Le Citronnier

Le Citronnier
Ilia Castro – Barroux
D’eux 2023

Comme une ballade sud américaine

Par Michel Driol

Elle est née dans un pays où la guerre et la dictature font rage. Partout, dans la ville, on peut lire sur des banderoles : el silencio es salud, le silence, c’est la santé. Lorsque ses parents reçoivent des camarades et que, pour la protéger, sa mère l’éloigne de la maison, elle se réfugie en haut du citronnier du jardin. C’est de là-haut qu’elle entend le bruit terribles des bottes, puis celui de la fusillade, encore plus terrible.  Alors elle se met à pleurer, et ses larmes deviennent une rivière, accompagnée d’une nuée d’oiseaux blancs, qui coule vers la mer, où un citronnier pourra pousser.

Disons le tout de suite, ce n’est pas un album facile, un album qui édulcore ce que furent les dictatures qui, du Chili à l’Argentine, pays d’origine de l’autrice, ont semé la terreur durant des décennies. Barroux n’hésite pas à montrer des condamnés, yeux bandés, attachés à des poteaux d’exécution, ou à illustrer ce que dit le texte des corps qu’on lançait vivants du haut des hélicoptères. Sans doute faut-il cet ancrage dans le réel pour permettre au jeune lecteur d’entrer dans le côté plus poétique et fantastique de l’album qui passe aussi par l’illustration, comme ces deux ogres soldats prêts à dévorer la petite maison. Dans leur violence expressive, les illustrations de Barroux sont en parfaite harmonie avec la dure âpreté du texte. Deux parties bien distinctes se succèdent dans le récit. Une première très réaliste, qui dépeint la vie d’une famille d’opposants à la dictature, la clandestinité, le secret, les livres qu’on enterre dans le jardin. Vue par les yeux de  cette petite fille, c’est toute une vie cachée d’opposants qui est ici décrite, avec la distance de ce regard enfantin qui laisse le jeune lecteur de 2023 imaginer ce qu’a dû être cette vie quasi clandestine avec une fillette.  Puis une seconde partie qui bascule clairement du côté du merveilleux, avec ce torrent de larmes qui devient rivière emportant tout sur son passage. Ce qui réunit les deux parties, c’est la poésie du texte, une poésie de l’oralité (l’autrice est conteuse, et cela se sent dans l’écriture), une poésie sensible dès les premières lignes, avec ses anaphores, (silence pour la parole, mais pas vraiment pour les fusillades), ses répétitions, ses comparaisons, son travail sur le rythme.  Ce qui les réunit aussi, c’est la figure de l’enfant, anonyme, désignée simplement par Elle, dont le texte donne explicitement quelques caractéristiques (boule de feu, lucide et lumineuse) qui préparent le passage au fantastique. Le passage par le fantastique, la poésie, le conte donne un caractère universel à cette fable. S’y tissent avec subtilité plusieurs fils. D’un côté il y a l’opposition entre la parole et le silence ; parole interdite, dangereuse, possiblement subversive, pourtant magnifiquement incarnée ici dans cet album qui dit haut et fort ce que sont les dictatures et la possibilité d’un autre monde de paix. D’un autre côté, il y l’opposition entre ce régime dictatorial et le torrent de larmes qui peut le submerger. Larmes d’une petite fille, larmes du peuple, c’est ici la belle symbolique de l’eau qui purifie, qui revivifie, qui permettra de se reconstruire ailleurs. Ce passage par l’imaginaire, le symbolique suggère plus qu’il ne démontre que, comme dans les contes, les méchants seront vaincus, balayés par une force plus grande qu’eux, mais laisse le lecteur interpréter la nature de cette force, associée à l’eau et aux oiseaux blancs, une eau capable de nettoyer la guerre sale et obscure évoquée dans la première page.

A la fois très réaliste et très métaphorique, cet album sans concession ne laissera pas indifférents les lecteurs d’aujourd’hui qu’il touchera par sa poésie, ses symboles, et à qui il insufflera, sans aucun didactisme, la force de croire en une vie démocratique fondée sur la liberté de la parole, de l’expression, sur la liberté de lire ce que l’on veut et de vivre en paix.

