Pas pour les éléphants

Pas pour les éléphants
Davide Cali, Giulia Pastorino
Sarbacane, 2023

Fable moderne

Par Anne-Marie Mercier

Un éléphant arrive en ville… Il veut faire ce que tout le monde fait en ville : prendre un café, acheter un journal, ou une banane, circuler à vélo, s’asseoir sur un banc… Tout lui est refusé : « Ce n’est pas pour les éléphants ». Ne pouvant rien faire, il ne fait rien. On le traite alors de paresseux. Il ne possède rien. On le traite pourtant de voleur, de menteur. Jusqu’au jour où il accomplit un acte héroïque : il est alors célébré. Ça ne vous rappelle rien ? Comme d’autres récits montrant un personnage différent et rejeté qui ne peut se faire accepter qu’en accomplissant un exploit (Flix d’Ungerer, par exemple, et même Elmer, l’histoire d’un autre éléphant) cette histoire a un goût amer : l’environnement est le monde réel, les personnages hostiles sont des humains. Elle renvoie ainsi à de nombreux faits divers relatant la même histoire, de déclassés ou sans papiers tout à coup fêtés.
Mais la gravité du propos est tempéré par l’absurdité de la situation : un éléphant ça ne fait pas de vélo, n’est-ce pas ? et l’humour des images en grands à-plats, qui montrent un éléphant gigantesque mais plus humain que les petits citadins ronchons qui le rejettent.

 

L’étranger

L’étranger
Chris Van Allsburg, trad. Christiane Duchesne
Editions D’eux, 2022

Et tous ses animaux

Par Christine Moulin

Un nouveau Van Allsburg! Tel qu’en lui-même le temps le change, car il est question de temps dans ce nouvel album. Celui qui passe et celui qu’il fait, bizarre, détraqué, sans que pour autant ses  incartades soient génératrices d’angoisse. Ce qui est d’autant plus remarquable qu’elles sont visiblement provoquées par un étranger qui arrive un jour chez un fermier américain, Monsieur Bailey. Cet étranger, très étrange, mutique et souriant, s’adapte à la vie de famille des Bailey sans que soit jamais révélée son origine: quelques indices bizarres laissent à penser qu’il n’est sans doute pas un habitant de notre monde. Quoi qu’il en soit, tout se passe dans l’harmonie. Mais nous ne sommes pas au pays des bisounours: l’étranger ne peut rester, et malgré la tristesse provoquée par son départ, il laisse aux humains que nous sommes un message rassurant, à rebours des cris nauséabonds qui emplissent notre monde. Un message qui parle de beauté, notamment celle des arbres, de fidélité, un message qui engage à accueillir ce que l’on ne comprend pas, qui promet que l’absence n’est pas l’oubli. Tout cela est amplifié par les magnifiques illustrations: autant de tableaux (au crayon de couleur) qui célèbrent la splendeur de la nature, surtout à l’automne, mais qui, comme toujours chez Allsburg, tout en étant minutieusement réalistes, interpellent le lecteur par des détails insolites et contribuent à l’atmosphère sereinement fantastique de l’ensemble. Un nouveau Van Allsburg, oui, et nous ne sommes pas déçus!

Le Visiteur

Le Visiteur
Didier Lévy – Lisa Zordan
Sarbacane 2021

Quand le pingouin arriva dans la jungle…

Par Michel Driol

Un désert, sans rien que des bouts de bois et des pierres, et une jungle habitée par des singes. C’est dans ce décor entre deux mondes que survient un improbable pingouin, avec sac à dos, ombrelle et appareil photo. Il ramasse des pierres, des branches, mais, au lieu de construire une maison, les assemble sur le sol, les photographie, puis les remet en place. Cette « pingouinerie » amuse d’autant plus les singes qu’il recommence les jours suivants. C’est alors que le narrateur veut faire la même chose, avec des nids de guêpe, ce qui intéresse beaucoup le pingouin. Alors le narrateur modifie la construction du pingouin, et la lui montre du sommet d’un arbre : c’est un bateau. Au départ du pingouin, les singes se mettent à faire des « pingouineries » qui attirent les touristes.

