La Porte

La Porte
JiHycon Lee
L’Atelier du poisson soluble 2019

Quand il fut de l’autre côté…

Par Michel Driol

Une clé par terre, un enfant qui la ramasse pour suivre un insecte qui le guide, à contre-courant des passants, jusqu’à une porte. Une vieille porte, envahie de toiles d’araignées. L’enfant l’ouvre, et passe de l’autre côté : il y découvre un monde extraordinaire, peuplé de créatures à tête d’animal, parlant une langue étrange. Une petite fille oiseau le conduit dans sa famille, pour pique-niquer, jouer à la balançoire. Ensemble, ils continuent la promenade vers un univers à la fois familier (des portes, des ponts, des  vêtements) et étrange (des têtes d’animaux, des portes ouvrant vers d’autres univers). Ils assistent à un mariage, se font prendre en photo, et l’enfant repart pour rentrer dans son monde.

La porte, comme dans tout récit fantastique ou merveilleux, est la limite entre deux univers : le premier, notre monde, sur fond de page blanc, peuplé d’hommes et de femmes gris, qui marchent en s’observant, en se méfiant les uns des autres, dans une grande solitude. Le second est un univers coloré, où l’on sourit, où l’on fait de la musique, où l’on danse, où l’on partage des moments de plaisir, où l’on accueille l’étranger, même s’il est différent, car tout le monde est différent. Ce monde merveilleux, coloré, plein d’herbe et d’arbres, a le pouvoir de transformer l’enfant, qui peu à peu perd sa grisaille et revient plein de couleurs de l’autre côté de la porte.

Pas de texte dans cet album qui décline des doubles pages expressives. Comme dans les bandes dessinées, les personnages de l’autre monde parlent, mais dans les bulles, des signes incompréhensibles, terminés cependant par des points d’exclamation et d’interrogation pour donner une petite clef de lecture. Qu’importe la langue de l’étranger, elle n’est pas un obstacle, semble dire l’album, s’il y a volonté d’accueil et de rencontre, de partage. Cet album évoque la différence et la joie de vivre ensemble comme sources de richesse,  Dans les pages richement colorées où abondent de multiples scènes, on jouera à chercher l’enfant comme on peut jouer à chercher Charlie, ce qui conduira à explorer les multiples détails de cet univers proche parfois de Lewis Caroll ou d’un Brueghel qui ne chercherait pas à effrayer avec des monstres, mais à surprendre, à étonner, à faire rêver à ce que notre monde pourrait être.

Un bel album sans texte, universel par sa conception et son propos, qui laissera chacun libre de l’interpréter, selon son âge.

 

L’Auberge entre les mondes : Embrouilles au menu !

L’Auberge entre les mondes : Embrouilles au menu !
Jean-Luc Marcastel
Flammarion Jeunesse 2018

Gastronomie et guerre des mondes

Par Michel Driol

Voici le tome 2 d’une série dont on avait apprécié le tome 1. On retrouve les mêmes personnages à l’auberge : Nathan, le héros adolescent, son ami Felix, et Monsieur Raymond. Cette fois, un conflit entre les Myrmicéens et les Vespaliens menace l’équilibre des mondes. Pour le régler, rien de mieux qu’un banquet de négociations. Oui, mais quand on découvre qu’un ingrédient fondamental a été volé, il faut que Nathan parte à sa recherche, et cette quête le conduira à plonger au plus profond de l’auberge, avant de découvrir la vérité : une histoire d’amour impossible (on songe bien sûr à Roméo et Juliette).

On est avec ce tome 2 dans un univers qui oscille entre le fantastique, la science-fiction et de fantasy : les êtres venus d’un autre monde n’ont rien d’humain, les deux cuisiniers sont dotés de multiples tentacules, et les talkies walkies sont des petits êtres vivants, les chuchoteurs. Et que dire des recettes proposées (on en trouve, à la fin du roman, des versions réalisables et comestibles pour des humains, heureusement !).  Le récit conduit le lecteur à explorer les  caves de l’auberge, tandis que le héros doit lutter contre de multiples dangers, selon les codes du genre et du roman populaire. Voici un roman fort divertissant, plein de rebondissements et de suspense, qui ne se départit jamais de son humour.

On attend donc la suite, car il reste à démasquer le traitre !

