Vendredi ou les autres jours

Vendredi ou les autres jours
Gilles Barraqué (illustrations d’Hélène Rajcaq)
Mémo (« Polynie »), 2018

La robinsonnade est un jeu d’enfants

Par Anne-Marie Mercier

Cette nouvelle robinsonnade est placée par son titre (« Vendredi ou … ») sous les auspices du célèbre Robinson pour la jeunesse de Michel Tournier, Vendredi ou la vie sauvage. On y retrouve la complicité des deux camarades, Robinson et Vendredi, telle qu’elle s’établit au cours de ce roman. Mais dans celui de Barraqué, le temps est aboli et le récit n’est pas une succession d’aventures mais une succession de jours interchangeables, autour d’une relation bien établie que rien ne vient troubler durablement.

Au début du roman, les deux héros voient approcher une barque envoyée par le capitaine d’un navire anglais : il a repéré à la longue-vue ceux qu’il pense être des naufragés et le jeune officier qui la dirige propose de les emmener vers la « civilisation », ce à quoi Robinson répond « C’est très aimable à vous. Mais je pense qu’on va rester là » et Vendredi ajoute « Vous remercierez bien le capitaine de notre part ». A la fin du roman, après un temps que l’on peut supposer assez long (le jeune officier à été depuis promu, et il a vieilli, lui), le capitaine lui-même débarque pour voir qui sont ces énergumènes, et partager avec eux quelques verres autour d’une partie acharnée de jeu de quilles.

Des jeux, il y en a beaucoup – chaque chapitre en comporte un – et ce sont souvent des jeux inventés par eux, avec les moyens du bord, comme le « crabe cailloux », ou les course de cafards –, des paris, des concours, des compétitions, des farces et supercheries, soit entre eux soit contre des visiteurs, des pirates, un prêtre, des lions de mer… La chasse les occupe également, mais aussi l’observation de la nature, la collecte de choses inutiles et belles, la cuisine (ils sont tous les deux très gourmands), la rêverie et la musique.

Les dialogues sont drôles, avec un Robinson gouailleur, un Vendredi un peu naïf, mais pas trop : tout cela donne envie d’aller sur l’île en leur compagnie pour d’éternelles vacances. Et le plaisir de la lecture est décuplé par la beauté du livre : papier, typographie, aspect aéré, illustrations de formats et places variées, tout est pensé pour augmenter encore la légèreté.

Voir la carte et lire les premières pages.

Vingt-quatre heures dans l’incroyable bibliothèque de M. Lemoncello

Vingt-quatre heures dans l’incroyable bibliothèque de M. Lemoncello
Chris Grabenstein
Traduit (anglais) par A. Riveline
Milan, 2017

Au cœur du catalogue

Par Anne-Marie Mercier

On songe au roman de Roald Dahl, Charlie et la chocolaterie, tout a long de ce roman touffu et plein de péripéties : un excentrique richissime convie dans son empire quelques enfants plus ou moins choisis par le hasard ; ceux-ci révèlent leur caractère et l’échec attend ceux qui sont trop sûrs d’eux, de leur culture, de leur famille, de leur richesse et qui pensent que tout cela leur donne un droit à dominer les autres. En revanche, les simples, les généreux, les sincères, se voient récompensés.

L’originalité du livre tient au lieu : une bibliothèque, et à l’utilisation des ressources du catalogue et de la classification Dewey pour construire – et résoudre – les énigmes. Celles-ci peuvent porter sur la fiction, les documentaires, l’histoire ou les sciences… Tous les savoirs sont ici réunis pour un grand jeu palpitant où chaque personnage évolue à la fois seul et avec les autres. Une belle aventure au pays du savoir et des classifications.

Jouer dehors

Jouer dehors
Laurent Moreau
Hélium, 2018

Par Anne-Marie Mercier

« Allez jouer dehors ! » Injonction récurrente de parents qui en ont assez d’avoir les enfants dans la maison qui s’agitent, ou qui désapprouvent leurs activités sédentaires ? La mère présentée ici apporte des précisions, comme un programme : dehors on peut faire des choses utiles (un peu de jardinage par exemple…), jouer, cueillir des fleurs, observer les animaux, imaginer un voyage…

Mais voilà que les propositions sont détournées : c’est le chat et non les fraisiers qu’on arrose, les fleurs sont effeuillées sitôt cueillies et enfin, le voyage n’est pas qu’imaginaire : les deux enfants (un garçon et une fille) parcourent le monde en suivant la rivière : les paysages changent, la prairie fait place à la forêt tropicale, puis à la banquise, et quand les enfants rentrent ils ne sont pas seuls… Graphisme charmant, belle impression à l’ancienne créant des transparences et des effets de profondeur, c’est joyeux comme un été.

