Qu’est-ce qu’on fout ici

Qu’est-ce qu’on fout ici
Shaïne Cassim
Gallimard Scripto 2023

Diagonale noire et vague noire

Par Michel Driol

Rien ne destinait Patricia et Julian à tomber amoureux. Tous deux élèves de classes préparatoires, elle passionnée de cyclisme, entière, à la limite rebelle, lui atteint de crises de migraine, écorché vif. Après la rencontre racontée dans le premier chapitre, 5 pages plus loin, on sait que « C’est fini, Patricia. Toi et moi, c’est fini, darling ». Le roman se fait le récit de cette relation dans une écriture particulièrement travaillée, faite de retours en arrière, de narration et de pensées des personnages s’y superposant, indiqués en italique.

Récit sous forme de relai de narration, puisque c’est d’abord la voix de Patricia, puis celle de Julian, celle de Rosie, une amie de Julian, et enfin à nouveau la voix de Patricia. Cette polyphonie permet d’être au plus près des sentiments qu’éprouvent les deux personnages l’un pour l’autre, mais aussi de leur façon de se voir. Car l’intérêt du roman est bien dans la psychologie des deux. Patricia est directe, et ne veut rien de conventionnel dans sa vie, surtout pas une vie de couple bien rangée. Revient régulièrement pour elle la hantise de la noire diagonale : toutes ces choses qui ont le pouvoir de nous détruire en moins d’une minute. Julian, lui, est sans arrêt dans la vague noire, sombre,  cherchant dans l’alcool une façon de supporter l’existence. C’est bien ce côté noir, nihiliste, qui frappe d’abord à la lecture du roman. Les deux personnages, plein d’amour l’un pour l’autre, vivent une relation particulière, extrême, limite, qui semble les projeter dans un présent perpétuel, et ils font tout pour ne pas se détruire, se protéger. Julian a tout du héros du XIXème siècle, romantique, autodestructeur, sombre dans un monde qu’il voit encore plus sombre. Ténébreux, veuf, inconsolé… Il est quelque part le fils de Baudelaire et de Huysmans. C’est cette atmosphère-là qui imprègne le roman, dans son écriture, ses ellipses, ses métaphores.

Personnages quasi sans parents : le père de Patricia est décédé, sa mère, chercheuse, est partie pour 3 mois en Californie… En revient-elle ? Elle disparait du roman. Quant aux relations de Julian avec sa mère, critique musicale à Londres, elles sont encore plus tendues, au point qu’il la mettra littéralement à la porte. Pour autant, qu’on ne s’y méprenne pas, cette absence des parents n’est pas là pour les rendre responsables des fêlures de leurs enfants. Tel n’est pas le propos de l’autrice. Il semble qu’il s’agisse plutôt de laisser de jeunes adultes vivre leur vie, en toute liberté. Se remarquent quelques figures, elle du doyen de cyclo club, 50 ans de plus que Patricia, attentionné et celle de Rosie, la troisième narratrice, traductrice de romans jeunesse à Londres et chanteuse de musique baroque, dont l’amitié pour Julian se révèle précieuse.

Le roman s’inscrit dans une géographie assez imaginaire : il est question de Saint Etienne, mais on ne retrouve rien de la géographie particulière de cette ville. Patricia habite un hameau nommé Sévigny. Il est question d’un plateau…  Les héros voyagent souvent entre Saint Etienne et Londres – Julian étant né dans la quartier branché de Shoreditch où habite Rosie. Hanna, l’ancienne amie de Julian, fait ses études à Lyon. Cette volonté de non inscription dans une géographie réaliste est là pour mettre l’accent sur la psychologie des personnages, ou la philosophie de l’existence qu’ils sous-tendent. C’est sans doute pourquoi il s’inscrit dans un milieu culturel assez bien défini. Les personnages lisent. Tout commence par Annie Ernaux, Passion simple, dont parle Patricia. C’est L’Or de Cendras sur lequel Julian devrait écrire, et qu’il cite souvent. On n’évoquera pas tout l’arrière-plan littéraire des autrices et auteurs évoqués. On évoquera plutôt la musique (non seulement parce que Patricia aime danser) qui forme comme une play list dans laquelle se croisent Les Doors, Saint Etienne ou Massive Attack.

Autant que psychologique, le roman est moral et métaphysique. Jusqu’où peut-on aider l’autre ? La parole, l’amour n’y suffisent pas s’il n’y a pas la volonté de celui qui souffre de s’en sortir. Quant au titre, une phrase de Cendras tatouée sur le bras de Julian, il pose bien la question de notre place dans un monde qui semble avoir, pour ces jeunes, perdu tout son sens.

