La Tête dans les nuages

La Tête dans les nuages
Tom Schamp
Little Urban 2020

Le plus haut livre du monde ?

Par Michel Driol

Ce livre est à la fois une toise de 2 mètres à accrocher au mur, et un immeuble de huit étages, chaque page étant un étage. On suit trois personnages qui y pénètrent, un petit Chaperon rouge dont le panier se remplit d’étage en étage, un lapin blanc, et un enfant déguisé en léopard.  Au fil des étages, on rencontre une chapellerie, un couple dans une voiture de course, un marin qui arrose une sirène qui se baigne, des joueurs d’échecs dans une pièce surchargée d’horloges, un gentleman farmer qui arrose un arbre, un gros chat, une petite fille dans une immense bibliothèque, en train de lire le livre que l’on lit, à l’envers… Enfin, au dernier étage, un banquet réunit tous ces protagonistes.  Sans oublier la minuscule petite souris qui se promène aussi de page en page, et qu’on pourra chercher…

Dans un univers proche de Lewis Caroll, Tom Schamp propose ici un album coloré, sans texte, ludique et joyeux, qui offre un imaginaire riche à ses lecteurs. Foisonnant de détails, entre réalisme et surréalisme, c’est un régal pour les yeux : chaque nouvelle lecture est l’occasion de trouver de nouveaux éléments féériques ou oniriques, de nouvelles incongruités, de nouvelles sources de plaisir.

La tête dans les nuages est quelque part un éloge de la folie douce, de l’imagination qui entraine de plus en plus  haut, loin de la grisaille du quotidien.

La Dernière Abeille

La Dernière Abeille
Bren Macdibble
Traduit (anglais) par Valérie Le Plouhinec
Hélium, 2020

 Les problématiques du monde d’après

Par  Chantal Magne-Ville

C’est une histoire teintée de science-fiction que celle de Pivoine, à peine dix ans, qui vit dans une cabane avec son papy et sa sœur, heureux malgré leur dénuement. Elle aspire à devenir « abeille » dans un monde où les abeilles ont disparu. Ce sont les jeunes enfants qui  pollinisent les arbres fruitiers, tâche difficile et dangereuse, mais rémunérée, réservée à ceux qui remplissent les critères de légèreté et de soin.

La mère de Pivoine partie travailler chez les Urbains, les « Urbs », a laissé ses filles et son vieux père survivre tant bien que mal dans cette campagne. Un jour, elle revient avec un nouvel homme dont elle attend un enfant, pour arracher Pivoine à cette vie de misère et en faire une employée de maison comme elle, rejetant Mags, sa fille ainée, parce qu’elle a un pied bot.
Pivoine au franc parler découvre la vie des nantis, les caprices d’Esméralda, la jeune fille de la maison et les humiliations de la condition de domestique. Nostalgique de la chaleur humaine d’avant, elle est bien décidée à fuir, non sans avoir pris le temps d’aider sa jeune maîtresse à dépasser sa peur du monde extérieur.
Ce récit poignant n’élude pas les questions graves comme l’absence d’amour d’une mère, la violence des hommes, ou l’exploitation des plus faibles. L’auteure, née en Nouvelle Zélande, dépeint un milieu rural très pauvre qu’elle connaît bien, sans jamais tomber dans le misérabilisme.
Ce qui séduit, c’est la force de caractère de l’héroïne dont l’énergie viendra à bout de tout, le récit à la première personne éclairant toutes les facettes de sa personnalité faite d’énergie et d’humanité.
Un magnifique roman très édifiant, à la portée des lecteurs dès neuf/dix ans.

 

Une belle journée

Une belle journée
Anne Laval, (Texte et illustrations)
Rouergue 2020,

 

 L’imagination au pouvoir

 Maryse Vuillermet

 

 

 

La radio ne diffuse que de mauvaises nouvelles, les parents de Rosie sont de  mauvaise humeur, alors, elle décide de partir à vélo, à l’aventure, dans le lotissement et les environs. Elle retrouve ses amis déguisés et, avec eux, tout devient extraordinaire : ils imaginent des vies incroyables derrières les murs des maisons devenues bizarres, ils rejoignent un alligator géant, ils se font offrir une glace par le glacier plein d’humour, ils foncent au skate park.  Bref, leur fantaisie les emmène loin de la réalité pesante de leur quotidien et du monde des adultes.

