Têtes de bulles

Têtes de bulles
Alain Serres, Martin Jarrie
Rue du monde, 2015

Pensées visibles et invisibles

 Par Anne-Marie Mercier

Têtes de bullesQu’y a-t-il dans la tête d’un enfant avant qu’il sache formuler clairement ses idées, les mettre en mots ?

C’est à cette question que répondent les belles images de Martin Jarrie : les formes de têtes renferment tantôt des fleurs, tantôt des animaux inquiétants, des labyrinthes, des explosions ou des parcours fluides, des projets, des désirs, jusqu’aux derniers de ces désirs : apprendre à lire et à écrire, « dans les langues des tous les peuples qui entourent mon pays ».
Le texte d’Alain Serres, dans des bulles, exprime idées et émotions en termes simples et riches, souvent imagés : les idées poussent comme des plantes, se développent, minent parfois, il suffit d’attendre pour qu’une autre, plus heureuse survienne. Dans la tête des grands, est-ce si différent ?

 

Le Prince qui voulait voir le monde

Le Prince qui voulait voir le monde
Elisabeth Motsch
Illustrations de Philippe Dumas
L’école des loisirs (mouche), 2015

Les voyages vieillissent-ils les enfants ?

Par Yann Leblanc

Les (petits) princes voleprincequivoulaitvoiryageurs ne sont pas tous perdus dans le désert : certains partent pour voir le monde et découvrir s’il y a mieux ailleurs, comme le jeune homme de cette histoire. Terres paradisiaques, beaux sourires, tout cela est gâché par divers maux : expériences atomiques, dictatures, discriminations diverses (contre les femmes, les pauvres, les laids…), le monde est décevant.

On ne sait pas bien quoi faire de cette morale, mais le ton est léger, l’histoire est bien racontée et les dessins (de Philippe Dumas) sont heureusement plus gais que le propos.

Je pense, j’aimerais

Je pense,
Portraits de Ingrid Godon, avec les textes de Toon Tellegen,
La joie de lire,

J’aimerais
Portraits de Ingrid Godon, avec les textes de Toon Tellegen,
La joie de lire,

Par Claire Damon

Puissants Je pense _sont les textes poétiques et philosophiques de Toon Tellegen parce qu’ils parlent vrai. Ils mettent en mots simples des pensées non formulées, des sentiments profonds.

«  Je pense parfois que tout le monde sait quelque chose que je suis la seule à ne pas savoir.

C’est pourquoi on me regarde d’une façon si bizarre.

Je suppose J’aimerais_que ça se lit sur mon visage.

Peut-être me l’expliquera-t-on juste avant ma mort.

Pour ne pas que je meure idiote. »

Dans ce magnifique recueil, l’auteur néerlandais connu et reconnu explore la pensée. Le dialogue s’engage entre les textes et les images qui semblent des esquisses, des suggestions. Sous l’apparence d’un carnet de croquis, cet ouvrage abouti dévoile une galerie de portraits qui nous regardent, nous scrutent, nous parlent.

L’infinie exploration graphique d’Ingrid Godon encourage en écho l’exploration par le lecteur de sa sensibilité. Il faut oser plonger dans cet exceptionnel album.

Dans J’aimerais, publié en 2013, Toon Tellegen se penchait sur les mystérieux visages peints par Ingrid Godon leur attribuant des pensées intimes, des questionnements.

 

 

 

Véra veut la vérité, Dora demande des détails

Véra veut la vérité, Dora demande des détails
Nancy Huston
L’école des loisirs (Mouche), 2013

Quand la littérature dit le vrai

Par Anne-Marie Mercier

veraL’école des loisirs réédite deux petites merveilles (surtout la première) de philosophie à hauteur d’enfant.

Pourquoi les fleurs et les oiseaux doivent-ils mourir ? Où vont les gens quand ils sont morts ? Telles sont les questions que pose Véra à ses parents, et leurs réponses, parfois embarrassées, la satisfont en partie, jusqu’au moment où la formule « c’est la vie » la révolte et où elle force son père a décrire ce qu’il pense être la « vie » après la mort, sans fable ni religion.

Qu’est-ce que l’hérédité ? C’est la question que pose Dora qui n’aime pas aller à la piscine parce que ses parents lui ont transmis leur horreur de l’eau et qui rencontre Roberta qui a des yeux de deux couleurs différentes. L’histoire se poursuit en conte à fin heureuse, où tout s’arrange après des épreuves, de façon sympathique mais pas très… véridique.

