Les Oublieux

Les Oublieux
Antonio Da Silva
Rouergue 2025

Les morts aux trousses

Par Michel Driol

Billy vient d’être assassiné d’un coup de couteau. Il se retrouve au Père Lachaise, en compagnie de Mirai, jeune morte japonaise, et d’autre morts illustres, tous guettés par les oublieux, qui veulent leur voler leurs souvenirs. Pendant ce temps, dans le monde des vivants, la sœur de Billy va accoucher, et de redoutables jeunes nervis grecs, au service d’un mystérieux Client, tentent de récupérer l’objet pour lequel Billy est mort.

En alternant les chapitres, côté vivants, côté morts, le roman tisse une intrigue serrée qui mêle les deux univers autour d’un objet bien mystérieux, aux pouvoirs magiques, permettant sans doute de relier le monde des vivants et celui des morts. Côté vivants, on est dans un thriller, avec ses personnages sans morale, son héroïne orpheline, une fliquette courageuse, et deux patronnes de bar prêtes à aider. Les péripéties et les morts s’enchainent, avec un rythme soutenu et nerveux, dans le décor parisien, des quais, des immeubles haussmanniens, et bien sûr, des catacombes. Côté morts, on navigue entre le Père Lachaise et le Panthéon, on aperçoit Jim Morrison, mais aussi Rosa Bonheur et l’une des fusillées de la Commune… C’est peut-être là que le roman déploie le plus sa fantaisie et son imaginaire, en construisant une société de l’éternité avec ses rites, ses hiérarchies, et une façon de vivre dans les souvenirs tout en étant doté de pouvoirs extraordinaires.  Par là, le fantastique du roman crée un autre monde, dans lequel les morts continuent à vivre, à éprouver des sentiments, des regrets, et à tenter d’aider les vivants tout en échappant à ceux qui leur veulent du mal, ces fameux oublieux qui donnent le titre du roman. Ajoutons que, non sans humour, l’auteur les apparie : le couple Molière – La Fontaine fait écho au couple Joséphine Baker – Marie Curie, composant ainsi des personnages hauts en couleurs et pleins de ressources !

Un roman à la fois haletant et délicat, dans lequel se lisent la soif de vivre et l’importance de l’amour,  au-delà de la mort.

 

A pas de loup

A pas de loup
Christine Schneider – Hervé Pinel
Seuil 2025

Une nuit chez Papi et mamie

Par Michel Driol

Claire et Louis, dans le même lit chez Mamie et Papi, ont une petite faim nocturne. A pas de loups, ils descendent dans la cuisine, traversant ainsi la vaste maison au multiples tableaux et bibelots. Lequel des deux renverse le chandelier ? Aux yeux de Mamie, c’est coco, le perroquet. Qui fait tomber le masque africain ? Aux yeux de Papi, c’est Grangrogris, l’éléphant. On découvre ensuite dans cette maison en apparence si tranquille un tigre, un boa… Pour les grands-parents, ce ne peuvent être leurs petits-enfants, sagement endormis dans leur chambre, au milieu de leurs peluches, les responsables de tous ces désordres !

Amateurs d’histoires sages et de rationnel, passez votre chemin ! Par ici, c’est la nuit, et la nuit tout est permis. Où commence l’imaginaire, où s’arrête le réel ? La ménagerie qui peuple la maison de Mamie et Papi est-elle le fruit de l’imagination des enfants, qui donne vie aux peluches que l’on voit sur leur lit, ou la propriété de grands-parents moins conformistes  qu’ils paraissent ? Tout est à l’image de la couverture, une seule image, qui montre, en première, deux enfants dans la nuit, mais, si l’on suit l’espèce de boudin oranger vers la 4ème de couv’, on découvre qu’il s’agit de la queue d’un tigre.