Les illustrations   accompagnent idéalement, par leur force, leur exubérance et leur humour, cette traversée du miroir, vers le pays des rêves.

Et quand ils rentrent le soir à la maison, les parents sont déjà plus drôles.

 

La vallée aux merveilles

La vallée aux merveilles
Sylvie Deshors,
Rouergue 2019,

 

 Migrants et merveilles

 Maryse Vuillermet

 

 

 

Jeanne souffre d’un chagrin d’amour et d’une trahison, sa mère, pour lui changer les idées, l’envoie chez sa tante qui habite la vallée de la Roya. Là, malgré sa tristesse et son indifférence, malgré la pluie et l’inconfort de la petite maison, Jeanne  se laisse peu à peu surprendre puis happer par l’incroyable vitalité des réfugiés qui passent la frontière entre l’Italie et la France, dans la neige et le froid, après un parcours de plusieurs mois, où ils ont risqué souvent leur vie. Elle est aussi surprise par l’activité incessante de sa tante et des ses amis, de tous les aidants, en fait. Miette, la tante infatigable, Ronon, le jeune géant, calme et efficace, Laura la cultivatrice, tous trouvent comment la faire sourire à nouveau, lui redonner confiance en l’humanité et un sens à sa vie.

La description de la situation des réfugiés de la vallée semble réaliste mais elle n’est jamais misérabiliste ou larmoyante, la beauté des montagnes et des cœurs illumine ce petit roman.

 

Qui lira rira !

Qui lira rira !
27 poèmes farfelus illustrés par Bruno Gibert
Seuil Jeunesse 2020

L’écriture en jeu

Par Michel Driol

Tout commence par des virelangues, comme une espèce de mise en bouche. Puis aux anonymes succèdent les auteurs et les autrices, de Raymond Devos à Paul Eluard, en passant par Andrée Chedid et Alexandra Brihoum. 27 poèmes courts qui se jouent tous de la langue. Les uns jouent avec les  sonorités qu’on retrouve à la rime. Les autres se jouent de l’initiale et on a des acrostiches. D’autres sont des calligrammes. Certains encore jouent avec les mots.  D’autres se jouent des répétitions ou des énumérations. D’autres enfin évoquent les signes de ponctuation. On a là une belle anthologie de l’exploration du langage que propose la poésie.

Est-ce à dire que la poésie n’est que jeu gratuit avec la langue ? Certes non, et l’auteur a su choisir des textes qui disent quelque chose du monde qui nous entoure, avec humour, c’est-à-dire avec sérieux. Qu’il s’agisse par exemple de Boris Vian Quand j’aurai du vent dans mon crâne, ou de Tardieu, dont La Môme néant clôt habilement le recueil, plusieurs poèmes parlent de vie et de mort, invitent à voir le monde autrement, et à le dire dans une forme précise, fortement marquée par l’humour.

C’est cet humour qui traverse aussi les illustrations en double page de Bruno Gibert. Un humour souvent  proche du surréalisme, dont il reprend certaines techniques comme le collage ou une façon de faire percevoir un monde différent (les yeux qui sortent du puits, par exemple). L’univers représenté est ainsi extrêmement divers, souvent autour de la figure du renversement : renversement des proportions, des situations, pour le plus grand plaisir du lecteur qui voit ainsi l’illustrateur aussi jouer avec le monde. Rien d’inquiétant, mais au contraire une grande jubilation à aller ainsi de surprise en surprise.

Une anthologie qui pourra être une belle ouverture à une certaine forme de la poésie.

Deux fleurs en hiver

Deux fleurs en hiver
Delphine Pessin
Romans Didier Jeunesse 2020,

 

 EPHAD, fin ou début.

 Maryse Vuillermet

 

 

 

Capucine, élève du lycée Mermoz, vient faire son stage dans l’EPHAD du Bel Air. Elle a les cheveux bleus, ou rouges, suivant les jours et suivant la couleur de la perruque qu’elle choisit. Le même jour, y entre madame Florent, institutrice à la retraite,  « pour sa sécurité « .

Capucine a toujours eu la vocation d’aider les personnes âgées, encadrée par une aide-soignante énergique et drôle, elle  se sent  » utile et à sa place. » Mais elle découvre le rythme harassant de son travail et la manque de temps qui rend les rapports avec les pensionnaires inhumains. Madame Florent déprime car elle a dû abandonner son chat qui s’est enfui au moment de son départ. Capucine, avec patience et tact,  arrive à percer sa carapace de tristesse, comprend sa détresse et, parce qu’elle  aussi a un secret, va tout faire pour l’aider.

