Drôle de ménage

Drôle de ménage
Jean Cocteau (1948)
Grasset jeunesse, 2023

Traité d’éducation (terrible) à la Cocteau

Par Anne-Marie Mercier

Grasset jeunesse poursuit son entreprise de réédition d’ouvrages ayant marqué l’histoire de la littérature de jeunesse. Cet album de 1948 est pour moi une belle surprise : on y trouve les dessins subtils et parfois désinvoltes de Cocteau, son attitude indépendante et son humour.
Monsieur Soleil et Madame Lune se marient et ont beaucoup d’enfants. Ils mènent une belle vie, font la fête, séparément bien sûr, et négligent leurs enfants. Un jour, ces « parents terribles » ont l’idée de faire éduquer ceux-ci et les confient à des chiens.
Dans un premier temps, les chiens sont des maitres conventionnels et exigeants. Mais ils se lassent, comme leurs élèves, et décident de faire tout autrement : ils apprennent aux enfants ce que leurs maitres leur ont appris (faire le beau, rapporter la ba-balle, etc.) ou ce qu’ils savent faire instinctivement (tuer les poules, faire les poubelles…) et ils les maltraitent aussi un peu, comme leurs maitres les maltraitent parfois. Y aurait-il une critique des méthodes éducatives du temps, ou de tous les temps? À la fin, tout fini bien, les parents découvrent le désastre et confient leurs enfants aux étoiles qui sont très sages, un peu trop). Entretemps, on se sera bien amusé de ces caricatures d’éducation.
La préface de Cocteau, qui invite les enfants à ne pas perdre trop vite leur esprit d’enfance et à veiller à ce que leurs parents retrouvent le leur, s’ils l’ont perdu, est un beau plaidoyer pour la lecture conjointe : lisez ensemble, apprenez à lire aux parents, dit-il.
Enfin, si les couleurs de ce livre (bel objet sur beau papier) leur déplaisent ils peuvent colorier eux-mêmes : les enfants (terribles) au pouvoir !

La Prophétie de Béatryce

La Prophétie de Béatryce
Kate DiCamillo – Illustrations de Sophie Blackall
Seuil 2023

La fillette, le moine et la chèvre

Par Michel Driol

A une époque non précisée, quelque chose comme le Moyen Age, Frère Edik qui va nourrir Answelica, la chèvre capricieuse du monastère, découvre une petite fille, Béatryce. Serait-elle celle dont parle la prophétie que les moines comme lui on écrite dans les Chroniques de l’ordre du Chagrin : Un jour, viendra une enfant qui détrônera un roi et amènera un grand changement ? Cette fillette sait lire et écrire, chose rare et dangereuse pour les filles à cette époque, et on découvre vite qu’elle est recherchée par le roi. Déguisée en moine, s’enfuyant pour rencontrer le monarque, elle se lie d’amitié avec un garçon débrouillard, Jack, et un vieil homme plein de secrets, et accompagnée de Frère Edik et de la chèvre, va affronter les soldats, le conseiller et le roi…

Ce roman, orné par des illustrations en noir et blanc en forme d’enluminures, ne manque pas de charme. D’abord par sa galerie de personnages. Une chèvre à qui ne manque que la parole, têtue comme celles de sa race, mais attachée à Béatryce qu’elle accompagne partout, protège et défend sans relâche. Un moine à l’œil fou, plein d’amour pour les autres, un peu peureux, encore aux prises avec les traumatismes de son enfance et de ses rapports avec son père. Un gamin espiègle, plein de ressources, élevé par une vieille femme aujourd’hui morte, mais peut-être réincarnée en abeille. Un vieillard plein de sagesse, dont on ne révélera pas ici quel est le secret… Bien sûr sans oublier les méchants… le conseiller du roi, les soldats, les bandits. Tout ceci nous emmène dans un Moyen Age proche du « il était une fois… » du conte. Un conte dont l’héroïne est bien sûr une fillette amnésique à la recherche de son passé, et de l’accomplissement de son destin. Un conte qui parle de féminisme et d’éducation : la mère de Béatryce a voulu qu’elle apprenne à lire, comme ses frères. Elle apprendra à son tour à lire à Jack. Un conte dans lequel la société impose aux femmes de se tenir au second rang, mais qui les montre parvenir à imposer une autre vision du monde. Un conte qui parle du pouvoir, de ses effets sur les individus, de la façon de l’exercer ou d’y renoncer. Mais c’est aussi un conte qui évoque notre rapport aux prophéties et aux légendes. Les premières ne valent-elles que parce qu’on croit en elles ? Quant aux secondes, comme dans les Mille et une nuits, elles peuvent sauver une vie, et révéler la vérité des situations, avec un clin d’œil à la Petite Sirène sous forme de mise en abyme… Charme enfin de la construction de ce récit quelque peu atypique, qui propose différentes situations, comme différents fils narratifs que le récit va, petit à petit, coudre ensemble jusqu’à la rencontre finale de tous les personnages.

