Comme un oiseau dans les nuages

Comme un oiseau dans les nuages
Sandrine Kao
Syros 2022

Le poids des ancêtres ?

Par Michel Driol

En pleine période de Covid et de confinement, Anna-Mei, une jeune fille de 16 ans,  est en pleine crise. Elle vient de faire une piètre prestation à une audition de piano, et sa relation avec Simon bat de l’aile. Depuis le décès de sa mère, c’est son père et sa grand-mère qui s’occupent d’elle. Cette dernière, d’origine chinoise, lui propose d’utiliser la médecine traditionnelle pour retrouver son équilibre. Parallèlement à cela, elle estime important que sa petite fille connaisse l’histoire des femmes de sa famille, depuis 5 générations.

Le roman croise deux fils narratifs. Le premier, c’est celui du présent récent, dans lequel une adolescente fragile, sérieuse et attachante raconte sa rencontre avec un garçon, leur amour, la façon dont elle s’est préparée à l’audition, et ce qui a suivi.  On retrouve là tous les ingrédients du roman adolescent contemporain, le premier amour, la passion pour un instrument, les relations avec les autres et la blessure causée par l’absence de la mère. C’est l’histoire individuelle d’un premier échec dont il faudra, tant bien que mal, se relever. Ce récit entre en résonnance avec  l’autre fil narratif, porté par la voix de la grand-mère, qui entreprend de raconter l’histoire à la fois douloureuse et romanesque des femmes de sa famille. Ces dernières ont traversé l’histoire de l’extrême orient depuis le début du XXème siècle, les guerres, le maoïsme, l’exil à Formose. Ces femmes ont en commun d’avoir été des victimes de l’histoire, qu’il s’agisse de la grande histoire ou de leur histoire familiale. Ruptures, rêves brisés, enfermement, rien ne leur a été épargné, de telle sorte que les lignées mère-fille se retrouvent, à chaque génération, coupées. Il en va de même pour le lien entre Anna-Mei et sa mère, morte très jeune. Le roman plonge ainsi à la fois dans une histoire tragique et  trop méconnue de l’Extrême-Orient, évoquant aussi bien l’accession au pouvoir de Mao, la Révolution culturelle, les événements de la place Tienanmen que la dictature au pouvoir à Taïwan. Ce récit de la grand-mère opère comme une révélation pour sa petite fille, qui découvre ainsi les secrets trop bien gardés d’une tradition familiale, mais dont les corps gardent peut-être les stigmates, à l’instar de cette douleur au pied que ressent la jeune pianiste, trace des pieds bandés de son aïeule ? Sandrine Kao, elle-même d’origine orientale, signe ici un roman qui rend hommage à toutes les femmes qui ont vécu, à leur courage, à leur résilience. Chacune d’entre elle a connu les échecs de ses espoirs, de ses rêves, de sa vie même, mais cette connaissance du passé devient quelque chose d’indispensable pour que la future génération puisse affronter le présent, forte de toutes ces expériences et de ces histoires à la fois si semblables et si différentes. Parlera-t-on ici de destin, de malédiction ? C’est bien de ce tragique-là qu’il est question.

Un roman transgénérationnel qui allie l’intime et l’épopée, qui permettra aux lecteurs français de mieux connaitre l’histoire complexe de la Chine au XXème siècle, construit autour de deux héroïnes, une petite fille et sa grand-mère, pour conduire chacun à réfléchir, sans militantisme ni manichéisme,  avec beaucoup de pudeur et de discrétion, sur la place des femmes et le sort qui leur a été trop souvent réservé, ainsi que sur ce que nous ont transmis nos ancêtres, consciemment ou inconsciemment.