Un roman bouleversant qui dépeint des personnages assez atypiques en littérature jeunesse ou pour jeunes adultes, des personnages attachants dans leurs blessures intimes, mais aussi des personnages qui n’ont aucun souci matériel ou financier (on va sans problème de Saint Etienne à Londres où on boit du champagne à la gare, comme un rituel), des personnages décadents qui sont comme des anti-héros sombres et tragiques. Un  roman qui laisse le lecteur les juger, les aimer, les comprendre ou  les détester. C’est bien cela, la littérature.

Dans la gueule du loup

Dans la gueule du loup
Michal Morpurgo – Barroux (illustrations)
Gallimard Jeunesse 2018

Le Partisan

Par Michel Driol

On vient de fêter les 90 ans de Francis au village du Pouget. Durant la nuit, rythmée par les hululements d’un petit-duc et les coups d’une cloche fêlée, il se remémore sa vie. Ses rapports avec son jeune frère, qui, au début de la seconde guerre mondiale, s’engage dans la Royal Air Force, et meurt dans un accident d’avion. Sa décision alors, lui le pacifiste, objecteur de conscience, de s’engager contre ses convictions, et de se jeter dans la gueule du loup comme espion britannique, résistant en France occupée.

Une histoire vraie, dit le sous-titre. L’histoire de Francis et Pieter Cammaerts, les deux oncles maternels de l’auteur. C’est dire ce que représente ce récit pour son auteur, sans doute le plus personnel qu’il ait écrit. Sa réussite tient à la façon dont il retrace la vie de son oncle, à la première personne, comme s’identifiant à lui qui revoit les épisodes importants de sa vie défiler.  La sobriété et la pudeur du récit n’excluent pas la sensibilité et émotion, en particulier parce que Francis s’adresse chapitre après chapitre à son père, à Pieter, ou à ses autres compagnons de lutte, d’autres résistants et résistantes qui parfois ont payé de leur vie leur engagement. Il s’étonne d’être parvenu à 90 ans et leur rend hommage, incluant dans cet hommage les plus anonymes, en particulier les femmes. Ce dispositif narratif qui mêle le passé et le présent, les vivants et les morts, est d’une grande force et contribue à donner de l’épaisseur humaine au héros. Tout autant que la précision des souvenirs, des actions conduites par Francis, ce qui frappe ce sont les valeurs qui animent ses engagements. Valeurs humanistes, courage, amour : le roman fait le portrait en action d’un héros de notre temps, d’un enseignant, d’un pacifiste convaincu qui se jette dans l’action clandestine afin que la mort de son frère ne soit pas inutile.

Les illustrations de Barroux, « avec [ses] propres armes, la ligne et la lumière », du noir, du blanc et du gris, donnent une réelle intensité dramatique aux scènes représentées, mais se concentrent aussi sur les visages, les joies, les peurs, les angoisses.

Un cahier documentaire, illustré des photographies des personnages, complète le récit.

Un récit particulièrement émouvant dans sa simplicité, pour rendre hommage à la vie d’un héros de la Seconde Guerre mondiale, le replacer dans son milieu familial, qui est aussi celui de l’auteur, à travers ses identités successives de frère, père, professeur et espion, et permettant à tous de comprendre aujourd’hui ce que signifie le verbe « résister ».

La Vie commence en sixième, t. 1 : Catarina

La Vie commence en sixième, t. 1 : Catarina
Alice Butaud
Gallimard jeunesse, 2023