Le cadeau livre le plus extraordinaire du monde

Le cadeau livre le plus extraordinaire du monde
Anne-Gaëlle Balpe – Géraldine Cosneau
Père Castor 2017

Les métamorphoses du livre

Par Michel Driol

Un garçon reçoit en cadeau un livre. Déception. Mais le livre lui parle et lui dit tout ce qu’il peut faire avec lui : tourner les pages, à l’endroit ou à l’envers, ce qui ne convainc pas vraiment l’enfant. Se transformer en instrument de musique, en maison, en table… Ce qui fait qu’à la fin le garçon et sa grand-mère sont ravis.

Cet album, de très grand format, permet de jouer avec l’objet livre, de l’explorer, dans sa dimension matérielle et concrète. Il devient ainsi un compagnon de jeu plus polyvalent qu’une console de jeu ou qu’une tablette. Par ailleurs, le livre parle ici avec le lecteur potentiel, pour le convaincre de sa valeur. Ce récit décalé, conduit avec humour, a de quoi séduire et être un véritable remède contre l’ennui, même si on ne sait pas lire ! Peut-être les puristes regretteront-ils qu’il ne s’agit ici que de jouer avec l’objet livre, indépendamment de son contenu. Le livre ne parle pas de personnages, de récit, et s’il est question d’imagination, c’est parce que le livre peut devenir planche à dessin.  Mais ce serait passer à côté de la proposition de cet album, qui met le livre et son lecteur en abyme pour mieux monter cette interaction et ce dialogue nécessaire entre les deux. Quant aux illustrations, très joyeuses et colorées, elles se chargent d’évoquer tout un univers, à la fois familier (les jouets du garçon, ses dessins), mais aussi celui de la musique, des contes et de la création avec les crayons de couleur. Elles font aussi passer le lecteur de l’univers quotidien à celui de l’évasion promise par le livre.

Décidément, le livre n’est pas mort !

Mind Games

Mind Games
Teri Terry
Traduit (anglais) par Maïca Sanconie
La Martinière jeunesse, 2017

« Mieux vaudrait un enfer intelligent qu’un paradis bête » (Victor Hugo)

Par Anne-Marie Mercier

Imaginez un monde hyper connecté grâce à des implants : par exemple, un groupe d’individus peut recevoir et échanger des informations de manière simultanée, sans se parler, à distance. Des classes virtuelles remplacent l’enseignement traditionnel, sauf pour quelques-uns qui, pour des raisons médicales ou religieuses refusent les implants. On se doute qu’ils n’iront pas loin, même si ce qui ressemble à notre actuelle ONU tente de protéger les minorités. Quant aux autres, ils quittent de plus en plus leur corps qui reste sur une « base » entourée de technologie, perdus dans des espaces virtuels où ils n’ont pas de besoins qu’ils ne puissent satisfaire, pas de douleurs, où tout est possible

Luna, héroïne et narratrice de ce roman, fait partie pour des raisons qu’elle ne s’explique pas très bien elle-même des sans implants. Sa mère, créatrice fameuse de jeux vidéo, est morte pour n’avoir pas rejoint sa base et s’être perdue dans une boucle virtuelle à la suite d’un pari qu’elle avait fait : mourir vraiment en cas d’échec dans une de ses créations.

Luna sait qu’elle échouera forcément aux tests qui sélectionnent les élèves les plus brillants, et notamment les génies de l’informatique que sont les hackeurs du collège, dont ses amis les plus proches. A son grand étonnement, elle les réussit. D’autres événements tout aussi étranges font qu’elle rejoint finalement et en partie contre son gré ces élèves triés sur le volet dans l’île où ils finissent leur formation. Elle y découvre le sort qui es attend, ce qui est vraiment arrivé à sa mère, et elle mène la lutte pour rétablir le règne du réel.

Son aventure est ponctuée de rebondissements, découvertes, trahisons. On ne sait jamais bien qui est fiable ou non. La mémoire est fractionnable, et peut être conservée dans des objets, comme les perles du collier de sa mère qui lui livrent ses derniers messages. Le rêve est un lieu de découvertes et d’irruption dans les mondes virtuels des autres, l’espace virtuel est un labyrinthe où l’on rencontre les autres si on le désire, où on leur échappe si on a le pouvoir que détient Luna… un « vide » angoissant er merveilleux à la fois.

Toutes les formes de virtuel sont évoquées dans ce roman, lui-même labyrinthique. Il pose bien les questions qui naissent du développement de ces univers, notamment celle de la place du corps – augmenté ou non – dans ce nouveau monde, et du rapport des amateurs de virtuel à ce corps, des dangers auxquels ils s’exposent. C’est tout à fait passionnant, inquiétant, et follement romanesque. Enfin, chaque partie débute avec une belle citation classique, de Flaubert, Hugo, Giordano Bruno… ce qui ne gâte rien et invite à donner une portée philosophique à ce roman d’anticipation qui parle aussi bien du présent et du futur possible que de cauchemars anciens.