Emily et tout un tas de choses

 

Emily et tout un tas de choses

Piret Raud,
Traduit (estonien) par Olek Sekki
Rouergue, 2015

La plus importante des choses

par François Quet

EmilyImaginez quelque chose. Depuis toujours, vous avez une existence bien rangée. Vous consacrez chaque instant de votre vie à l’accumulation sans fin de possessions. Et puis, un jour vous découvrez qu’il vous manque la chose la plus importante qui soit. Votre recherche ne fait que s’accélérer, devenir plus fébrile, jusqu’à ce que vous découvriez que la chose la plus importante qui soit, c’est vous-même. Que feriez-vous une fois que vous vous seriez ainsi retrouvé(e) ?

C’est un petit conte, à première lecture très énigmatique, que propose l’auteure estonienne Piret Raud, l’histoire d’un poisson qui s’appelait Emily, une petite histoire tout à fait absurde : un poisson qui se réveille à 6 heures précises, qui se brosse les dents avec ponctualité et qui recueille les objets perdus au fond des mers. Qu’on ne songe pas à une fable écolo ! Piret Raud embarque — si l’on peut dire — son lecteur dans une aventure sous-marine plutôt loufoque où l’humour conduit peu à peu à la philosophie et à la sagesse. Emily trouve des haltères ou une pipe ( « des choses excellentes pour la santé et des choses mauvaises pour la santé »), un lustre, un palmier, une glace avec deux boules, etc. Tous ces objets, que le trait naïf de l’illustratrice représente à peu de frais sur une page blanche, avec une rare touche de vert et une bidimensionnalité revendiquée, s’accumulent autour d’Emily jusqu’au jour où un message dans une bouteille l’entraine à la recherche de la chose la plus importante et qui s’est malheureusement perdue elle-même.

La métaphore devient dès lors un peu plus transparente : rien n’est très important, aucune possession en tous cas. Emily se débarrassera bientôt de tous ses biens : désormais elle se contentera de regarder. « Et ça c’était une chose merveilleuse ». Un crayon, du papier et un regard sur le monde, c’est bien suffisant pour l’héroïne dont le visage et les yeux s’arrondissent enfin de plaisir.

Docteur Parking

Docteur Parking
Franz Hohler

Traduit (allemand — Suisse) par Ursula Gaillard
La Joie de Lire, 2012 (1ère éd. 2002)

Chasser les mouches

par François Quet

CVT_Docteur-Parking_1192Il y a au moins deux histoires dans Docteur Parking. La première, qui occupe les trente premières pages de ce petit roman (65 p.), évoque les surprenants remèdes que ce drôle de médecin recommande à ses patients. A vrai dire, le docteur Parking n’a pas fait d’études de médecine et c’est à la faveur d’une méprise qu’il devient le médecin le plus écouté de la ville. Le docteur Parking est docteur en lettres ; son vrai métier, c’est l’attention aux langues. Il a fui son pays en guerre pour venir s’installer dans ce coin tranquille où il espère bien consacrer tout son temps aux livres de sa bibliothèque et aux enregistrements de dialectes et d’accents locaux. Est-ce l’exercice de sa spécialité ? un trait singulier de son caractère ? en tous cas le docteur Parking sait écouter les malades qui défilent chez lui. Il a beau leur dire qu’il n’est pas docteur, il sait aussi leur parler : « Il avait une manière de dispenser [ses conseils] qui vous obligeait à les suivre ». Il devine la bonne méthode de sevrage pour un confrère alcoolique et encourage la vendeuse harcelée par son patron à changer de travail pour soigner ses maux de ventre. Cette première partie est charmante : la magie envoutante du bon docteur invite à voir le monde autrement, à le soulager de ses tensions par un code de conduite plein de bon sens et d’équilibre mais qui paraît étrange et merveilleux, tellement il est contraire à nos habitudes.

Une autre histoire s’engage ensuite, plus grave malgré la tonalité amusante du conte avec ses personnages caricaturaux et ses dialogues clownesques. La réussite d’un étranger contrarie la mesquinerie des habitants de la ville. Le docteur ne trouve pas grand monde pour le soutenir et on l’accuse vite de tous les maux de la cité. Il n’échappera à l’expulsion que de justesse. Une histoire similaire, dans un temps très ancien, avait entrainé la lapidation d’un marchand d’épices. Le docteur Parking se sauve en exhumant cette vieille histoire et en enterrant les mouches qui hantent depuis la cité au point de se réveiller quand une situation voisine se présente. « Souvenez-vous des mouches, dit le bon docteur, elles peuvent revenir à n’importe quel moment si vous n’êtes pas vigilants ».