La bande des Thons et le chapeau magique

Par Anne-Marie Mercier

Alice Butaud, ou son héroïne, est très honnête : dès la première page elle nous dit que ce livre ne sera pas un mode d’emploi pour l’entrée en sixième et qu’il évoquera peu le sujet de la vie scolaire. Dommage que le titre le soit moins, mais comme c’est une série, on suppose que les lecteurs des volumes suivants seront attirés par les qualités intrinsèques de ces petits romans illustrés : chaque chapitre est illustré d’une vignette de Lisa Chetteau, elles sont parfaites pour attirer les lecteurs hésitants dans la mesure où elles introduisent, en liaison avec le titre du chapitre, à chaque étape une petite énigme à décrypter.
C’est drôle, inventif (les descriptions des affres des parents de jeunes enfants sont tragi-comiques, comme les scènes dans une maison de retraite). On y trouve un zeste de magie, beaucoup de problématiques sur l’amitié, un peu d’amour, un intérêt pour les jeunes migrants (l’héroïne est amoureuse d’un jeune afghan qui est dans la même classe qu’elle).
En résumé, Catarina, qui entre en sixième estime que ses parents doivent lui accorder un peu d’indépendance, une vie « privée » (donc la possibilité de ne pas tout leur dire) et un téléphone portable. Elle négocie, argumente, triche un peu (mais pas trop). Elle lutte pas à pas en tentant de capter leur attention trop accaparée par son petit frère, un bébé hurleur. Elle a au collège des ennemis et des amis. Esther, Idrissa, Pablo et Manon, forment avec elle un groupe avec un nom (« la bande des Thons »), un lieu de rendez-vous, un mot de passe, etc. Cependant, le roman de relève pas du genre policier mais plutôt du fantastique humoristique : Catarina obtient un objet magique, un chapeau (merci, Harry Potter) qui lui permet de comprendre le langage des bébés. Cet objet, porté par d’autres, aura d’autres pouvoirs, ce qui risque d’alimenter une longue série.

Elisabeth sous les toits

Elisabeth sous les toits
Vincent Cuvellier et Guillaume Bianco (illustrations)
Little Urban 2023

La Môme Crevette

Par Michel Driol

Deux ans après la der des ders, Elisabeth, une jeune orpheline bretonne, munie d’une photographie de ses parents, se rend à Paris pour les retrouver. Avec l’aide de trois clochards, Pascal, Jérôme et le Fendu, elle parvient rue Marbeuf, retrouve la chambre où vivaient ses parents… Mais l’immeuble est envahi de Schmolls, petits êtres maléfiques, il héberge aussi un petit fantôme… Quant à la quête des parents, elle passera par de bien nombreuses péripéties tout à fait rocambolesques, et permettra de croiser nombre de personnages hauts en couleurs !

Ce roman est d’abord un beau livre, à l’ancienne, avec une couverture bien épaisse et dorée, une typographie aérée, et de nombreuses illustrations en noir et blanc qui montrent le pittoresque du Paris des années 20, et le petit personnage plein de vie qu’est l’héroïne au long nez et aux cheveux frisés, aisément reconnaissable. C’est ensuite un roman qui reprend les codes et les stéréotypes de la littérature populaire (au bon sens du mot) autour de personnages typiques : domestiques, apaches, Russe blanc chauffeur de taxi, gardien de prison, mauvais garçon couvert de tatouages, sans oublier quelques célébrités qu’on croise, parfois de façon anachronique (ce que souligne l’auteur !) : Cendras, Picasso.  Parmi ces codes narratifs, bien sûr, on retrouve la thématique de l’orpheline en quête de sa famille. Une héroïne bien décidée, courageuse, débrouillarde. Bref, elle n’a pas froid aux yeux, Elisabeth, malgré sa petite taille et on la suit dans son exploration du Paris des années 20, où chacun se souvient encore des horreurs de la guerre, dont il porte parfois les stigmates sur son corps. Ce réalisme des lieux (les Halles, la rue de Lappe), des situations (la vie dans un immeuble haussmannien), des personnages se mêle à une attraction forte pour le fantastique. Le fantastique du passage, et Elisabeth doit franchir un trou (de nature bien indéterminée) pour regagner sa chambre, le fantastique des êtres surnaturels comme les Schmolls qui vivent du chagrin des autres, ou l’enfant fantôme, que seule Elisabeth semble voir. Ces éléments fantastiques, à la fois discrets et omniprésents, apportent une note de fantaisie pure dans le récit. Les péripéties qui s’enchainent font de ce récit une véritable course contre la montre (dont on ne révélera pas ici la raison), au rythme de la java et du charleston, mais aussi d’une chanson de Damia Les Goélands. C’est envolé, bien dans la veine des Mystères de Paris, peuplé de personnages sympathiques sous leurs dehors parfois rudes.

Les illustrations sont souvent très complémentaires du texte, comme lorsqu’il s’agit de faire le plan de l’immeuble ou de le montrer en coupe. On apprécie tout particulièrement les scènes de groupes (rue de Lappe, aux Halles) ou la façon de croquer certains personnages à la limite de la caricature. Un peu d’humour supplémentaire dans ce roman qui n’en manque pas !

Un zeste de fantastique, un soupçon de mystère, une bonne dose d’amitié, et de l’aventure qsp, voilà quelques ingrédients qui font de roman un véritable page turner pour les jeunes lecteurs, qui, de surcroit, s’identifieront aux qualités de son héroïne !

Diego aime Julie

Diego aime Julie
Sophie Grenaud
Rouergue Dacodac 2023

Le triomphe de l’amour ?