Le texte fait la part belle aux dialogues, aux onomatopées, autour de phrases courtes accompagnant l’expédition des deux enfants. Il insiste sur leur légèreté, sur le fait qu’ils glissent, qu’ils filent, comme aériens dans cet univers si surchargé d’objets et d’animaux divers. Il joue subtilement sur les mots, au grand plaisir du lecteur, comme une façon aussi de montrer que rien ici n’est bien sérieux. Mais on est, avec le texte, récit ou  discours direct, dans une façon de dire, au travers des paroles des personnages, que tout est ici absolument normal.  Mais où se situe la normalité ? Au lecteur d’interpréter cette double réalité, d’accepter d’assumer – ou pas – le passage dans le fantastique, dans l’onirisme, d’y voir la marque des frayeurs nocturnes, ou de l’imagination des enfants…

Les illustrations sont des tableaux sublimes, dans des dominantes froides de bleu lorsqu’il est question des enfants, chaudes et orangées pour montrer les grands-parents. Il faut se perdre dans les détails de cette maison bourgeoise, aux longs couloirs, aux multiples photos, aux nombreux bibelots, pour ressentir la peur que peuvent éprouver ces deux minuscules enfants montrés dans des plans expressifs, tandis que les grands parents, lisent tranquillement, l’un une encyclopédie quelque peu surannée sur les animaux d’Afrique, l’autre un livre à la couverture rouge. L’illustration, ici, est de celles qui en disent plus que le texte, et cela contribue à la création de l’atmosphère bien particulière de cette maison emplie à la fois de souvenirs familiaux et de la présence de l’Afrique.

Un riche album, plein de trouvailles, superbement illustré, qui abolit autant qu’il montre la frontière entre le rêve et la réalité, comme une métaphore de la création.

Amie

Amie
Icinori
La Partie 2024

Le sommeil de la raison…

Par Michel Driol

Que se cache-t-il sous la couverture intrigante ? Un doudou ? un animal ? Un fantôme ? Une ombre qui rôde, inquiétante, démentant le titre, amie ? Les pages de garde présentent un paysage urbain aux maisons bien uniformes, tandis qu’un adulte entraine un enfant. Question de l’enfant : Qu’y a-t-il là-bas, au–delà des montagnes ? Réponse de l’adulte : Viens, la nuit tombe. Puis les images montrent l’animal de couverture, une chauvesouris, pénétrer dans la chambre de l’enfant, et l’emmener dans une grotte, dans un paysage peuplé d’étranges animaux,  dans un somptueux palais habité par un singe géant, et c’est le retour au petit matin, au petit déjeuner.

Très concis, minimaliste, le texte joue à la façon des cartons des films muets, posant quelques repères temporels, des paroles, des indications de lieu. Mais l’essentiel est dans les illustrations très oniriques, aux dominantes rouges et vert, qui disent le pouvoir de l’imagination de s’affranchir des limites pour aller dans un monde fantastique qui n’a rien d’effrayant. C’est un enlèvement, mais tout est bienveillant. Pas de maxi monstres dans le pays que l’on parcourt, mais une sorte de grâce animale, florale, où rien n’est ce qu’il semble être, à bien y regarder de près. Les pattes d’un animal sont des mains humaines, les têtes sont des fleurs. Le serpent menaçant a deux jambes humaines… Cet imaginaire envoie aussi à des images connues des adultes au moins : images du paradis terrestre, de certains tableaux de la Renaissance évoqués par la perspective des colonnes ou les paysages bucoliques visibles à travers les arches, singes aveugles, muets et sourds…

Cette ode à l’imagination, qui invite à aller au-delà des montagnes, au-delà de la nuit, protégé par cette amie qui sert de guide, de passeur se déroule dans un univers graphique bien particulier. On y trouve à la fois des lignes rouges et vertes, très géométriques, tantôt droites, tantôt courbes  mais aussi des formes plus fluides. Chaque image est construite à partir d’une profusion d’objets, de techniques qui introduisent vraiment dans un autre univers mystérieux, bien loin de la sagesse monotone des petites maisons des pages de garde.