La Fille qui tomba sous Féérie et y mena les festoiements

La Fille qui tomba sous Féérie et y mena les festoiements
Catherynne M. Valente
Traduit (anglais, USA) par Laurent Philibert-Caillat
Balivernes, 2016

Régal féérique

Par Anne-Marie Mercier

Alice est passée de l’autre côté du miroir, et la « Fille qui… » , c’est-à-dire Septembre, est passée à l’envers des choses : sous féérie, là où le dessus est renversé, où les ombres ont pris le pouvoir. On trouve dans ce volume plusieurs échos d’Alice, des images de chute dans des trous, des rencontres, notamment celle d’un cavalier fatigué… Mais aussi des clins d’œil à l’univers du Magicien d’Oz, et le Nebraska de Septembre fait écho au Kansas de Dorothy. Cela ne signifie pas que Catherynne M. Valente manque d’imagination : elle invente toute sorte d’êtres ou de situations surprenantes : la sybille de la porte, un monstre que l’on nomme « l’ébauche », une aubergine voyageuse, une robe vivante, un minotaure…

On se souvient que Septembre avait dû céder son ombre, dans le tome précédent. Voilà que celle-ci a pris le pouvoir dans le monde de Féérie et n’a aucune intention de revenir à sa place, subalterne et obligée, mais bien plutôt d’asservir ou supprimer Septembre… et le monde du dessus (c’est-à-dire, on le comprend vite, le surmoi). On retrouve avec plaisir ses amis, ou plutôt leurs ombres, avant de voir qu’eux-aussi sont passés « de l’autre côté » et sont en rébellion. Les ombres n’ont plus qu’une idée : faire des festoiements jusqu’à point d’heure, enchainer les jeux et les banquets. De nombreux passages offrent un déploiement vertigineux de couleurs, de saveurs, de mélange de mets étranges ou connus : le lecteur lui-même se régale et voudrait que la fête de cette lecture n’ait pas de fin. La richesse des inventions et des émotions, celle de la langue, du style tantôt léger tantôt méditatif et le rythme souple de Catherynne M. Valente, avec la belle traduction de Laurent Philibert-Caillat, portent le lecteur et le font se délecter comme dans un festin – ou festoiement, ce qui est encore mieux.

A l’envers de féérie, on vit un rêve régressif, enfantin. On mène une vie de délices et d’excès sans se priver de rien, grâce à la magie… Mais cette magie est puisée quelque part, et ce qui profite aux uns manque cruellement aux autres : le monde d’en haut se meurt, en perdant son énergie, captée par celui d’en bas. Fable politique sur nos dépenses en produits issus d’un travail lointain ? sur notre irresponsabilité infantile, qui fait que nous ne nous soucions ni d’eux ni du lendemain ? Ces habitants de Féérie du dessous sont en tous cas une image de l’enfance déchainée assez jouissive et sympathique avant d’apparaitre cynique et cruelle.

La sensible Septembre joue quitte ou double et ne recule devant aucune épreuve pour réparer ce qu’elle croit être de sa responsabilité. « Voila ce qui arrive quand on a un cœur, même un cœur très jeune et très petit. Il ne cesse de vous attirer des ennuis, c’est comme ça » (p.253). La fin du roman est plus grave : on passe à travers une blessure et à travers le sang des souvenirs de Septembre, pour arriver au fond des choses, au fond de sa maison, face à l’ombre du père disparu… Et l’on voit se confirmer ce que l’on pressentait dès la fin du volume précédent : cette histoire pleine fantaisie tourne comme bien d’autres autour d’un secret, d’une absence et d’une souffrance.

L’émerveillement du premier tome se soutient dans le second, c’est vraiment un très beau livre, tonique inventif et sensible, à ranger parmi les futurs classiques de la fantasy.

Prix et sélections :
Grand Prix de l’Imaginaire 2017 Catégorie Roman Jeunesse Etranger : Lauréat.
Prix Jacques Chambon Traduction 2017 : Sélection.

Voisins zinzins et autres histoires de mon immeuble

Voisins zinzins et autres histoires de mon immeuble
Piret Raud
Rouergue 2015

La vie mode d’emploi, façon estonienne

Par Michel Driol

voisinsTaavi, le narrateur, vit avec sa mère dans un appartement au 3ème étage d’un grand immeuble. En une trentaine de chapitres courts, indépendants les uns des autres, il présente ses voisins, ses amis, les objets qui l’entourent.  Uku qui rêve de devenir chien,  Roosi-mai, aux cheveux si longs qu’ils ont fait tomber un avion, Mme Crocodile qui mord son mari et qu’on enferme au zoo, ou le réfrigérateur qui s’échauffe lorsqu’il pique une colère…  L‘ensemble de ces textes entraine hommes, animaux et objets dans une ronde où  affleure l’absurde, et donne à lire un monde merveilleux, parfois tragique, mais toujours comique et plein de saveur.