Par Michel Driol

Diego et Julie sont élèves de sixième. C’est par un intermédiaire que Diego a fait sa déclaration et a demandé à Julie si elle l’aime aussi. Que répondre à cela ? Julie ne sait pas… et lui fait transmettre qu’elle sonnera sa réponse vendredi. En attendant, elle interroge sa mère, puis sa grande sœur sur l’amour. Cette dernière lui affirme que si elle ne sait pas si elle l’aime, c’est qu’elle ne l’aime pas, et lui conseille de le lui dire, sans l’humilier. Comment ? En lui écrivant une lettre, disent les tutos. Mais par la faute d’un enseignant peu délicat, cette lettre est lue à haute voix en classe… Et sur ces entrefaites, on demande à une élève de préparer un discours pour le 8 mars. Et quand le professeur de sciences naturelles met en binôme Julie et Diego pour disséquer une grenouille, et que ce dernier se sent mal, les deux ados se parlent enfin pour de vrai, et se découvrent. Amoureux ? Amis ?

Ecrit du point de vue de Julie, voilà un roman plein de délicatesse sur l’identification des sentiments, sur les relations filles – garçons,  sur la pression sociale qui entoure le fait « d’être en couple » dans un collège. Que signifie être amoureux quand on a entre 9 et 12 ans ? Un truc de grand, qui flatte à coup sûr l’ego – et Julie pense que si Diego l’aime, c’est qu’elle n’est pas aussi nulle que cela… Un truc dont on parle, avec la mère, avec la grande sœur, qui sont toutes deux à l’écoute, bien que de façon différente, mais pas avec les copines. Pourtant, elles sont quelques-unes à côté de Julie, mais on sent que dans le groupe, aussi bien du côté des garçons que des filles, outre les remarques assez lourdes des uns, la seule question qui les intéresse c’est de connaitre la réponse de Julie. Comme s’il y avait là la trace de certaines séries pour ados où l’enjeu est de savoir qui sort avec qui. L’intéressant, dans ce roman, c’est de voir à quel point cette pression sociale n’a pas d’influence sur la décision de Julie, qui s’avère être, avec ses doutes, ses désarrois, ses questions, indépendante. C’est sans doute en cela qu’elle fournit un modèle positif aux lecteurs et aux lectrices dans sa façon, toute en délicatesse, d’expliquer ses sentiments dans une lettre touchante et sincère. Preuve, s’il en était, de l’importance des mots. Cette importance des mots, on la retrouve aussi dans le résumé qui est fait du discours prononcé par Kali le 8 mars, mots appelant les garçons à changer le monde et les filles à oser. Dans cet univers où, par convention sociale, par timidité, on s’observe de loin, rien ne vaut la parole directe. C’est aussi ce que montre ce roman qui, suite à la maladresse du professeur de sciences, met enfin en contact direct les deux héros, leur permet de découvrir leurs points communs, de se parler enfin, sans personne autour d’eux. Comme si ce droit à l’intimité était un luxe dans le monde du collège où tout est fait en public.

Sur le sujet souvent traité des premières amours, ce roman fait entendre une voix singulière. D’abord parce qu’il ne prend pas son héroïne pour une adulte en miniature, mais lui laisse son âge, sa naïveté de petite fille qui appelle, dans le texte, sa maman Maman, qui a besoin du soutien des adultes. Voilà un roman qui dit qu’il y a un âge pour tout, et qu’il ne faut peut-être pas grandir trop vite, imiter les adultes. Ensuite parce qu’il sait dédramatiser in fine tout en offrant une vraie perspective quant à l’évolution possible des relations filles-garçons. Se parler, se respecter, se découvrir, voilà l’essentiel. Enfin parce que le monde des adultes est traité sans complaisance. Entre la Maman de Julie, et ses gourous zen évoqués, deux professeurs sans aucun tact, une professeur de français assez rigide, ce monde-là ne semble pas prêt à écouter pour de vrai et à conseiller.

Un roman court et pertinent pour aborder cet entre-deux que constituent la préadolescence et ses questions.

Aux yeux des autres

Aux yeux des autres
Maëva Marquigny – Illustrations de Lucie Albon
Utopique – Collection Alter Égaux- 2023

L’argent fait-il le bonheur ?

