Ööfrreut la chouette

Ööfrreut la chouette
Cécile Roumiguière – Clémence Monnet
Seuil’issime 2025

Prom’nons nous dans les bois…

Par Michel Driol

Du haut de son arbre, Ööfrreut observe une maison de vacances, et une petite fille, enfant unique, passant ses journées à lire. Elle assiste à l’anniversaire de la fillette, une nuit, dans la forêt. C’est là que la fillette la repère. Puis la chouette, les nuits suivantes, se laisse approcher par cette enfant. Et lorsque la fillette se retrouve menacée par une laie, Ööfrreut n’hésite pas à ralentir cette dernière, puis à guider la fillette jusqu’à chez elle.

Voici la réédition méritée d’un ouvrage paru en 2020, un album plein de poésie dans lequel la narratrice est la chouette. Une chouette qui dit le monde des humains avec ses propres mots. Le temps se mesure en couvées, la bougie d’anniversaire devient un bâtonnet, et les bottes rouges de la fillette des coquilles rouges sur le bout de ses pattes.  La fillette est, pour elle, la dernière de sa couvée, et a toutes les qualités pour devenir une excellente chasseuse. Il y a là, de la part de l’autrice, une réelle volonté d’imaginer le monde vu par une chouette effraie, et, de ce fait, d’en montrer l’étrangeté sauvage, l’altérité profonde par rapport aux humains. Pour autant, elle partage quelques traits bien humains : ses petits ont quitté le nid, et elle se sent seule. Elle perçoit la fillette non pas comme une menace, mais comme une amie. On est donc dans un entre deux intéressant, entre animal sauvage, chasseresse, et le monde des hommes. De là vient, sans doute, la poésie dans la façon de mettre en mots cette histoire dont le cadre est une forêt, une forêt à respecter, menacée par le feu, refuge d’animaux sauvages qui protègent leurs petits, une forêt dans laquelle il faut savoir prendre le temps de saluer les arbres et d’observer, en silence. Autant de qualités possédées par la fillette.

Cette histoire d’amitié entre un animal et une chouette effraie permet de dépasser deux solitudes. Tout est fait pour qu’on imagine les sentiments de la fillette à travers le regard, forcément déformé, de la chouette, mais aussi à travers les aquarelles de Clémence Monnet qui donnent à voir ce que voit la chouette dans toute la première partie de l’album. Des aquarelles qui évoquent la poésie de Marie Laurencin dans la naïveté de la représentation de la forêt, qui se font un lointain écho aux peintures pariétales dans la figuration du sanglier. Des aquarelles qui montrent la beauté essentielle de la nature, de la forêt, de la nuit. Et, au milieu de tout cela, une sympathique petite fille libre, audacieuse, cheveux bleus, bottes rouges, pleine d’énergie, de curiosité et d’intrépidité.

Un album très original par son écriture, par le point de vue qui y est suivi de façon magistrale, un album pour évoquer la liberté des enfants au milieu des bois… Liberté perdue aujourd’hui, à l’ère des smartphones et des villes ?

Bande de poètes

Bande de poètes
Alexandre Chardin
Casterman poche 2025

Amour musique et rap, es-tu cap ou pas cap ?

Par Michel Driol

Fils du maire, Julien est inscrit au Collège Edmond Rostand, peu côté, et non dans un collège plus prestigieux, avec ses anciens copains. Au premier regard, il tombe amoureux de la belle Nour, mais s’attire l’animosité de son frère Amir, violent et agressif. Grâce à Abou, il entre en contact pourtant avec Nour. Comment ces quatre-là vont-il se retrouver à faire de la musique ensemble, et monter sur scène pour la fête de Noël, c’est ce qu’on vous laisse découvrir !

