Sombre

Sombre
Patrice Favaro
Le calicot 2022

Ce qui reste de l’enfance

Par Michel Driol

Le narrateur vit avec ses grands-parents dans une ville du sud de la France. Il prend des cours d’orthographe avec une jeune étudiante. Un jour, il est la cible d’un pédophile au scooter jaune. Apeuré, pour se défendre, il récupère le révolver de ses grands-parents, en parle à un de ses copains qui l’incite à aller, avec lui, attaquer quelques homosexuels. Puis le copain, qui garde le révolver, attaque un commerce… Quelques années plus tard, écrivain, il revient sur les lieux de son enfance.

Le narrateur donne toujours un nom aux gens qu’il rencontre. Sombre, c’est lui, la Ridée et le Trembloteur ses grands-parents… Des surnoms qui disent en fait la vérité profonde de ceux qu’il croise. Victime du divorce de ses parents, il se souvient des jours heureux, se dédouble parfois : je et il. Deux rencontres le marquent : celle de Clara l’étudiante, comme un premier amour inavoué, celle de Flamme, l’homosexuel, qui trouve les mots pour lui parler et le faire progresser. Grandir  sans ses parents, pris dans une ville sans intérêt, solitaire, quand on est Sombre, mais qu’on va aller vers la lumière et la reconnaissance finale de l’écrivain, voilà le parcours que propose dans une écriture dépouillée et expressive ce petit roman, plus complexe qu’il n’y parait à premier regard. Complexité des thèmes qu’il aborde : solitude de l’adolescence, l’enfant victime d’un sadique, des préjugés du copain, confronté à l’homosexualité, à d’autres différences. Complexité de l’écriture, en particulier dans les incipits des chapitres, phrases courtes, groupes nominaux, allant à l’essentiel. Complexité du regard de l’adolescent sur le monde, marqué en particulier par les surnoms sans complaisance qu’il donne à son entourage.  Complexité du temps qui passe, qui évoque aussi bien le passé glorieux de docker du grand père que la réussite du héros dans un domaine où on ne l’attendait pas. Le dernier chapitre, en particulier, après une belle ellipse, le conduit à décrire ce qui a changé dans cette ville du sud en quelques années.

Un beau roman dans lequel nombre d’adolescents, solitaires, mal dans leur peau, sombres eux aussi, dans des familles désaccordées, se reconnaitront, pour les inciter à réfléchir et leur donner l’espoir de la lumière à venir.

Les Longueurs

Les Longueurs
Claire Castillon
Gallimard Scripto 2022

Qui ne sait que ces loups doucereux / De tous les loups sont les plus dangereux.

Par Michel Driol

Depuis qu’elle a sept ans, que son père est parti aux Etats-Unis, Alice est sous l’emprise de Mondjo, un ami de sa mère. Il s’occupe d’elle, et, moniteur d’escalade, la fait participer à de nombreuses compétitions, avec l’assentiment de sa mère. Mais Mondjo est surtout un pédophile et un beau parleur séduisant, aux nombreuses conquêtes féminines, qui abuse d’Alice à laquelle il promet mariage et dont elle tombe amoureuse. Jusqu’au jour où Mondjo et sa mère veulent vivre ensemble.

On est tout au long du roman dans la tête d’Alice, la narratrice, qui se raconte sans faux-fuyants. On ne reviendra pas sur le côté psychologique et réaliste du roman : en postface, Béatrice Gal, psychiatre, atteste de la similitude entre ce qui est raconté et les situations cliniques qu’elle a connues. On dira en revanche tout l’intérêt qu’on y a trouvé, en tant que lecteur, dans la narration de la confusion mentale et, paradoxalement, de la logique absolue dans laquelle se retrouve enfermée l’héroïne. Elle est follement amoureuse de Mondjo, devient jalouse de sa mère. Tout cela est le résultat de la savante manipulation mentale effectuée par Mondjo, sont le lecteur perçoit la perversité que l’héroïne ne voit pas. Il lui ment, la subjugue, profite de son ascendant sur elle pour l’obliger à taire leur relation avec des arguments à la fois cruels et faux, mais auxquels elle croit.  On la voit donc mal à l’aise, et petit à petit rompre avec ses amies, avoir du mal à se situer dans une relation amoureuse avec les ados de son âge, et même couper les ponts avec son père.

