La Ferme

La Ferme
Sophie Blackall
Editions des Eléphants 2023

A la recherche d’un temps perdu…

Par Michel Driol

Au bout d’un chemin, une ferme où ont grandi douze enfants, qui sont ensuite partis, tandis que la ferme, abandonnée, devenait le refuge d’animaux sauvages.

L’album se clôt par une note de l’autrice, où elle expose la Fabrique de l’album. Elle y explique comment elle a découvert cette ferme abandonnée, l’a explorée, en a recueilli l’histoire, celle de ses habitants, en a sauvegardé les trésors (lambeaux de papier peint, coquillages) avant qu’elle ne soit livrée aux bulldozers,  et comment elle a composé cet ouvrage qui est un petit bijou. D’abord par son texte, constitué d’une seule phrase, longue et sinueuse, embrassant toutes les activités des douze enfants, telles qu’on peut, peut-être, les reconstituer ou les inventer à travers les traces qu’ils ont laissées. Une phrase unique pour, en quelque sorte, réunir ce qui a été séparé, les époques, les âges, les vies, les destins. Travail textuel, travail d’enquête, travail de l’imaginaire aussi pour faire revivre cette fratrie, dans cette ferme traditionnelle, consacrée à l’élevage laitier pour l’essentiel,  dans l’est des Etats Unis. On songe en lisant cet album aux Vies minuscules de Pierre Michon ou à Miette de Pierre Bergougnoux. C’est la même façon de faire partager une tranche d’histoire disparue, de rendre hommage à une dernière génération de paysans, juste avant qu’ils n’abandonnent une ferme, symbole d’un mode de vie. C’est écrit avec beaucoup de sensibilité, avec de nombreux détails concrets (les traces des âges sur les murs, ou ce motif récurent des boutons-coquillages venant d’une mer jamais vue…) et l’émotion affleure à chaque page dans l’empathie qu’on ressent pour chacun de ces personnages, anonymes bien sûrs, pourtant si présents dans leurs relations, leurs bêtises ou leur affection mutuelle. C’est aussi un album sur le récit, et l’importance du récit qui transmet, permet de faire vivre ceux qui ont existé, nous ont précédés, dans un mouvement perpétuel évoqué dans la dernière partie du livre, qui illustre sa propre fabrication, et se termine par un appel au lecteur à devenir, plus tard, auteur de ses propres histoires. Belle définition d’une des fonctions de la littérature !

Les illustrations sont somptueuses. Réalisées à l’envers des papiers peints récupérés, elles mêlent encre de chine, aquarelle, gouache, et collage d’objets  provenant de la ferme. Elles regorgent de détails pleins de réalisme, ou de touches d’humour dans les attitudes des personnages. Elles donnent à voir ce que pouvait être la vie dans cette ferme, entre rudesse et tendresse, pauvreté et abondance, illustrent les rêves des enfants, comme une façon pour eux de sortir de cet univers. Avec réalisme, les dernières pages montrent la dégradation de la ferme, et la façon dont la nature reprend ses droits. Quant aux pages de garde, elles sont constituées de photos de la ferme ou des robes récupérées qui sèchent, de fragments minuscules, coupures de journaux, autant de signes que quelque chose, ici a eu lieu. Donner sens à des fragments épars pour ne pas oublier, autre belle définition de la littérature !

Un riche album sur le passé, pour ne pas oublier des modes de vie disparus, pour redonner vie à ceux qui ne sont plus : là encore, les Editions des Eléphants proposent un magnifique album sur la mémoire et la transmission.

A lire de la même autrice : le Phare

La Longue route de Little Charlie

La Longue route de Little Charlie
Christopher Paul Curtis
Ecole des loisirs – Medium – 2021

Le chemin se construit en marchant

Par Michel Driol

Caroline du Sud, 1858, Fils d’un métayer pauvre, à 12 ans, Little Charlie voit son père mourir sous ses yeux en abattant un arbre. Le contremaitre de la plantation, Captain Buck, vient réclamer de l’argent que lui devait le père, et  l’oblige à l’accompagner dans le nord, à Detroit, rechercher un couple d’esclaves fugitifs.

C’est d’abord un roman historique, qui retrace avec réalisme la situation des Etats Unis au milieu du XIXème siècle. D’un côté les Etats du Sud, esclavagistes, de l’autre les Etats du Nord, qui ont aboli l’esclavage, et où nombre de Noirs vont se réfugier sans y être forcément bien accueillis. Au-delà, le Canada, terre d’exil et d’accueil. C’est un roman qui parle aussi des pauvres blancs, obligés de travailler sans posséder leurs terres, qui ne bénéficient d’aucune instruction. Le roman est très documenté et très précis sur les conditions de vie, les supplices infligés aux esclaves, le racisme ambiant et sa façon d’imprégner les mentalités, les jugements, la vision du monde. C’est ensuite un roman d’initiation, au cours duquel Little Charlie découvre le monde qui l’entoure loin de sa ferme natale : la grande ville, Detroit, mais aussi le chemin de fer, la réalité de la vie des Noirs de cette époque, la cruauté des possédants et de certains représentants de la loi, qui l’amèneront peu à peu à changer sa conception du monde pour une vision plus humaniste et fraternelle. C’est enfin un roman psychologique, qui fait le portrait sans concession d’un des personnages les plus sombres de la littérature de jeunesse, la contremaitre, Captain Buck. Raciste, sadique, sans parole, menteur, on cherche quelle qualité il peut avoir… Il incarne à l’outrance la violence avec laquelle les Blancs ont traité les Noirs tant dans son comportement que dans ses pensées. Cette violence, omniprésente dans le roman, rend encore plus sensible le côté odieux du racisme. Un mot sur l’auteur,  Christopher Paul Curtis, premier homme Afro-américain à avoir remporté la Médaille Newbery, prestigieux prix littéraire américain de littérature jeunesse, pour son second roman, Bud, Not Buddy.