Première caractéristique, et non des moindres, de ce roman, c’est son écriture en vers. Des alexandrins, pour l’essentiel, avec, admettons-le, quelques licences poétiques dans les élisions, pour être plus proche d’un langage jeune. Avec des rimes audacieuses (devinez avec quoi l’auteur fait rimer PQ ?). Avec surtout, du panache, de l’humour et de la verve. Ce n’est pas pour rien que le collège s’appelle Rostand ! Mais aussi avec des délibérations très cornéliennes. Ces alexandrins d’Alexandre Chardin, bien dépoussiérés, laissent place au flow du rap d’Amir, de façon très naturelle.

Deuxième caractéristique, ce sont les adolescents et leurs relations. Comment on passe de l’agressivité, du rejet de l’autre, le blanc, le fils du maire à un respect mutuel lorsqu’on découvre les fêlures, les blessures, et les relations familiales tendues. Ce que dit le roman, c’est à quel point l’école, le collège, peuvent être des creusets pour apprendre à se connaitre, à devenir amis, quelles que soient les origines sociales, en sachant aller au-delà des idées reçues, des apparences, des préjugés. Le roman invite bien son lecteur à ne pas porter des jugements a priori.

Troisième caractéristique, c’est le rôle des mères. C’est grâce à elles que la violence des pères, physique ou symbolique, est démasquée, et que l’apaisement peut venir. Trois mères, l’une d’origine maghrébine, l’autre d’origine africaine, la troisième d’origine européenne, qui vont discuter et s’allier pour permettre de retrouver la sérénité, voilà de beaux symboles et une belle histoire.

Quatrième caractéristique, le rôle de l’art, de la musique en particulier, pour réunir au-delà des différences. Comment un piano, joué par Abou, une trompette, jouée par un jeune amateur de jazz, vont accompagner les textes plein de force et de vigueur d’Amir, portés aussi par la voix sublime de Nour, montrant ainsi, dans les faits, qu’il est possible non seulement de vivre ensemble, mais encore de partager les mêmes passions et les mêmes projets, quels que soient ses gouts originaux.

Au-delà du tour de force de l’écriture en alexandrins, un  roman sensible sur l’adolescence, sur les différences sociales, et sur ce qu’il faut  de courage pour lutter contre les fiertés et les ostracismes pour conquérir la liberté d’être soi avec les autres.

Le Ciel de Joy

Le Ciel de Joy
Sophie Adriansen

Flammarion Jeunesse, 2025

Un ciel de liberté

Par Pauline Barge

Joy, lycéenne de dix-sept ans, vit un premier amour idéal avec Robinson. Elle se sent bien avec lui, elle est elle-même et complète. Le moment vient alors où ils ont envie de découvrir leurs corps mutuellement, d’aller plus loin dans leur intimité. Joy est effrayée par une chose : tomber enceinte. Dans sa famille, toutes les femmes ont eu un enfant au cours de leur adolescence, mais Joy ne veut surtout pas de cela. Pour elle, un enfant à son âge ne serait qu’un obstacle à sa vie. Alors, avec Robinson, ils prennent les précautions nécessaires, mais malheureusement, ce ne sera pas suffisant. Joy est enceinte. Elle a quelques semaines pour faire son choix, mais en réalité elle l’a déjà fait : elle veut avorter.
Ce livre marque l’anniversaire des cinquante ans de la loi Veil. Sophie Adriansen montre que malgré toutes les avancées sur le sujet, le combat pour le droit à l’avortement continue. Ici, Joy est seule contre tous. L’adolescente veut briser la chaîne du déterminisme présent dans sa famille ; elle n’aura pas de bébé à dix-sept ans et elle en est certaine. L’autrice montre alors le rôle de l’entourage, l’obstacle le plus fréquent à la liberté de recourir à l’avortement. En effet, Joy ne se sent pas aussi libre qu’elle l’aurait espéré, sa famille ne la soutient pas dans sa décision et les adultes autour d’elle se montrent distants. Pourtant, la seule vie que Joy veut porter, c’est la sienne. Alors, si elle doit se battre seule, elle le fera.
Ce court roman est une véritable ode aux femmes, à ce combat qui continue sans relâche. L’autrice insère à travers son récit des bribes d’histoires d’autres femmes qui traversent une situation similaire à Joy dans des époques ou des lieux différents. Cela montre que sur ce sujet les livres engagés restent essentiels. Il faut en parler pour que chacune et chacun comprennent l’importance de se battre pour ce droit à l’avortement. Le choix est ce qu’il y a de plus important, il est personnel et n’appartient qu’à la personne concernée. Les mots de Joy seront plus éloquents à ce propos : « Mon choix est juste mon choix. Ma décision. Celle de faire ce que je veux, de mon corps, de mon avenir, de ma vie. De mon ciel. » C’est un roman juste et sensible, à mettre entre toutes les mains.

