils vivent en bonne intelligence de part et d’autre de la même rue. Lors d’une fête chez son père, Valentin croit apercevoir une fée, qui s’enfuit en laissant un peu de paillettes au sol et sa baguette magique. Cela suffit pour que Valentin, avec l’aide d’un de ses copains, se mette sur la trace de cette fée… et découvre alors son père sous un autre aspect, complètement épanoui.

Ce court roman aborde la question de l’homosexualité masculine et du transformisme à hauteur d’enfant qui n’a aucun préjugé. Valentin accepte les préférences sexuelles de son père, ainsi que sa transformation en fée sur la scène d’un cabaret. Il est heureux de voir son père heureux.  Ecrit avec beaucoup d’allant, narré par Valentin, qui se prétend esprit scientifique et entend donc conduire une enquête rigoureuse, ce roman montre que même les adultes peuvent aller à la poursuite de leurs rêves, opposant ainsi esprit géométrique (caractéristique des parents au début) et fantaisie poétique la plus totale qui transfigure le père à la fin. C’est un beau texte sur l’acceptation des autres tels qu’ils sont, un texte qui utilise les armes de l’humour de son narrateur pour parler des autres et de lui-même pour célébrer la quête d’identité et le sens de la fête. On notera une fois de plus que ces petits textes de la collection Petite poche n’hésitent pas à aborder des réalités  très contemporaines, parfois de l’ordre du tabou, avec une infinie délicatesse et sans aucune volonté de choquer, mais plutôt de faire comprendre et accepter que l’on puisse être tous différents par nos gouts, nos tenues, nos orientations sexuelles, notre mode de vie.

Un roman court, destiné à de jeunes lecteurs débutants, qui aborde avec tact et ouverture d’esprit la question du divorce, du genre, de l’homosexualité, du transformisme… et de l’amour entre un père et son fils au travers de personnages bien dessinés, sympathiques et positifs.

Experte dans l’art du naufrage

Experte dans l’art du naufrage
Julia Drake
Traduit (USA) par Nathalie Peronny
Gallimard jeunesse, 2021

Entre marécages et océan

Par Anne-Marie Mercier

Ce document a été créé et certifié chez IGS-CP, Charente (16)

Quête d’un trésor, recherche des origines, exploration des sexualités, rapports entre frères et sœurs, parents et enfants, ce roman quasi fleuve explore encore bien d’autres sujets et questions : comment se faire des amis ? comment aider un suicidaire ? Comment savoir si on est amoureux ? que faire de sa vie ? faut-il tout dire ? les actions de nos ancêtres ont-elles une influence sur notre vie ? Peut-on aimer aussi bien les filles que les garçons, etc.
Violette, après la tentative de suicide de son frère, a été envoyée dans le Maine chez un oncle. Il s’agit aussi de l’éloigner de new York où elle a pris des habitudes qui inquiètent ses parents : alcool, sexe, soirées folles où elle se met elle aussi en danger alors qu’elle n’a que 16 ans (mais en paraît 18).
Employée à l’aquarium local, elle rencontre Orion et son amie-amoureuse Liv.  Elle s’éprend des deux successivement ; elle rencontre d’autres amis un peu bizarres, vit une vie sociale faite de hauts et de bas, une vie professionnelle plus calamiteuse qu’épanouissante dans un premier temps, du moins d’après ce qu’elle dit : elle est la narratrice et pratique, comme l’indique le titre, un autodénigrement teinté d’humour. Elle enquête avec ses amis sur son ancêtre, célèbre pour avoir survécu à un vrai naufrage sur un bateau dont on n’a jamais retrouvé l’épave.
Malgré quelques rechutes, aidée discrètement par son oncle (beau portrait de un boulanger amateur de puzzles), Violette se tient à son désir de changer et de cesser d’échouer chaque fois qu’elle tente quelque chose : voilà pour cet art des naufrages. Violette s’initie à l’eau libre tout en tentant partiellement de sortir du « marécage » où elle et son frère se sont englués.
Occupations d’été (le Maine en juin et juillet, les plages et les bars), chasse au trésor, découverte de la nature, le roman mêle légèreté et gravité. Souvent un peu bavard, il donne beaucoup de place aux interrogations d’adolescents qui se cherchent. La chasse au trésor, ou plutôt à à l’épave, traitée de manière originale (le dénouement est intéressant) et dramatique donne un peu plus d’air et d’allant à la deuxième moitié.