Ce roman est écrit dans une langue à la fois crue et imagée, grâce à l’utilisation constante du point de vue d’Alice. C’est là sa force : on est dans la tête et dans la parole d’une enfant, d’une ado. Pas de description de scène que le lecteur pourrait trouver complaisante et malsaine : l’écriture sait être métaphorique, utiliser des néologismes enfantins pour suggérer plutôt que décrire les mauvais traitements que Mondjo fait subir à l’héroïne. La structure narrative, qui fait alterner les scènes de souvenirs (à 7 ans, à 8 ans…) et le récit de ce qui va conduire l’héroïne à parler – le fil narratif du présent – rend aussi compte de la complexité des sentiments éprouvés par Alice et la façon dont sa relation avec Mondjo évolue.

Bien sûr, on s’en doute dès le début, le récit ne peut se terminer que par la dénonciation de Mondjo. Il y a là à la fois ressort narratif puissant (le lecteur se demandant comment cela va advenir) et comme une leçon à destination de tous les adolescents car c’est à une amie de son âge – et non à sa mère, ou au personnel du collège – qu’elle va se dire, et cette amie aura le tact et la patience de l’écouter, de ne pas la brusquer, de lui laisser la liberté d’aller au bout de sa démarche.

Sur un sujet difficile, un roman sans complaisance qui utilise au mieux les ressources de la littérature et dont on ne saurait que trop conseiller la lecture pour aider à prévenir les agressions sexuelles et pour mieux comprendre ce qui se passe dans la tête des enfants victimes d’actes pédophiles.

 

L’Enquête à paillettes

L’Enquête à paillettes
Rémi Giordano
Thierry Magnier – Petite poche 2022

Du déguisement considéré comme un des beaux-arts…

Par Michel Driol

Les parents de Valentin ont divorcé, parce que son père s’est aperçu qu’il aimait les garçons, mais ils vivent en bonne intelligence de part et d’autre de la même rue. Lors d’une fête chez son père, Valentin croit apercevoir une fée, qui s’enfuit en laissant un peu de paillettes au sol et sa baguette magique. Cela suffit pour que Valentin, avec l’aide d’un de ses copains, se mette sur la trace de cette fée… et découvre alors son père sous un autre aspect, complètement épanoui.

Ce court roman aborde la question de l’homosexualité masculine et du transformisme à hauteur d’enfant qui n’a aucun préjugé. Valentin accepte les préférences sexuelles de son père, ainsi que sa transformation en fée sur la scène d’un cabaret. Il est heureux de voir son père heureux.  Ecrit avec beaucoup d’allant, narré par Valentin, qui se prétend esprit scientifique et entend donc conduire une enquête rigoureuse, ce roman montre que même les adultes peuvent aller à la poursuite de leurs rêves, opposant ainsi esprit géométrique (caractéristique des parents au début) et fantaisie poétique la plus totale qui transfigure le père à la fin. C’est un beau texte sur l’acceptation des autres tels qu’ils sont, un texte qui utilise les armes de l’humour de son narrateur pour parler des autres et de lui-même pour célébrer la quête d’identité et le sens de la fête. On notera une fois de plus que ces petits textes de la collection Petite poche n’hésitent pas à aborder des réalités  très contemporaines, parfois de l’ordre du tabou, avec une infinie délicatesse et sans aucune volonté de choquer, mais plutôt de faire comprendre et accepter que l’on puisse être tous différents par nos gouts, nos tenues, nos orientations sexuelles, notre mode de vie.