Icinori, un duo d’artistes composé de Mayumi Otero et de Raphaël Urwiller, propose ici un rêve insolite, merveilleux, pour donner envie de s’évader loin du réel terne, fade et ennuyeux.

Sauve qui peut !

Sauve qui peut !
Texte et illustrations Annabelle Buxton – Animations Olivier Charbonnel
La Martinière Jeunesse 2024

La mort aux trousses !

Par Michel Driol

Tout commence par le grand lapin racontant à des lapereaux la fois où il est allé chercher du persil tubéreux. Pour cela, il a dû traverser la sinistre Forêt des Murmures, affronter une immense plante carnivore, zigzaguer entre les morts vivants du Marécage des Revenants, éviter d’être le plat principal d’un banquet , et rentrer chez lui bredouille ! C’est alors, à ce point du récit, qu’on frappe à la porte… dernier pop-up à ouvrir !

Voilà un album qui, à travers la formule rituelle sur chaque page, Etes-vous sûrs de vouloir entendre la suite ? propose aux enfants de jouer avec leurs peurs, en toute sécurité. Ce sont tous les archétypes des histoires d’horreur qui sont convoquées, animalisées à hauteur de lapin. Des chauves-souris vampires et des arbres mangeurs (de lapins !), des zombies, des animaux à double visage réunis pour un repas  inquiétant. Les décors revisitent aussi les lieux effrayants de l’imaginaire enfantin : la sombre forêt, le marécage gluant, la grotte. Des animaux menaçants – crapauds, crocodiles, araignées sont là, à chaque page.  Les couleurs, noir, bleu nuit, caca d’oie contribuent à créer cette ambiance de terreur. Les animations font jaillir une immense plante carnivore,  font surgir des lapins zombie ou la bouche menaçante d’un arbre. Tout cela pour le plus grand plaisir de l’enfant, bien en sécurité car tout cela arrive à un lapin en quête d’une plante – le persil tubéreux – dont il n’a jamais vraisemblablement  entendu parler ! Le récit, à la première personne – se contente de sobrement raconter les mésaventures du héros, sans effet de style particulier, laissant toute l’attention disponible pour se plonger dans les illustrations et l’odyssée de ce jeune lapin, tombant de Charybde en Scylla dans un univers de cauchemar.

Un album d’épouvante pour rire, qui plonge le lecteur dans un univers animé, effrayant, plein de fantaisie,  à travers un récit de quête où se mêlent tous les dangers, avec la distance suffisante pour qu’on joue à se faire peur !

La dernière Fée des sables

La dernière Fée des sables
Edith Nesbit
Novel. 2024

Un souhait par jour…

Par Michel Driol

J’avoue que je ne connaissais pas Edith Nesbit, autrice pourtant prolifique en littérature jeunesse à la fin du XIXème et au début du XXème siècle, autrice préférée de J.K. Rowling, dit le bandeau. Ce roman date de 1902, et est publié dans une nouvelle traduction. Et j’ai découvert avec plaisir un roman à la fois ancré dans son époque, et montrant des enfants  intemporels.

On est dans une fratrie de cinq, dont un bébé. Le premier chapitre nous les montre arrivant, en calèche bien sûr, dans une maison où ils vont s’installer avec leurs parents, loin de la pollution de Londres.  Creusant le sable de la carrière voisine, pour aller jusqu’en Australie, ils tombent sur une étrange créature qu’ils réveillent, un psamède, autrement dit une fée de sables, endormie depuis plusieurs millénaires puisqu’elle leur raconte avoir réalisé les vœux de ceux qui voulaient de l’ichtyosaure ou du mégatherium… C’est dire ! Animal grognon, plein de susceptibilité, il leur accorde pourtant la réalisation d’un vœu par jour.  Etre les plus beaux, avoir un trésor, voler dans les airs, affronter des brigands… chaque chapitre correspond à un souhait différent, parfois formulé consciemment, parfois issu d’une simple phrase prononcée loin de la fée ! Chaque vœu tourne mal… mais heureusement sa réalisation s’arrête au coucher du soleil !