Breton faisait volontiers siens ces mots de Lautréamont pour définir le surréalisme : Beau comme une rencontre fortuite sur une table de dissection d’une machine à coudre et d’un parapluie. C’est bien ce qui se passe dans cet album, plus proche néanmoins du land-art que du surréalisme : beau comme la rencontre fortuite d’un pingouin et d’un groupe de singes entre jungle et désert. Voyageur, migrant, nomade, le pingouin est un de ces artistes qui arpentent le monde pour en réorganiser les éléments, de façon éphémère, mais en garder une trace sous forme d’une image. Pratique bien loin de celle des singes dont la première réaction est la moquerie devant cette dépense d’énergie inutile à leurs yeux, mais qui entraine une réaction plus complexe, dans un second temps, du narrateur. A la fois l’envie de faire comme lui, mais aussi la peur de la réaction du groupe, de la moquerie des singes : peur de se singulariser, de se marginaliser. C’est le regard du pingouin sur son travail qui le décide à s’affirmer comme l’auteur de son œuvre, puis à lui faire une proposition comme si quelque part l’élève surpassait le maitre.  L’album parle donc de transmission et de modification des perceptions grâce à un étranger, à un visiteur, qui permet l’accès à une façon d’envisager le monde pour y laisser une trace, éphémère, gratuite, a priori inutile. Il se veut un éloge de la créativité et, dans une certaine mesure, du métissage culturel. Ce sont des formes artistiques d’ailleurs qui se combinent avec une autre réalité. Sous son apparente simplicité, l’album dit que l’art n’est ni « pingouinerie », ni « singerie », mais appropriation et invention. En grand format, les illustrations montrent une jungle luxuriante et verte, un désert aride et jaune, et des personnages animaux, à la fois très simiesques pour les uns, alors que le pingouin, étrange étranger, se voit doté de nombreux accessoires et d’un regard quasi humain.

Un album qui dit que l’art est à la portée de tous, et qu’il suffit d’un déclencheur, d’une rencontre, d’une envie pour regarder autrement les artistes et leurs œuvres, et avoir une pratique artistique.

Et toi, qu’est-ce que tu manges ?

Et toi, qu’est-ce que tu manges ?
Chloé Mesny-Deschamps, Salomée Vidal, Lucia Calfapietra
Grasset jeunesse, 2021

Le tour du monde avec treize enfants

Par Anne-Marie Mercier

La cuisine est bien ce qui distingue et rassemble : treize enfants aux prénoms tantôt bien français tantôt pas proposent une recette (d’une entrée, d’un plat principal ou d’un dessert), en commençant tous leur texte par « Dans le pays de mes ancêtres… ».
Chaque chapitre occupe quatre pages. Les première doubles pages sont consacrées à l’évocation rapide du pays, à travers quelques unes de ses caractéristiques : géographie, religion, faune et flore, coutumes… et à une présentation du plat, tout cela face à une belle image colorée reprenant quelques aspects évoqués par le texte. La deuxième double page développe la recette, avec toutes les caractéristiques du beau livre de cuisine : image présentant le plat dans un beau récipient et sur une nappe qui évoquent la tradition du pays, liste des ingrédients, élaboration pas à pas.
Tout est écrit à la première personne : c’est un enfant qui s’adresse à d’autres enfants. Les mots sont simples, les termes spécialisés expliqués (comme le mot « lever »), les ingrédients sont faciles à trouver (de la Vache qui rit pour une recette indienne, par exemple), les explications sont claires et intègrent des remarques personnelles sur le plaisir de certaines étapes (toucher, goût…) .
On y trouvera le Guacamole, le naan au fromage, une salade fattouche, les jiaozis, les falafels, les sushis, les boulettes kefta, les gnocchis, le poulet DG du Cameroun, les kanebullar (gâteaux à la cannelle suédois), les tartelettes au sirop d’érable, le gâteau Pavlova, et, pour la France, le croque-Monsieur ! Le succès est quasi certain, autant par la simplicité des recettes que par le choix judicieux de saveurs et de consistances aimées des enfants.
Les illustrations sont appétissantes, très colorées, avec le relief particulier du papier découpé ; la page finale présente tous les enfants avec leurs plats  dans un décor de fête en plein air, comme une invitation à organiser un superbe pique-nique de fin d’année intégrant l’histoire des familles de tous les enfants.
Voilà un beau complément aux livres d’Alain Serres chez Rue du monde sur la cuisine multiculturelle : Une cuisine grande comme le monde (avec Zaü, réédité en 2020 avec un jeu de memory) ou Une cuisine grande comme un jardin (avec Martin Jarrie, 2004)