La première histoire pose un cadre, géographique et humain, mais aussi philosophique : Maman dit que dans chaque personne il y a quelque chose de beau qui se  cache et qu’il suffit de le chercher. Alors je cherche, et il m’arrive de trouver. Le dernier chapitre le clôt, avec cette histoire de dame qui inspire le monde entier dans son nez, au point de le faire disparaitre, avant l’au revoir du narrateur, prêt à trouver une solution avec les plus grandes intelligences du monde, sa mère, lui, et tous leurs amis… Les différents récits ont la même structure : après un début de plain-pied avec la réalité, on décolle vers le fantastique et l’imaginaire, avant de revenir au réel, et à la leçon de vie et d’humanité que le narrateur, du haut de ses quelques années, en tire, ce qui confirme souvent la vision de la mère

Les personnages – à commencer par le narrateur et sa mère – sont attachants et emplis de bienveillance et de chaleur humaine.  Peut-être certains ont-ils ce que l’on pourrait appeler un grain de folie, une manie, un zeste d’originalité. Mais c’est ce qui fait leur charme, et l’enjeu est de parvenir à les accepter tels quels, sans toutefois tomber dans le même travers.  On regrette que la traduction du titre  mette trop l’accent sur cet aspect-là du livre (Voisins zinzins, comme un écho commercial à d’autres titres L’Alphabet zinzin,  Magasin zinzin). Le titre original annonce, plus sobrement, et plus justement Moi, Maman et un de nos amis, laissant plus de liberté au lecteur pour interpréter ces récits et ces personnages.

Un livre qui séduira autant par son côté comique et merveilleux que par son invitation à s’ouvrir aux autres et à oublier ses préjugés.

Le sort en est jeté

Le sort en est jeté
Delmot Bolger
Flammarion, 2015

Le prix d’un voeu

Par Christine Moulin

CVT_Le-Sort-en-Est-Jete_9493Le premier chapitre est à l’image du livre entier, mouvant, trompeur, intrigant : l’action est datée de 1932, alors que tout le roman se déroule de nos jours, en Irlande ; la narration est à la troisième personne, alors que le narrateur, dans les deux autres chapitres, est Joey, le héros (cette alternance sera la règle) ; il présente un personnage qui réapparaîtra et jouera un rôle essentiel, sans pour autant être toujours sur le devant de la scène, Thomas; il introduit le thème du jazz, « la musique du diable » et le mythe du « changeling », « créature maléfique qui ne serait ni vraiment morte ni vraiment vivante » ; il met en place un des lieux importants, le Hellfire Club, diabolique… en diable (Hell : l’enfer, fire : le feu, n’est-ce pas ?) et raconte une des histoires clés du livre, celle d’un débauché, Dawson, qui, dit-on, aimait à parier avec le diable, justement. C’est dire combien ce premier chapitre installe une atmosphère quasi gothique.

Le contraste est d’autant plus fort avec le chapitre suivant : Joey prend la parole et laisse deviner sa triste histoire. On l’apprendra peu à peu, son père, un musicien raté, est mort dans un accident de voiture ; sa mère, qui lutte avec les séductions de l’alcool, l’élève seule ; il a déjà rencontré des problèmes dans les établissements qu’il a fréquentés. Stradbrook College, où il vient d’arriver, est le lycée de la dernière chance. Un autre nouveau lui vole la vedette : Shane, dont l’air d’ « assurance amusée avait quelque chose de fascinant » et qui « donnait l’impression d’avoir tout vu ». Shane semble connaître la fille que Joey a tout de suite repérée, Aisling. C’est avec lui que Joey devient ami, contre toute attente.

La suite du roman va permettre de connaître le passé de chacun des personnages et même de leurs ancêtres. La figure de Shane va devenir inquiétante, ambiguë : ce jeune homme sûr de lui est si séduisant a été malheureux et timide. Est-il vraiment un ami pour Joey ? Menteur, il mène une double vie, dans laquelle il entraîne Joey. Celui-ci ne devrait-il pas suivre les conseils d’Aisling et se méfier de Shane ?

