Nationale 7

Nationale 7
Didier Lévy, Sonja Bougaeva
Sarbacane, 2023

« Le ciel d’été / Remplit nos cœurs d’sa lucidité » (Ch. Trenet)

Par Anne-Marie Mercier

Rien de tel qu’un voyage pour explorer l’espace et le temps et tester les liens affectifs. Ici, un petit garçon part avec sa mère dans une vieille voiture décapotable jusqu’à la mer (tiens !). Voyage avec eux le souvenir du grand-père, garagiste et globe-trotter, qui avait tout appris à sa fille : on la voit d’ailleurs réparer la voiture au cours du trajet. Après un pique-nique vers Saint-Etienne et une nuit sous les étoiles, ils arrivent au bord de la méditerranée chez l’homme à qui la mère doit livrer la voiture : elle répare des voitures anciennes et les revend. Ils rentreront en train après avoir pris des vacances imprévues à la plage.
On apprend tous ces détails petit à petit, au fil de l’histoire, toujours d’une façon liée aux événements. C’est l’enfant qui raconte. Les rapports entre la mère et l’enfant prennent de la densité au fil des pages. L’espace est l’autre protagoniste. L’album déroule le paysage ; il lui suffit de peu de texte pour évoquer les changements progressifs : couleurs, noms des départements. L’espace s’élargit aussi avec ce que fait surgir dans les images l’évocation du grand père, ou le nom d’une constellation, traces de l’imaginaire de l’enfant.
La beauté et la variété des couleurs, la douceur des traits, la fantaisie des images qui prend les mots au pied de la lettre, les visages lunaires de l’enfant et de sa mère, tout emporte le lecteur dans ce voyage.
L’ancienneté de la voiture (que l’acheteur a participé à fabriquer autrefois), la référence à la génération précédente, le trajet au long cours sur une nationale sont en accord avec une impression de nostalgie, tout comme les vieilles chansons que la mère et son fils chantent (« La Bohême » de Charles Aznavour).
On aurait pu ajouter « Nationale 7 » de Charles Trenet.

Un Oiseau juste là

Un Oiseau juste là
Emilie Chazerand, Marie Leghima
Sarbacane, 2023

 

Comme un oiseau…

Par Anne-Marie Mercier

On retrouve un peu la veine d’Ungerer, en plus douce, dans cet album étonnant et suave. Tout d’abord parce que le héros est un adulte, et même un adulte d’âge plus que mûr : tout repose sur le fait qu’il n’a plus un seul cheveu. Il a en plus une moustache un peu ridicule, de l’embonpoint, des bretelles, un intérieur très kitch et désuet… Et des chapeaux très démodés pour masquer sa calvitie.
Un jour, lors d’une promenade, un petit oiseau s’installe sur son crâne. Impossible de le déloger. Les tentatives pour le chasser de la maison une fois rentré, « avec sa voix dure comme un lundi », s’avèrent vaines ou cruelles, et le cœur glacé de Bernard finit par fondre.
Ils ne se quitteront plus… jusqu’au jour où l’oiseau, qui, comme le dit Bernard « n’est pas son oiseau, mais un oiseau,[…] ne lui appartenait pas. L’amitié ce n’est pas ça », décidera de partir. Entretemps, Bernard aura dû sortir sans chapeau et marcher en se tenant droit, images de sa nouvelle assurance et de son ouverture au monde.
Les couleurs pastel, le dessin à la fois fin et caricatural, la ville aux boutiques bonbonnières, et les personnages grotesques évoquent également les albums Ungerer de la période de Crictor. Un animal  ramène un humain à la vraie vie en lui faisant accepter l’absurde d’une situation fantaisiste. Dans le même mouvement il lui fait abandonner sa vie d’autrefois, plus absurde encore.

Pas pour les éléphants

Pas pour les éléphants
Davide Cali, Giulia Pastorino
Sarbacane, 2023

Fable moderne

Par Anne-Marie Mercier

Un éléphant arrive en ville… Il veut faire ce que tout le monde fait en ville : prendre un café, acheter un journal, ou une banane, circuler à vélo, s’asseoir sur un banc… Tout lui est refusé : « Ce n’est pas pour les éléphants ». Ne pouvant rien faire, il ne fait rien. On le traite alors de paresseux. Il ne possède rien. On le traite pourtant de voleur, de menteur. Jusqu’au jour où il accomplit un acte héroïque : il est alors célébré. Ça ne vous rappelle rien ? Comme d’autres récits montrant un personnage différent et rejeté qui ne peut se faire accepter qu’en accomplissant un exploit (Flix d’Ungerer, par exemple, et même Elmer, l’histoire d’un autre éléphant) cette histoire a un goût amer : l’environnement est le monde réel, les personnages hostiles sont des humains. Elle renvoie ainsi à de nombreux faits divers relatant la même histoire, de déclassés ou sans papiers tout à coup fêtés.
Mais la gravité du propos est tempéré par l’absurdité de la situation : un éléphant ça ne fait pas de vélo, n’est-ce pas ? et l’humour des images en grands à-plats, qui montrent un éléphant gigantesque mais plus humain que les petits citadins ronchons qui le rejettent.