Anne de Windy Willows

Anne de Windy Willows
Lucy Maud Montgomery
Monsieur Toussaint Louverture, 2022

Au gré des vents, cap sur le bonheur

Par Anne-Marie Mercier

On retrouve encore une fois (mais pas la dernière !) Anne « avec E », la petite orpheline pleine de rêves, devenue une adolescente, puis une étudiante, qui maintenant, dans ce volume, entre dans la vie d’adulte, fiancée et nommée comme enseignante loin de chez elle, et surtout loin de son amoureux.
Cela donne lieu à une particularité de ce volume qui montre comment l’auteure arrive à faire série sans trop se répéter : le récit est tantôt à la troisième personne, assuré par une narratrice qui, comme dans les volumes précédents, prend parfois une légère distance avec son héroïne, tout en pastichant parfois son style enthousiaste, tantôt mené par Anne elle-même, à travers les très longues lettres qu’elle écrit à Gilbert.
Celles-ci reflètent tout un art de la correspondance : celui d’Anne, à travers des récits vifs, mais aussi celui d’un style archaïque et guindé qu’elle emprunte à l’une des veuves chez qui elle loge, florilège de formules de tendresses chastes et respectueuses. Les lettres d’Anne sont chastes également : nous sommes prévenus du fait que certains passages, trop amoureux, seront supprimés, n’étant destinés qu’à une seule personne – petite illusion de réalité –, ce qui permet de montrer un personnage très amoureux et même passionné sans choquer les jeunes lecteurs (lectrices en l’occurrence).
Quant à l’intrigue, elle est pleine de péripéties : Anne arrivera-t-elle à gagner la confiance des habitants ? viendra-t-elle à bout de l’hostilité de ses élèves ? Que deviendra la pâle Elisabeth, fillette délaissée qui vit dans le jardin voisin du sien (ce personnage semble calquée sur l’enfance de l’auteure) : Anne parviendra-t-elle à lui faire retrouver son père ?
On retrouve le charme des volume précédents avec des dialogues piquants, des personnages secondaires étonnants (notamment l’étrange et contradictoire Rebecca Dew et son ennemi, le chat), la drôlerie des situations mettant en scène l’hypocrisie mondaine, le tragique des destinées de certaines des amies d’Anne à la jeunesse brisée, la poésie des lieux, notamment celle du manoir de Windy Willows, « une maison à la personnalité exquise », et surtout les rêveries typiques d’Anne (ou de l’auteure) sur le monde, les âmes sœurs et la couleur des vents.

Experte dans l’art du naufrage

Experte dans l’art du naufrage
Julia Drake
Traduit (USA) par Nathalie Peronny
Gallimard jeunesse, 2021

Entre marécages et océan

Par Anne-Marie Mercier

Ce document a été créé et certifié chez IGS-CP, Charente (16)

Quête d’un trésor, recherche des origines, exploration des sexualités, rapports entre frères et sœurs, parents et enfants, ce roman quasi fleuve explore encore bien d’autres sujets et questions : comment se faire des amis ? comment aider un suicidaire ? Comment savoir si on est amoureux ? que faire de sa vie ? faut-il tout dire ? les actions de nos ancêtres ont-elles une influence sur notre vie ? Peut-on aimer aussi bien les filles que les garçons, etc.
Violette, après la tentative de suicide de son frère, a été envoyée dans le Maine chez un oncle. Il s’agit aussi de l’éloigner de new York où elle a pris des habitudes qui inquiètent ses parents : alcool, sexe, soirées folles où elle se met elle aussi en danger alors qu’elle n’a que 16 ans (mais en paraît 18).
Employée à l’aquarium local, elle rencontre Orion et son amie-amoureuse Liv.  Elle s’éprend des deux successivement ; elle rencontre d’autres amis un peu bizarres, vit une vie sociale faite de hauts et de bas, une vie professionnelle plus calamiteuse qu’épanouissante dans un premier temps, du moins d’après ce qu’elle dit : elle est la narratrice et pratique, comme l’indique le titre, un autodénigrement teinté d’humour. Elle enquête avec ses amis sur son ancêtre, célèbre pour avoir survécu à un vrai naufrage sur un bateau dont on n’a jamais retrouvé l’épave.
Malgré quelques rechutes, aidée discrètement par son oncle (beau portrait de un boulanger amateur de puzzles), Violette se tient à son désir de changer et de cesser d’échouer chaque fois qu’elle tente quelque chose : voilà pour cet art des naufrages. Violette s’initie à l’eau libre tout en tentant partiellement de sortir du « marécage » où elle et son frère se sont englués.
Occupations d’été (le Maine en juin et juillet, les plages et les bars), chasse au trésor, découverte de la nature, le roman mêle légèreté et gravité. Souvent un peu bavard, il donne beaucoup de place aux interrogations d’adolescents qui se cherchent. La chasse au trésor, ou plutôt à à l’épave, traitée de manière originale (le dénouement est intéressant) et dramatique donne un peu plus d’air et d’allant à la deuxième moitié.