Si j’étais un oiseau

Si j’étais un oiseau
Barroux
Little Urban 2025

Pour faire le portrait d’un enfant

Par Michel Driol

Le texte de chaque double page commence par l’anaphore Si j’étais un oiseau… Puis, au conditionnel, s’affirment les propositions. Il y est question de bonne humeur, de voyage, d’émerveillements, de fruits à manger, de temps passé  à observer les libellules, ou les grenouilles, de vie en lien avec la nature, porté par les vents. Puis les références se font autres : survoler les murs, les frontières et les barbelés,  être moins méfiant envers les autres, accueillir du monde chez soi, ne pas se laisser enfermer. Vient alors la chute. Mais je suis un enfant… le nez au vent et la tête dans les nuages !

Nombreux sont les textes, les poèmes, qui associent l’enfant à l’oiseau. On songe à Prévert, bien sûr, à Hugo aussi, et, dans un autre genre, à la chanson de Marie Myriam. C’est dans cette tradition là que s’inscrit de recueil de Barroux, construit autour d’une solide anaphore qui invite à se projeter dans un autre monde.  Monde de découvertes, de plaisirs, dans lequel on peut s’affranchir des contraintes. On retrouve bien là l’oiseau symbole de liberté, liberté d’aller et venir, oiseau qui se refuse à toute cage qui l’emprisonnerait. Mais cette liberté s’associe avec une curiosité, curiosité envers les autres, par-delà la barrière des espèces, curiosité envers les plaisirs de toute sorte. C’est un recueil à la fois plein d’hédonisme et de sens du partage, écrit dans une langue d’une grande simplicité, très concrète dans ses notations, précise dans son lexique, dans sa façon d’évoquer les vents, la rosée ou les ronces piquantes…   La chute, attendue, clôt cette série d’anaphores avec malice, montrant à quel point l’enfant et l’oiseau partagent en commun , sur un plan métaphorique cette fois, deux qualités fondamentales,  le nez au vent et la tête dans les nuages. Si j’étais un oiseau fait, en fait, le portrait d’un enfant libre, curieux, ouvert, rêveur, attentif.

On apprécie le grand format de cet album, qui permet aux illustrations de Barroux  de se déployer dans des doubles pages pleines d’imagination et de poésie. Voyez, par exemple, comment le chant de l’oiseau semble repris par toute une chorale de chats citadins. La nature, représentée à toutes les saisons, de jour comme de nuit, affiche sa luxuriance, ses tendres couleur pastel, dans des cadrages toujours surprenants et inattendus. Si l’on suit de page en page un oiseau rose, toujours tourné vers la droite, vers le futur,  les oiseaux y sont multicolores, comme les fleurs.

Un recueil de poésie qui parle de liberté, de fraternité, d’ouverture aux autres et d’espoir dans l’avenir et dans les enfants. Du grand Barroux !

Les Téléphonistes anonymes

Les Téléphonistes anonymes
Agnès Desarthe
Gallimard Jeunesse 2024

Salutaire sevrage

Par Michel Driol

Elève de 5ème, la narratrice, Prudence, est invisible car elle n’a pas de téléphone. Alors que tous les autres se réunissent autour de leurs objets fétiches, échangent sur des applications de messagerie, elle est seule jusqu’au jour où Georges, le garçon le plus populaire, vient la voir et lui demander comment elle fait. Lui, il s’est fait confisquer par ses parents téléphone, tablette et ordinateur… Comment faire passer cette punition pour une décision de se passer des écrans, et transformer, sur le modèle des alcooliques anonymes, la classe en un lieu de parole et d’entraide ?