 

Écureuil dans la tempête

Écureuil dans la tempête
Olivier Desvaux
Didier, 2023

Film catastrophe à hauteur d’enfant

Par Anne-Marie Mercier

Les amis du Bois sans mousse sont ici pris dans une nouvelle aventure, moins heureuse que celle qui les embarquait jusqu’au pays du père Noël et davantage en prise avec les inquiétudes de notre temps. Une tempête formidable les assaille, provoquant chute d’arbres (dont celui qui héberge Écureuil), inondation générale, fuite des habitants vers les hauteurs, recherche de ceux qui n’ont pas réapparu…
Ce récit porteur d’angoisses climatiques est tempéré par la beauté des images et par de nombreux traits de légèreté qui allègent le sérieux du propos : la tempête commence lors d’un joli pique-nique et tous les animaux, vêtus élégamment, sont saisis dans des poses dynamiques et parfois drôles (Souris s’envole avec le cerf-volant, Sanglier la retient) ; Écureuil trouve refuge dans une machine à laver, les animaux se déplacent sur des embarcations improvisées adaptées à la taille de chacun. Enfin, le disparu, Écureuil, sera retrouvé et ses amis lui trouveront une autre maison. Enfin, au matin, la sérénité du spectacle de la forêt inondée dans laquelle l’eau commence à se retirer pourra saisir Souris (et le lecteur).
Le récit progresse de façon efficace, montrant d’abord Écureuil, puis ses amis, puis leur inquiétude et leur recherche. Il est rythmé par une alternance de doubles pages à fond perdu avec incrustation de texte, lors des pauses, avec des images en pleine page faisant face à une page de texte. Celui-ci, bref, est très aéré avec une typographie qui crée des effets. C’est beau, plein de suspense et de rythme, et de réconfort,

Martha la terrible

Martha la terrible
Marek Vadas, Daniela Olejníkovà
Traduit (slovaque) par Edita Emeriaud
Thierry Magnier, 2023

L’enfance d’un tyran (corrigé)

Par Anne-Marie Mercier

Voilà un joli album acidulé et même un peu acide qui présente un personnage d’enfant cruel avant d’imaginer comment l’amender. Le propos passe par la fantaisie : Martha va en vacances chez sa grand-mère et les animaux redoutent sa venue, sachant qu’ils vont vire avec elle tout l’été un enfer : elle trouve son plaisir à les tourmenter, à tirer queues et moustaches, à arroser ou enfermer même les plus petits.
Une nuit, tous les animaux décident de lui donner une bonne leçon et tiennent conseil pour savoir jusqu’où ils peuvent aller à leur tour dans la cruauté… La mesure l’emportera heureusement et le lendemain oiseaux, vache, chèvre cochons etc. terroriseront la fillette sans la mettre en danger. Elle comprendra ainsi ce qu’on ressent dans cette situation et  changera de comportement. Nous voilà rassurés, Martha n’était pas méchante ; elle ne savait tout simplement pas ce qu’elle faisait.
L’aspect édifiant de l‘histoire n’est pas le principal atout de cette histoire malgré son intérêt (c’est un message utile pour tenter de corriger doucement de nombreux enfants plus farceurs que cruels avec les animaux). Les images de Daniela Olejníková surprennent par leur originalité : couleurs fluo, fonds blancs, colorés ou noirs selon l’atmosphère, technique d’impression traditionnelle proche de la sérigraphie, dessins stylisés, tout cela donne un relief étonnant aux personnages, tantôt attendrissants, tantôt inquiétants et pour finir souriants.

Chaperon rouge

Chaperon rouge
Jean-Claude Alphen
D’eux 2023

Histoire à quatre voix

Par Michel Driol

Faut-il résumer le Petit Chaperon Rouge ? Sans doute pas. Juste signaler que Jean-Claude Alphen en propose une nouvelle version, qui change assez radicalement les rapports entre le loup et la fillette.