Ainsi le conte touchant qui invite à voir le monde avec d’autres yeux glisse vers une fable plus grave, bien que très discrètement didactique : gare aux mouches qui sommeillent sous terre ou en chacun de nous, ne les laissez pas se réveiller !

Les A.U.T.R.E.S


Pedro Mañas

Traduit (espagnol) par Anne Calmels
La Joie de Lire, 2012

Société secrète

par François Quet

Les-A.U.T.R.E.S-Pedro-ManasIl suffit d’une visite chez le médecin pour basculer d’un monde dans l’autre. Hier vous étiez le plus normal des petits garçons, aujourd’hui, avec un bandeau sur l’œil droit, parce que l’ophtalmo juge le gauche paresseux, vous voici, pour les copains qui jusqu’ici vous aimaient et vous respectaient, Œil-de-Cobra ou Franz-Œil-mort.

Mais Les A.U.T.R.E.S. ne raconte pas seulement l’histoire d’une discrimination. Il suffit de regarder autour de soi dans la cour de récréation, pour voir que tout le monde est différent : celui-ci bégaie, celui-là est trop bon élève, une autre est affligée d’un appareil dentaire, etc. On a toujours de bonnes raisons de ne pas être dans la norme. Dans ce roman tonique et porté par une belle indignation, les rejetés de l’école se reconnaissent, se serrent les coudes, et fondent une société secrète qui les conduira à la victoire : la dignité retrouvée, une visibilité assumée et respectée.

Plutôt que de s’attarder sur la méchanceté des enfants entre eux qui conduit à l’ostracisation de quelques uns, Pedro Mañas raconte, avec le plus grand sérieux, les réunions et l’organisation de cette armée secrète, supposée défendre les plus menacés. Inutile d’insister sur sa puissance de frappe : un exemple suffit. Et d’ailleurs les plus odieux des gens normaux ne sont-ils pas, eux aussi, secrètement affaiblis par d’inavouables tares. Alors « …que tous ceux qui en ont assez se rassemblent ! ». L’essentiel est là : dans ce double plaidoyer pour l’acceptation des différences et pour la solidarité et l’action.

Bien plus qu’une réflexion sur le handicap, le livre offre une déclinaison de toutes les figures possibles d’anormalité. Le héros si parfait, si conforme (jusqu’au traitement qui lui donne une tête de pirate) forme avec sa sœur un joli couple antithétique, puisque celle-ci en a assez de passer pour la dingue de la famille : « Dans le fond on est tous anormaux. Sinon… comment pourrait-on nous différencier ? ».

Le livre se termine par une invitation: les Anormaux Unis Très Rarissimes Exceptionnels et Solitaires ont besoin du lecteur. À lui, donc, de prouver qu’il est aussi anormal que tous les autres. Et le S de A.U.T.R.E.S. ne signifiera plus jamais Solitaires, mais Superdoués ou Surprenants.

 

 

Ce n’est pas très compliqué

Ce n’est pas très compliqué
Samuel Ribeyron
HongFei, 2014

Pas compliqué… et pourtant

par Anne-Marie Mercier

Ce n'est pas très compliquéDans un format assez grand, c’est une histoire simple qui nous est contée, pas compliquée en effet, celle de deux enfants qui jouent ensemble dans leur rue, puis sont séparés ; mais l’essentiel est ailleurs : dans les deux épisodes où le garçon cherche à savoir ce qu’il a dans la tête et se demande s’il a un cœur, et ce qu’il y a dedans. La réponse est belle, discrète et forte : les émotions vraies ne sont pas forcément celles dont on a conscience. Curieux, n’est-ce pas? C’est une façon de dire aux enfants qu’ils ne savent pas ce qui, dans les émotions ressenties, restera ou non gravé dans leur esprit, installé dans leur « maison » intérieure.

Les illustrations mêlant différentes techniques (papiers découpés, pastels, encres, aquarelles…), sur un fond beige, ont un style très original et les doubles pages sur ce qu’il y a dans la tête de l’enfant  (une forêt, sombre silencieuse, secrète, douce…) sont pleines de poésie et de mystère et invitent à se perdre dans cette forêt intérieure.

La Bible de Lucile

La Bible de Lucile: Notre voyage de la Genèse à l’Apocalypse
Pierre-Marie Beaude
Bayard, 2014

 Noël !

Par Anne-Marie Mercier

Pierre-Marie Belabibledelucileaude, auteur de romans pour la jeunesse et d’écrits d’exégèse biblique a réuni ses deux spécialités pour s’attaquer à un monument : la Bible, rien que cela. Mais le but n’est pas d’offrir une petite Histoire sainte à l’usage des enfants car c’est un très gros livre qu’il nous propose : 1248 pages, sur papier… Bible, justement. Dans la ligne de ce que Le Monde de Sophie avait fait pour la philosophie, il vise à rendre la Bible accessible et compréhensible.