Agnès Desarthe s’attaque ici avec brio, humour et finesse à la place qu’occupe le téléphone dans les vie des ados et de leurs parents. Instrument de contrôle pour les parents qui savent toujours où est leur enfant, il leur donne l’illusion d’exister, d’être libres, de s’affranchir du temps qui passe ainsi plus vite. Mais, petit à petit, les enfants prennent conscience que d’autres relations sont possibles, que la parole peut permettre des échanges, et même qu’on peut aller chez les uns ou les autres. C’est à une vraie émancipation, libération que l’on assiste dans le roman, ouverture aux autres, prise d’initiatives en tout genre. Tout se passe comme si, paradoxalement, le téléphone les maintenait dans l’enfance et que son absence les fait grandir.

Le roman fonctionne bien, sur un mode choral, grâce à une galerie de personnages dont certains sont hauts en couleur. A commencer par la narratrice, Prudence, dont les parents sont « antiques », mais qui dispose d’une autonomie et d’une liberté que lui envient les autres. Elle sort d’une école alternative et trouve ses condisciples un peu stéréotypés. Georges, le populaire, celui qui lance les modes, est fils d’une famille aristocratique, et vouvoie ses parents. Ecclésias, l’ami d’enfance de Prudence, au prénom improbable, travaille dans un zoo pour se payer le CNED. Chacun des ados a sa personnalité en fait, et il faut toute la finesse des situations pour les faire émerger au-delà de l’uniformité des modes vestimentaires et des téléphones. Côté adultes, on découvrira le secret des parents de Prudence, mais aussi un professeur quelque peu atypique, M.Landry, qui enseigne l’histoire géographie. Outre qu’il sait faire exister dans la classe même ceux qui ne disent rien, il raconte des histoires, et établit des liens entre l’antiquité, le fameux panem et circenses, et les discours des populistes d’aujourd’hui.

Le roman décrit bien l’attachement fusionnel qui lie les jeunes d’aujourd’hui à leur téléphone, la difficulté de rompre ce fil qui les relie à la réalité, leur donne l’heure autant que des nouvelles des uns et des autres, mais leur donne l’illusion de vivre dans le réel alors qu’ils vivent dans une réalité virtuelle, un divertissement. Il le fait sans moralisme, se contentant de décrire avec finesse les relations des uns et des autres, la façon dont leurs préjugés vont petit à petit tomber, dont ils vont pouvoir se découvrir, donner un vrai sens au mot groupe, au mot amitié, au mot solidarité.

Comment ne pas conseiller à tous les ados de lire ce roman – comme un miroir reflétant leurs propres pratiques – à l’heure où le patron de Facebook, comme celui de X, limitent la modération sur ses réseaux ? Comment aussi ne pas leur dire, avec M. Landry, que connaitre l’histoire aide à comprendre le présent ?

Ida et Martha des bois

Ida et Martha des bois
Ilya Green
Didier Jeunesse 2024

Deux petites filles en quête de liberté

Par Michel Driol

A l’orée du bois, Ida et Martha s’interrogent. Y a-t-il des enfants comme elles qui y vivent ? C’et alors que surgit un renard qui les conduit au cœur de la forêt, à la rencontre d’autres enfants aux tenues chamarrées qui s’empressent de peindre les belles robes blanches.  De retour à la maison, elles voient leur mère désapprouver leur tenue, et, le lendemain, une clôture entoure le jardin Le renard creuse un tunnel pour leur permettre de retourner dans la forêt. Le soir, elles sont punies, et la clôture est devenue infranchissable. Elles écrivent une lettre à leurs parents, et s’évadent pour rejoindre leurs amis de la forêt. La lecture de cette lettre conduit les parents à comprendre et à renouer le lien avec leurs fillettes.