La Brigade de l’oeil

La Brigade de l’oeil
Guillaume Guéraud
Rouergue, 2019

Le Fahrenheit 451 des images

Par Anne-Marie Mercier

L’univers décrit par Guillaume Guéraud en 2007 (il s’agit ici d’une réédition en grand format d’un poche de « doAdo noir ») ressemble à une inversion de celui que l’on trouve dans le roman célèbre de Bradbury, Fahrenheit 451 : ici, ce ne sont plus les livres qui sont traqués, mais les images, toutes les images. Elles sont soupçonnées d’asservir les esprits, de fausser les jugements, de faire l’apologie de la violence et d’être l’opium du peuple. On les brûle. Au contraire, la littérature est au centre de la culture (on parle un peu du théâtre, mais pas autant qu’on aurait pu) : les rues portent des noms d’écrivains, la faculté des lettres est l’objet de toutes les attentions…

Monde idyllique ? non : tout cela a été accompli à travers une répression sauvage menée contre les cinéphiles, les artistes, les amateurs de porno, les sentimentaux attachés à leur passé… Plusieurs scènes décrivant des massacres montrent la brutalité de la Brigade de l’oeil (un genre de police des mœurs, et notre présent rejoint le livre) qui lutte contre ceux-ci et l’acharnement des défenseurs d’images. L’impératrice Harmony veille sur tout, et l’on apprend qu’elle est même l’auteur des livres du philosophe qui dicte sa conduite à toute la société. Tout cela rappelle les pires moments des régimes totalitaires, notamment celui de Ceausescu, mais fait écho à d’autres récits comme 1984 qui montrent comment on peut guider par la propagande et la police de la pensée toute une société.

Lorsque l’histoire commence, le « mal » est quasiment éradiqué et l’on suit un lycéen réfractaire, Kao, qui entre en contact avec les derniers résistants, et un capitaine de la Brigade. L’alternance des points de vue donne à ce récit une épaisseur humaine intéressante (chacun a ses raisons et doute parfois). Tout cela se finit très mal, mais entre-temps on aura vu l’importance des images, leur force, leur capacité à témoigner de l’Histoire (belle évocation de Nuit et brouillard) et on aura pu lire un bel hommage à toute l’histoire du cinéma (Les Temps modernes de Chaplin joue un rôle de premier plan).

Ce texte est provocateur, tant il prend le contre-pied de toutes les condamnations du monde des images dans lequel nous vivons et fait le procès de la lamentation sur la perte d’influence de la littérature mais il fera consensus (ou du moins un certain consensus) sur un point : la télévision seule est condamnée par tous.

Le suspens est très bien mené, les personnages intéressants, l’univers futuriste est très proche du nôtre, de plus en plus proche… (que de mauvais chemin fait en quinze ans seulement !)  et convaincant et tout cela est combiné avec la question de la place des images poussée jusqu’à son paradoxe.

(reprise un peu modifiée de mon article de 2007)

 

 

Cuisine de nuit

Cuisine de nuit
Maurice Sendak
L’école des loisirs, 2015

 Classique de la censure

Par Anne-Marie Mercier

cuisine-de-nuit_Publié en 1972 par L’école des loisirs, deux ans après la parution américaine qui avait fait scandale, ce grand classique ressort chez le même éditeur, la définition d’un classique venant, entre autres, de ses rééditions et de sa stabilité dans le paysage littéraire.

Cuisine de nuit est un album important en littérature de jeunesse, non seulement parce qu’il est l’œuvre d’un auteur majeur mais aussi parce qu’il a fait l’objet de censure, comme le célèbre Max et les maximonstres. Ce qui est en cause ici, c’est la nudité du personnage, le jeune Mickey qui, réveillé par un bruit, « plonge dans la nuit et perd son pyjama ». Il s’envole, tombe dans la pâte à pain que brassent trois cuisiniers jumeaux (qui ressemblent à Oliver Hardy – Stan Laurel n’aurait pas le physique de l’emploi, qui veut des rondeurs): Mickey, pour venir en aide au trio, fabrique un avion en pâte, prend du lait dans la Voie lactée au-dessus d’immeubles – boites de céréales ou de sucre qui donnent à la ville une image de cuisine géante, leur apporte l’ingrédient manquant et, mission accomplie,  retrouve enfin son lit (et son pyjama).
Ce déroulé qui imite celui des épisodes de Little Nemo – on retrouve le même lit dans les premières et dernières vignettes – est donc un épisode de rêve orienté autour des plaisirs des sens, celui du goût bien sûr avec la présence obsédante de la nourriture, mais aussi du toucher avec le pétrissage, de l’odorat, de l’ouïe avec le vacarme et les cris, et bien sûr de la vue avec les ciels étoilés, la blancheur des vêtements, des ingrédients et du corps de l’enfant, et les couleurs des carrelages, emballages, confitures. Par dessus tout cela, le dynamisme des mouvements, associé à celui de la tourne de page, qui permet au lecteur de s’envoler avec Mickey, en plein rêve d’envol…

Prosper Bobik

Prosper Bobik
Maurice Sendak
Traduction (USA), Agnès Desarthe
L’école des loisirs, 2015

Petits cochons, sales mômes

Par Anne-Marie Mercier

Prosper BobikProsper Bobik, ou Bumble Ardy dans la version originale, est un petit cochon né en l’an 2000, et dont l’anniversaire n’a jamais été fêté pendant huit ans, « sa famille proche désapprouvant toute forme de gaieté ». Pour son bonheur, cette famille finit en civet et il est adopté par une tante, adorable qui le gâte. Le cœur de l’album est la description d’une fête d’anniversaire qu’il organise en cachette, invitant chez elle en son absence une foule de camarades cochons, tous plus dégoûtants les uns que les autres, jusqu’au retour de la tante qui pique une grosse colère et les chasse, mais pardonne à son cher neveu.