 

 

Princesse Pimprenelle se marie

Princesse Pimprenelle se marie
Brigitte Minne – Trui Chielens
Cotcotcot éditions 2020

Elles se marièrent et eurent beaucoup d’enfants…

Par Michel Driol

Toutes les servantes préparent Princesse Primprenelle qui doit choisir un prince sur son cheval blanc. Mais aucun ne fait battre son cœur jusqu’à ce qu’arrive Princesse Aliénor sur son cheval noir. C’est le coup de foudre. Mais quand Aliénor demande à Pimprenelle de l’épouser, c’est un scandale au palais. Heureusement, la sage Sophie assure au roi et à la reine que l’important, c’est qu’elles s’aiment. Convaincus, les parents autorisent le mariage. Quant à avoir des enfants, Sophie explique qu’il y a deux façons, l’adoption, ou la PMA… dans des termes compréhensibles pour les enfants !

L’album utilise les ressources et les stéréotypes du conte – la princesse, les rituels de recherche du Prince parfait, la cour – pour lutter contre les préjugés. Il oppose la foule des courtisans, serviteurs, prompts à se rallier à l’opinion royale et la sagesse, incarnée par Sophie, qui éclaire le pouvoir, et légitime le mariage. Le dispositif permet ainsi de mettre en abyme les lecteurs et leur opinion, qui pourront se reconnaitre dans l’un ou l’autre des personnages, et, s’ils se reconnaissent dans la foule des courtisans, de comprendre leurs propres préjugés. Ce sujet sérieux est traité avec fantaisie et une légèreté de ton qui vise à le dédramatiser : on rate des plats en cuisine, on bredouille, on joue sur les clichés de la passion et de l’amour (dans l’expression du coup de foudre ou l’amour entre le roi et la reine), sur les stéréotypes du mariage et de la préparation de la femme (dans les premières pages où l’on fait belle la Princesse pour le grand jour). On le voit, l’album ne manque pas d’humour ! Les illustrations, sur papier volontairement vieilli, allient un côté très traditionnel et très contemporain où l’on semble croiser Chagall ou Picasso dans des décors de château fort ou d’oasis – façon de jouer avec l’intemporel.

Un texte pour toutes les princesses qui veulent sortir les sentiers battus, et pour toutes celles et ceux qui souhaitent aborder avec les enfants la question des personnes LGBT en faisant un pas de côté plein d’humour et de tendresse.

Les Révoltés d’Athènes

Les Révoltés d’Athènes
Mathilde Tournier
Gallimard jeunesse (scripto), 2019

Des hésitations de la démocratie

Par Anne-Marie Mercier

Les romans pour adolescents se déroulant dans l’Antiquité semblaient avoir déserté le genre de l’aventure, depuis les belles réussites historiques de René Guillot (Le Champion d’Olympie) ou de Rosemary Sutcliff (L’Aigle de la neuvième légion), pour se tourner vers le roman policier (voir les séries, assez réussies, de Richard Normandon) ou le fantastique voire la fantasy (Les reprises de l’Odyssée ou de l’Enéide de Honacker, les réécritures de mythe de Claude Merle, la série des Percy Jackson de Rick Riordan…). Ce roman, pur roman historique sans magie ni enquête se rapprocherait plutôt du roman politique, de manière tout à fait intéressante : le contexte est celui d’une victoire de Sparte sur Athènes, qui impose la tyrannie des trente, la fin de la démocratie directe, jusqu’à une révolte conduite par Thrasybule, qui rétablit celle-ci. Le règlement de comptes qui suit entraine la mort de Socrate.
En outre, c’est un vrai roman pour garçon, avec une pente vers l’homosexualité assumée (contrairement au roman de Sutcliff délicieusement innocent, ou à la série en BD des Alix de J. Martin) : pendant le siège d’Athènes qui a affamé la population et causé la mort d’une partie de sa famille, le héros adolescent, Héraclios, se prostitue à des aristocrates pour survivre (et pour éviter à sa jeune sœur le même sort), tout en ayant une liaison avec une femme. Il tombe amoureux par la suite d’un autre garçon, un spartiate : la rencontre entre les deux cultures est ici illustrée par leur histoire, leurs discussions et les explications que chacun donne à l’autre de la mentalité de son peuple.
Héraclios est le narrateur du roman, qui est présenté comme un témoignage qu’il aurait écrit pour les générations futures, au même titre que d’autres témoignages qui nous sont parvenus de cette époque ; il est fort bon pédagogue, explicitant ses impressions, livrant la clé de ses raisonnements, créant ainsi un effet de réel. Ainsi, au début de son aventure, il voit que ses camarades faits prisonniers dans le combat d’Aigos Potamos sont surveillés par deux sortes de gardes : les uns ont les cheveux ras et portent des haillons, les autres ont les cheveux longs et portent des armures. Il en déduit que les premiers sont les esclaves des seconds avant d’apprendre plus tard que les premiers sont des hilotes et qu’il n’y a pas d’esclaves à Sparte (contrairement à Athènes).
Ce qui reste de famille à Héraclios après la mort de son père et de ses oncles à Aigos Potamos est composé de personnages touchants : sa sœur au fort caractère, ses jeunes cousins terrifiés qu’il doit protéger, auxquels ont peut ajouter ses amis, la jeune prostituée au grand cœur qui est à l’occasion son amoureuse, le poissonnier du Pirée, etc.
On apprend beaucoup de choses sur cette période et de nombreux personnages célèbres y font une apparition : Thrasybule, Lysias, Eratosthène (l’un du groupe des trente « tyrans » de cette période), Alcibiade… Héraclios apparait comme le prototype du jeune garçon issu du peuple et fervent défenseur de la démocratie ; cela ne l’empêche pas d’être parfois ébranlé par les arguments de Socrate. De quoi lancer bien des débats…