Ce bel album évoque avec force et poésie la tension entre le besoin de sécurité et celui de liberté des enfants, entre l’ordre familial et le désordre du monde extérieur. D’un côté, il y a la maison, qu’on devine bourgeoise, un peu caricaturale, avec des parents et une cuisinière, un parquet brillant au point de Hongrie, une maison où tout est à sa place, à l’image du chat sur le fauteuil. Maison rassurante aussi, celle de la bonne odeur du diner et des câlins du soir. Face à cela, la forêt, lieu de l’interdit, lieu des mystères, lieu à découvrir, lieu du désordre des lianes et des branches, lieu des enfants libres, libres de se rouler dans la boue, de danser ou de se baigner. Entre les deux, il y a les deux sœurs partagées entre ces deux lieux, entre ces deux besoins, qui décideront de partir, de trouver la liberté qui leur manque à la maison.  C’est ce moment-clef de l’enfance que l’autrice saisit et dépeint, ce moment d’hésitation entre le confort du nid qu’on hésite à quitter et l’appel du large.

Le texte, écrit dans une langue sensible, est particulièrement travaillé pour suivre le point de vue des deux fillettes dans leur découverte d’un autre monde possible. A l’image de l’incipit « Ida regardait Martha. Et Martha regardait la forêt », un double regard qui donne à lire à la fois la bulle dans laquelle vivent les deux fillettes et l’ouverture vers le dehors. Par la suite, le texte évoque les représentations des fillettes sur la forêt, représentations qu’on devine dictées par les propos de parents qui en interdisent l’accès, les sentiments, les émotions, les joies et des peurs des héroïnes, afin qu’on soit au plus près d’elles lorsqu’elles prennent la décision de partir.

Les illustrations, essentiellement à partir de papiers découpés, donnent à voir ces univers. Celui de la forêt, représenté de façon quelque peu naïve, à la façon d’un douanier Rousseau, lieu de la couleur, des formes chatoyantes, celui de la maison plus géométrique.  Il faut voir aussi la façon dont sont rendues les attitudes de tous les personnages, celle de la bande d’enfants des bois, pleins de vie, saisis dans des postures qui contrastent avec l’aspect hiératique de parents, et voir défiler sur le visage des deux fillettes toute une gamme variée d’émotions. La force des illustrations vient aussi des cadrages choisis et de la composition, toujours maitrisée, des planches, magnifiées par le grand format de l’album qui permet de percevoir tous les détails, et, en particulier, les nombreux animaux qui peuplent cette forêt, dont le magnifique renard.

Un album qui pose la question de l’éducation, et de la voie que doit choisir chaque individu entre les normes sociales, les bienséances, le respect des convenances et son émancipation, ici son épanouissement au plus près de la nature, de sa nature peut-être. Tout en les opposant, l’album appelle à ne pas rompre les liens familiaux et se termine par la manifestation de l’amour qui va au-delà des façons de vivre et de sentir. Eduquer, c’est, étymologiquement, faire sortir de. Ce n’est donc pas entourer de barrières aussi protectrices qu’aliénantes, mais permettre de les franchir.

Liberté

Liberté
Paul Eluard – 15 illustratrices et illustrateurs
Rue du Monde 2024

Sur mes cahiers d’écolier…

Par Michel Driol

Chacun, bien sûr, connait ce poème célèbre de Paul Eluard. Mais, si 80 ans ont passé depuis la Libération, on peut toujours aujourd’hui mesurer et apprécier la force, le souffle, de cette ode à la liberté, sans cesse menacée, bafouée si souvent dans le monde. Pour que les enfants en mesurent le prix, et replacent dans son contexte historique le poème et son auteur, les éditions Rue du Monde le republient aujourd’hui, illustré par une quinzaine d’illustrateurs, comme une façon de montrer son universalité.