Entre conte et roman d’initiation, un récit sur l’amour et le pouvoir des mots, mais aussi sur une enfant qui veut trouver sa place dans le monde, écrit pas une autrice américaine trop peu traduite en français.

Le Nuage de Louise

Le Nuage de Louise
The Fan Brothers (Eric, Fan, et Devin Fan)
Little Urban 2022

J’aime les nuages… les nuages qui passent… là-bas… là-bas… les merveilleux nuages !

Par Michel Driol

Ce samedi-là, au cours de sa promenade hebdomadaire avec ses parents, Louise se fait acheter un nuage. Un nuage ordinaire. Suivant les instructions de la notice jointe, elle lui donne un nom, Milo, et prend soin de lui, l’arrose régulièrement, ce qui fait qu’il grandit bien. Mais un jour, trop à l’étroit dans la chambre de Louise, le nuage laisse déverser sa colère sous forme d’un orage. Il est temps pour Louise de laisser le nuage vivre sa vie au grand air.

Bien sûr, c’est une histoire à message, qui parle du besoin de liberté, de ce que c’est que grandir, des soins et de l’accompagnement nécessaire à l’épanouissement d’un petit (nuage ? enfant ? animal : chacun interprétera à sa façon ce beau symbole du nuage). Mais, autant que le message, c’est son traitement par les Frères Fan qu’il faut saluer ici. D’abord à travers des illustrations absolument magnifiques. Le décor : une ville de brique rouge, probablement américaine au début du XXème siècle, où l’on croise aussi bien les premières automobiles de luxe que des grands bi et un carrousel, où les costumes de bain couvrent tout le corps. Façon de dépayser le lecteur dans le temps avec les anachronismes. Des illustrations dont la dominante grise de l’univers et de la chambre de Louise contraste avec les couleurs de ses plantes et du ciel. du parc d’attraction et de la ville. Ce jeu de couleurs particulièrement réussi, avec ses touches de jaune (des bottes de Louise au taxi qu’on croise dans la rue) à lui seul raconte une histoire où alternent les états d’âme, mais où se donne à voir aussi le décalage entre cette petite fille et le monde qui l’entoure. Enfin, les amoureux des illustrations très détaillées se réjouiront ici de la précision de la représentation du monde urbain, de l’appartement, et apprécieront les couleurs très brumeuses du ciel, comme un coucher de soleil qui transfigure tout. Ensuite cette histoire surprenante et pleine d’originalité est mise en mots dans un texte tout aussi poétique que le sont les illustrations. Tout est fait pour épouser le point de vue de Louise, petite fille dans son univers (elle aime les nuages, qui sont « un peu passés de mode »), pleine de soins et d’attention, de désir de bien faire, d’empathie, mais aussi pour épouser le point de vue de Milo, doté d’une véritable identité : un nom, et des pensées. C’est un récit sans dialogues – ce qui est rare en littérature jeunesse – , comme pour souligner la solitude de cette fillette dans sa ville, dans sa famille, dans son monde, avec son seul ami le nuage. Sans parole, ou presque, car les seuls mots prononcés le sont au moment de la séparation entre Louise et Milo, comme un ultime conseil de la fillette à celui qui va prendre son envol « Reste près des gros nuages ». C’est une histoire pleine de tendresse et de délicatesse, tant par le texte que l’illustration : une superbe façon d’aborder des problématiques graves, qui touchent tout le monde, celles de l’éducation et de l’attachement, à travers la belle métaphore du nuage dont on doit prendre soin, mais qu’il faudra libérer un jour.