L’ancrage dans le début du XXème siècle propose un dépaysement agréable au lecteur contemporain. On se déplace en véhicules hippomobiles, on ne va pas facilement à la ville voisine, on est dans un bon milieu social où les enfants ont gouvernante et cuisinière. Ajoutons à cela le dépaysement lié à l’Angleterre rurale et à sa société. Mais ces enfants, comme livrés à eux-mêmes puisque les parents ont dû les laisser, constituent une micro société attachante, pris entre des désirs bien humains (la beauté, la richesse, le pouvoir sur le monde) et les conséquences malheureuses de leurs désirs mal maitrisés. Ils en viennent à se poser des questions de morale pratique : voler de la nourriture quand on a faim, est-ce voler ? Là est bien toute la problématique encore très actuelle du livre. Comment grandir, entre frustration et désir ? Qui sommes-nous, entre une enveloppe extérieure et un moi inchangé ? Au fond, qu’est ce qui est vraiment important ? On le voit, c’est un vrai roman d’apprentissage – à l’ancienne – qu’Edith Nesbit propose ici. La traduction, récente, propose un texte facile et agréable à lire, dans une langue accessible aux enfants d’aujourd’hui. Les illustrations savent s’inspirer de celles des années 1900, depuis la couverture avec ses dorures jusqu’aux amorces de chapitres, avec leurs feuillages et leurs courbes très art nouveau.

Un classique pour la jeunesse, aux chapitres courts et enlevés, rythmés, drôles, surprenants, dont on découvre qu’il a été publié de nombreuses fois depuis 1902 en France, qui mêle le fantastique, le surnaturel, avec des éléments très réalistes pour le plus grand plaisir des lecteurs. Une autrice à (re)découvrir !

Peurs du soir

Peurs du soir
Laurie Agusti
La Partie 2024

La nuit, théâtre d’ombres…

Par Michel Driol

L’illustration de couverture donne bien à voir ce qui va se jouer dans cet album : une chambre sombre, où on devine une armoire où sont sagement rangés les vêtements, une porte entrouverte par laquelle se faufile un rai de lumière et la patte griffue, verdâtre, d’un monstre tapi, prêt à avancer…  Puis la première illustration nous montre la même chambre, lumineuse et claire, à l’heure d’aller au lit. Suivent les préparatifs : la vérification des issues de secours, des cachettes potentielles, la pose d’obstacles et l’extinction de la lumière, porte légèrement entrouverte pour laisser pénétrer un rai de lumière. Viennent alors les peurs. Celle d’une araignée géante. Puis cette ombre qui passe devant la porte, est-ce un ogre ? Reste alors à compter les moutons pour tenter de trouver le sommeil. Mais la nuit est peuplée de cauchemars : tentacules, pattes gigantesques, griffues, grenouilles, hiboux et autres animaux finissent par prendre possession de tout l’espace…

Les albums sur la peur, et en particulier sur les terreurs nocturnes pourraient constituer un genre à part entière en littérature jeunesse. Ils renvoient aux peurs de la nuit qui affectent nombre d’enfants, et, sans doute, plus largement, aux peurs inhérentes à l’homme dont la littérature fantastique ou les tableaux de Pieter Bruegel l’Ancien se sont largement fait l’écho. Cet album aborde cette thématique avec beaucoup d’originalité et de réussite. On retrouve l’enfant narrateur, dont les propos sont sagement écrits en bas de page, sous l’illustration, confronté à une autre voix, qui provient de la pièce à côté, voix écrite en lettres capitales, trop grandes pour tenir sur la page. Voix d’un sur-moi ? Voix des parents, voix qui ordonne, qui impose un cadre, des ordres qui s’opposent au désordre mental de l’enfant. Ce désordre est remarquablement montré par les illustrations, dont la ligne graphique claire et rassurante du début devient vite espace inquiétant, espace noir et gris comme tranché par la ligne jaune du rai lumineux dans un cadrage très hitchcockien. Les choses commencent à se brouiller, à l’image de cet état de semi conscience qui précède le sommeil, et se superposent l’espace de la chambre, l’espace de l’école, un terrain de jeu. Si les moutons qu’on compte s’alignent sagement, les chiffres peu à peu se mêlent, s’emmêlent, jusqu’à la chute de l’album, qui n’a rien d’apaisant, contrairement à nombre d’albums. Après la dernière phrase, pleine de tranquillité, « C’est bon, je peux dormir » suivent trois doubles pages terrifiantes, fantastiques, montrant l’irruption des monstres qui finissent par envahir la chambre, les rêves, l’imaginaire de l’enfant.