On saluera d’abord la diversité des illustrateurs, venus de France, d’Iran ou de Berlin. Chacun a la charge d’une double page, format à l’italienne, pour illustrer une ou deux  strophes, voire un seul mot. Chaque strophe prend ainsi une couleur différente, et entraine le lecteur dans des imaginaires très différents, des imaginaires qui, pour beaucoup, sont des hommages au mouvement surréaliste, à ses collages, à la rencontre d’objets incongrus, à un univers qui fait la part belle au rêve. Chacun a tenu à établir un lien entre les vers illustrés et l’illustration, sans servilité, mais en offrant une réelle lecture du poème. Certains nous plongent dans un univers très enfantin, comme la jungle de Marc Majewski où cohabitent tigres, léopards et enfants, ou comme les cerfs-volants de Vanessa Hié. D’autres jouent sur la couleur, comme Nathalie Novi avec cet univers bleu où la barque vogue en plein ciel, ou Sandra Poirot Cherif avec le jaune éclatant et lumineux d’un ciel africain traversé d’oiseaux. Mais d’autres proposent des images plus graves, comme la jeune Iranienne Noushin Sadeghian, qui propose un face à face parfaitement construit à partir de deux compositions en triangle entre des puissants et des soldats, d’une part, noirs sur fond blanc, menaçants, et un vol de colombes blanches sur fond noir qui vient vers eux… Illustration sombre aussi proposée par Zaü, paysage marin sous un ciel menaçant, avec barbelés et bateau échoué, d’où s’échappe un vol d’oiseaux blancs… Impossible ici de citer les techniques utilisées par tous, la déconstruction cubiste de Javier Zabala, l’orientalisme de Bei Lynn qui suggère les choses… Les trois dernières pages, soit la dernière strophe et la chute Liberté, sont illustrées par Laurent Corvaisier, dans des compositions aux teintes très fauves, très lumineuses qui associent la femme, la nature et les animaux et où l’on devine parfois comme le trait ou les motifs de Matisse. Autant d’illustrations qui prolongent les mots d’Eluard dans ce qu’ils ont d’intemporel et d’universel.

Au poème, Alain Serres ajoute un cahier documentaire qui replace Eluard et le poème dans leur contexte historique. Ce sont des pages superbement illustrées de photographies d’Eluard, de Gala, de Nusch, mais aussi de reproductions de la première édition (octobre 42, antidaté à avril 42), ou d’archives historiques. Alain Serres présente ainsi une biographie d’Éluard, le replace dans son milieu familial, puis dans le monde de l’après première guerre mondiale, celui du dadaïsme et du surréalisme. S’il évoque l’engagement communiste d’Eluard, il préfère insister sur l’histoire du poème Liberté, de son écriture à sa publication, de son rôle dans la Résistance. Enfin, une double page présente chacun des illustrateurs de l’album.

Quoi de mieux, pour clore cette chronique, que de reprendre la conclusion d’Alain Serres, s’adressant aux enfants, aux lecteurs ? La liberté n’aura-t-elle pas toujours besoin de poésie, besoin de vous pour exister ?