Par Michel Driol

Théo et Manon, la narratrice, sont cousins, et passent une des dernières journées d’été à jouer ensemble chez elle, dans la petite maison qu’elle habite avec sa mère. Sous la tente, le soir, Théo dit « ce n’est pas si mal d’être pauvre, finalement ». Car Théo vit avec ses parents dans un château, avec piscine, tandis que Manon vit avec sa mère dans une petite maison, et elle hérite des vêtements usés de la sœur de Théo. S’ensuit entre les deux enfants une discussion sur le bonheur, la pauvreté. Ne parvenant pas à se mettre d’accord sur une définition, ils ont recours au dictionnaire, et finalement décident de réécrire la définition de « pauvre ».

Ce court roman parvient à exposer la confrontation de deux points de vue sur la même réalité. Avant que Théo n’en parle, Manon ne se sentait pas pauvre. Elle vit avec sa mère, transforme la nature environnante en un immense terrain de jeu grâce à son imagination, ne manque de rien. Theo, quant à lui, confronte le discours de sa famille sur Manon et sa mère avec les expériences qu’il vit cet après-midi là, les jeux et le plaisir de manger des crêpes. Sans aucun didactisme, mais avec un sens certain du dialogue – et du dialogisme – le roman conduit les deux enfants à se poser des questions fondamentales, à hauteur d’enfants. Le bonheur, la pauvreté, la richesse, la famille, autant de sujets qu’ils embrassent  en confrontant, de façon très concrète, leurs vécus, ce qu’ils savent de l’autre, d’eux-mêmes, avec leurs sentiments et leurs émotions. La force du livre est d’avoir construit deux univers familiaux opposés, autour de deux sœurs, d’un côté un couple divorcé – bouddhiste/catholique – sans trop d’argent dont les deux parents sont aimants pour Manon, avec leurs différences, de l’autre une famille qui a réussi, bien absorbée par le travail. Pas de jugement de valeur entre ces deux modes de vie, acceptés tous les deux par les enfants qui n’en souffrent pas jusqu’à ce qu’ils mettent des étiquettes qui séparent. Pauvreté, richessse. Das ce roman, réfléchir, c’est penser ensemble, confronter son point de vue à celui de l’autre. Et les deux enfants, dans ce cadre, élaborent une définition de pauvre empreinte de philosophie : Quelqu’un qui n’a pas tout ce qu’il faut pour être heureux. Ouvrage sérieux, donc, mais dont l’écriture ne manque pas d’humour, tant dans les situations que dans l’utilisation des mots. Le lexique et la syntaxe sont bien ceux d’enfants, confrontés au monde des adultes, incarné ici par les concepts savants plus ou moins compris (le génie des tiques pour la génétique) et par le dictionnaire, source d’incompréhension plus que d’appropriation du monde.

Les illustrations de Lucie Albon apportent comme des respirations, en représentant de enfants pleins de vie, heureux d’être ensemble.

Sans misérabilisme, sans manichéisme, ce récit, pour partie autobiographique, a bien sa place dans la collection AlterEgaux, dans la mesure où il conduit chacun à  réfléchir sur les différences entre les modes de vie. Il illustre bien la subjectivité de chaque vision du monde, le poids des préjugés, tout ce dont il convient d’apprendre à se débarrasser pour faire société au contact de l’autre. Quant au titre, de façon pertinente, il met bien l’accent sur la façon dont le regard des autres change nos perceptions, notre regard sur nous-mêmes, et ce à un âge où l’on est fragile et où les mots peuvent blesser profondément, si on ne prend pas la peine d’en négocier le sens.

On écoutera avec intérêt les mots de l’autrice sur les raisons qui l’ont poussée à écrire ce roman : https://www.youtube.com/watch?v=B5T-qDWf4kA

Loki, onze ans, Dieu (presque) parfait

Loki, onze ans, Dieu (presque) parfait, T1: Mortelle punition
Louie Stowell
traduit (anglais) par Karine Chaunac
Gallimard jeunesse, 2023