 

A la poursuite de ma vie

A la poursuite de ma vie
John Corey Whaley, Antoine Pinchot (trad.)
Casterman, 2015

« On ne se baigne jamais deux fois dans le même fleuve » (Héraclite)

Par  Christine Moulin

Cela commence très fort: « Voilà: j’étais vivant, et puis je suis mort. C’est aussi simple que ça. Sauf que je suis de retour. Ce qui s’est passé dans l’intervalle est pour moi un peu flou. Tout ce que je peux vous dire, c’est que ma tête a été séparée de mon corps  puis placée dans un congélateur de l’hôpital de Denver, dans le Colorado ».

Comme on le voit, le narrateur, Travis Coates, a eu le droit à un traitement tout à fait spécial et expérimental: alors qu’il était atteint d’une maladie mortelle, on a congelé sa tête pour la transplanter sur le corps d’un donneur. L’incipit met en scène son « réveil », cinq ans et un mois après.

Ce qui emporte tout de suite l’adhésion, après ce début  légèrement (!) rocambolesque, c’est que l’auteur en déduit les conséquences présentant un intérêt romanesque, de la façon la plus réaliste possible, étant données les circonstances: Cate, la petite amie de Travis est fiancée, par exemple, ses parents ont jeté toutes ses affaires, son ordinateur met trois jours à installer ses mises à jour !…

L’intérêt ne faiblit pas car très vite, des « couacs » laissent deviner que revenir à la vie n’est pas chose facile: Cate ne se manifeste pas; le meilleur ami de Travis, Kyle, semble avoir oublié une confidence qu’il lui avait faite à la veille de sa mort; bref, le narrateur se sent « pris au piège dans une version bancale de [son] passé ». On suit alors les tourments du héros, perdu dans un labyrinthe d’émotions et de sentiments contradictoires car c’est la très grande force de ce roman que d’avoir renoncé au côté technologique et spectaculaire de l’hypothèse de départ et d’en avoir au contraire développé les aspects sentimentaux et psychologiques: Travis est un adolescent et sa situation ne fait qu’amplifier les tourments liés à son âge (concernant l’amour, l’amitié, les relations avec les parents), ce qui permet facilement au lecteur de s’identifier à lui et de s’intéresser à ce qui lui arrive, presque comme s’il était un garçon « normal ». Mais le roman est également une réflexion subtile et originale sur le deuil: qui ne s’est pas demandé ce qu’il ressentirait si un proche disparu revenait à la vie?

J’ai avalé un arc-en-ciel

J’ai avalé un arc-en-ciel
Erwan Ji
Nathan, 2017

Ne pas se fier aux apparences!

Par Christine Moulin

Que voilà un roman surprenant ! A priori, on croirait qu’il a été écrit par une jeune fille américaine: en effet, il se présente comme la transcription d’un blog d’une certaine Puce, qui, en fait, s’appelle Capucine. Bien sûr, on ne fera pas l’erreur de confondre auteur, narrateur et personnage. Mais quand même… On se demande comment un homme, d’une trentaine d’années, breton, sait tant de choses sur les mœurs très particulières d’un lycée américain huppé (un établissement du Delaware, réservé à ceux qui ont les moyens de se le payer: si Capucine peut y être inscrite, c’est que sa mère y est enseignante de français). Il semble ne rien ignorer de l’enseignement qui y est délivré, des méthodes pédagogiques, du quotidien  des élèves, de leurs rites, de leurs fêtes, de leurs lois, implicites ou non, des codes qui régissent leurs relations. Il est vrai qu’un auteur peut se documenter… Il est vrai aussi qu’il faudrait vérifier la véracité de sa description…