Un roman court, destiné à de jeunes lecteurs débutants, qui aborde avec tact et ouverture d’esprit la question du divorce, du genre, de l’homosexualité, du transformisme… et de l’amour entre un père et son fils au travers de personnages bien dessinés, sympathiques et positifs.

Mon frère s’appelle Raymond

Mon frère s’appelle Raymond
Florent Marchet
Thierry Magnier – petite poche 2022

Dur, dur, d’avoir un petit frère !

Par Michel Driol

Depuis que Raymond, le petit frère, est arrivé dans la maison, il n’y en a que pour lui. Les parents bêtifient. Les routines ont dû changer. Voilà qui déplait beaucoup à la narratrice, une fillette de 6 ans, déjà dotée d’un plus grand frère.

Ce court roman propose quelques scènes de la vie de famille, dans une langue familière et vivante, à la limite de l’oralité, bon reflet de la personnalité de la narratrice. On ne révèlera pas ici la chute, pourtant bien préparée par le texte, ses situations, son vocabulaire. On dira simplement qu’elle jette un regard nouveau sur les familles contemporaines, sur nos petits et grands travers, et incite à relire le roman d’un œil nouveau. Ah ! Le plaisir d’avoir été trompé par une narratrice participe aussi des découvertes à faire dans l’univers de la littérature!

Un court roman, destiné à des lecteurs débutants, qui invite à se questionner sur ce qu’on aime et comment on l’aime, la jalousie et la vie de famille.

Les Flamboyants

Les Flamboyants
Hubert Ben Kemoun
Sarbacane 2022

Quatre kids et un mort

Par Michel Driol

Ils sont quatre, quatre pensionnaires des Flamboyants, une institution d’enfants que la vie n’a pas particulièrement gâtés. Il y a le narrateur, Samuel, prompt à simuler des crises d’épilepsie pour se protéger, Claudius qui joue aux billes avec son œil de verre, et dont la prononciation n’a rien de canonique, Kenny aux diarrhées pathologiques, au passé compliqué, et Martial qui, pour sauver sa mère atteinte d’un cancer, a décidé de ne plus grandir…. Et lorsqu’on découvre le corps de leur éducateur écrasé sur la terrasse en contrebas, les voilà sommés de répondre aux questions d’un policier qui a l’air d’avoir du mal à les comprendre. Heureusement que la psychologue est là pour les écouter et les entendre.

Dans cette unité de lieu et de temps, moins d’une demi-journée, se succèdent trois actes narratifs, Il y a un corps sur la terrasse en bas, il y a un homme qui a des questions à nous poser, il y a des réponses qu’on n’attendait pas. Le roman réussit le tour de force d’être drôle par sa langue, par ses situations, par le regard à la fois naïf et averti que portent les enfants sur le monde qui les entoure tout en parlant d’une réalité sordide (viols d’enfants, violences, pères en prison, familles qui se déchirent, abandon dans ce centre…) sans rien édulcorer de cette réalité, tout en préservant les plus jeunes lecteurs qui ne décoderont pas forcément tous les implicites du texte. Chacun des quatre protagonistes est une victime, en quête d’amour, écorché vif, mais terriblement attachant dans ses blessures, dans ses façons de se défendre contre la vie… Le policier en fera les frais ! Toutefois, au travers de cette enquête, en répondant aux questions de l’enquêteur, les enfants, et particulièrement Samuel révèlent leur passé, leurs failles. Ce dernier s’engage sur la voie où il pourra parler de ce que lui a fait subir son beau-père. C’est sur cet espoir d’une parole – c’est-à-dire d’une guérison possible – que se termine le roman, qui vaut aussi par les figures d’adultes présentées avec humour et sans complaisance. Cela va du directeur à sa secrétaire, à certains éducateurs dont celui qui est décédé. Chacun se voit affublé par les enfants d’un surnom pittoresque. Ces personnages plus ou moins négatifs, ridicules, servent de faire valoir à deux figures féminines de qualité, l’institutrice et la psychologue, adorées des enfants, en particulier pour leur patience, leur façon de ne jamais se mettre en colère. Tout ce petit monde forme un microcosme clos, avec ses rituels attendus, comme un condensé d’humanité dans lequel se retrouvent toutes les valeurs humanistes de l’auteur. Il n’est que de voir, dans les dernières lignes, les réactions du personnage du policier, qui s’humanise soudain au contact de ces enfants qui sont, comme le dit la psychologue, les véritables flamboyants. Le sous-titre « nous, on n’a tué personne » inscrit le texte dans la catégorie du roman policier, dont il reprend les codes (une victime, des témoins bien particuliers), mais il renvoie aussi à l’innocence fondamentale des enfants dans un monde où domine le mal.