NEB

NEB
Caroline Solé, Gaya Wisniewski
L’école des loisirs (médium), 2024

Jeux vidéo en procès

Par Anne-Marie Mercier

« Changer de planète », c’est le vœu le plus cher du personnage adolescent, Alex, qui raconte sa propre histoire. Il n’a pas d’amis, sa mère est morte dans un accident de voiture auquel, tout bébé, il a réchappé. Son père ne le comprend pas. Il dessine mais personne ne s’y intéresse. D’ailleurs il ne montre à personne ses dessins. Les illustrations de Gaya Wisniewski, en noir et nuances de gris, parfois en bleu, semblent être tirées du cahier d’Alex. Très sombres, tracées nerveusement, elles reflètent son état d’esprit.
L’histoire commence lorsqu’Alex découvre un jeu vidéo en ligne tellement addictif qu’il/elle (il crée un avatar avec un sexe indéterminé, cela aura une incidence sur la suite) y passe ses jours et ses nuits : gagner à ce jeu devient le but ultime de sa vie ; la victoire semble à portée de main… jusqu’à ce que son père confisque son portable et l’envoie en stage de déconnexion et apprentissage de l’anglais, en Angleterre. Une fois sur place, Alex découvre que le jeu a été arrêté pour cause de piratage. Les pirates lui envoient des messages montrant qu’ils ont aussi volé toutes ses données et ils lui proposent de continuer le jeu avec eux. Ils lui donnent rendez-vous dans un lieu mystérieux où Alex doit se rendre seul/e, la nuit… Le roman semble vouloir tourner au thriller.
Rencontrant les autres joueurs, Alex découvre que chacun d’eux est porteur d’une pathologie : syndrome d’anxiété, schizophrénie de profil, athazagoraphobie, assombrissement. Mais chacun d’eux aura une mission : orienter le jeu vers un futur meilleur. Les millions de fans du jeu voteront pour la direction qu’ils préfèreront. Ces jeunes gens de l’ombre sont alors exposés, sans leurs avatars, en pleine lumière.
La première partie du roman est intéressante, montrant la mécanique de l’enfermement progressif vécu par de nombreux adolescents. La rencontre avec les hackers l’est encore plus, tant par le suspense que par les informations qu’ils livrent. Ils démontent la stratégie des concepteurs de jeu qui crée l’addiction et mettent en évidence le fait que « quand c’est gratuit, c’est toi qui es le produit ». Ils donnent à Alex de nombreuses explications tantôt techniques, tantôt physiologiques (sur la molécule du plaisir et celle du bonheur, la dopamine empêchant la sérotonine de se développer), etc. L’addiction est décrite non comme un effet secondaire mais comme le but recherché. Parallèlement, on revient sur le rêve des origines des jeux en ligne : gratuité, coopération, fin des barrières géographiques, politiques et idéologiques, liberté enfin…
Si la fin est un peu décevante et en contradiction avec la noirceur initiale et le tempérament d’Alex, le roman reste intéressant et explique à travers la fiction le piratage généralisé de nos vies. Caroline Solé explore ainsi une autre facette des nouvelles formes de divertissement, après avoir dénoncé, avec La Pyramide des besoins humains, les jeux de télé-réalité. On devine qu’il pourrait y avoir une suite, ce qui expliquerait l’aspect un peu expéditif de la fin.

Voir un petit documentaire, sur les traqueurs et les voleurs de données (Arte).

 

 

 

 

 

Sauvages

Sauvages
Nathalie Bernard
Thierry Magnier 2024

Chasse à l’enfant…

Par Michel Driol

Encore deux mois et Jonas, « numéro 5 », aura 16 ans, et pourra partir de ce pensionnat religieux canadien où l’on tente, de force, de tuer  l’indien en chaque enfant. Silencieux, solitaire, fort et musclé, il supporte les brimades, et est employé à bûcheronner avec un autre adolescent de son âge, moins solide que lui, Gabriel, sous la conduite de Samson, le seul adulte un peu sympathique envers eux. La mort de Lucie, qui avait demandé son aide pour lutter contre le prêtre surnommé La Vipère est le déclencheur d’une série d’évènements, et de sa fuite, en compagnie de Gabriel, en pleine débâcle de fin d’hiver. Poursuivis par quatre chasseurs racistes, brutaux et sanguinaires, parviendront-ils à rejoindre la ligne de chemin de fer ?