Remarquons aussi la dramaturgie qui préside à la construction de cet album, et au regard qu’il nous fait porter sur cet enfant qui dresse le plan de sa chambre, pour vérifier les cachettes possibles, les issues de secours : voilà qui ressemble fort aux schémas d’évacuation des bâtiments publics, ou aux exercices conduits, en classe, dans le cadre des protocoles en cas d’intrusion. Si l’on peut sourire de le voir appliquer ainsi ces consignes de sécurité, on peut aussi s’inquiéter de ce qu’elles peuvent causer comme dommages dans l’esprit d’un enfant. Cette sombre menace qui pèse sur la chambre est peinte dans des grisailles et des formes qui, pour un adulte, ne peuvent qu’évoquer Guernica. Et tout cela culmine avec les monstres animaux omniprésents, comme pour dire, aux enfants comme aux adultes, que les peurs sont là, qu’on ne peut les éviter, quelles que soient les précautions qu’on prend, les rituels rassurants qu’on met en œuvre.

Se tenant sur une ligne étroite entre la drôlerie et le fantastique, cet album ne cherche pas forcément à rassurer bêtement, à apprendre à terrasser les monstres, à lutter contre les peurs de la nuit. Il dit plutôt qu’elles sont là, et qu’il faut vivre avec, même si elles ne sont que le fruit de notre imagination.

La Peinture de Yulu

La Peinture de Yulu
Cao Wenxuan – Suzy Lee
Rue du monde 2022

Ode à la persévérance

Par Michel Driol

Yulu sera artiste-peintre, ainsi l’ont décidé ses parents. Jusqu’à 8 ans, c’est son père qui lui enseigne la peinture, puis ce sont les plus grands artistes. Lorsque le moment est venu de faire peindre à Yulu son premier autoportrait, on va acheter la toile de lin la plus parfaite, celle qui était promise à un très grand peintre décédé la veille. Yulu réalise son autoportrait, mais, le lendemain matin, le tableau est devenu informe. Et ce phénomène se reproduit 7 fois de suite, au point que la mère de Yulu se débarrasse de cette toile. Yulu la récupère et peint une nouvelle fois son autoportrait, jette sur lui un tissu, et l’oublie. « Mais un jour, enfin, le soleil du matin vient inonder la toile. On y voit une petite fille lumineuse qui, paisiblement, sourit. »