On ne boude pas le plaisir que procure la lecture de cet album fantastique, intelligent et sensible.  Quand on songe que certains enfants n’ont qu’un tamagotchi dont ils doivent prendre soin, on envie Louise et son nuage autrement plus poétique, et on souhaite que tous les enfants aient envie de scruter le ciel comme Louise, pour y chercher un nuage « particulièrement doux et cotonneux ».

La Guerre ce n’est  pas pour moi !

La Guerre ce n’est  pas pour moi !
Eric Battut
Rue du monde 2021

La paix est un oiseau si fragile

Par Michel Driol

A douze ans, un jeune africain, Baki n’a connu qu’un pays de ravagé par une guerre civile. Le jour de son anniversaire, il est enrôlé de force par des soldats. Après un entrainement, il participe à un combat qui se solde par une défaite, sans tirer un seul coup de feu. Il parvient à s’enfuir, rejoint une colonne de réfugiés, est hébergé dans un camp de l’ONU où il apprend à lire et à compter. A 25 ans, devenu maitre d’école dans son école, il tremble toujours pour ses élèves lorsqu’il entend des bruits de moteur.

Baki-le-roi-du ballon, Baki-l’enfant-soldat, Baki-l’enfant-qui-court-plus-vite-qu’une-balle, Baki-le-maitre-d’école, à travers ces quatre dénominations se lit la question de l’identité personnelle et sociale de Baki le narrateur. Celui-ci est une victime qui s’interroge sans cesse et qui assiste, impuissant, aux évènements : l’entrainement, la longue marche, l’arme plus lourde que lui, le combat, l’attaque de l’aviation, avant de pouvoir s’enfuir, décidant que la guerre, ce n’est pas pour lui. Le récit relate des faits, avec une certaine froideur et objectivité. Jamais Baki n’évoque sa peur, ses propres sentiments, comme s’il lui était interdit d’en avoir, laissant du coup le lecteur libre d’éprouver ses propres émotions devant cet enfant-soldat. Devenu adulte, c’est là qu’il évoque, avec altruisme, ses propres sentiments de crainte pour ses propres élèves. Les illustrations sont extrêmement expressives, reprenant la plupart des codes utilisés par les enfants pour évoquer la guerre, les conflits, les explosions et les bombes. Le tout dans des couleurs elles-mêmes explosives, l’orange et le rouge, façon de dire la tension, bien loin des pages de garde bleues et du vêtement, immanquablement bleu, de Baki, véritable héros symbole de paix, qui a préféré le savoir aux armes.

Un album positif, à la fin heureuse, qui est un vrai plaidoyer pour la paix. Un livre malheureusement actuel et indispensable.

L’enfant renard

L’enfant renard
Laure Van der Haeghen
HongFei 2021

Apprendre à vivre ensemble

Par Michel Driol

Dans une petite maison, à l’orée du bois, vivent une maman rousse et son fils, malheureux d’être enfermé. Un jour, elle le laisse s’enfuir dans la forêt, et va le voir tous les soirs. Il revient, trempé, devant la maison, et y reste, se laissant câliner, cajoler, faisant le récit de ses futures aventures. Sauf que l’enfant est un petit renard, qui à la fin de l’histoire, va se métamorphoser en enfant humain, et que la maman est une ancienne renarde qui a accepté de devenir humaine…