L’Arrivée des capybaras

L’Arrivée des capybaras
Alfredo Soderguit

Traduit (espagnol, Uruguay) par Michèle Moreau
Didier Jeunesse, 2020

« La volaille qui fait l’opinion »

Par Matthieu Freyheit

La littérature de jeunesse a beaucoup glosé sur ses fonctions et sur les valeurs qu’il fallait accorder à l’une d’entre elles, l’édification. Avec le déclin de la valeur-autorité, l’édification a fait l’objet d’une suspicion qui ne s’est pas encore tarie, loin s’en faut. Reste que nous sommes à géométrie variable : oui à l’édification, donc, lorsque celle-ci accompagne des sujets suffisamment consensuels pour ne pas être remis en question. Idéologie ?

L’affaire est ici délicate, car L’Arrivée des capybaras rappelle un contexte tendu par le retour de la problématique des frontières. Une famille de gros rongeurs inconnus de tous fait rupture dans le panorama quotidien d’un poulailler. La fable reprend les thèmes éculés du rejet de l’inconnu, de la résistance devant l’acceptation de l’altérité et du refus de partager son espace autant que ses profits. Partager ? Non. Discuter ? Non. Se mélanger ? Non. Jusqu’au jour où, bien sûr, ces autres peu rancuniers qu’incarnent les capybaras n’hésitent pas à secourir l’un de ceux qui les avaient pourtant rejetés. L’ensemble est tendre et graphiquement fort bien mené, l’auteur réalisant à partir d’une gamme chromatique restreinte une vraie spatialisation de la problématique (les vis-à-vis, en particulier, y sont très beaux).

Réussi, donc, mais peu original dans le propos. La nuance y manque et la situation initiale schématise la vie des habitants du poulailler, dont l’attitude s’en trouve d’autant moins acceptable : « La vie n’était pas compliquée. Chacun faisait ce qu’il avait à faire. Il y avait à manger pour tout le monde. Et jamais rien à signaler. » On pourrait reprocher à l’album cette présentation caricaturale des sociétés d’abondance, souvent désignées comme incompétentes à l’accueil. Toutefois, les réponses que s’offrent le texte l’image permettent d’échapper en partie à la simplification. Ainsi le « jamais rien à signaler » est-il démenti par l’image d’une poule emportée par le fermier, juste avant l’arrivée des fameux capybaras : une façon de dire que l’événement n’est pas toujours où l’on croit, et que ce qui est rendu invisible par l’habitude trouve un dérivatif bien utile dans l’arrivée de l’inhabituel, aisément présenté comme faisant événement.

Un album esthétiquement très réussi, qui peut interroger par ailleurs sur ce que la littérature de jeunesse aime à penser et sur ce que nous aimons lui voir penser.