Pinocchio au collège

Par Anne-Marie Mercier

On peut prendre l’entreprise de deux façons : d’une part on peut s’amuser de l’idée qui consiste à donner à un collégien égocentrique pré-adolescent la personnalité d’un dieu de la mythologie nordique exilé sur terre, donnant ainsi à ce gamin insupportable une caution pseudo-héroïque qui lui convient bien : il est ainsi ancré dans une posture «d’enfant trouvé» incompris (catégorie de Marthe Robert dans Roman des origines, origines du roman). On s’amusera de ses efforts pathétiques pour se convaincre de sa valeur et s’étonner de son manque de popularité. D’autre part on pourra trouver savoureuse cette réécriture des mythes de super héros de la licence Marvel : Thor, alias Thomas, est lui aussi envoyé sur terre, dans le même collège, sous la forme d’un garçon de onze ans, frère de Loki, plus beau et plus fort que lui, plus gentil aussi, mais un peu bête.
Loki a été puni par Odin à l’issue d’une de ses innombrables mauvaises farces : exilé sur terre dans le corps minable d’un garçon de onze ans, nommé Liam, il a trente jours pour faire la preuve qu’il est capable de s’amender. Pendant cette période, il est accompagné et surveillé par Thor et des envoyés d’Odin qui se font passer pour ses parents, le gardien Heimdall, et Hyrrokin  – contrainte ici de soigner ses serpents dans un vivarium. Eux-mêmes ont un peu de mal à s’adapter à la vie terrestre et les épisodes où Heimdall consulte des livres pour savoir comment construire une vie de famille harmonieuse (faire ensemble des pique-niques, du sport, se promener en famille…) et applique ces conseils au grand désespoir de son ado sont hilarants. La découverte par Loki des jeux vidéo, du Mac-Do, des smartphones, des réseaux sociaux, etc. propose un regard distancié sur ces éléments de la vie collégienne et montre que mis entre les mains d’un caractère comme le sien, ils ne peuvent que nuire.
Les illustrations hideuses ajoutent à la drôlerie de l’ensemble et imitent parfaitement l’allure d’un journal tenu par un ado, à la manière du Journal d’un dégonflé de Jeff Kinney, mais dans un graphisme encore plus sommaire : détestation des enseignants et du travail scolaire, critique de de ses parents, des contraintes… la rage de Loki le rend créatif.
Selon le contrat dicté par Odin, Loki doit tenir ce journal pour montrer ses progrès, en rendant compte de ses pensées et de ses faits et gestes. Malheureusement pour ce roi de la ruse, ce journal est « interactif » : si Loki écrit quelque chose qui ne correspond pas à la vérité, le journal intervient en insérant un rectificatif, un commentaire, une question ou un conseil. Ce dialogue est par lui-même comique et Loki va de catastrophe en catastrophe. Ce journal vivant et moralisateur à la façon de Jiminy Cricket, le rapproche de Pinocchio, insupportable bambin qui n’acquiert son humanité qu’après bien des épreuves.
On assiste avec un certain attendrissement à l’éveil du sens moral de Loki et à l’émergence d’une voix, nouvelle et qui l’intrigue, celle de sa conscience naissante. Il se découvre aussi des émotions, à travers des sensations jusqu’ici inconnues, agréables ou désagréables, qu’il peine à interpréter.
Mais la rédemption s’éloigne de plus en plus ; à chaque chapitre il perd des points et au dernier jour son retard semble irrattrapable… Il y aura pourtant un sursis, donc un second tome, dans lequel on retrouvera Loki-Liam, un peu plus « humain », accompagné de ses geôliers devenus pour lui une vraie famille, et de son frère toujours stupide mais généreux.

 

 

 

 

Presque perdu

Presque perdu
Hervé Giraud – Illustrations d’Aurélie Castex
Seuil Jeunesse 2023

Sur la plage abandonnés

Par Michel Driol

Emile, le narrateur, est en vacances au bord de la mer avec ses parents, oncles, tantes, amis… Bref, cela fait un si grand nombre d’enfants que le lecteur s’y perd, et Emile aussi, qui souligne que ce n’est pas grave. Tant d’enfants que lorsque Tintin, un sympathique grand-père, en ramène un de plus à la maison, cela de choque personne, jusqu’à ce qu’une alerte enlèvement conduise quelques adultes au commissariat. De quoi gâcher un peu l’ambiance. Mais lorsque c’est Emile qui, un jour de pluie, est « oublié » en forêt, et que c’est la famille de l’enfant « enlevé » qui le retrouve, on se doute bien que tout finira bien !

Voilà un petit roman allègre, qui dit le monde à travers le regard d’un enfant qui va entrer au CM1. Ses joies, ses inquiétudes, son plaisir de vivre simplement au milieu de cette tribu un peu bohème, où tout est fait pour qu’on passe les plus merveilleuses vacances qui soient, sans souci, sans nuage d’aucune sorte. Pour autant, avec légèreté, le roman parle de la perte. Et c’est fou le nombre de choses qu’on peut perdre en quelques pages ! Perte d’enfants, oubliés, renvoyant à une espèce d’inconscience des parents, jamais dite, pourtant présente. Perte de la dent de lait d’Emile, à la plage, vraiment perdue au milieu du sable. Perte enfin de la femme de Tintin, le terme de perte euphémisant celui de mort, et conduisant Emile à quelques difficultés de compréhension jusqu’à la scène finale. Avec tendresse et poésie, le récit enchaine des scènes le plus souvent cocasses, car vues et racontées par Emile. Entre routines ordinaires et évènements extraordinaires, scènes de comédie et drames, c’est avec candeur qu’il fait la chronique de cet été, d’où il sortira grandi en ayant compris une certaine complexité du monde et des sentiments, fort bien énoncée dans la dernière phrase. Et c’est sûrement ça qui le (= Tintin) rend triste : c’est d’être heureux. L’écriture, pleine d’humour et de vivacité, nous fait entrer de plain-pied dans la tête d’Emile, éprouver sa naïveté, son bon sens enfantin et ses interrogations pour notre plus grand plaisir.