Ecrit dans une langue pleine de saveur, de jeux avec les mots, ce huis-clos plein de vie se lit d’une traite, et dessine des figures de personnages maltraités par l’existence que le lecteur ne sera pas près d’oublier.

Comme un oiseau dans les nuages

Comme un oiseau dans les nuages
Sandrine Kao
Syros 2022

Le poids des ancêtres ?

Par Michel Driol

En pleine période de Covid et de confinement, Anna-Mei, une jeune fille de 16 ans,  est en pleine crise. Elle vient de faire une piètre prestation à une audition de piano, et sa relation avec Simon bat de l’aile. Depuis le décès de sa mère, c’est son père et sa grand-mère qui s’occupent d’elle. Cette dernière, d’origine chinoise, lui propose d’utiliser la médecine traditionnelle pour retrouver son équilibre. Parallèlement à cela, elle estime important que sa petite fille connaisse l’histoire des femmes de sa famille, depuis 5 générations.

Le roman croise deux fils narratifs. Le premier, c’est celui du présent récent, dans lequel une adolescente fragile, sérieuse et attachante raconte sa rencontre avec un garçon, leur amour, la façon dont elle s’est préparée à l’audition, et ce qui a suivi.  On retrouve là tous les ingrédients du roman adolescent contemporain, le premier amour, la passion pour un instrument, les relations avec les autres et la blessure causée par l’absence de la mère. C’est l’histoire individuelle d’un premier échec dont il faudra, tant bien que mal, se relever. Ce récit entre en résonnance avec  l’autre fil narratif, porté par la voix de la grand-mère, qui entreprend de raconter l’histoire à la fois douloureuse et romanesque des femmes de sa famille. Ces dernières ont traversé l’histoire de l’extrême orient depuis le début du XXème siècle, les guerres, le maoïsme, l’exil à Formose. Ces femmes ont en commun d’avoir été des victimes de l’histoire, qu’il s’agisse de la grande histoire ou de leur histoire familiale. Ruptures, rêves brisés, enfermement, rien ne leur a été épargné, de telle sorte que les lignées mère-fille se retrouvent, à chaque génération, coupées. Il en va de même pour le lien entre Anna-Mei et sa mère, morte très jeune. Le roman plonge ainsi à la fois dans une histoire tragique et  trop méconnue de l’Extrême-Orient, évoquant aussi bien l’accession au pouvoir de Mao, la Révolution culturelle, les événements de la place Tienanmen que la dictature au pouvoir à Taïwan. Ce récit de la grand-mère opère comme une révélation pour sa petite fille, qui découvre ainsi les secrets trop bien gardés d’une tradition familiale, mais dont les corps gardent peut-être les stigmates, à l’instar de cette douleur au pied que ressent la jeune pianiste, trace des pieds bandés de son aïeule ? Sandrine Kao, elle-même d’origine orientale, signe ici un roman qui rend hommage à toutes les femmes qui ont vécu, à leur courage, à leur résilience. Chacune d’entre elle a connu les échecs de ses espoirs, de ses rêves, de sa vie même, mais cette connaissance du passé devient quelque chose d’indispensable pour que la future génération puisse affronter le présent, forte de toutes ces expériences et de ces histoires à la fois si semblables et si différentes. Parlera-t-on ici de destin, de malédiction ? C’est bien de ce tragique-là qu’il est question.