Trio

Trio
Franc Bruneau, Ambrogio Sarfati, Camille Tartakowsky
Editions Dyozol, 2017

Géométries humaines

Par Anne-Marie Mercier

C’est l’histoire d’un… triangle. Il est bleu, il s’appelle Trio. Il vit dans un hexagone, avec ses parents, monsieur et madame Pythagore, qui viennent d’ailleurs. Son papa et sa maman, deux triangles bleus comme lui, l’aiment beaucoup. Mais voilà, les autres enfants sont plutôt ronds ; quelques-uns sont carrés. Et si Trio s’entend bien avec Carro (carré jaune) et Cyclo (rond jaune), ça ne va pas du tout avec Rondo « un grand rond revanchard » qui déclare : « on n’a pas besoin des ronds et des carrés dans la contrée aux six côtés ».
Au pays de la littérature de jeunesse, la raison et l’intelligence gagnent toujours : Trio démontre qu’on peut faire toutes sortes de figures en combinant les formes (des carrés et des formes presque rondes avec des triangles, etc.) mais aussi dessiner des arbres, toute une ville… La fin ressemble à un jeu de construction.
Partant d’une formule imitée de Petit Bleu et Petit Jaune de Léo Lionni, et de Petite Tache de Lionel Le Néouanic, les auteurs combinent le message de tolérance avec un jeu sur les formes et les couleurs très réjouissant.
Petit album cartonné, il permet une « lecture » à plusieurs niveaux, aussi bien pour les tout petits que pour les plus grands. Il propose une entrée dans les questions difficiles par les formes, les couleurs et la géométrie, une belle performance pour les éditions Dyozol.

On les découvre sur leur site (après les avoir vues au salon du livre pour la jeunesse de Saint-Paul-Trois Châteaux) :
« Les Éditions Dyozol, nouvelle maison d’édition jeunesse, vont publier à partir de janvier 2017 des livres d’artistes et d’écrivains jeunesse destinés dans un premier temps aux enfants de 0 à 9 ans.  L’ambition de l’équipe des Éditions Dyozol est de privilégier des thématiques contemporaines fortes et des formes qui incitent à l’échange entre l’enfant et l’adulte par un traitement poétique, ludique et implicite. »
On leur souhaite de continuer sur cette belle lancée !

 

 

Le Roy qui voyageait avec son royaume

Le Roy qui voyageait avec son royaume
Dedieu
Seuil Jeunesse, 2018

Le roi touriste, ou le touriste roi ?

Par Anne-Marie Mercier

Il était une fois… un roi. Mais on pourrait aussi bien dire « il était une fois l’envie du voyage » : ce roi se fait rapporter toute sorte d’objets de voyageurs qu’il envoie dans le monde entier pour ensuite entendre leurs aventures. Il finit par décider de voyager lui-même. Lors du premier voyage, il dort à la dure et mange froid, il y remédie pour le suivant ; lors d’un autre il est attaqué par les moustiques, puis tombe malade, ou bien s’ennuie sans ses livres… A chaque nouveau voyage il ajoute des objets pour son confort, son plaisir et sa sécurité, si bien que les expéditions deviennent de plus en plus lourdes et la rencontre de curiosités, d’étrangers et d’étrangetés de plus en plus rare…
Les images ajoutent au comique des situations, avec un roi au profil Louis-quatorzien impassible et des sujets hagards et affairés se promenant sur un fond où le seul vrai changement est celui de la couleur.
Fable moderne sur les dérives du tourisme, ce grand album est aussi un éloge du voyage rêvé ou lu : somme toute, les plus beaux des voyages seraient-ils ceux que l’on nous raconte ?

Les Zarnak

Les Zarnak
Julian Clary, David Roberts (traduit de l’anglais par Nathalie Zimmerman)

MELOkids+, 2016

A rebrousse poil

par François Quet

large-ccc6bbec-bc2d-4c04-8131-d9321ea6c203Deux hyènes parlant couramment anglais, correctement habillées et munies de passeports en règle, s’installent dans un pavillon de banlieue. La suite pourrait être terrifiante, mais les auteurs n’ont pas choisi de s’inspirer des histoires de zombies ou de loup-garou, bien au contraire.  Le couple qui se félicitera bientôt de la naissance de jumeaux n’a qu’une aspiration : passer pour des gens « normaux », ce qui n’est pas si facile quand on a une queue assez encombrante, quand on rit bêtement à tout propos, et quand on préfère à l’arbre de Noël l’enfouissement des cadeaux dans le jardin.