Laure Van der Haeghen propose un album très poétique pour évoquer à la fois les relations entre la nature et la culture et entre les adultes et les enfants. C’est bien de socialisation qu’il est question ici, dans l’opposition entre cette maman humaine et cet enfant sauvage, qui ne rêve que de liberté, de grands espaces, d’épanouissement dans la forêt, loin d’elle. Tout comme sa maman, il va accepter, à son tour, de se transformer en homme, de perdre ses attributs sauvages, crocs et griffes qui font peur aux autres animaux, pour vivre dans une maison, tout en rêvant de repartir.  Les relations poignantes  entre les deux personnages sont évoquées avec beaucoup de pudeur.  Cette histoire, proche du conte par ses éléments, ses métamorphoses, son imaginaire lié à la forêt, dit comment parents et enfants doivent s’apprivoiser, comment les parents doivent laisser les enfants  faire leurs expériences par eux-mêmes, comment la confiance n’est pas donnée a priori, mais se construit petit à petit, avec des phases de défiance, d’incompréhension. Sous une forme symbolique et imagée, ce sont bien des propos sur l’éducation qui sont tenus, s’adressant au cœur autant qu’à l’intelligence. Les superbes illustrations montrent avec réalisme les deux personnages, tant dans leur état sauvage qu’humain, dans des poses très symboliques de leurs états d’esprit et de leur relation, pleine d’amour et de respect mutuel. Elles montrent une nature somptueuse, luxuriante, prés, forêts,  aux  couleurs de l’été et de l’automne. A cette nature s’oppose l’intérieur blanc de la maison, où se détachent quelques objets essentiels, chaise, jouets, et dont les fenêtres s’ouvrent sur l’extérieur, sur la nature.

Un superbe album qui s’adresse aussi bien aux adultes qu’aux enfants, qui doivent avoir le droit et la possibilité de parcourir librement la grande forêt du monde avant de retourner découvrir et accepter les choix faits par leurs parents, et de rejoindre la terre des hommes. Un album qui parle d’éducation à travers de somptueuses images, à la fois textuelles et iconiques, réalistes et symboliques.

 

ABC…

ABC…
Antonio Da Silva
Rouergue 2020

Pourtant rien n’a été simple illusion*

Par Michel Driol

Passionné de basket, Jomo est repéré dans un faubourg pauvre de Bamako par un dénicheur de talents, qui lui propose un contrat pour la France. A Lyon, à son arrivée, le jeune homme est pris en charge à l’Académy Tony Parker. Comme il ne sait pas lire, il suit des cours d’alphabétisation dans une MJC, et tombe amoureux de la fille de la formatrice, Rosa-Rose.

Ce roman est d’abord un beau portrait d’un personnage droit et positif, capable de résister aux pires tentations au nom des valeurs transmises par ses parents et de l’espoir qu’il a de devenir, à l’instar de son idole Toni Parker, un champion de basket. Il n’est pas le seul personnage positif du roman : que ce soient les parents de Jomo ou toute l’équipe de l’Academy,  ou les femmes de différents continents qui suivent les cours d’alphabétisation et partagent leurs spécialités culinaires, ou encore les amis portugais de rosa-Rose qui préparent un spectacle pour la fête des consulats, Antonio da Silva propose une collection de portraits variés de personnages qui ont en commun le souci des autres et la solidarité. Une mention spéciale pour Tony Parker, personnage du livre, plein d’humanité,  incarnation de valeurs sportives positives d’altruisme et de sens des responsabilités. Pour autant, tout n’est pas rose dans ce roman qui laisse rôder autour de son héros le danger et les menaces. Blessure au genou lors de son premier match. Bagarre contre un dealer qui le conduit au poste de police où il doit faire face à des policiers peu compréhensifs. Suicide du père de Rosa-rose, dont toute la vie a été tournée vers les autres, qui fait écho au suicide de Mário de Sá-Carneiro dont sa fille lit un poème. Drogue enfin, dont Rosa-rose a beaucoup de mal à se passer. Le drame rôde donc autour de l’ascension du jeune basketteur, et l’on ne révélera pas ici la fin, dont on dira simplement qu’elle mêle la tragédie et l’optimisme, à l’image du roman tout entier.

C’est ensuite un roman d’initiation dans lequel un jeune homme, déraciné, découvre d’autres façons de penser, de voir le monde, grâce à l’amour d’une jeune fille. Initiation à la poésie, au cinéma, à la musique qui se font en parallèle à son entrainement pour devenir un sportif accompli. Allant au bout de cette démarche, Antonio da Silva propose un roman dont les numéros de chapitres sont remplacés par des lettres, de A à Z, qui se clôt presque par l’abécédaire de Jomo, façon de dire l’importance des mots, de la littérature, de ce que le héros ne perçoit au début que comme pattes de mouches avant de découvrir la force de la poésie, plus forte et essentielle que le basket. Quant à l’écriture même du roman, elle prend des formes variées, et sait mêler adroitement phrases nominales, évocations métaphoriques, et rythmer ainsi le récit.