Comme tous les ouvrages de la collection Le Grand Bain, les illustrations sont importantes. D’abord la jaquette du livre, qui se déplie comme une affiche et qui montre le héros transi et grelottant sous la pluie, au milieu d’une forêt menaçante. Ce sont ensuite des illustrations pleines de mouvement, de vie et d’expressivité qui montrent bien ce monde à hauteur d’enfant.

Parler de la perte avec humour, voilà le tour de force que réalise ce roman-chronique de vacances (presque) comme les autres, qui fait alterner le rire et les larmes ! Réjouissant à tout point de vue !

Attention fragiles

Attention fragiles
Marie-Sabine Roger
Seuil 2023 (1ère édition 2000)

Exclusions…

Par Michel Driol

Il y a Laurence et Nono (Bruno) qui vivent dans un carton, près d’une gare, depuis que Laurence a fui un compagnon violent qui commençait à s’en prendre à son fils. Il y a Nel (Nelson), un adolescent aveugle guidé par son chien vers le lycée.  Ils se croiseront, brièvement, sur la passerelle qui enjambe les voies ferrées.

Marie-Sabine Roger a fait le choix de la polyphonie pour raconter cette histoire d’exclusions. Parmi les principales voix narratives, il y a celle de Nel, un aveugle qui a du mal à trouver sa place coincé entre une mère protectrice, un père mutique et des copains maladroits. Il y a Laurence, qui tente de survivre avec son fils qu’elle cherche à tout prix à protéger, coincée entre la gare, le regard des autres, et les histoires qu’elle raconte à Nono pour le protéger. Il y a surtout celle de Nono, la plus touchante dans son univers enfantin, qui parle avec Baluchon, sa peluche doudou, avec ses erreurs de syntaxe et sa perception tronquée de la situation, coincé entre les souvenirs du passé (la maison, l’école) et le présent glacial. Deux autres voix se font aussi entendre, celle de Cécile, nouvelle élève, attirée par Nel en dépit de son handicap, coincée parce qu’elle ne se trouve pas belle. Celle aussi du gardien du square, le seul à être désigné par son patronyme, coincé par sa sciatique. Cette polyphonie permet de confronter les visions du monde des différents personnages, leurs propres histoires, leurs souffrances intimes. Elle dit aussi comment chacun est dans son monde, dans son univers, même s’ils en viennent à se croiser et, pour certains, à découvrir l’amour.

Le roman dresse un constat impitoyable de notre société : comment le chômage détruit les individus, les repères, les rend violents. Comment on peut, du jour au lendemain, se retrouver à la rue. Comment vivre et survivre est un combat de chaque instant. Pour autant, on a quelques figures positives : le serveur du café de la gare, qui donne un peu de nourriture à Laurence et Nono, Cécile qui offre à Nel un autre type de relation que celle de ses copains, un peu bourrins ! Mais la grande force du livre tient dans le personnage de Nono, émouvant, avec ses régressions, ses rêves de petit garçon, ses inquiétudes, sa vision du monde à hauteur d’enfant. Un seul exemple : le père Noël trouvera-t-il leur maison de carton s’il n’y a pas leur nom ? C’est d’abord par lui que l’autrice parvient à toucher les lecteurs. Un élément important du décor est la passerelle, qui relie un côté de la gare à l’autre, au pied de laquelle se trouve la maison de carton. C’est sur la passerelle que se font les rencontres entre Nono et Nel, rencontres éphémères, épisodiques, comme un pont jeté entre deux mondes qui se côtoient, et ne se voient pas (physiquement…). La passerelle, c’est aussi l’opposition entre le haut, le lieu de passage des voyageurs comme Nel, et le bas, le lieu de la survie de Laurence et Nono. Beau symbole pour dire ce qu’il faudrait de lien dans notre société.