Un roman historique qui se lit d’une traite, et sait rendre sensible la condition des Noirs et des pauvres Blancs du Sud des Etats Unis au milieu du XIXème siècle.

J’ai avalé un arc-en-ciel

J’ai avalé un arc-en-ciel
Erwan Ji
Nathan, 2017

Ne pas se fier aux apparences!

Par Christine Moulin

Que voilà un roman surprenant ! A priori, on croirait qu’il a été écrit par une jeune fille américaine: en effet, il se présente comme la transcription d’un blog d’une certaine Puce, qui, en fait, s’appelle Capucine. Bien sûr, on ne fera pas l’erreur de confondre auteur, narrateur et personnage. Mais quand même… On se demande comment un homme, d’une trentaine d’années, breton, sait tant de choses sur les mœurs très particulières d’un lycée américain huppé (un établissement du Delaware, réservé à ceux qui ont les moyens de se le payer: si Capucine peut y être inscrite, c’est que sa mère y est enseignante de français). Il semble ne rien ignorer de l’enseignement qui y est délivré, des méthodes pédagogiques, du quotidien  des élèves, de leurs rites, de leurs fêtes, de leurs lois, implicites ou non, des codes qui régissent leurs relations. Il est vrai qu’un auteur peut se documenter… Il est vrai aussi qu’il faudrait vérifier la véracité de sa description…

Mais ce qui est plus intrigant,  c’est la façon dont il sait décrire, avec une finesse qui laisserait croire qu’il se sert de souvenirs personnels, les émois, les pensées, les angoisses, les sentiments, les joies d’une ado mi-française mi-américaine. La surprise est d’autant plus grande que, quand on aborde les premières pages, on se dit qu’on a encore affaire à un de ces ouvrages trouvés par l’éditeur sur Internet, écrits par des jeunes filles bavardes, qui, avec un style de rédaction de 3ème, accumulent les clichés et les situations convenues: « Si vous lisez ces lignes, vous êtes tombé sur mon blog ». Mais très vite, certaines dissonances indiquent qu’on fait peut-être fausse route: « On ne peut pas se plaindre de vivre dans le Delaware quand il y a des endroits qui s’appellent Gaza, Soudan ou Corée du Nord. » ou « Je ne sais pas pour vous, mais quand mon réveil sonne, si le diable arrivait et m’offrait dix minutes de sommeil en plus contre la vie de mon père ou de ma mère, je pense que ça me ferait réfléchir. Je ne dis pas que je dirais oui, mais je ne dirais pas non avant d’avoir pesé le pour et le contre. » Autrement dit, on a l’impression d’entendre une voix, drôle, ironique, généreuse, vivante.

Si bien qu’on continue et qu’on ne lâche pas ce livre qui, pourtant, ne raconte pas vraiment d’histoire: il ne se passe pas grand-chose mais l’ensemble s’apparente à une chronique (on suit Puce sur une année scolaire) attachante, changeante, nuancée, qui mène tout doucement l’héroïne au bord d’une autre vie, celle où l’on doit quitter ses parents, son cocon, pour aller vers l’âge adulte. On ne s’ennuie jamais avec elle et on prend beaucoup de plaisir à suivre sa douce évolution, son éducation sentimentale, sa maturation, d’autant plus que l’écriture de ce premier roman est tonique, originale, grâce à un mélange d’anglais et de français, qui ne freine jamais la lecture  et pleine d’humour. On peut se faire une idée du ton de l’auteur dans sa biographie dont on peut supposer qu’elle est née de sa plume: « Erwan Ji est né en 1986 à Quimper. Il aime les feux de cheminée qui crépitent, l’odeur du blé noir, quand la tête d’un bébé kangourou sort de la poche de sa maman, et les descriptions de pique-nique dans Le Club des cinq. Il n’aime pas quand la mousse du bain s’est envolée, les gens qui chantent faux mais qui chantent quand même, ceux qui demandent « Ça va ? » sans écouter la réponse, et abandonner devant une pistache trop fermée. Lorsqu’il avait sept ans, il a mangé du sable en pensant pouvoir obtenir les pouvoirs de son idole, Superman. »

 

Sweet Sixteen

Sweet Sixteen
Annelise Heurtier

Éditions Casterman, 2013

They have a dream: one day…

Par Matthieu Freyheit

Sweet sixteenLes éditions Casterman le présentent comme « La couleur des sentiments pour les ados ». Comme si la littérature de jeunesse nécessitait toujours et encore un référent adulte pour asseoir sa valeur. Comme si un roman sur la ségrégation raciale en équivalait nécessairement un autre… Le roman d’Annelise Heurtier n’a pourtant rien à envier au comparant qu’on lui impose.