Et progressivement, ces éclairages sur le passé vont se rejoindre dans le présent. Les chapitres, très courts pour la plupart, entrelacent les intrigues et délivrent des indices savamment disséminés, qui inquiètent, assombrissent et obscurcissent le personnage de Shane, Grand Meaulnes satanique, et tiennent en haleine le lecteur, l’obligeant à reconstituer la vérité, à l’instar des personnages embarqués dans cette histoire noire et passionnante. L’unité est maintenue à la fois par la solidité de l’ensemble et par l’entrecroisement de certains thèmes, musicalement introduits dans le roman : la phobie de l’eau, la musique, l’amour, le voyage…

Mais si ce roman fascine, c’est surtout parce que les caractéristiques du genre fantastique (il ne manque rien, pas même la maison hantée ; le fiacre dont les chevaux se sont emballés est devenu une voiture volée, mais qu’importe, l’effet est le même) ont été mises au service d’une évocation à la fois juste et terrible des tourments de l’adolescence : comment être accepté ? Comment se détacher de ses parents tout en continuant à les aimer ? Comment être soi-même en se libérant de ce qui nous a été transmis, et qui nous entrave ? Quel prix faut-il accepter de payer pour réaliser ses rêves ?

Bref, on se dit que ce livre a réussi ce que Twilight n’avait même pas tenté.

Voler avec les cigognes noires

Voler avec les cigognes noires
Sylvia Saubin
L’Harmattan Jeunesse

La petite sœur de  Nils Holgersson

Par Michel Driol

volerLucie, petite fille passionnée par les animaux, à la suite d’un accident, se retrouve minuscule en pleine forêt. Elle découvre alors qu’elle parle le langage des animaux, et est adoptée par un troupeau de cigognes noires en route vers l’Afrique. Elle va les accompagner tout au long de leur périple, échapper avec elles à tous les dangers de cette longue route, dangers artificiels comme les éoliennes, dangers naturels comme la mer ou le désert. En Afrique, elle se lie d’amitié avec deux  enfants,  qui lui font visiter leur village. Au retour, elle retrouve taille normale et ses parents, et n’oubliera pas cette extraordinaire aventure.

Voici un premier roman qui se situe à la croisée de plusieurs genres : roman fantastique, roman d’aventure, roman d’initiation, récit de voyage, le tout sur fond d’écologie et de défense de la nature, sans jamais tomber dans le didactisme. Au fil du récit, on découvre la migration des cigognes noires, leur itinéraire, leur mode de vie, sans que ce côté instructif  prenne le pas sur la narration : le groupe de cigognes est parfaitement dessiné, à l’image de tout groupe humain, chaque individu ayant un nom, un âge  et une personnalité propre. Chaque rencontre – avec des animaux, avec d’autres humains – enrichit peu à peu Lucie, la fait grandir, et lui enseigne le respect de la différence,  l’acceptation de l’autre, la solidarité.

Un roman qui devrait plaire à tous les enfants qui rêvent, eux aussi, de voler sur le dos d’un oiseau…

Hallucinogène 2

Hallucinogène 2
Lou Lubie
Océan ados, 2010

 Idées en série

par Anne-Marie Mercier

hallucinogene.jpgLou Lubie, originaire de la Réunion, écrit une prose émaillée de belles formules et de mots nouveaux pour les lecteurs continentaux. Sa phrase est proche de l’écriture de scénario : des faits, des indications de caméra, des idées pour un autre qui serait l’écrivain. Ecrivain, elle ne prétend pas l’être, mais propose des idées, proches de celles qu’on trouverait dans une série teintée de fantastique (genre Charmed : un cadre réaliste, un personnage qui a des pouvoirs et voit ce qui se cache derrière la réalité). C’est inventif (mais pas plus que la moyenne des séries), ça va vite, ça ne s’embarrasse ni de psychologie, ni de style, ni de profondeur.

Mais au bout du compte, on se demande si un véritable épisode de feuilleton n’aurait pas fait mieux. Certes, il y faut plus de moyens, mais la question n’est pas là pour le lecteur/spectateur. Le livre doit-il être à la remorque des séries ? Faut-il donner à lire aux ados ce qu’ils aiment à voir ? Si ce n’est pas pour en faire autre chose, on a des doutes sur l’utilité du projet.

 

La Cérémonie d’hiver

La Cérémonie d’hiver
Elise Fontenaille

Rouergue (doAdo noir), 2010

Quand liberté rime avec vengeance

par Sophie Genin

9782812601170.gif « Un texte qui cogne, écrit avec une rage cinglante. Les phrases pleuvent, courtes et drues, coupent, tranchent, affûtées et aiguës. Et racontent une histoire fascinante, aux confins du fantastique, mêlant légende et réalité très contemporaine.  » (Michel Abescat, Télérama n°3144, avril 2010).