Le volume est composé de résumés des différents livres que contient la Bible accompagnés de questions et d’explications. Cette lecture se fait à deux voix : Lucile, jeune femme, mère de deux enfants, échange par courrier électronique pendant trois ans avec son oncle, spécialiste d’histoire ancienne et plus particulièrement biblique. Le portrait des deux correspondants est esquissé dans une belle introduction qui montre l’un dans son cabinet de travail entouré de ses dictionnaire et éditions anciennes, et l’autre encore enfant, turbulente mais attirée par son univers mystérieux et plus tard un peu sceptique sur tous ces textes obscurs qui lui semblent inadaptés à la pensée moderne.

Lecture pas à pas, où Lucile est la voix du novice qui s’interroge, se révolte, découvre, et où l’oncle explique la symbolique, les difficultés et beautés du texte. Cependant, il ne cherche pas à masquer la violence et le pessimisme de certains livres. La table est une belle idée : elle propose des titres de chapitres imitant ceux des romans d’autrefois et mettent en valeur l’intérêt de chacun, par exemple : « Où l’on s’étonne que Dieu ait mis un signe de protection sur Caïn, meurtrier de son frère. Et comment, pour avoir voulu escalader le ciel, les hommes essaiment sur la terre. Avertissement aux voyageurs : apprenez les langues étrangères ».

Un monument… pour tous ceux qui ont eu envie d’entrer dans ce texte sans jamais être arrivés à dépasser la Genèse, et une lecture aisée et passionnante.

Le Petit Principe

Le Petit Principe
Eva Almassy

L’école des loisirs (neuf), 2014

Un Petit Prince pour le XXIe siècle

Par Anne-Marie Mercier

Les réécLe Petit Principeritures ne sont pas toujours intéressantes en elles-mêmes, à quelques exceptions près (J’étais un rat de P. Pullman, L’Enfant Océan de JC Mourlevat…), et certains ouvrages semblent difficiles à imiter; Le Petit Prince est de ceux-la. On connaît d’ailleurs une série calamiteuse, à éviter, comme je l’écrivais dans une chronique de 2011. Mais il y a de bonnes surprises, comme le livre d’Eva Almassy.

L’idée de transposer la rencontre dans l’espace est belle ; elle est évidente après coup comme toutes les bonnes idées : le désert a été galvaudé aujourd’hui, survolé en hélicoptère, sillonné de 4×4. Il n’est plus dans notre imaginaire le lieu de la solitude absolue et sans remède ; l’espace interstellaire (oui, le film du même nom qui vient de sortir, et Gravity, le montrent bien) l’a remplacé. Donc, le narrateur, sorti de sa navette en scaphandre d’astronaute, répare sa machine, clef à molette en main. Arrive un enfant… et le dialogue s’engage entre l’adulte, agacé puis curieux, et l’enfant, perdu et questionneur. Il a voyagé de trou noir en trou noir, échappé aux requins de l’espace, et a fait des rencontres.

Les personnages du Petit Prince (dont on peut se demander s’ils signifient toujours quelque chose aux enfants, tant ils sont loin de leur monde, comme l’allumeur de réverbères) sont remplacés par d’autres, tout aussi étranges mais plus proches : professeur de physique, psychologue, adepte de sports extrêmes, magasinier, directeur de casting, ces personnages adultes ou adolescents sont tous pris dans des logiques absurdes et aveugles. Le petit Principe (je vous laisse découvrir la raison de son nom) rencontre même le temps, qui lui apparaît sous différentes formes illustrant la relativité de cette idée, et son importance pour les enfants : ainsi la réflexion sur le temps est au cœur du livre : temps perdu ou gagné, temps gâché ou rempli, temps donné ou temps volé.

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C’est une belle réussite, écrite dans une marquèterie de styles oraux, chaque personnage ayant le sien, le narrateur inclus, un livre attachant et étrange. Les illustrations de Thanh Portal, proches de l’esprit de celles de Saint-Exupéry, plus encore que celles de Sfar, sont parfaites pour accompagner ce joli livre.

Voir aussi l’album Le Pilote et le Petit Prince. La vie d’Antoine de Saint-Exupéry
Peter Sís (Grasset Jeunesse, 2014)

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http://www.lietje.f

 

r/2014/10/24/le-pilote-et-le-petit-prince-la-vie-dantoine-de-saint-exupery

 

 

Et bientôt,… La Petite Princesse de Saint-Ex de Pef.