Un roman transgénérationnel qui allie l’intime et l’épopée, qui permettra aux lecteurs français de mieux connaitre l’histoire complexe de la Chine au XXème siècle, construit autour de deux héroïnes, une petite fille et sa grand-mère, pour conduire chacun à réfléchir, sans militantisme ni manichéisme,  avec beaucoup de pudeur et de discrétion, sur la place des femmes et le sort qui leur a été trop souvent réservé, ainsi que sur ce que nous ont transmis nos ancêtres, consciemment ou inconsciemment.

Anne de Windy Willows

Anne de Windy Willows
Lucy Maud Montgomery
Monsieur Toussaint Louverture, 2022

Au gré des vents, cap sur le bonheur

Par Anne-Marie Mercier

On retrouve encore une fois (mais pas la dernière !) Anne « avec E », la petite orpheline pleine de rêves, devenue une adolescente, puis une étudiante, qui maintenant, dans ce volume, entre dans la vie d’adulte, fiancée et nommée comme enseignante loin de chez elle, et surtout loin de son amoureux.
Cela donne lieu à une particularité de ce volume qui montre comment l’auteure arrive à faire série sans trop se répéter : le récit est tantôt à la troisième personne, assuré par une narratrice qui, comme dans les volumes précédents, prend parfois une légère distance avec son héroïne, tout en pastichant parfois son style enthousiaste, tantôt mené par Anne elle-même, à travers les très longues lettres qu’elle écrit à Gilbert.
Celles-ci reflètent tout un art de la correspondance : celui d’Anne, à travers des récits vifs, mais aussi celui d’un style archaïque et guindé qu’elle emprunte à l’une des veuves chez qui elle loge, florilège de formules de tendresses chastes et respectueuses. Les lettres d’Anne sont chastes également : nous sommes prévenus du fait que certains passages, trop amoureux, seront supprimés, n’étant destinés qu’à une seule personne – petite illusion de réalité –, ce qui permet de montrer un personnage très amoureux et même passionné sans choquer les jeunes lecteurs (lectrices en l’occurrence).
Quant à l’intrigue, elle est pleine de péripéties : Anne arrivera-t-elle à gagner la confiance des habitants ? viendra-t-elle à bout de l’hostilité de ses élèves ? Que deviendra la pâle Elisabeth, fillette délaissée qui vit dans le jardin voisin du sien (ce personnage semble calquée sur l’enfance de l’auteure) : Anne parviendra-t-elle à lui faire retrouver son père ?
On retrouve le charme des volume précédents avec des dialogues piquants, des personnages secondaires étonnants (notamment l’étrange et contradictoire Rebecca Dew et son ennemi, le chat), la drôlerie des situations mettant en scène l’hypocrisie mondaine, le tragique des destinées de certaines des amies d’Anne à la jeunesse brisée, la poésie des lieux, notamment celle du manoir de Windy Willows, « une maison à la personnalité exquise », et surtout les rêveries typiques d’Anne (ou de l’auteure) sur le monde, les âmes sœurs et la couleur des vents.

Experte dans l’art du naufrage

Experte dans l’art du naufrage
Julia Drake
Traduit (USA) par Nathalie Peronny
Gallimard jeunesse, 2021

Entre marécages et océan

Par Anne-Marie Mercier

Ce document a été créé et certifié chez IGS-CP, Charente (16)