Mais ce qui est plus intrigant,  c’est la façon dont il sait décrire, avec une finesse qui laisserait croire qu’il se sert de souvenirs personnels, les émois, les pensées, les angoisses, les sentiments, les joies d’une ado mi-française mi-américaine. La surprise est d’autant plus grande que, quand on aborde les premières pages, on se dit qu’on a encore affaire à un de ces ouvrages trouvés par l’éditeur sur Internet, écrits par des jeunes filles bavardes, qui, avec un style de rédaction de 3ème, accumulent les clichés et les situations convenues: « Si vous lisez ces lignes, vous êtes tombé sur mon blog ». Mais très vite, certaines dissonances indiquent qu’on fait peut-être fausse route: « On ne peut pas se plaindre de vivre dans le Delaware quand il y a des endroits qui s’appellent Gaza, Soudan ou Corée du Nord. » ou « Je ne sais pas pour vous, mais quand mon réveil sonne, si le diable arrivait et m’offrait dix minutes de sommeil en plus contre la vie de mon père ou de ma mère, je pense que ça me ferait réfléchir. Je ne dis pas que je dirais oui, mais je ne dirais pas non avant d’avoir pesé le pour et le contre. » Autrement dit, on a l’impression d’entendre une voix, drôle, ironique, généreuse, vivante.

Si bien qu’on continue et qu’on ne lâche pas ce livre qui, pourtant, ne raconte pas vraiment d’histoire: il ne se passe pas grand-chose mais l’ensemble s’apparente à une chronique (on suit Puce sur une année scolaire) attachante, changeante, nuancée, qui mène tout doucement l’héroïne au bord d’une autre vie, celle où l’on doit quitter ses parents, son cocon, pour aller vers l’âge adulte. On ne s’ennuie jamais avec elle et on prend beaucoup de plaisir à suivre sa douce évolution, son éducation sentimentale, sa maturation, d’autant plus que l’écriture de ce premier roman est tonique, originale, grâce à un mélange d’anglais et de français, qui ne freine jamais la lecture  et pleine d’humour. On peut se faire une idée du ton de l’auteur dans sa biographie dont on peut supposer qu’elle est née de sa plume: « Erwan Ji est né en 1986 à Quimper. Il aime les feux de cheminée qui crépitent, l’odeur du blé noir, quand la tête d’un bébé kangourou sort de la poche de sa maman, et les descriptions de pique-nique dans Le Club des cinq. Il n’aime pas quand la mousse du bain s’est envolée, les gens qui chantent faux mais qui chantent quand même, ceux qui demandent « Ça va ? » sans écouter la réponse, et abandonner devant une pistache trop fermée. Lorsqu’il avait sept ans, il a mangé du sable en pensant pouvoir obtenir les pouvoirs de son idole, Superman. »

 

Bouche cousue

Bouche cousue
Marion Muller Collard
Gallimard (scripto), 2016

Passez l’amour homo à la machine : histoire de deux coming out

Par Anne-Marie Mercier

Déjeuner dominical, la narratrice résume la situation : « Ma nièce ne m’aime pas car sa mère ne m’aime pas et son père me méprise. Mais surtout, ma nièce ne m’aime pas car j’ai une connivence flagrante avec son frère ». La famille est un « musée » « qui contraint chacun à rester éternellement celui qu’il a été un jour ».  L’ambiance est tendue et le déjeuner se termine avec une révélation (la nièce dénonce son frère, Tom) et une gifle, donnée par le grand-père à son petit-fils : il a embrassé un garçon.

La suite du roman, après cette entrée en matière décapante qui fait penser à la situation des Lettres de mon petit frère de Chris Donner (premier roman pour enfants évoquant ouvertement l’homosexualité, et roman épistolaire), est une longue lettre écrite à Tom par la narratrice, sa tante.

Elle a passé son enfance dans le lavomatique tenu par ses parents et dans une atmosphère où l’on lave et « plie » la vie des autres sans vivre la sienne. Son grand plaisir était d’emprunter les vêtements de certains clients, notamment ceux d’un couple d’hommes élégants ; une amitié se noue, elle découvre avec eux le rire, la culture et l’insouciance, et au même moment elle participe à un projet scolaire autour de l’opéra de Purcell, Didon et Enée. Elle chante, elle découvre le monde, la musique.