Le sel de l’histoire est dans sa grande fantaisie et dans un texte parfaitement traduit par Agnès Desarthe, reprenant des formules, tenant une juste distance entre proximité et recul ironique, se rapprochent parfois de l’univers d’Alice. Les bêtises de Prosper sont un peu cochonnées, avec des dessins qui sont bien moins soignés que ceux de Cuisine de nuit: ils tirent vers la caricature et le griffonnage et cultivent la monstruosité. Il semblerait que Sendak fasse ici un clin d’oeil à la censure. L’excellent article de Ricochet, qui détaille davantage que je ne le fais ici, insiste sur les images et leurs détails et suggère que l’anthropomorphisme outrancier et l’habillage extrême des cochons (au début du moins) est une réponse à l’indignation de certains devant une image d’enfant nu dans Cuisine de nuit (1970). D’ailleurs, en prologue, avant la page de titre, on voit un personnage cochon lisant une gazette datée de juin 2002 qui affirme  » Lisons des livres censurés « . Il semble que ce mini délire soit une réponse à la censure qui visait les albums de Sendak mais les dates citées (2000 et 2002) restent obscures : quelqu’un a-t-il une clef de ce mystère ?

TYPOS, tome 2 Poison noir

TYPOS, tome 2 Poison noir
Guido Sgardoli
Flammarion 2014,

 

 De jeunes étudiants en journalisme  s’attaquent  aux multinationales de l’agroalimantaire

Par Maryse Vuillermet

 

 

 

  Nous retrouvons la bande de jeunes étudiants en journalisme  qui, cette fois,  décide de comprendre comment et pourquoi la planète est menacée par un poison noir, une micro bactérie qui détruit les récoltes, les  agriculteurs sont ruinés,  et vendent leurs terres à bas prix, à  la même multinationale, spécialiste en désinformation Klab,  et Agrogen, une puissante entreprise agroalimentaire prétend,   comme par hasard,  avoir trouvé l’antidote. La famine menace des régions entières.  L’auteur nous rappelle que Harlequin,  Dusker,  Gipsy, Morph ont créé clandestinement l’équipe de Typos qui  s’est donnée une mission « se battre pour la vérité et contre KLab, la multinationale qui domine Maximum City ». Pour cela,  ils ont créé un journal clandestin. Ils ont pour but aussi de  permettre au père  d’ Harlequin, Seth,  de revenir sur terre. En effet, il avait dû s’exiler volontairement sur un satellite pour avoir la vie sauve car il s’était déjà attaqué à Agrogen.

 On a donc de nombreux  ingrédients  faits pour plaire aux jeunes :  une ambiance de campus américain, une équipe de jeunes soudés par un passé douloureux, (Gipsy a perdu ses parents et la sensibilité, Harlequin est séparé de son père),  un zeste de  films de James Bond, en effet,  ils utilisent des gadgets  hyper-sophistiqués, une montre qui détecte les mensonges, un camping-car suréquipé de  matériel de haute technologie, ils surfent sur internet et tous  les réseaux, un peu de  séries Mac Guyver, car ils sont très débrouillards et enfin, beaucoup d’héroïsme, une lutte à mort contre les méchants pour sauver l’humanité. Les méchants  sont  très méchants, très cyniques, ils créent des épidémies et tuent  des populations entières pour faire des expériences, ils affament la planète pour s’enrichir. La police et les hommes politiques sont corrompus, la ville est sale et polluée, seuls émergent de ce monde noir  qui ressemble à une caricature du nôtre, l’intelligence et le courage des Typos.

Un récit bien mené et un ultime rebondissement qui annonce le tome 3.

TYPOS. Fragments de vérité

TYPOS. Fragments de vérité
Pierdomenico Baccalario

Traduit (italien) par Faustina Fiore
Flammarion, 2014 [2012]

La presse est morte, vive la presse !

Par Matthieu Freyheit

CommençoTypos-01ns par saluer le travail de Flammarion qui offre à cette série une couverture merveilleusement réussie – l’une des plus réussies depuis longtemps.