Contrairement à Chasseur d’orages, Maryse (voir la notice de Maryse dans ce blog), ce court roman hésitant volontairement entre conte fantastique et récit policier, ne « dégouline pas de bons sentiments » !En effet, nous suivons, dans Vancouver juste avant les Jeux Olympiques, Eden, jeune indienne de la tribu Haïda, et Sky, l’aigle tueuse qu’elle a élevée, dans une course à la vengeance. Comme dans Chasseur d’orages, la relation avec la grand-mère, cette fois-ci, est fusionnelle et plus que forte, vitale et lorsque cette dernière meurt en prison à cause d’un point levé contre la destruction de son « chez elle » pour faire place aux J.O., sa petite-fille voit noir et gagne sa liberté au prix de la vie d’autrui.

Le récit laisse sans voix et la fin est à la hauteur du reste, tout en force et en finesse ! 

 

 

Monsieur Rose est de retour

Monsieur Rose est de retour
Silke Lambeck

Traduit (allemand) par Carine Destrumelle
Seuil (chapitre), 2010 

La marchande de glace a disparu ! (ou « la deutsch touch »)

Par Anne-Marie Mercier

Monsieur Rose est de retour.jpgMonsieur Rose, son vieux voisin un peu magicien, était parti en laissant à Maurice une longue-vue magique (voir ci-dessous la recension de Monsieur Rose, 2008, parue sur sitartmag). A travers celle-ci, dans ce nouvel épisode, il découvre qu’on enlève Pippa, la marchande de glace qui donnait un peu de joie au sinistre faubourg gris. Le roman nous montre les angoisses de Maurice, les débuts de son enquête et son soulagement au retour de Monsieur Rose : ensemble, et avec quelques héros aussi improbables qu’eux, ils déjouent les plans des très sinistres ravisseurs-exploiteurs-promoteurs-profiteurs.

Au delà du roman d’aventures et d’enquêtes, on trouve de belles réflexions autour des problèmes auxquels est confronté Maurice : comment faire pour garder un secret sans être obligé de mentir ? Est-il toujours mal de se battre ? non violence a-t-elle des limites ? Tout cela, comme l’ensemble du roman, ses personnages, ses enjeux en font un ouvrage plein de charme, bien au delà du simple récit policier jouant avec les stéréotypes du genre.

Il semble que ce soit une spécialité allemande, depuis Emile et les détectives : la « deutsch touch »?


Monsieur Rose
Silke Lambeck
traduit de l’allemand par Carine Destrumelle
Seuil jeunesse (chapitre), 2008

monsieur rose.jpgCe petit roman commence comme une histoire réaliste : le jeune Maurice vient de déménager, est un peu perdu, sa mère, divorcée, l’est aussi. Ca va mal à l’école de l’un, mal au travail de l’autre, enfin, pas la joie. Ils font la connaissance d’un voisin, un vieil homme qui vit seul et semble assez désœuvré pour emmener Maurice au parc, lui offrir à gouter… On se demande où le livre nous emmène et ce que va réserver la suite. Et ça bifurque de façon très joyeuse, très progressivement, très discrètement. Le réalisme sociologique banal et sombre du début se transforme fantaisie légèrement fantastico-merveilleuse avec de bonnes couleurs, histoire de montrer la vie en rose, enfin.

Anne-Marie Mercier

Mai 2009

 

 

Terrienne

Terrienne
Jean-Claude Mourlevat
Gallimard, 2011

Des sentiers qui bifurquent : où va Mourlevat?

Par Anne-Marie Mercier

Terrienne.gif« Anne, ma sœur Anne, ne vois-tu rien venir ? » … On se souvient de la phrase leitmotiv de la huitième épouse de Barbe Bleue dans le conte, et c’est bien cette phrase qui définit le mieux  Terrienne dans un premier temps : il s’agit d’une récriture de conte, domaine dans lequel Mourlevat s’est rendu célèbre avec L’Enfant océan, et précisément de La Barbe bleue. Mais le rapport à ce conte est assez lâche et on ne le suit que de loin en loin. Demeure le sujet central : une jeune femme a disparu juste après son mariage. Sa jeune sœur, l’héroïne de ce roman, la cherche.