En lisant ce roman, on ne peut que penser à  Je préfère qu’ils me croient mort, d’Ahmed Kalouaz, roman sur le même thème mais beaucoup plus sombre. ABC… est un roman humaniste sur les vertus du sport, de l’accueil, mais aussi de la transmission.

* Extrait d’un poème de Mário de Sá-Carneiro cité dans le roman

 

Le Robinson suisse

Le Robinson suisse
Johann David Wyss
Adapté par Peter Stamm, illustré par Hannes Binder
Traduit (allemand) par Lionel Flechlin
La Joie de lire (Encrage), 2017

Impossibles Robinsons

Par Anne-Marie Mercier

On ne peut que se réjouir de l’initiative de La Joie de lire (éditeur à Genève) pour  transmettre aux lecteurs francophones une nouvelle adaptation de la célèbre robinsonnade du pasteur suisse allemand Johann David Wyss. Cette variation sur l’ouvrage de Defoe n’a plus rien à voir avec le lamento sur la solitude de son modèle : c’est une famille entière, les deux parents et leurs quatre fils, qui a trouvé refuge sur une île déserte après avoir fait naufrage (l’équipage du navire les a abandonnés et s’est enfui sur les chaloupes de sauvetage). Parvenant à rejoindre le navire grâce à des procédés simples et ingénieux, comme Robinson, ils vident l’épave de tout ce qu’elle contient et installent une micro société cueilleuse, chasseuse, pêcheuse, agricole et industrieuse : le père, instituteur, sait tout sur tout et a mémorisé tous les détails des livres de voyages qu’il a lus, détaillant les propriétés des plantes et les techniques des peuples sauvages…
Un campement sous une toile à voile est remplacé par une cabane dans les arbres, puis par une maison en dur creusée dans le roc. Chaque expédition est l’occasion d ela construction d’une nouvelle cabane. Arbre à pain, calebasses, autruches, buffles… tout est utile, tandis que les pitreries d’un petit singe apprivoisé égayent le tableau ; dans les derniers chapitres, l’ombre d’une jupe apparait enfin, pour le plus grand bonheur du fils ainé, précédant de peu la civilisation. Si les nouveaux Robinson ne se soucient guère de bien-être animal, ils sont attentifs à la nature et à sa beauté, refusent le gaspillage, et l’île est, grâce à leurs efforts, prête à la fin du volume à devenir la « Nouvelle Suisse » qui inspirera Jules Verne dans Seconde patrieJules Verne avait déjà réécrit l’histoire de la famille dans L’oncle Robinson (1861) et repris des éléments dans L’île mystérieuse). (pour les détails, voir la thèse de Anne Leclaire-Halté). C’est en somme une belle utopie familiale, où chacun participe à hauteur de ses moyens et de ses goûts et où l’on s’éduque et on s’instruit tout en agissant et en grandissant.
Ecrite par Wyss pour ses quatre fils qui lui ont servi de modèle, reprise par son fils Johann Rudolf et publiée en 1813 à Zurich, traduite immédiatement en français par Isabelle de Montolieu, cette histoire aurait aussi été popularisée par une deuxième traduction de la même traductrice (merci à Wikipedia pour ces indications !) largement revue, avec une suite, une autre paraissant peu après, de l’auteur lui-même pour lui faire concurrence… Cette œuvre fait ainsi partie des classiques maintes fois réécrits, raccourcis, trahis, expurgés (notamment des références à la religion et à la morale, très nombreuses) sans doute à cause de sa longueur, de son style désuet, et de son absence d’intrigue aventureuse. C’est un bonheur de retrouver ce livre, avec de nombreuses gravures, et c’est sans doute une bonne chose pour ses futurs jeunes lecteurs qu’elle ait été allégée de beaucoup de discours moraux qui aujourd’hui lasseraient. Néanmoins, l’abréviation n’est pas sans inconvénients et la lecture n’est pas toujours fluide ; les événements, fabrications diverses et décisions se succèdent à une vitesse confondante et un peu caricaturale; les dialogue, nombreux dans l’œuvre originale,  montraient une certaine conception de l’éducation et un souci de faire participer davantage les jeunes héros à l’aventure collective : ils manqueront à qui aura lu l’œuvre originale. L’ouvrage fait pourtant 243 pages : ce Robinson fait peut-être partie des œuvres impossible à adapter sans trahir le projet initial – comme l’original de Defoe.