Peu connu en France, Cao Wenxuan est un auteur chinois pour la jeunesse renommé, lauréat du Prix Hans Christian Andersen en 2016, prix reçu en 2022 par Suzy Lee, illustratrice coréenne un peu plus connue en France. Rue du Monde a réuni ces deux excellents auteurs et c’est Alain Serres lui-même qui a traduit et adapté le texte. Et le résultat est de toute beauté.  Des illustrations pleine page, qui s’ouvrent petit à petit à la couleur. C’est le huis-clos d’un appartement, envahi de tissus et de tableaux encadrés, huis-clos enfermant, dont on ne sort que deux fois, lorsqu’on va acheter la toile, et lorsque Yulu va la chercher dans les buissons, dans des scènes nocturnes très expressionnistes par l’éclairage et l’atmosphère. Ces illustrations, par le choix des couleurs et du cadrage, offrent un point de vue sur l’évolution de Yulu. Le texte avec poésie reprend un motif fantastique, celui de la toile ou du portrait maudit. Tout se passe ici comme si la toile voulait se venger de ne pas avoir été servie à un célèbre peintre, mais à une fillette inconnue. Toile qui met à rude épreuve la persévérance de la fillette qui, huit fois sur le métier, remettra son ouvrage. Pas de découragement, mais une volonté farouche de vaincre la matière de la toile, cet espèce de mauvais génie qui contrarie les projets que l’on a pour Yulu. Car, au fond, qui est Yulu ? Une fillette sur laquelle son père projette ses rêves, comme c’est malheureusement souvent le cas dans certaines familles. Lui qui se voulait artiste est devenu marchand de tissus… Yulu doit se couler dans le moule, dans ce que ses parents ont décidé pour elle. Mais que veut-elle vraiment ? Qui est-elle vraiment ? Docilement, elle obéit, prend des leçons, fait l’admiration de tous, jusqu’au moment où l’improbable fantastique se produit, et où Yulu devra lutter à la fois contre la mauvaise volonté de la toile, mais aussi contre la décision de sa mère de jeter la toile maudite. Réussir à peindre le tableau, c’est bien pour Yulu une façon de s’inscrire dans un chemin tracé pour elle, mais le recouvrir et l’oublier, c’est une façon de sortir de ce chemin, non pas comme un renoncement, mais plutôt comme une façon de dire qu’on a fait sa part. On laissera bien sûr chaque lecteur libre d’interpréter la belle fin, cette figure de la petite fille lumineuse, apaisée après les tourments qu’elle a traversés, et qui sourit à la vie. Suivra-t-elle le chemin tracé pour elle ? En suivra-t-elle un autre ? Ne faut-il pas laisser du temps au temps pour grandir, à son rythme, et devenir soi, avec son propre destin et ses propres rêves ?

Un album très riche, tant par la qualité de son illustration que par les thèmes qu’il aborde : aussi bien l’emprise des rêves parentaux sur le destin des enfants que la création et la nécessaire liberté de créer.

Voir la chronique d’Anne-Marie Mercier : http://www.lietje.fr/2023/09/17/la-peinture-de-yulu-2/

Le Nuage de Louise

Le Nuage de Louise
The Fan Brothers (Eric, Fan, et Devin Fan)
Little Urban 2022

J’aime les nuages… les nuages qui passent… là-bas… là-bas… les merveilleux nuages !

Par Michel Driol

Ce samedi-là, au cours de sa promenade hebdomadaire avec ses parents, Louise se fait acheter un nuage. Un nuage ordinaire. Suivant les instructions de la notice jointe, elle lui donne un nom, Milo, et prend soin de lui, l’arrose régulièrement, ce qui fait qu’il grandit bien. Mais un jour, trop à l’étroit dans la chambre de Louise, le nuage laisse déverser sa colère sous forme d’un orage. Il est temps pour Louise de laisser le nuage vivre sa vie au grand air.