Un autre texte plus actif sous-tend le roman, celui de la Divine Comédie : l’un des personnages s’appelle Virgil, mais évoque, davantage que la figure du poète, celle de Dante qu’il guide à travers les différents cercles de l’enfer et du paradis. Autre écho, celui du mythe d’Orphée : dans cette histoire on passe d’un monde à l’autre pour tenter de ramener une jeune femme dans le monde des vivants. On pourrait ajouter une présence de Pinocchio (les sœurs s’appellent du nom de son auteur, Collodi, mais hors le nom, on ne voit pas le rapport). En bref, l’intertextualité ici est diffuse et brouille les pistes plus qu’elle ne les construit.

Ce roman participe du réalisme et de la fantaisie, deux voies que J.-C. Mourlevat a suivies avec constance, tantôt de façon séparée, tantôt en les entrecroisant (comme dans Le Chagrin du roi mort). Le récit débute avec un ancrage fort dans le terrain régional ; on est entre Saint-Etienne et Saint-Just, sur la route et avec les gens ; on évoque le charme de Montbrison. Le narrateur rencontre une jeune fille qui semble à la dérive. On pense d’abord au mythe de « l’auto-stoppeuse fantôme ». Mais progressivement elle prend davantage de poids et de précision et la veine fantastique du « comme un rêve », très prenante, laisse place à l’écriture de science-fiction après avoir fait penser un temps à la veine vampirique : de multiples voies sont ainsi encore ouvertes puis abandonnées.

La deuxième partie de l’ouvrage se passe dans un monde parallèle au nôtre, parfaitement organisé, un genre de « meilleur des mondes » avec tout ce que cela comporte de cauchemardesque. On retrouve ici encore du très bon Mourlevat, celui du Combat d’hiver par exemple, pour l’organisation du récit, le suspens, l’inventivité et la beauté des « paysages », même si ceux-ci sont de plus en plus sinistres. On retrouve aussi la thématique de la résistance, du refus de la tyrannie. Mais aussi des traits de poésie et d’humour : certains des habitants font la navette entre les deux mondes et reçoivent un enseignement pour cela : cours de civilisation, cours de sentiments, cours de cuisine (voir la leçon de quiche lorraine !). Enfin, le titre illustre l’une des belles qualités du roman : il est une apologie de l’imperfection des choses humaines, un chant d’amour aux paysages médiocres, aux êtres sans charme particulier (mesdemoiselles, méfiez vous des trop beaux hommes !), au quotidien dépenaillé qui est le nôtre. Au centre de tout cela, le plaisir tout simple de respirer calmement et régulièrement, que ne connaissent que ceux qui en ont été privés pendant un temps…

Réécriture de conte, fantastique, réalisme, dystopie, roman engagé… Mourlevat court plusieurs livres à la fois et l’on est parfois perplexe devant ces esquisses abandonnées dès que la « sauce » commence à prendre. Faut-il le prendre au mot lorsqu’il semble se mettre en scène sous les traits d’un écrivain qui, comme l’auteur, vit dans cette région ? Etienne Virgil (on a vu la symbolique du nom), a 70 ans et vient d’écrire son quinzième roman dont il n’est pas content… Ses enfants lui ont offert un PC et pour la première fois il a écrit sur traitement de texte… Ce roman qu’on est en train de lire est-il celui-ci ? Pourquoi Mourlevat abandonne-t-il ce personnage attachant (et sa voiture…) si brutalement, nous laissant vivre l’histoire uniquement à travers le point de vue d’Anne ? Autodestruction ? Syndrome de l’écrivain malheureux comme dans le dernier roman de Houellebecq (La Carte et le territoire) ? Les fans de Mourlevat ne peuvent qu’être inquiets : on demande à être rassuré, vite un autre livre !

Mais ne nous affolons pas : on pourrait aussi répondre que l’écrivain incarne une figure symbolique. Il est celui qui, comme le Virgile de Dante, est un passeur. Il nous fait pénétrer dans l’autre monde et aussi nous entraîne dans la fiction. Son auto-stoppeuse serait d’abors une idée d’histoire : il l’embarque, la promène. Une fois que l’idée a pris corps, l’écrivain peut s’éclipser (en apparence, bien sûr) pour la laisser « vivre sa vie ». Se donner 70 ans était déjà une façon de se retirer. C’est aussi une façon de se tenir hors de l’action et de l’héroïsation. Il demeure que Virgil nous laisse bien seuls dans ce monde déprimant dont on ne sait s’il dévoile davantage l’horreur du passé ou s’il nous fait « voir venir » celles du futur… pour mieux apprécier notre présent si fragile.