Elle se découvre aussi une passion pour une fille de sa classe. Sa maladresse, sa sincérité et son refus d’écouter les conseils de ses amis – ils savent d’expérience à quoi elle s’expose –, la conduisent à la catastrophe. Sa passion malheureuse est moquée, et l’amène à une scène en tout point similaire à celle que vient de vivre Tom. La honte, la déception et l’échec pèsent lourd face aux moments d’exaltation qui ont précédé, et lui font renoncer jusqu’à ce jour où elle écrit, semble-t-il,à tout espoir de bonheur.

L’histoire tragique d’Amandana, marquée à jamais par le drame de ses seize ans, est accompagnée par l’opéra de Purcell et le « lamento de Didon » (« Remenber me ») qui clôture le récit :

« Souviens-toi de moi. Souviens-toi de moi
Mais oublie mon destin ».

Son destin est pourtant celui qu’elle confie à Tom, et est celui de beaucoup d’autres : elle le raconte avec pudeur et avec émotion pour sortir de l’oubli et libérer la parole de ceux qui ont été contraints comme elle à rester « bouche cousue ».

Ce beau roman porte leur voix. On retrouve ici la veine qui a fait le succès de la collection « scripto » : un beau texte au service d’un sujet fort.

 

 

 

Heu-reux!

Heu-reux!
Christian Voltz
Rouergue, 2016

Très-gay !

Par Anne-Marie Mercier

Heu-reux!La littérature de jeunesse (enfin, quelques albums, pièces, poèmes et romans…) a accompagné la reconnaissance du droit de chacun(e) à aimer qui il ou elle veut et a ainsi en partie accompagné la création du « mariage pour tous ». On aura entendu parler des protestations de certaines associations contre la publication et la présence en bibliothèque d’œuvres comme Jean a deux mamans, Tango a deux papas, etc. Les œuvres militantes ne sont pas toujours excellentes et lorsque un grand auteur s’y met, on ne peut que s’en réjouir.
Cette fois c’est Christian Voltz qui ajoute sa voix, en proposant une fable animalière joyeuse qui mêle fait de société, intertextualité et humour et prend la question à sa racine : la difficile révélation à la famille de l’orientation sexuelle de l’un des enfants (question traitée dans les Lettres de mon petit frère de Chris Donner, publié par L’école des loisirs, pionnière à cette époque…). En une période où le nombre de jeunes gens chassés de chez eux et se retrouvant sans toit pour cette raison a augmenté (chiffres de l’association Le Refuge pour 2015), ces albums ont le mérite de poser la question aux familles.

Le roi Grobull, un gros taureau, veut marier son fils unique, Jean-Georges : il convoque toutes les vaches du royaume qui défilent devant lui, toutes charmantes ; le prince n’en veut pas. Désirant par dessus tout que son fils soit heureux, le père convoque ensuite les truies, les chèvres etc., jusqu’à ce que, lassé par tous ses refus, il demande à son fils de choisir qui il veut.

L’art de Christian Voltz tient au parfait recyclage de situations bien connues et de matériaux divers, qui lui permettent de présenter des défilés très cocasses : elles sont bien mignonnes, toutes ces candidats refusées ! Et il est terrifiant, autoritaire et « viril » à souhait le papa taureau !

Et la maman, où est-elle? Pas très fort sur la parité, ce royaume.

Fans de la vie impossible

 Fans de la vie impossible
Kate Scelsa (Trad. Faustina Fiore)
 Gallimard, Scripto, 2016

 

 

 Adolescents en souffrance

Par Maryse Vuillermet

 

 

 

 fans de la vie impossible imageCe récit nous fait entendre successivement et alternativement les voix de trois adolescents très mal dans leur peau.

Jérémy, passionné d’art, incapable d’entrer en relation avec les autres, abandonné par sa mère et élevé par deux hommes, Sebby, homosexuel déclaré en rupture d’études,  élevé par une nourrice de la DAS débordée, et Mira, pliant sous le poids de ses kilos et de sa dépression nerveuse.

Quand Jérémy rencontre Sebby au lycée, pour la première fois de sa vie, il ne se sent plus seul. Et comme Mira a besoin de Sebby pour tenir, ils vont former un trio inséparable. Seuls, ils sont vulnérables et en proie à leurs obsessions ou addictions même, mais ensemble, ils sont heureux, s’inventent des fêtes ou des rituels, peuvent même aider les autres.

C’est une description  très dure et réaliste d’une jeunesse à qui « on ne laissera jamais croire que c’est le plus bel âge de la vie ». Elle est faite sans aucun tabou sur l’homosexualité, la drogue, le suicide,  et sur,  d’un côté, une Amérique en perdition, et de l’autre, des familles bourgeoises accrochées à leurs préjugés sur les grandes écoles et la réussite sociale.