Le roman de Julian Clary est doublement intéressant. D’abord il est drôle, d’une loufoquerie inhabituelle dans le paysage français. L’invraisemblance de la situation est joyeusement assumée et finirait par devenir naturelle, si de nouveaux faits ne venaient pas régulièrement rappeler au lecteur qu’on n’est pas dans un roman animalier (où les animaux se comportent tellement comme des humains qu’on finit par oublier qu’ils sont des lapins ou des souris). L’inadaptation des hyènes aussi bien que leur assimilation relèvent d’un grotesque que renforcent les illustrations hilarantes de David Roberts. Ainsi les passants arrêtent M. Zarnak, pour le complimenter sur sa progéniture : « — Qu’est-ce qu’ils vous ressemblent ! Mais ils n’ajoutaient pas pour autant « Et c’est fou ce que vous avez l’air d’une bête sauvage. » Un peu comme quand on voit un bébé très laid, on ne dit pas : Oh, on dirait un crapaud ! » même si on le pense très fort » (p.33).

La deuxième raison d’aimer ce roman tient à son thème. Sans jamais renoncer aux ressorts du comique (avec parfois une facilité qui ravira les enfants : Fred ne cesse de raconter des blagues qui parasitent tellement le récit que son épouse finit elle-même par s’en lasser), et sans jamais insister sur la dimension symbolique du récit, Julian Clary raconte une histoire d’intégration : le voisin méfiant suspecte cette famille de ne pas être très conforme et s’en alarme vraiment au point de leur rendre la vie compliquée ; Minnie, la petite copine des jumeaux, voudrait bien quant à elle avoir une queue pour chasser les mouches ; le regard des hyènes sur nos coutumes les plus ordinaires permet de prendre un peu de distance et de les rendre moins « naturelles ».   Avec beaucoup de légèreté, le roman invite à réfléchir sur l’altérité ­­— les animaux sont intelligents, d’une intelligence différente de celle des humains, mais ils sont intelligents ­—, sur les difficultés de l’intégration et sur le respect de chaque identité.

Julian Clary est une vedette de télévision outremanche (http://www.julianclary.co.uk/). C’est son premier roman pour enfants (on annonce une suite en plusieurs tomes) aussi déjanté que généreux et profond.

Slumdog de papier

Les fabuleuses aventures d’un indien malchanceux qui devint milliardaire
Vikas Swarup
Traduit de l’anglais par Roxane Azimi – 10/18

par Anne-Marie Mercier

Si vous avez vu le film, Slumdog Millionaire, avez-vous pensé à lire le livre qui est à l’origine du scénario ? Si vous avez aimé le film, faites-le, vous y retrouverez une foule de choses qui ont fait le succès du film : le cadre du jeu télévisé, la peinture d’une grande partie de l’histoire de l’Inde, beaucoup d’humour et de candeur dans un univers de brutes.
Si vous ne l’avez pas aimé, c’est encore mieux : vous comprendrez encore mieux pourquoi, et le livre vous intéressera. Si le film a eu un prix d’adaptation, c’est sans doute du fait du grand travail de simplification qui a été fait à partir du livre. Adaptation très réussie, pour l’efficacité, mais quel dommage pour la subtilité et la vérité du regard porté sur l’Inde. Vous trouverez le jeu télévisé, mais une organisation des souvenirs radicalement différente, plus éclatée, ne suivant pas l’ordre chronologique. Vous verrez que ce qui conduit le jeune homme dans ce jeu, ce n’est pas un amour fleur bleue plus bolliwood que bolliwood, mais la vengeance ; voila qui est beaucoup plus intéressant !

L’Inde décrite y est encore plus impitoyable et plus complexe. La scène scatologique ridicule et invraisemblable du début du film n’existe évidemment pas. On y voit aussi les restes de la présence anglaise, à travers la tragique histoire du brave pèreTimothy qui élève le jeune héros orphelin, et le baptise «Ram Mohamed Thomas », pour ne fâcher personne (mais en indiquant au passage que les sikhs pourraient y trouver à redire. Ainsi, ce soi-disant enfant des bidonvilles est dans la version originale un garçon élevé par des anglicans qui lui apprennent à parler dans leur langue et à chanter « Twinkle, twinkle », ce qui change bien des choses pour l’avenir d’un enfant. Mais rassurez vous, les choses se gâtent très vite et très fort, au rythme endiablé qu’a conservé le film, avec un art de la coupe et du montage parfaits et un humour décapant. Et en plus, ça finit bien, mais vraiment par hasard, et personne n’est dupe.