Dans une société (suffisamment différente pour révéler la fiction et suffisamment proche pour que s’impose le réel) dominée par un groupe tout-puissant, l’information est un concept redéfini par le pouvoir. Informer, c’est quoi ? Dire ce qui est, dire ce qui peut être, dire ce que l’on voit, au travers des prismes possibles du désir, du besoin, de l’avidité, de la sécurité. Le sous-titre à ce premier tome l’annonce : il s’agit bien d’interroger la vérité, sociale et politique, dans ses nombreuses et divergentes acceptations. « La vérité s’avance toujours seule et fragile, le mensonge au contraire a beaucoup d’auxiliaires », écrivait Jean-Claude Carrière.

Typos, organisation clandestine aux effectifs restreints d’étudiants et d’anonymes (mais pas que), entre en lutte contre la désinformation régulière. Leur modus operandi ? La presse clandestine. Un journal « sous le manteau », qui rappelle que le quatrième pouvoir est potentiellement un pouvoir d’autocensure, offrant un accès illimité à une information elle-même limitée et monolithique, et pourquoi pas construite de toutes pièces. Ici, quel que soit notre camp, « dire, c’est faire » : faire du monde ce qu’il est, ou faire le soulèvement. Le compromis s’efface.

Ce roman d’anticipation joue avec les frontières de son propre genre, fidèle à certains schémas classiques de la science-fiction : eux, c’est déjà nous. L’actualité en est d’autant plus brûlante que le livre est rattrapé par les événements récents. Le roman de Pierdomenico Baccalario constitue en effet une porte d’entrée intelligente sur une réflexion consacrée aux médias, pour celles et ceux qui, enseignants, préfèrent ne pas aborder l’actualité de front. Dans sa mise en place et dans la subtilité de ses propositions, l’auteur interroge notre identité informationnelle, notre rapport au discours, tout comme notre rapport au confort (de l’esprit). Tout en conservant, dans la forme, les mouvements et les reliefs propres à l’aventure et/ou au roman d’espionnage. C’est peut-être dans la forme, justement, que l’on regrette certains détails : des longueurs notamment, et une sensation au terme de ce premier volume de rester un peu sur sa faim. Gageons que, la mise en place achevée, le second n’en sera que plus réussi encore.

Le livre en analyse, chroniques de littérature de jeunesse

Le livre en analyse, chroniques de littérature de jeunesse
Annie Rolland

Thierry Magnier, 2011

Le livre de jeunesse et son lecteur

par Anne-Marie Mercier

le livre en analyse.gifCet ouvrage réunit des chroniques réalisées par Annie Rolland pour le site ricochet avec la complicité d’Etienne Delessert et propose le regard d’une psychologue sur la littérature pour enfants et adolescents. Douze chroniques, toutes intéressantes, examinent les pouvoirs de l’image et de la fiction dans la construction de l’individu. Elle analyse Yok Yok, Max et les maximonstres,La Maison d’Innocenti, et bien d’autres ouvrages contemporains ou classiques en les confrontant à des réactions de lecteurs.

Le chapitre sur Peter Pan est particulièrement passionnant, reliant la « clinique des enfants tristes » à l’imaginaire et à la structure psychique de James Barrie. Mais c’est autour de la lecture adolescente que Annie Rolland, qui a publié un ouvrage sur ce sujet (Qui a peur de la littérature ado ?) que l’on trouve les pages les plus stimulantes pour s’interroger sur ce que peut dire ou non la littérature de jeunesse. Pour l’auteur, elle peut et elle doit tout dire, y compris ce qui dérange. La sexualité des handicapés (Rien que ta peau de Kathy Ytak), la féminité,  le corps des filles et l’usage qu’elles peuvent en faire (Je reviens de mourir d’Antoine Dole, Le Grand Cahier…), la fêlure schizophrène (Le Temps des lézards est venu de Charlie Price) et surtout la violence adolescente (Je mourrai pas gibier de Guillaume Guéraud).

Chaque chapitre de la deuxième moitié du volume est un argument contre ceux qui estiment qu’il faut rétablir une censure en littérature de jeunesse. Ces arguments sont ceux d’une psychologue clinicienne qui a rencontré beaucoup d’enfants et d’adolescents en souffrance et constaté que jamais le livre n’était la cause du malaise mais qu’en revanche il permettait d’extérioriser celui-ci et d’en parler. Enfin le livre est présenté comme le lieu où se disent des vérités qui n’apparaissent nulle part ailleurs.

L’auteur a choisi de s’exprimer dans une langue simple mais jamais simpliste. Elle propose des mini bibliographies avec chaque chronique qui permettront de poursuivre la réflexion. C’est un ouvrage qui sera utile à ceux, médiateurs, parents, enseignants, étudiants…, qui s’interrogent sur ce que les livres peuvent nous apprendre sur nous-mêmes ou sur autrui.