Tout de rouge vêtue, bien sûr, avec une robe d’où dépassent des jupons blancs  et des chaussettes à rayures horizontales, voici un petit chaperon rouge qui semble sorti d’une illustration de la Comtesse de Ségur. Quant au loup, un géant un peu dégingandé tout en poil, à l’allure sympathique ! Le décor ? Quelques éléments. Arbres, maison, panier, grand-mère…

Ce qui fait l’originalité réelle de cet album – et prouve que les réécritures du Petit Chaperon Rouge ont encore de beaux jours devant elles – c’est le traitement par le dialogue et la mise en abyme du conte au centre du récit. Dialogue entre la fillette et sa mère. Elle s’ennuie. Elle pourrait porter un panier à sa grand-mère. Dialogue entre la fillette et le loup, qui la conduit à lui lire le livre – l’histoire du Petit Chaperon Rouge -qu’elle porte à sa grand-mère, et dont la fin « Et tout le monde vécut heureux pour toujours »  parait malvenue au loup, qui propose alors une autre fin, qu’il raconte au conditionnel présent, comme dans les jeux d’enfants. Et c’est par cette fin, où le loup fait des crêpes que se termine l’album pour le grand bien de tous !

Cette réécriture tranche avec beaucoup d’autres parce qu’elle donne à entendre quelque part le point de vue d’un loup qui cherche à arranger les choses. Il le dit, il ne se voit pas manger une grand-mère ! Il est épicurien, gourmand, soucieux de son confort (il se voit adopté par la grand-mère !). De fait, cette réécriture pervertit la morale initiale de l’histoire pour en faire un récit avec un happy end universel, dans lequel il n’y a plus de méchant, mais uniquement des personnages qui cherchent à vivre ensemble au-delà de leurs différences. Il n’est que de voir les visages réjouis et souriants pour s’en convaincre ! Le tout est traité avec beaucoup de vie (à cause du dialogue) et d’humour (dans les illustrations, et dans le personnage de ce loup assez atypique).

Un album qui se joue de l’intertextualité, pour le plus grand plaisir de ses lecteurs, en proposant deux personnages attachants, dont il revisite les relations.

Georges Géant

Georges Géant
Gilles Baum – Amandine Piu
Amaterra 2023

Un autre Bon Gros Géant

Par Michel Driol

Georges est grand, très grand… envahissant et maladroit de surcroit ! Difficile dans ces conditions de trouver un emploi, sauf nettoyeur de gouttières. C’est alors qu’il aperçoit, dans la ville d’à côté, une autre géant, plus grand, plus maladroit encore. Et voilà Georges qui vient à la rescousse de ses habitants, de ses enfants et qu’il y gagne la reconnaissance de tous.

A la taille de Georges correspond celle de l’album, haut et étroit. C’est bien sûr la problématique de la différence, de l’exclusion qui est ici traitée au travers d’un personnage bien évidemment sympathique. Sympathique dans la représentation qu’en donne Amadine Piu : un bon géant souriant, montré dans des situations incongrues comme lorsqu’il se replie pour entrer dans un bus dont il occupe la presque totalité. Ce n’est pas que par la taille que Georges est inadapté : outre sa maladresse, il mélange les mots. Ce freak ne peut même pas prétendre faire un numéro de cirque ! Toute la première partie de l’album montre avec expressivité les déboires de Georges : expressivité dans la typographie, expressivité du texte (qui joue de l’exagération), expressivité des illustrations qui montrent ce personnage monstrueux (il est nu, vêtu simplement d’un chapeau transparent), oranger (comme étranger) dans un univers à dominante bleue. Bien sûr la seconde partie de l’album est là pour montrer que chacun est indispensable, a son rôle à jouer, voire ses talents cachés. Face à ce « drôle de zig » qui détruit la cité voisine, un géant si grand que l’illustration ne le montre jamais en entier, il s’avère altruiste, habile, adroit. Renversement prodigieux, lui, le maladroit, jongle avec les enfants comme balles ! Autre renversement, lui qui était fâché avec les mots, le voilà qui raconte des histoires aux enfants. C’est peut-être un peu systématique, mais voilà un album qui incite à être optimiste et à penser que chacun peut être utile à la communauté et y trouver ainsi sa réalisation.

Un album dans lequel on retrouve tout l’humanisme de Gilles Baum, sa façon de dire que chacun peut trouver sa place dans le monde, que les différences peuvent se révéler des atouts, un album dont les illustrations d’Amandine Piu ne manquent pas d’humour dans la représentation d’un univers bousculé, à la fois réaliste et bien imaginaire !