 

 

Timothée Brahms et les dingueries follement dangereuses des mondes possibles

Timothée Brahms et les dingueries follement dangereuses des mondes possibles
Aurélie Magnin

Thierry Magnier, 2022

Je préférerais ne pas…

Par Matthieu Freyheit

On connaît la réponse que Bartelby, le personnage de Melville, oppose aux demandes de son supérieur : « I would prefer not to. »

Bartleby de l’aventure, Timothée Brahms se refuserait volontiers à celles qui s’imposent à lui. C’est que l’on sait les principes de l’aventure qui, battant en brèche les havres du confort, s’avance « à coups de nouveautés », selon la célèbre formule de Jacques Rivière. Le confort, pour Timothée, s’incarne dans un fauteuil Sslurp dont il ferait, s’il le pouvait, le décor de son été. Les adultes en décident malheureusement autrement : ses parents, pris par leur travail, décident de l’envoyer chez ses très étranges grands-parents…

A rebours de toute une littérature qui se plaît à fabriquer l’image d’une jeunesse avide d’aventures et de péripéties, Aurélie Magnin s’amuse à dresser le portrait d’un jeune garçon au souhait moins romanesque mais non moins réaliste : celui d’une paix royale. C’est sans compter l’effrayante inconstance (Timothée dirait : inconscience) des adultes, qui sort le personnage de sa retraite désirée pour le plonger dans l’inconfort de l’aventure.
C’est sous le signe de la mise à distance, notamment par l’humour, qui parcourt l’ensemble du livre, que s’ouvre ce roman dont le personnage voudrait qu’il n’en fût pas un :

« Franchement, il y a encore quelques jours, si j’avais su qu’un livre sur la vie de Timothée Brahms existerait, et que tu le lirais, je t’aurais dit :

– T’as lu le résumé au dos du livre ? Parce que dans ma vie, il ne se passe rien !

Apartés, parenthèses, formules barrées puis remplacées, prises à partie du lecteur se multiplient comme autant d’interventions directes du personnage qui résiste par l’humour aux situations dans lesquelles il se trouve embarqué. Foin de la focalisation traditionnelle de l’aventure qui impose au protagoniste d’être tout aux événements : si la rupture avec le quotidien a bel et bien lieu, Timothée n’a pas l’intention de s’y résoudre et impose à son tour aux péripéties les interférences récurrentes de son esprit caustique. Le procédé, parfois un peu répétitif, anime cependant l’ensemble et offre un agréable contrepoint, l’énergie du langage résistant comme elle le peut à l’énergie des événements, qui emportent Timothée malgré lui. Eloignement, conversations secrètes, rencontres inattendues, mystères et énigmes : les ingrédients de l’aventure sont tous là, mais le tout est pris dans une tonalité joyeuse et loufoque qui prend l’ascendant sur l’action. C’est qu’il est un amusement plus palpable encore : celui de l’auteure qui se plaît, dans un heureux mélange des discours et des points de vue, à appuyer par les réflexions de son personnage le déplaisir que celui-ci prend aux situations dans lesquelles son auteure le met.