Quête d’un trésor, recherche des origines, exploration des sexualités, rapports entre frères et sœurs, parents et enfants, ce roman quasi fleuve explore encore bien d’autres sujets et questions : comment se faire des amis ? comment aider un suicidaire ? Comment savoir si on est amoureux ? que faire de sa vie ? faut-il tout dire ? les actions de nos ancêtres ont-elles une influence sur notre vie ? Peut-on aimer aussi bien les filles que les garçons, etc.
Violette, après la tentative de suicide de son frère, a été envoyée dans le Maine chez un oncle. Il s’agit aussi de l’éloigner de new York où elle a pris des habitudes qui inquiètent ses parents : alcool, sexe, soirées folles où elle se met elle aussi en danger alors qu’elle n’a que 16 ans (mais en paraît 18).
Employée à l’aquarium local, elle rencontre Orion et son amie-amoureuse Liv.  Elle s’éprend des deux successivement ; elle rencontre d’autres amis un peu bizarres, vit une vie sociale faite de hauts et de bas, une vie professionnelle plus calamiteuse qu’épanouissante dans un premier temps, du moins d’après ce qu’elle dit : elle est la narratrice et pratique, comme l’indique le titre, un autodénigrement teinté d’humour. Elle enquête avec ses amis sur son ancêtre, célèbre pour avoir survécu à un vrai naufrage sur un bateau dont on n’a jamais retrouvé l’épave.
Malgré quelques rechutes, aidée discrètement par son oncle (beau portrait de un boulanger amateur de puzzles), Violette se tient à son désir de changer et de cesser d’échouer chaque fois qu’elle tente quelque chose : voilà pour cet art des naufrages. Violette s’initie à l’eau libre tout en tentant partiellement de sortir du « marécage » où elle et son frère se sont englués.
Occupations d’été (le Maine en juin et juillet, les plages et les bars), chasse au trésor, découverte de la nature, le roman mêle légèreté et gravité. Souvent un peu bavard, il donne beaucoup de place aux interrogations d’adolescents qui se cherchent. La chasse au trésor, ou plutôt à à l’épave, traitée de manière originale (le dénouement est intéressant) et dramatique donne un peu plus d’air et d’allant à la deuxième moitié.

 

 

Timothée Brahms et les dingueries follement dangereuses des mondes possibles

Timothée Brahms et les dingueries follement dangereuses des mondes possibles
Aurélie Magnin

Thierry Magnier, 2022

Je préférerais ne pas…

Par Matthieu Freyheit

On connaît la réponse que Bartelby, le personnage de Melville, oppose aux demandes de son supérieur : « I would prefer not to. »

Bartleby de l’aventure, Timothée Brahms se refuserait volontiers à celles qui s’imposent à lui. C’est que l’on sait les principes de l’aventure qui, battant en brèche les havres du confort, s’avance « à coups de nouveautés », selon la célèbre formule de Jacques Rivière. Le confort, pour Timothée, s’incarne dans un fauteuil Sslurp dont il ferait, s’il le pouvait, le décor de son été. Les adultes en décident malheureusement autrement : ses parents, pris par leur travail, décident de l’envoyer chez ses très étranges grands-parents…

A rebours de toute une littérature qui se plaît à fabriquer l’image d’une jeunesse avide d’aventures et de péripéties, Aurélie Magnin s’amuse à dresser le portrait d’un jeune garçon au souhait moins romanesque mais non moins réaliste : celui d’une paix royale. C’est sans compter l’effrayante inconstance (Timothée dirait : inconscience) des adultes, qui sort le personnage de sa retraite désirée pour le plonger dans l’inconfort de l’aventure.
C’est sous le signe de la mise à distance, notamment par l’humour, qui parcourt l’ensemble du livre, que s’ouvre ce roman dont le personnage voudrait qu’il n’en fût pas un :

« Franchement, il y a encore quelques jours, si j’avais su qu’un livre sur la vie de Timothée Brahms existerait, et que tu le lirais, je t’aurais dit :

– T’as lu le résumé au dos du livre ? Parce que dans ma vie, il ne se passe rien !