Pour les puristes, les historiens, ou les lecteurs que de gros volumes ne rebutent pas, on peut aussi lire l’œuvre en ligne dans son intégralité, dans une version traduite en français par Frédéric Muller et publiée en 1870, disponible sur la bibliothèque électronique du Québec, Collection À tous les vents, Volume 541 : version 1.0 (merci le Québec!). Pour les autres, cette adaptation offre l’essentiel d’une belle robinsonnade (merci Genève !).

 

 

C’est quoi être un bon élève ?

C’est quoi être un bon élève ?
Gilles Rapaport, Emmanuelle Cueff, Laurence Salaün
Seuil Jeunesse, 2017

Ce que vous avez toujours voulu savoir sur les bons élèves et les autres

Par Christine Moulin

C’est quoi être un bon élève? Grave question: dès l’abord, le format tout en hauteur de l’album laisse présager que la réponse risque d’être fantaisiste. Eh bien, oui, elle l’est… Quoique…

C’est là une des grandes qualités de ce livre. Les réponses, délivrées par le texte et mises en valeur par la taille de la police de caractères, paraissent (et sont) très raisonnables: pour être un bon élève, quelle surprise! il faut être attentif, se poser des questions, préparer ses affaires, etc. Comme cela serait à la fois instructif et un peu trop sage (pour ne pas dire tout à fait ennuyeux) s’il n’y avait le reste du texte, écrit en plus petit: oui, être bon élève, c’est être attentif… à condition de ne pas oublier ses chaussures, par excès de concentration, sans doute; c’est aussi se poser des questions: « qui est amoureux de qui? qu’est-ce qu’on mange à la cantine ce midi? », par exemple. C’est préparer ses affaires mais une check list canonique comporte-t-elle obligatoirement l’item « cartes Pokémon »? On songe à Serge Bloch qui, lui aussi, connaît bien les enfants, leurs intérêts, leurs craintes, leurs émotions et en rend compte avec gentillesse et humour.
Au texte s’ajoutent des dessins très expressifs, accompagnés de bulles, qui redoublent la lecture d’une manière très réjouissante : on voit le chien reniflant les pieds nus du petit garçon qui a oublié ses chaussures; le même petit garçon demande au maître: « Je la pose où, ma question? dans ma case ou sur le porte-manteau? ». Dans un excès de zèle, il se prépare à se coucher tout habillé, avec son cartable sur le dos! Tout au long de l’album sont ainsi explorées des relations plaisantes entre les illustrations (de Gilles Rapaport, excusez du peu) et le texte.

Mais l’aspect sérieux n’est pas totalement absent: pour être un bon élève, il faut dompter sa peur (et l’illustration montre, bien sûr, un élève habillé en dompteur de cirque!), il ne faut pas craindre de se tromper, etc. Autrement dit, des messages utiles se glissent subrepticement dans un ensemble drôle, parfois irrévérencieux (l’élève qui lève le doigt le met dans le nez du maître!), si bien que rien n’est « bien pensant », lénifiant. Tout est tonique. Les conseils n’éludent pas les difficultés (« Etre un bon élève, c’est PERSEVERER… au moins jusqu’à la récréation) mais la bienveillance, si souvent prônée en ce moment, prend un aspect amusant qui fait des lecteurs des complices attentifs. Il n’est pas jusqu’au respect de la différence qui ne soit traité de façon à la fois impertinente et fort sage: « Et figure-toi que tu n’es pas tout seul à être différent. Les autres aussi sont différents. Eh! oui c’est comme ça, la vie… ». Même le sujet tabou des souffrances des bons élèves dont les parents sont trop exigeants est abordé. On a vraiment l’impression que ce sont les vraies préoccupations des enfants qui ont donné naissance à cet album, si bien que certains thèmes originaux sont évoqués, comme celui de l’ennui ou celui des discussions à table.