OVNI littéraire!

Le Testament de Stone
Celia Rees
Seuil, 2008

par Anne-Marie Mercier

Rarement la lecture d’un roman classé « jeunesse » aura été aussi surprenante pour moi.
Tout d’abord, l’histoire, après un prologue assez déconcertant, commence de façon lisible, intéressante même, avec l’aventure de Zillah, évadée d’un genre d’affaire du Temple solaire et poursuivie par un genre de moine fou (l’Avocat). Ca décroche avec une organisation en chapitres qui changent de points de vue et portent sur des intrigues qui ont un rapport lâche ou inexistant a priori avec Zillah. Parfois c’est celui de l’Avocat, parfois celui d’un garçon des rues et son ami clochard, puis avec Adam, un jeune homme hospitalisé au même endroit que le clochard (qui se révèle être son père, disparu depuis toujours). On change de niveau avec la lecture des lettres de Stone et de ses divers correspondants, écrites au début du XXe siècle et pleine de choses bizarres. Stone a pour prénom Brice Ambrose – les amateurs auront reconnu Ambrose Bierce, l’auteur du Dictionnaire du diable, c’est normal. Zillah et l’Avocat refond de temps en temps surface, on se dit c’est un peu compliqué, on se demande si on suit bien, si on a tout compris, on sait que non. Vous me suivez ?

Les fils s’embrouillant de plus en plus, les stéréotypes s’accumulant, naît une incrédulité, un mécontentement : quoi, ce texte plein de clichés, décousu, souvent incohérent, pouvait être de l’auteur de Journal d’une Sorcière ? C’est surtout la présence d’un mauvais fantastique qui gêne de la part de cet auteur : c’est clinquant, on a l’impression d’être dans un magasin d’accessoires bon marché pour Halloween.
Ensuite un malaise: de la difficulté à suivre, on passe à une impression bizarre qui s’installe, comme des éclairs de déjà vu, un sentiment de perdre pied. A ce moment on ne sait plus si on est devant un « mauvais » livre ou devant un livre qui se dérobe.
Nouvel état : la fascination : après ces pages entrecoupées, biscornues, on se trouve enfin accroché par une vraie histoire qui se déroule sur plusieurs chapitres, un monde cohérent et des personnages stables, une certaine poésie (les dieux anciens sont formidables) : un beau petit roman ou ne nouvelle intégré à un ensemble un peu trop baroque.
Puis retour au chaos… ne restent que quelques dizaines de pages : on se force à les lire en ronchonnant et en se disant que c’est vraiment en souvenir de sa Sorcière.

Et la Lumière se fait : tout se dévoile, tout reprend sa place ; le puzzle s’organise. On salue la belle idée de construction (qu’on ne révèle bien sûr pas ici !) Et on se dit que c’est un très bel exploit et que ce livre agaçant qu’on a failli abandonner à plusieurs reprises est peut-être un grand livre (pour le savoir il faudrait le relire…) et certainement un livre très ambitieux dont on se souviendra.
Donc, un conseil : ne lisez pas la fin, n’en parlez pas aux autres après et surtout, allez jusqu’au bout ou arrêtez vous tout de suite.

Reste une question ; comment ce livre a-t-il été reçu par les adolescents (commentaires bienvenus !). Sans doute n’ont-ils pas été agacés par les mêmes clichés mais auront-ils résisté à l’ennui des lettres de Stone et compagnie ? Quant à saisir la complexité de l’architecture, je ne m’inquiète pas pour eux. Ce qui fait le plus douter c’est le sentiment qu’il faut être très patient et certain qu’on va tomber sur quelque chose d’intéressant pour arriver ou bout.
Chef d’œuvre ou roman raté ? Trouvera-t-il son public ?