Bien sûr, c’est une histoire à message, qui parle du besoin de liberté, de ce que c’est que grandir, des soins et de l’accompagnement nécessaire à l’épanouissement d’un petit (nuage ? enfant ? animal : chacun interprétera à sa façon ce beau symbole du nuage). Mais, autant que le message, c’est son traitement par les Frères Fan qu’il faut saluer ici. D’abord à travers des illustrations absolument magnifiques. Le décor : une ville de brique rouge, probablement américaine au début du XXème siècle, où l’on croise aussi bien les premières automobiles de luxe que des grands bi et un carrousel, où les costumes de bain couvrent tout le corps. Façon de dépayser le lecteur dans le temps avec les anachronismes. Des illustrations dont la dominante grise de l’univers et de la chambre de Louise contraste avec les couleurs de ses plantes et du ciel. du parc d’attraction et de la ville. Ce jeu de couleurs particulièrement réussi, avec ses touches de jaune (des bottes de Louise au taxi qu’on croise dans la rue) à lui seul raconte une histoire où alternent les états d’âme, mais où se donne à voir aussi le décalage entre cette petite fille et le monde qui l’entoure. Enfin, les amoureux des illustrations très détaillées se réjouiront ici de la précision de la représentation du monde urbain, de l’appartement, et apprécieront les couleurs très brumeuses du ciel, comme un coucher de soleil qui transfigure tout. Ensuite cette histoire surprenante et pleine d’originalité est mise en mots dans un texte tout aussi poétique que le sont les illustrations. Tout est fait pour épouser le point de vue de Louise, petite fille dans son univers (elle aime les nuages, qui sont « un peu passés de mode »), pleine de soins et d’attention, de désir de bien faire, d’empathie, mais aussi pour épouser le point de vue de Milo, doté d’une véritable identité : un nom, et des pensées. C’est un récit sans dialogues – ce qui est rare en littérature jeunesse – , comme pour souligner la solitude de cette fillette dans sa ville, dans sa famille, dans son monde, avec son seul ami le nuage. Sans parole, ou presque, car les seuls mots prononcés le sont au moment de la séparation entre Louise et Milo, comme un ultime conseil de la fillette à celui qui va prendre son envol « Reste près des gros nuages ». C’est une histoire pleine de tendresse et de délicatesse, tant par le texte que l’illustration : une superbe façon d’aborder des problématiques graves, qui touchent tout le monde, celles de l’éducation et de l’attachement, à travers la belle métaphore du nuage dont on doit prendre soin, mais qu’il faudra libérer un jour.

On ne boude pas le plaisir que procure la lecture de cet album fantastique, intelligent et sensible.  Quand on songe que certains enfants n’ont qu’un tamagotchi dont ils doivent prendre soin, on envie Louise et son nuage autrement plus poétique, et on souhaite que tous les enfants aient envie de scruter le ciel comme Louise, pour y chercher un nuage « particulièrement doux et cotonneux ».

L’étranger

L’étranger
Chris Van Allsburg, trad. Christiane Duchesne
Editions D’eux, 2022

Et tous ses animaux

Par Christine Moulin

Un nouveau Van Allsburg! Tel qu’en lui-même le temps le change, car il est question de temps dans ce nouvel album. Celui qui passe et celui qu’il fait, bizarre, détraqué, sans que pour autant ses  incartades soient génératrices d’angoisse. Ce qui est d’autant plus remarquable qu’elles sont visiblement provoquées par un étranger qui arrive un jour chez un fermier américain, Monsieur Bailey. Cet étranger, très étrange, mutique et souriant, s’adapte à la vie de famille des Bailey sans que soit jamais révélée son origine: quelques indices bizarres laissent à penser qu’il n’est sans doute pas un habitant de notre monde. Quoi qu’il en soit, tout se passe dans l’harmonie. Mais nous ne sommes pas au pays des bisounours: l’étranger ne peut rester, et malgré la tristesse provoquée par son départ, il laisse aux humains que nous sommes un message rassurant, à rebours des cris nauséabonds qui emplissent notre monde. Un message qui parle de beauté, notamment celle des arbres, de fidélité, un message qui engage à accueillir ce que l’on ne comprend pas, qui promet que l’absence n’est pas l’oubli. Tout cela est amplifié par les magnifiques illustrations: autant de tableaux (au crayon de couleur) qui célèbrent la splendeur de la nature, surtout à l’automne, mais qui, comme toujours chez Allsburg, tout en étant minutieusement réalistes, interpellent le lecteur par des détails insolites et contribuent à l’atmosphère sereinement fantastique de l’ensemble. Un nouveau Van Allsburg, oui, et nous ne sommes pas déçus!