 

 

Anne de Redmond

Anne de Redmond
Lucy Maud Montgomery
Traduit de l’anglais (Canada) par Laure-Lyn Boisseau-Axmann
Monsieur Toussaint l’aventure, 2021

« des rêves et de la déraison et qui, un jour où l’autre tous nous habitent »

Par Anne-Marie Mercier

Anne Shirley, « Anne with an E » la petite fille de la maison aux pignons verts (ou « green gables »), puis l’adolescente d’Avonlea, est devenue dans ce volume jeune étudiante à Redmond, où elle commence et achève ses études à l’université en même temps qu’un certain nombre de ses amis d’Avonlea, dont le fameux Gilbert, amoureux transi d’Anne dont le succès ou l’insuccès fait partie du suspens de la série. Le destin des amies et amis de son âge est celui d’une jeunesse : certains meurent, d’autres se marient, certains continuent leurs études, d’autres les arrêtent. Certains deviennent adultes, c’est-à-dire oublient leurs rêves, d’autres, comme Anne, les poursuivent et les font parfois advenir.
L’humour est toujours là avec le portrait d’une micro société ; ici, c’est celle des étudiantes dont la vie est rythmée par des drames et des événements de grande importance : bal, choix de robes et de cavaliers, examen, quête d’une bourse ou d’un logement, choix de carrières ou de maris.
Dépasser les frontières, changer sans rien renier, c’est un peu le pari d’Anne dans ce tome. On le lit dans son refus de voir sa relation avec Gilbert évoluer, dans sa fidélité à ses amies de tous âges et son attachement à sa mère adoptive malgré son caractère brusque, et à l’inénarrable Mme Lynde, malgré tout. Elle est également fidèle à ses paysages, nommant toujours les lieux avec les noms inventés lorsqu’elle était enfant, ce qui fait que chaque volume fait écho aux précédents, construisant son personnage dans la durée.
Enfin, son style, ou plutôt celui que l’auteure lui prête, perd un peu de sa grandiloquence enfantine mais est imprégné de littérature romantique, citant de nombreux poètes (citations heureusement rendues visibles par des notes en bas de page), ou de passages de la Bible. La traduction parfaite de Laure-Lyn Boisseau-Axmann sert parfaitement ce style subtil, qui oscille entre lyrisme et humour.
Les débuts de la carrière littéraire d’Anne donnent un recul intéressant à toute l’entreprise, comme un récit de genèse d’une vocation et de l’élaboration d’une esthétique. Elle  s’essaie à la publication de nouvelles, d’abord en traversant toutes les affres des auteurs dont les manuscrits sont refusés, puis avec succès, succès mêlé de dépit comme un épisode très drôle le montre.
Encore une fois, de chapitre en chapitre c’est tout un monde qui se déploie pour notre grand plaisir, le sujet principal étant, somme toute, la grande palette des sentiments humains. L’amour, bien sûr, parfaitement chaste et imide comme le voulait l’époque, y tient sa place, avec Anne cette fois comme protagoniste. Plus largement le volume de Redmond fait vivre les « rêves et la déraison et qui, un jour où l’autre, tous nous habitent », même la sage Anne Shirley.

La retrouvée

La retrouvée
Jo Hoestlandt
Thierry Magnier –Petite poche – 2022

Quand on revient sur les lieux du bonheur passé

Par Michel Driol

Dans une chambre d’hôtel, cinquante ans plus tard, un homme se souvient de son enfance, des week-ends qu’il passait, avec sa mère, dans cette même chambre, des longues promenades sur la plage, des jeux, de sa complicité avec cette mère aux longs cheveux si blonds à qui il arrivait de citer un poème de Rimbaud.

Construit en faisant alterner le présent de l’homme – anonyme – qui fume, se promène et les souvenirs de l’enfance, le récit, dans une écriture très contemporaine, mêle les époques comme pour dire l’amour fusionnel entre ce fils et sa mère, fusion dans l’espace de la chambre, fusion par-delà le temps. Le roman fait appel à plusieurs imaginaires, dont certains s’adressent à des enfants, comme celui de la plage, de ses jeux, du cerf-volant, de l’intimité avec la mère, d’autres plus à des adultes, avec ces grands hôtels du bord de mer, et Rimbaud, bien sûr, cette éternité retrouvée dans les figures superposées de la mer et de la mère. Un récit qui sait aborder des problématiques et des sentiments complexes avec des mots et des expressions d’une grande simplicité pour toucher le plus grand nombre.