Dans Sweet Sixteen, aucune Blanche bienfaitrice ne vient au secours des pauvres Noirs désemparés et avilis. Les choses sont désespérément et violemment plus complexes. Inspiré de faits réels, le roman reprend l’arrêt de la Cour Suprême « Brown versus Board of Education » sous l’influence duquel Noirs et Blancs pourront désormais (nous sommes en 1954) fréquenter les mêmes établissements d’enseignement. Un arrêt de la Cour Suprême ne suffit cependant pas à calmer les réticences (un euphémisme coupable : parlons plutôt de rage insensée) des ségrégationnistes majoritaires dans le sud du pays. À Little Rock, en Arkansas, neuf ‘élus’ se préparent à une rentrée mouvementée. Mouvementée ? Encore un euphémisme pour ce véritable cataclysme de sentiments vécu par les intéressés. De rejet en insultes, d’humiliations en violences, l’auteure restitue l’atmosphère psychologique engagée par ces bouleversements. Et pour faire entendre des voix différentes, elle propose de donner intelligemment la parole à deux personnages successifs. Molly Costello fait partie des neufs étudiants Noirs à faire sa rentrée au milieu de deux mille cinq cents Blancs. Grace Anderson fait partie des deux mille cinq cents Blancs. Belle et populaire, elle assiste à l’humiliation des neufs Noirs à la fois victimes et héros du processus d’intégration. De quoi faire cheminer en elle un sentiment resté jusque là silencieux. Et le silence, Annelise Heurtier le maîtrise. Silence de la rage et de l’angoisse qui se partagent la jeune Molly. Silence des interrogations que se fait Grace à elle-même, sans pouvoir les adresser à personne. Silence des deux jeunes filles entre lesquelles si peu de mots sont échangés. Silence du lecteur enfin, dont l’estomac se tord à son tour devant ce que l’auteure a voulu être non pas « une leçon d’histoire, conforme en tous points à la réalité, mais [une retranscription de] la brutalité des jours que Melba Patillo et ses huit autres camarades ont endurée au Lycée central », précise-t-elle dans son avant-propos.

Au cœur de ces silences, Annelise Heurtier ne laisse de place à aucun cliché. Aucune fausse amitié. Aucun sentiment d’héroïsme : seul le désir de survivre à l’enfer des autres. Le personnage de Grace Anderson permet notamment à l’auteure de prendre le contrepied de beaucoup d’autres romans. Nullement éclairée ou en lutte contre son monde, la jeune fille connaît un développement progressif et d’autant plus crédible, qui confère à l’ensemble du récit une grande intelligence.

Voilà, en somme, un roman à conseiller à toutes et à tous. Adolescents et adultes, sans distinction. Et, surtout, enseignants qui y trouveront une formidable occasion d’évoquer une part d’histoire (et d’esprit) souvent oubliée des programmes de littérature.

La vérité toute moche Journal d’un dégonflé, tome 5

Journal d’un dégonflé Tome 5
La vérité toute moche
Jeff  Kinney
Traduit (Etats-Unis) par Nathalie Zimmerman
Seuil 2012

 Aventures et mésaventures d’un préado  très américain

Par  Maryse Vuillermet

 

 Cette BD a connu un immense succès aux Etats-Unis.  Il existe même une communauté des fans www.journaldudegonfle.fr.  Le concept est  en effet original, un journal  de lycéen qui court sur tout le premier trimestre et qui  est rempli de dessins très drôles. Dans  le tome 5,   Greg, le narrateur,  est confronté à bien des difficultés, la plupart liées à la puberté et son caractère rêveur le conduit aussi à  de très nombreuses mésaventures. C’est donc une série de petites catastrophes ( à ses yeux) qui  se succèdent et parfois s’enchaînent,  se cumulent à très grande vitesse: se disputer  et être fâché avec son meilleur ami,  devoir  affronter seul la rentrée, porter un appareil dentaire,  rater la seule soirée à laquelle il a été invité,  vivre une semaine  sans ses parents sous la garde de grand-père, devoir faire le ménage parce que sa mère reprend des études. Les personnages de la grand-mère indigne et de la femme de ménage paresseuse mais très bonne rhétoricienne (elle  paraphrase à la perfection le style de Greg  dans ses petits mots laissés   à son intention pour lui demander de laver son linge par exemple mais ne le fait jamais) sont  fort drôles mais  le milieu est très wasp (bonne société blanche américaine). L’école avec sa soirée privée, les bags de midi, la femme de ménage du sud voleuse et menteuse, l’oncle aux multiples mariages, en font une  peinture  de la société américaine très marquée socialement et  d’un adolescent  très centré sur ses petits problèmes de riche.  L’humour grinçant et décalé  ne suffit pas !