Villa Anima

Villa Anima
Mathilde Maras
Gulf stream 2021

Pour que vienne l’ère du changement

Par Michel Driol

Dans le monde où vit Magda, il y a ceux qui n’ont pas d’écharpes, le peuple, et ceux qui ont des écharpes de couleur, acquises essentiellement par hérédité, qui leur confèrent différents grades dans la société. Quatre couleurs qui donnent des droits, depuis celui d’avorter ou d’être infirmière, jusqu’à la prestigieuse écharpe rouge, celle du pouvoir, dont l’unique détenteur est l’empereur. Dans le monde où vit Magda, il y a une organisation, la Main, qui régit tout, assigne à chacun une place et un rôle. Magda doit subir les moqueries car elle vient du Sud, est brune et bronzée, alors que dans son village tous sont blonds et blancs. A seize ans, elle se retrouve enceinte de son compagnon, Abel et, pour avoir le droit d’avorter, se décide à passer les épreuves de l’Esprit, dans la redoutable Villa Anima, afin de gagner la première écharpe. Mais s’arrêtera-telle à cette écharpe verte ? Jusqu’où osera-t-elle défier le maitre de cette villa, le doucereux et violent  Reyne Degraive ?

Difficile de dater l’époque de la fiction, qui convoque à la fois des éléments du Moyen Age et d’autres du XIXème siècle, façon de dire que ce n’est pas important, et que les codes du fantastique et de la dystopie sont là pour permettre d’aborder par l’imaginaire des problématiques féministes contemporaines.  Il y est question bien sûr des droits, comme le droit à l’avortement, des relations hommes femmes, de la place et du rôle des femmes dans la société. Les discours patriarcaux et machistes sont assenés avec force par la plupart des puissants du roman, qui redoutent de voir une femme s’élever dans la société. Mais le roman ne s’arrête pas là. Sur quoi repose la domination d’une classe sur l’autre ? Ceux qui dirigent possèdent l’Esprit, et les épreuves de la Villa Anima sont censées révéler cette possession. Magda s’aperçoit que tout ceci n’est que mensonge et illusion, que le monde n’est qu’un théâtre où chacun doit jouer son rôle. C’est parce qu’elle est déterminée à changer ces règles, à se battre pour une société plus juste qu’elle va jusqu’au bout d’elle-même et des épreuves. Alors qu’elle n’était entrée que pour conquérir l’écharpe verte, la voilà décidée à se battre pour autre chose que son droit personnel à l’avortement, pour avoir le pouvoir de faire changer les choses. Le roman décrit ce qu’il faut de courage à une jeune fille pour s’émanciper, envisager pour elle et sa famille un autre futur.

Pour autant, le fantastique, voire l’épouvante, ne sont pas absents du livre. La Villa Anima est le lieu de phénomènes étranges dont est témoin et victime Magda, phénomènes surnaturels qui la mettent en danger, et la conduisent à s’interroger sur ce qu’est l’Esprit. N’est-il qu’illusion idéologique, ou certains hommes détiennent-ils des pouvoirs leur permettant de mettre en œuvre des forces maléfiques ? Ainsi la Villa constitue un huis clos angoissant mettant à l’épreuve la volonté de la jeune fille, et les nerfs du lecteur, même si les lois du genre le persuadent que tout cela va bien finir.

C’est enfin un roman d’amour qui bouleverse et subvertit les codes du genre. Il n’y a ni Cendrillon, ni Prince Charmant. Que devient l’amour de Magda pour Abel, qui la soutient fidèlement tout au long des épreuves ? On se doute bien que cet amour de jeunesse ne résistera pas au temps, qu’entre la force de Magda et une certaine fragilité d’Abel, les dés sont quelque peu pipés. C’est avec un autre amour que s’épanouira Magda, tout en restant l’amie d’Abel qui mènera sa vie autrement. C’est ce personnage de femme forte qui est finalement intéressant dans le roman, façon de montrer à toutes qu’il faut de la détermination pour gagner sa liberté et changer le monde, mais que cela reste possible, même si les changements prennent du temps. Ce en quoi le roman est bien réaliste !

Un roman mêlant dystopie et fantastique, action et discours, dans une écriture pleine d’allant et de force.