Apartés, parenthèses, formules barrées puis remplacées, prises à partie du lecteur se multiplient comme autant d’interventions directes du personnage qui résiste par l’humour aux situations dans lesquelles il se trouve embarqué. Foin de la focalisation traditionnelle de l’aventure qui impose au protagoniste d’être tout aux événements : si la rupture avec le quotidien a bel et bien lieu, Timothée n’a pas l’intention de s’y résoudre et impose à son tour aux péripéties les interférences récurrentes de son esprit caustique. Le procédé, parfois un peu répétitif, anime cependant l’ensemble et offre un agréable contrepoint, l’énergie du langage résistant comme elle le peut à l’énergie des événements, qui emportent Timothée malgré lui. Eloignement, conversations secrètes, rencontres inattendues, mystères et énigmes : les ingrédients de l’aventure sont tous là, mais le tout est pris dans une tonalité joyeuse et loufoque qui prend l’ascendant sur l’action. C’est qu’il est un amusement plus palpable encore : celui de l’auteure qui se plaît, dans un heureux mélange des discours et des points de vue, à appuyer par les réflexions de son personnage le déplaisir que celui-ci prend aux situations dans lesquelles son auteure le met.

 

 

Anne de Redmond

Anne de Redmond
Lucy Maud Montgomery
Traduit de l’anglais (Canada) par Laure-Lyn Boisseau-Axmann
Monsieur Toussaint l’aventure, 2021

« des rêves et de la déraison et qui, un jour où l’autre tous nous habitent »

Par Anne-Marie Mercier

Anne Shirley, « Anne with an E » la petite fille de la maison aux pignons verts (ou « green gables »), puis l’adolescente d’Avonlea, est devenue dans ce volume jeune étudiante à Redmond, où elle commence et achève ses études à l’université en même temps qu’un certain nombre de ses amis d’Avonlea, dont le fameux Gilbert, amoureux transi d’Anne dont le succès ou l’insuccès fait partie du suspens de la série. Le destin des amies et amis de son âge est celui d’une jeunesse : certains meurent, d’autres se marient, certains continuent leurs études, d’autres les arrêtent. Certains deviennent adultes, c’est-à-dire oublient leurs rêves, d’autres, comme Anne, les poursuivent et les font parfois advenir.
L’humour est toujours là avec le portrait d’une micro société ; ici, c’est celle des étudiantes dont la vie est rythmée par des drames et des événements de grande importance : bal, choix de robes et de cavaliers, examen, quête d’une bourse ou d’un logement, choix de carrières ou de maris.
Dépasser les frontières, changer sans rien renier, c’est un peu le pari d’Anne dans ce tome. On le lit dans son refus de voir sa relation avec Gilbert évoluer, dans sa fidélité à ses amies de tous âges et son attachement à sa mère adoptive malgré son caractère brusque, et à l’inénarrable Mme Lynde, malgré tout. Elle est également fidèle à ses paysages, nommant toujours les lieux avec les noms inventés lorsqu’elle était enfant, ce qui fait que chaque volume fait écho aux précédents, construisant son personnage dans la durée.
Enfin, son style, ou plutôt celui que l’auteure lui prête, perd un peu de sa grandiloquence enfantine mais est imprégné de littérature romantique, citant de nombreux poètes (citations heureusement rendues visibles par des notes en bas de page), ou de passages de la Bible. La traduction parfaite de Laure-Lyn Boisseau-Axmann sert parfaitement ce style subtil, qui oscille entre lyrisme et humour.
Les débuts de la carrière littéraire d’Anne donnent un recul intéressant à toute l’entreprise, comme un récit de genèse d’une vocation et de l’élaboration d’une esthétique. Elle  s’essaie à la publication de nouvelles, d’abord en traversant toutes les affres des auteurs dont les manuscrits sont refusés, puis avec succès, succès mêlé de dépit comme un épisode très drôle le montre.
Encore une fois, de chapitre en chapitre c’est tout un monde qui se déploie pour notre grand plaisir, le sujet principal étant, somme toute, la grande palette des sentiments humains. L’amour, bien sûr, parfaitement chaste et imide comme le voulait l’époque, y tient sa place, avec Anne cette fois comme protagoniste. Plus largement le volume de Redmond fait vivre les « rêves et la déraison et qui, un jour où l’autre, tous nous habitent », même la sage Anne Shirley.