Les auteurs nous proposent donc un livre de préceptes moraux, de leçons de vie (bien au-delà de l’école), ce qui semble une entreprise risquée, de nos jours. C’est en fait une vraie réussite, dont on peut parier qu’elle réunira dans un rire décapant adultes et enfants, sans exclure des moments de vraie discussion. Que demander de plus?

Revolver

Revolver
Marcus Sedgwick

Traduit (anglais) par Valérie Dayre
Thierry Magnier, 2012

North-ern

Par Christine Moulin

revolver.jpgSi l’action ne se déroulait pas dans le Grand Nord, dans une atmosphère glaciale, pure et étouffante comme celle des tragédies, on pourrait dire qu’il s’agit d’un western: le héros de l’histoire principale (il y a une histoire-cadre que je vous laisse découvrir), Sig, est un jeune garçon dont le père Einar meurt dès les premières lignes (« Sig regardait fixement le corps immobile de son père, attendant qu’il parle, et le père se taisait, car il était mort »). Einar, on l’apprendra, a été impitoyablement poursuivi, pendant toute sa vie, par une brute, un homme-ours (du nom de Wolff…) qu’il a trompé, dans une affaire d’or et de trésor. Appât du gain, batailles, ressentiment, vengeance, errance, violence, tout est là.

Mais comme dans tous les grands westerns, il y a plus: d’abord le froid, qui remplace la chaleur accablante de l’Ouest, minutieusement décrit, mordant et obsédant, qui fatigue mais parfois galvanise, qui tue aussi; ensuite, l’arme qui a donné son nom au roman: omniprésente, à travers notamment des citations qui scandent les chapitres, objet de peur, de fascination, elle semble pouvoir précipiter le dénouement et pourtant… Et surtout, il y a les personnages. Dotés d’une psychologie, d’une personnalité, d’une voix, ils représentent en même temps des valeurs qui vont s’affronter au moment du dilemme auquel sera confronté le héros: d’un côté, celles de son père, la ténacité, le courage, la volonté farouche de défendre les siens; de l’autre, celles de sa mère, l’amour, la valeur du pardon, la Foi, l’Espérance, les deux univers se rejoignant dans un même précepte, difficile à interpréter et à incarner: « Apprends ce que tu pourras sur le monde ».

Le roman est servi par une chronologie complexe mais efficace et par une langue incisive: Valérie Dayre en traductrice, excusez du peu! On peut donc se délecter d’une écriture acérée, émaciée, parfaitement congruente à son objet, qui sait rendre haletantes les actions (« Elle était à mi-chemin du chenil quand elle entendit le coup de feu.
Un coup unique, qui retentit dans toute la vallée pétrifiée par le gel, de la cabane jusqu’au Giron.
L’écho revint en secouant un peu de neige au faîte des arbres, et les corbeaux prirent leur envol. ») mais qui sait aussi donner à ces actions un arrière-plan tragique, voire métaphysique (« Dieu détourne-t-il les yeux quand il arrive de vilaines choses? Ou reste-t-il à observer en s’interrogeant sur l’évolution de sa création? Secoue-t-il la tête tant sont grands son chagrin et sa déception? Ou sourit-il? »).

Tant il est vrai qu’au moment de choisir, il s’agit toujours au fond, de savoir qui on écoutera au fond de soi, car « même les morts racontent une histoire ».

PS : une belle analyse de ce roman sur le blog Les riches heures de Fantasia.

Les heureux parents

Les heureux parents
Laetitia Bourget, Emmanuelle Houdart
Thierry Magnier, 2010

par Frédérique Mattès

Dès le premier regard, on est interpellé par les illustrations si particulières d’Emmanuelle Houdart. C’est très beau mais aussi très troublant. A chaque page, un camaïeu de couleur fortes, de détails surréalistes ; les personnages, visages fermés, toujours de profil, distillent un certains malaise. Ces illustrations sont proches de l’univers de Nikolaus Heidelbach, elles font admirablement écho au texte. Un texte concis, juste, qui interroge. Il pointe la difficulté d’être père ou mère au quotidien : les nuits sans sommeil, la place que chacun doit se trouver … Un bel album qui fera rire les plus jeunes mais qui saura aussi retenir l’attention des parents car il pose des questions essentielles. A offrir malicieusement aux futurs parents ?