Un roman court, destiné à de jeunes lecteurs débutants, qui aborde avec finesse et sensibilité la question du deuil, mais surtout des souvenirs comme une recherche du temps perdu..

Le Poème de Fernando

Le Poème de Fernando
Eric Pessan
Thierry Magnier –Petite poche – 2022

Quand on prend soin d’un poème

Par Michel Driol

A 64 ans, Fernando trouve par terre un poème tout chiffonné. Ce dernier, petit à petit, reprend vie, et Fernando se promène avec lui dans tout le quartier et tous les deux deviennent célèbres. Mais un enfant, seul et triste, les regarde avec des yeux pleins de colère. Le lendemain, Fernando lui donne le poème, puis va le nourrir, jusqu’à ce que l’enfant parte ailleurs, et qu’il lui envoie un poème, jeune, vif et intrépide.

Que peut la poésie aujourd’hui ? Qu’est-ce qu’un poème ? Ce sont à ces questions, en faisant appel à l’imaginaire, que répond ce court roman. La fable montre que le poème est vivant, qu’il échappe à tout, suit sa propre voie, mais surtout qu’il est capable d’apporter à chacun quelque chose d’essentiel. Avec un côté quelque peu brechtien, d’abord vient la bouffe, ensuite la poésie, le roman parle aussi de l’accueil des réfugiés, de la façon de prendre soin d’eux comme de la poésie, qui est définie aussi bien négativement, par ce qu’elle n’est pas, que positivement, dans ses multiples variations.

Un roman court, destiné à de jeunes lecteurs débutants, qui indique la nécessité de la littérature, et plus particulièrement de la poésie pour vivre.

L’Envol

L’Envol
Marie Boulier
Thierry Magnier –Petite poche – 2022

Quand la grande sœur décède

Par Michel Driol

En fait de morts, Zéphyr n’a connu que celle de son hamster et de Jacques Chirac, qui ont été accompagnées de minutes de silence. Maintenant, c’est sa grand sœur Alma qui s’est tuée en parapente. Il raconte ses émotions, les bouleversements, la veillée avec la famille et les copains d’Alma, la cérémonie à l’église, et la dispersion des cendres…

Raconter le deuil à hauteur d’enfant, avec émotion, c’est ce que réussit parfaitement Marie Boulier dans ce petit roman. Comment se mêlent la tristesse et les fous rires, les souvenirs des jours heureux et l’anticipation de ce que sera l’avenir avec un grand vide, d’autant plus grand que c’est celui laissé par la sœur ainée, qu’on devine pleine d’humour et d’appétit de vivre. Suivant chronologiquement les différentes étapes, le récit accompagne Zéphyr, qui triture sans cesse ses billes au fond de sa poche comme un geste obsessionnel, et nous fait partager avec beaucoup de sensibilité ses questionnements à la fois naïfs et profonds.

Un roman court, destiné à de jeunes lecteurs débutants, qui traite avec pudeur et réalisme la question du deuil, et de la mort qui vient bouleverser une famille, avec un titre richement polysémique.

Tous les chiens savent nager (ou presque)

Tous les chiens savent nager (ou presque)
Gauthier David
Thierry Magnier –Petite poche – 2022

Quand Papi jette la chienne à l’eau

Par Michel Driol

Mika dore passer ses vacances chez Papi Bouli, où il peut jouer avec Morille, la petite chienne. Jusqu’au jour où le grand père, pour prouver que tous les chiens savent nager, jette la petite chienne à l’eau. Celle-ci regagne bien la rive, mais ensuite boite et gémit. Et le grand père ne veut rien savoir, si bien que Mika se sauve avec Morille pour trouver un moyen de la guérir.