Endgame, t.3 : les règles du jeu

Endgame, t.3 : les règles du jeu
James Frey et Nils Johnson-Shelton
Traduit (anglais, USA) par Jean Esch
Gallimard (Grand format), 2017

Jeux du cirque, le retour?

Par Anne-Marie Mercier

Une trilogie, le monde pour décor, un contexte pré-apocalyptique, un complot d’extra-terrestres cyniques contre l’humanité, des personnages jeunes, garçons et filles, de toutes les races, puissants et déterminés, engagés dans une compétition qui n’aura qu’un seul survivant, un rythme haletant, dû en grande partie à la technique des récits fragmentés et points de vue alternés… tous les ingrédients d’un Brest seller sont là.

On peut ajouter quelques ingrédients supplémentaires, comme une organisation proche d’un jeu de plate-forme, la liaison avec un vrai concours en ligne avec de l’argent à la clé qui devait s’achever en juillet 2017 si un lecteur avait trouvé la solution des énigmes…( je en sais pas si quelqu’un à gagné, le web étant discret sur ce point, peu importe).

Il n’est donc pas étonnant que la série ait eu du succès. Mais on se permettra quelques bémols. Tout d’abord, comme on vient de le dire, l’absence totale d’idée nouvelle, la nouveauté consistant à mixer des recettes existantes. Ensuite, le happy end facile, la morale sauve ( les joueurs tuent aveuglement des centaines de personnes mais se refusent à tuer une petite fille innocente  – ceux qui envisagent de le faire sont bien punis d’ailleurs) ; la terre est à moitié détruite mais la reconstruction est immédiate et l’amitié entre les peuples universelle (le lecteur dans ces dernières pages se demande : pour qui nous prend-on ?). Enfin, en lisant les aventures de ces jeunes gens rivés à leurs armes et trouvant une jouissance dans le sang et dans le combat, en s’interrogeant sur la nécessité qui pousse l’auteur à détailler la mort de chacune de leurs victimes et l’expression qu’elle a à son dernier souffle, on se dit que décidémment cette « littérature » rejoint un voyeurisme douteux et que, somme toute, entre ces héros proposés à l’identification et les sinistres assassins de masse dont les journaux nous parlent, la différence tient à peu de chose.

Cache cache

Cache cache
Song Hyunjoo
Editions amaterra 2017

Un livre pour jouer

Par Michel Driol

Un petit chien blanc s’adresse  à un enfant – le lecteur : Si on jouait à cache cache. Après quelques pages destinées à identifier les éléments graphiques du corps du chien (ses yeux, son museau, sa queue…), le jeu peut commencer. Il s’agit pour le lecteur de trouver sur la page le petit chien. Non sans malice, on le trouve ici ou là, en train de faire pipi, de jouer sous l’eau, perdu au milieu des feuillages. Des pièges, parfois, comme un petit chat. Enfin le chien enfile le short de l’enfant, se réfugie dans sa niche, et veut recommencer à jouer…

On se souvient bien sûr de « Où est Charlie ? ». En voici une version bien plus épurée, et graphiquement plus intéressante.  Mises à part quelques taches de couleur, l’album joue avec les gris, les blancs et les noirs,  dans une stylisation quasi abstraite des décors et du chien. Dès lors, les traces de l’animal sont quasiment minuscules et se confondent avec les éléments du décor, ce qui renforce la difficulté du jeu, mais reste fidèle à son esprit : ne pas se montrer, se fondre dans le paysage. Certaines pages sont d’une perfection formelle remarquable, comme le jet d’eau qui arrose les poivrons. On est dans une esthétique orientale de la suggestion, qui laisse une grande place au blanc, au non-montré. Ainsi chèvres et biquets sont réduits à une corde, des cornes, des yeux, un museau et des oreilles : des signes plus que des représentations réalistes. Ainsi des points de taille variable suggèrent le chien qui s’ébroue.

Un album original qui devrait séduire les jeunes lecteurs et, peut-être, leur montrer que la lecture est un jeu, que le lecteur est actif dans la construction du sens, et qu’il s’agit, pour lire, de chercher des indices…

Les Trois Petits Cochons

Les Trois Petits Cochons
Noëlle Revaz, Haydé

La Joie de lire, 2015

Au loup !