Aux Oiseaux

Aux Oiseaux
Anaïs Massimi
Grasset, 2023

Force fragile

Anne-Marie Mercier

C’est à quarante oiseaux différents que s’adressent les poèmes de l’album;ce sont des oiseaux bien connus dans nos climats, presque banals (pinson, roitelet, grive, mésange, chouette…). L’autrice s’adresse à eux au fil des saisons et des heures, évoquant tantôt leur chant, tantôt leur vol, leurs habitudes et leurs espoirs de survie dans ce monde dominé par les humains. Parfois ils brillent même par leur absence. Le ton est léger, la poésie sans prétention. Elle s’attache au sensible et à l’intime.
Les images montrent les oiseaux sur un fond naturel dont le flou évoque le mouvement. Leur œil brille au milieu de crayonnés légers parfaits pour évoquer la plume et l’air. Le réalisme est tempéré par le flou, rien de très original, mais c’est une légèreté qui va bien avec l’ensemble.
L’ensemble est charmant et convainc du « courage des oiseaux », évoqué dans l’extrait de Dominique A., cité en tête d’album.

La Peinture de Yulu

La Peinture de Yulu
Cao Wenxuan, Suzy Lee
Traduit et adapté (chinois) par Alain Serres
Rue du monde, 2022

Toile rebelle, art difficile

Par Anne-Marie Mercier

La jeune Yulu est destinée à être peintre. Son père qui souhaite réaliser à travers elle son rêve d’être un artiste, fait tout pour cela. Il achète pour elle une superbe toile de lin « yulu » qui était destinée à un maitre, décédé juste avant de venir la chercher.
Yulu, après avoir hésité longtemps, peint une image d’elle-même sur cette toile qui porte son nom. C’est un beau portrait. Mais chaque soir le tableau se défait en dégoulinures horribles. Désespoir, honte, acharnement à recommencer… on voit Yulu passer par toutes ces phases, jusqu’au moment final où elle décide après une huitième tentative de laisser sa toile reposer, et de la cacher. Elle la découvrira bien plus tard, belle et lumineuse.
Conte fantastique, fable célébrant la ténacité, et montrant le rôle du temps dans la création, c’est aussi une histoire de relation entre un enfant et ses parents face  à leur désir de réussite puis à leur inquiétude.
Les images de Suzy Lee sont merveilleuses, alliant des crayonnés vigoureux de fusain sur fond blanc à de délicats motifs floraux. Les couleurs vives et même criardes du tableau dégoulinant font un contraste saisissant et donnent à l’album sa charge fantastique un peu inquiétante, comme un Munch entré dans un univers d’estampes sages.

L’auteur, Cao Wenxuan, a reçu le prix Hans Christian Andersen (2016), comme Suzy Lee (2022).
Voir la chronique de Michel Driol sur cet album.

 

 

 

Elle fait le printemps

Elle fait le printemps
Praline Gay-Para, Lauranne Lentic
Didier jeunesse, 2023

 » Pourquoi pas Elle  »

Par Anne-Marie Mercier

On retrouve ici un aspect de l’œuvre de Praline Gay-Para qui avait publié un joli conte féministe, Sous la peau d’un Homme, déjà chez Didier. Reprenant la question de Prévert dans le poème « il pleut » (« Toujours Il qui pleut et qui neige / Toujours Il qui fait du soleil / Toujours Il / Pourquoi pas Elle / Jamais Elle »), Praline Gay-Para décline les formules à l’impersonnel pour les mettre au féminin : « Elle est tôt, elle fait jour, elle fait douce, elle fait belle… » chacune des pages illustre un moment de la journée d’une petite fille, jusqu’à « elle fait nuit » pour s’achever avec « elle fait la pluie et le beau temps » qui reprend une formulation plus habituelle, proche du titre « Elle fait le printemps ». Ce « elle » désigne alors clairement la fillette.
Cette jolie liste montre l’enfant dans diverses activités de jeu et d’insouciance : câlins, jardins, intérieurs ou paysages. Les belles illustrations de papiers découpés superposés donnent de l’étrangeté et de la poésie à ces situations ordinaires.

Si le texte risque de laisser perplexes de jeunes enfants (et des parents), il peut charmer des lecteurs plus âgés en remettant en cause l’usage de ce « il » dominant et en proposant de jouer avec la langue pour faire bouger aussi bien les mots que les pensées.
Sur ce point on peut le rapprocher du beau Buffalo Belle d’Olivier Douzou (Rouergue, 2016) dans lequel tous les il devenaient elle et vice-versa : « A cet âge là, pas de pérelle /
si tu préfère elle à il
ou il à elle
tout le monde trouve ça gentelle
un jeu puérelle, un simple babelle
pas de quoi se faire de belle »

C’était en 2016, le temps de l’innocence et de la légèreté, et c’était en poésie.