Voilà un roman qui tranche avec les représentations des relations grands-parents / petits-enfants en littérature pour la jeunesse. Le geste imbécile du grand-père, sa volonté de ne pas le reconnaitre, de ne pas s’excuser, conduisent son petit-fils à le voir autrement, comme un monstre d’abord, puis comme un homme qui a vécu et a, sans doute, son histoire à raconter. C’est là l’intérêt de ce petit roman de poser des questions d’ordre psychologique. Les adultes aussi peuvent se conduire comme des enfants. Il est bien difficile de reconnaitre ses torts. Mais, bien sûr, l’amour finit par tout arranger !

Un roman court, destiné à de jeunes lecteurs débutants, qui permet d’aborder la question du comportement de tous et de chacun, et la notion de responsabilité

Ma Super Cyber Maman

Ma Super Cyber Maman
Laure Pfeffer

Thierry Magnier, 2022

Machine attentionnelle

Par Matthieu Freyheit

« Tout le monde ne peut pas être orphelin. » On se souvient de la formule, rêveuse et provocante, que Jules Renard fait prononcer à Poil de Carotte. Margaux, elle, ne se voit pas du tout orpheline, et ce sont les absences répétées de sa mère qui lui en font commander…une deuxième.
Après avoir longtemps accompli des performances physiques, les robots de nos fictions, comme ceux qui investissent peu à peu le réel, accomplissent désormais des performances sociales, communicationnelles et émotionnelles. Robots de compagnie, empathie artificielle, ingénierie des émotions et des expressions : la conjonction de la robotique et de l’intelligence artificielle, de plus en plus indissociables selon Raja Chatila, engendre de nombreux fantasmes, et en réalise même certains.
La machine « intelligente » vient ici au secours de la famille dans un texte qui a le talent de ne jamais forcer le trait. La situation est elle-même improbable, mais cela n’a pas la moindre importance : la commande d’une cyber maman (qui aurait tout aussi bien pu être ici un cyber papa) inscrit la fiction de Laure Pfeffer dans la lignée de celles qui interrogent les compensations permises par la technologie. Le choix du terme « cyber maman » plutôt que « cyber mère » en titre, au-delà de la préférence euphonique, traduit les besoins de Margaux : présence, affection, moments partagés, rires… L’habituelle répartition des rôles (à la machine, le calcul ; à l’humain, l’émotion) est donc inversée : professionnelle de l’organisation, la mère de Margaux laisse cette dernière à la garde d’un « planning » aimanté sur le frigo, comme l’absence est épinglée sur le cœur.
C’est pourtant le planning de trop qui va bouleverser le cours des choses en conduisant Margaux à la commande, sur Internet, d’une deuxième maman qui serait tout à elle. Mais malgré le bonheur apporté en secret par la gynoïde (la mère humaine n’ayant bien entendu pas été informée de l’achat), la relation entamée laisse apparaître un dysfonctionnement qui ne dit jamais son nom : ignorante du monde, cette nouvelle maman se laisse guider par sa fille, au profit d’une relation où les rôles peinent à se définir.
L’auteure sait que le réalisme se situe souvent dans la métaphore : il n’est pas question ici d’une fiction qui se voudrait anticipatrice, mais d’une mise en scène de nos processus de délégation. Récemment, Gérald Bronner a mis au jour le hold up attentionnel accompli par nos outils technologiques (voir Apocalypse cognitive, 2021). La fiction, qu’elle soit science-fiction ou non, rappelle quant à elle que l’insularité des individus laisse volontiers aux smartphones et autres tablettes le soin d’occuper ce « temps de cerveau disponible » que les relations interpersonnelles directes ne prennent plus en charge. Car c’est bien une machine attentionnelle que commande Margaux ; une machine dont l’essentiel n’est pas dans l’émotion qu’elle affiche, mais dans celles qu’elle suscite, et que Laure Pfeffer traite avec une belle économie de moyens.