Le roman, dont l’action se situe dans les années 50, montre ce que fut l’enfer de ces pensionnats dans lesquels les autorités canadiennes, ou l’Eglise, enfermaient les jeunes Inuits, Chris, afin de les éduquer, en les coupant de leurs racines, de leur familles. Terreur, violence, brimades, et morts fréquentes, abus sexuels, absence de tendresse ou de compassion… Avec réalisme, le roman raconte la vie de ces enfants, auxquels il était interdit de parler leur langue, et qui étaient réduits à un numéro.  Le narrateur, Jonas, entremêle le récit de son présent des souvenirs de son enfance avec sa mère, rendant encore plus odieuse la tentative de déculturation à laquelle se livrent les blancs. Après la fuite, le roman, jusqu’alors réaliste et historique, prend des allures de thriller, au milieu du Grand Nord canadien, au sein de la forêt, élément que connaissent bien les deux fugitifs qui vont tirer profit de tout ce qu’ils n’ont pas oublié de leurs cultures, de leurs traditions. L’écriture du roman est fluide, et campe des personnages dont on découvre petit à petit les motivations profondes, et leur façon d’avoir survécu à l’atmosphère infernale du pensionnat.  Elle signe ici un cheminement vers la liberté, qui ne pourra être acquise qu’après avoir surmonté de nombreuses épreuves dans un univers hostile où la mort n’est jamais loin.

D’abord édité en 2018, ce roman aide à ne pas oublier ce que fut la colonisation du Canada, la tentative d’éradication des Nations Premières (une note historique finale revient sur ce contexte). Un roman qui sait jouer sur l’émotion, le suspense, et qui touchera profondément ses lectrices et ses lecteurs.

A tire-d’aile

A tire-d’aile
Pierre Coran & Dina Melnikova
Cotcotcot éditions 2024

L’effet libellule

Par Michel Driol

Une libellule posée sur la vitre du salon, qu’on recueille dans un chiffon, qu’on libère près de l’étang, et qui revient se poser sur l’épaule, comme pour remercier. Tel est l’argument de ce court poème – album de Pierre Coran, illustré par Dina Melnikova.

Ecrit dans une langue très simple, le texte joue sur les deux désignations de l’insecte : d’abord demoiselle – avec toutes les connotations possibles -, puis libellule. Le texte se veut essentiellement relation des faits, sans pathos, sans sentiments, sans émotions. Il s’agit avant tout de raconter, de décrire ce qui se passe, sans donner la moindre interprétation, sauf à la fin, où apparaissent les phrases exclamatives, les interjections, les questions marquant l’étonnement ou la surprise lors de ce mouvement de retour de la libellule vers l’homme. Pour autant le texte assume son côté « poétique » par ses jeux avec de discrètes rimes, rimes féminines en elle, rimes plus masculines en on, mais aussi par sa disposition sur la page : tantôt des distiques, tantôt des mots épars, comme pour mimer, graphiquement, le vol de l’insecte.

Les illustrations ne cherchent pas tant à montrer la libellule qu’à la suggérer, dans sa fragilité, à travers la transparence de tous les éléments représentés dans lesquels joue la lumière. C’est le rideau blanc, qu’on devine au crochet, sur fond de feuillages. Ce sont les fragments de ciel, d’eau, de feuilles. Ce sont les nervures, aussi bien celles de la libellule que celles des feuilles. Tout ceci dans des couleurs vertes et bleues, à l’image de l’insecte, à l’image aussi de la nature qui est ici magnifiée dans sa fragilité. Une seule exception : le rose du chiffon libérateur.

Texte et illustrations évoquent bien ce besoin de liberté, en particulier dans la figure en déconstruction des nénuphars, chaque élément prenant son autonomie. Ils évoquent aussi, à travers la figure de l’insecte, la fragilité de la nature et le rôle de l’homme de protéger les plus faibles. Ils disent enfin la nature dans tout son éclat, celle d’un été où il fait beau. C’est bien la communion avec la nature – animale, végétale – qu’illustre ce texte qui évoque aussi bien le Rousseau  des Rêveries que les philosophies orientales promouvant une vie en accord avec la nature.

Ce troisième opus de la collection Matière vivante, chez Cotcotcot (voir De la terre dans mes poches et Larmes de rosée, chroniqués ici) séduit par ce qu’il dit de la fragilité de la nature et par l’attitude poétique qu’il montre dans une façon singulière d’être présent au monde.