Par Anne-Marie Mercier

trois_petits_cochons_rvb2Dans ce texte, écrit pour le théâtre pour quatre à cinq personnages plus une voix, on rejoue la fable des petits cochons. L’incertitude sur le nombre de quatre ou cinq tient au fait que la mère joue aussi le rôle du loup et est organisatrice cachée du jeu : en début du récit, elle annonce aux enfants qu’ils partent seuls en vacances sur une île car elle est trop occupée à se peindre les ongles (le lundi en blanc, le mardi en violet, le mercredi en bleu…) ou à se parfumer chaque jour avec un parfum de fleur différent (le lundi la pâquerette, le mardi la violette, le mercredi la clochette…). Tout le texte est marqué par des effets de listes, de  reprises et variations et en est ainsi très joueur et rythmé.

Les enfants jouent le conte en attendant un loup qui se fait attendre puis est peu enthousiaste, ce qui endort leur méfiance, avant de ressembler enfin à celui de la tradition, leur procurant une grosse peur… dégonflée brutalement.

Ils se comportent comme des petits cochons (avec le plaisir de se rouler par terre et de se salir), et en fonction de leurs âges différents : le plus jeune craintif et écervelé, l’aîné meneur mais prudent, le troisième… entre les deux). C’est une très jolie variation sur ce conte bien connu et un texte savoureux, accompagné de dessins expressifs et drôles.

la reine des truites

La Reine des truites
Sandrine Bonini, Alice Bohl
Grasset jeunesse, 2016

Aventure de camping

Par Anne-Marie Mercier

lareine des truitesDeux enfants, un tout petit garçon et une fille pas beaucoup plus grande, se promènent dans la pinède proche du camping où ils passent des vacances. Ils n’osent pas s’approcher de la rivière malgré la chaleur et leur envie de s’y tremper : la présence d’une fille brune les en empêche – on devine qu’ils s’y sont heurtés la veille, mais on n’en sait pas plus. Bravant leur peur, par des sentiers détournés, il s’y rendent malgré tout, et font la rencontre qu’ils craignaient : il s’agit d’une fille accompagnée de son « armée », trois autres enfants, emplumés de feuillages et portant des bannières de branchages, qui entendent garder leur territoire et empêcher l’accès à l’eau.

Frayeurs, menaces, négociation, puis ruse feront que les deux groupes n’en feront plus qu’un, réuni dans la joie de l’eau.

Le récit est charmant, avec les angoisses et les défis de l’enfance, et surtout la poésie des lieux, rendue avec délicatesse par les belles aquarelles présentant des décors forestiers et aquatiques.

 

L’Histoire perdue

L’Histoire perdue
Meritxell Marti (texte) – Xavier Salomo (illustrations)
Seuil Jeunesse 2016

Fictions…

Par Michel Driol

histoireÉva, pour son anniversaire, est invitée par son cousin à… une surprise. Éva se prépare, mais le dessinateur de l’histoire n’en fait qu’à sa tête. Au lieu de suivre le texte de l’auteure, il dessine autre chose : des vêtements d’exploratrice au lieu d’une robe, un paysage de campagne au lieu de la ville. Page de droite, dans une bulle, l’auteure proteste, en s’adressant au dessinateur. Mais trop, c’est trop, et au bout de quelques pages, l’auteure abandonne, et laisse l’illustrateur  dessiner tout seul, ce qu’il fait, dans un strip sans paroles, façon Bd, jusqu’à laisser l’héroïne démunie et perplexe. Alors l’auteure vient au secours du dessinateur, qui va alors suivre scrupuleusement son texte et conduire Éva, avec un peu de retard, chez son cousin. La surprise était un concert des  Bêtles… Mais la surprise sur la dernière page, c’est le mot d’excuse des Bêtles qui ont fait changer l’histoire à l’aide de l’illustrateur, car ils ne pouvaient pas arriver à l’heure !

Voici un album original et décalé qui met l’accent sur la complicité et la complémentarité entre l’auteur et l’illustrateur, montrant au lecteur à la fois le texte, premier, et les réactions de l’auteure face aux libertés que prend l’illustrateur, au point de détourner complètement l’histoire, dont on s’aperçoit, finalement, que les véritables maitres sont les personnages, les Bêtles, qui ont en fait conduit l’auteure à changer le fil de son histoire avec la complicité de l’illustrateur. Conduisant le lecteur de surprise en surprise, cet album plein d’humour s’avère être un véritable jeu sur la création qui évoque Borgès dans le côté labyrinthique – on se perd entre fiction et réalité – et le jeu avec les codes du récit.  En opposition avec la complexité de l’ensemble, les illustrations de Xavier Salomo et le texte de l’auteure ont un côté sage et lisse qui évoque les albums populaires sans recherche esthétique ou littéraire que cet album subvertit pour le plus grand plaisir des lecteurs.

Un album qui séduira aussi bien les plus petits, qui y verront un jeu – que les plus grands qui pourront commencer une réflexion sur la littérature comme détournement des codes.