Les Editions du Seuil ont vraiment eu une bonne idée en rééditant ce livre. Près d’un quart de siècle après son écriture, tout ce que dénonce ce roman est, hélas !, toujours là : femmes battues, conjoints violents, exclusion dans la rue, chômage, handicaps. On ne saurait qu’en conseiller la lecture pour s’approcher au plus près de ce que cela signifie, pour une femme en particulier, de survivre dans la rue, et pour un jeune aveugle de supporter le regard des autres. Un roman qui ne laissera personne indifférent par sa grande humanité, par ce qu’il montre de la fragilité, de la détresse de certains de ses personnages mais aussi de la délicatesse d’autres.

La Sentinelle

La Sentinelle
Claire Clément – Illustrations d’Alca
Editions du Pourquoi Pas ? 2023

Pour ne pas perdre  son âme

Par Michel Driol

Aïku et Tutti sont deux Amérindiens vivant dans un village loin de tout en Guyane. Après les années d’école viennent les années collège, à 2 heures de pirogue. Difficile de supporter la famille d’accueil, les contraintes de la grande ville quand on a vécu en pleine nature toute son enfance. Si difficile que Tutti fera une tentative de suicide.

La Sentinelle aborde des sujets graves, liés aux rapports que nous entretenons avec ces territoires lointains bien loin de Paris, liés à l’identité culturelle de ces villages du Haut Maroni. Aïku, le narrateur, relate à hauteur d’ado d’abord la vie dans le village avec son quasi jumeau, Tutti. Peu de jeux, mais l’apprentissage du tir à l’arc, les réels dangers des piranhas et des rapides vécus dans une certaine insouciance. Mais aussi l’école, avec cette curieuse phrase prononcée par le maitre, Nos ancêtres les Gaulois, maitre vite remplacé par un autre capable de raconter les légendes wayanas. On le voit, le récit met l’accent sur la liberté d’une éducation et d’une vie dans le respect des traditions. L’arrivée au collège, à Maripasoula, entraine de nombreux changements. Mais l’accent est surtout mis sur la solitude liée au sentiment d’y être un étranger : étranger aux lieux, aux habitudes, et à ce que cela induit comme souffrance. Les vacances offrent une pause avec le retour à la liberté du village, avec cette fois-ci les farces, et la chasse.

C’est bien de transmission et d’aliénation qu’il est question ici. Comment transmettre et préserver une culture ? Deux destins s’offrent aux deux amis, qui, devenus grands, exercent deux fonctions aussi indispensables l’une que l’autre. Sentinelle pour l’un, c’est-à-dire veilleur chargé de la prévention du suicide enfantin, médiateur culturel pour l’autre transmettant une langue et une culture. L’aliénation dont ils souffrent, c’est d’abord celle de leur propre terre, de leur fleuve, pollué par le mercure des chercheurs d’or, au point de rendre les poissons, principale source de nourriture, dangereux à consommer. C’est aussi celle d’une culture étrangère, française, qui veut imposer ses codes et ses normes. Le récit est conduit de façon à montrer le désarroi de ces enfants, devenant des étrangers dans leur propre pays, coupés de leurs racines, perdant leur propre identité. On les voit, élèves de sixième à Maripasoula, assis sur un banc, buvant de la bière et fumant des cigarettes : scène frappante pour montrer l’ennui, la dépendance aux drogues qu’ils peuvent trouver, de ces enfants parfaitement adaptés à la vie dans la jungle.

Bien sûr, le récit est situé en Guyane, mais il prend aussi une portée universelle. Il est question ici de tous les enfants qui se sentent en exil, étrangers à une culture qui veut s’imposer à eux et dans laquelle ils sombrent, perdant ainsi tous leurs repères. Si, comme le dit Tutti, Chacun est bon à quelque chose, il y a aussi la sagesse du père d’Aïku. Sois un guerrier, apprends à survivre là-bas, et reviens avec un diplôme… C’est la meilleure façon d’aider ton peuple. C’est dire la nécessité, parfois douloureuse, d’une éducation, d’un apprentissage des codes de l’autre pour se sauver soi-même. Riche problématique qui est celle dont ont souvent souffert tous les transfuges de classe rendue sensible aux plus jeunes par ce récit.

Alca propose de nombreuses illustrations très colorées, une vision personnelle de la Guyane qui fait la part belle à la nature sauvage dans laquelle les hommes semblent minuscules, sauf lorsqu’ils la mettent en danger.

Un livre qui met l’accent, à travers un récit situé aux confins de la Guyane et du Suriname, sur le suicide des enfants lié leur désarroi, et dont le titre invite chacun à le prévenir, où qu’il soit.