C’est un roman touchant sur un monde peu décrit dans la littérature jeunesse et pour cause ! le monde des vieux, Capucine trouve que le mot « senior » est ridicule,  « Contrairement aux autres lycéens, je ne redoutais pas de travailler avec les seniors, ça, c’est le terme politiquement correct pour désigner les personnes âgées, je trouve ça crétin, on dit aussi « les pensionnaires », « les anciens » moi, je préfère « les vieux ». Il n’y a rien de dégradant à dire qu’ils sont vieux, c’est un fait, voilà tout. C’est même plutôt beau, quand on y pense, d’avoir déroulé le fil d’une vie et de se tenir au bout ; quand on est vieux, on a vécu, aimé, chialé, on a été courageux lâche, idiot et amoureux. On s’est trompé, on a choisi, qu’est-ce qu’il y a de mal à le dire franchement? »

Rien n‘est édulcoré, les conditions de travail des soignants, leur vocation mise à mal par la réalité, la solitude et l’abandon des personnes âgées et, malgré tout, l’étincelle de l’amitié intergénérationnelle.

Le Secret de Mona

Le Secret de Mona
Parick Bard
Syros 2020

Les invisibles

Par Michel Driol

Lorsqu’elle grille un stop et est arrêtée par les gendarmes en conduisant son petit frère à l’hôpital, Mona, qui n’a que 17 ans, déclenche une enquête sur elle et sa mère.Elle sera alors petit à petit contrainte de révéler son secret, qu’on ne dévoilera pas ici. .

La mère et le père de Mona ont tout perdu en tentant de remettre aux normes un hôtel restaurant. Puis tout va très vite. Mort du père. La mère qui se réfugie dans l’addiction au tabac et aux jeux à gratter. Elle vivote de petits boulots en petits boulots, toujours plus loin, puis nait Justin. Mona, à 16 ou 17 ans, devient quasiment la mère de sa mère et de son petit frère, s’occupant d’eux, de leur santé, au risque d’y perdre son propre équilibre mental.

Le roman s’inscrit dans une France rurale, et met l’accent sur les oubliés des services publics, sur les malchanceux, les victimes du désordre social. Il en dresse un portrait sombre, sans concession et plein d’humanité. Le roman est documenté, reprend des propos Gilets jaunes rencontrés par l’auteur sur différents ronds-points. Il n’y a pas de personnages négatifs dans le roman, mais des gens fatigués, en sous-effectif, dans l’ensemble pleins de bonne volonté, mais impuissants, à qui l’auteur, dans un dispositif très polyphonique, donne la parole : gendarmes, assistantes sociales, psychologues, conseillers municipaux, commerçants, maire… On sent que dans l’ensemble tous agissent parfois avec indifférence mais souvent avec bienveillance. Et pourtant le cas de cette famille reste invisible, et il faut le stop grillé pour qu’enfin les services se mettent en route et prennent la mesure de la situation. Le roman fait le beau portrait d’une adolescente privée d’adolescence, plus mûre que les autres, apprenant par nécessité à se débrouiller par elle-même.

Un roman très humain qui parvient à rendre visibles les oubliés…

Les Chinchillas dorment énormément

Les Chinchillas dorment énormément
Joëlle Ecormier – Brunella Baldi
Editions møtus 2020

Ainsi va la vie…

Par Michel Driol

Ce matin-là, Achille, le chinchilla de Lili-Rose, a une drôle de façon de dormir. Il est parti, lui dit son grand frère… mais il ne reviendra pas, il est mort. Après une saison de chagrin, Lili-Rose pousse la porte du marchand d’animaux qui lui avait vendu Achille pour adopter un autre animal,  un qui ne meure pas… Mais, à part les jouets mécaniques, tous les animaux proposés  ont un défaut. Ils vivent trop peu, ou  sont invisibles, ou trop rugueux, ou trop grands… C’est finalement avec un autre chinchilla que repart Lili-Rose.

Voilà un nouvel album pour parler de la vie et de la mort aux enfants, du travail du deuil aussi, avec sensibilité dans une langue pudique et métaphorique. Après le temps du deuil vient une autre saison, qui permet de penser un autre futur. Mais nul animal ne répond aux désirs de la fillette, ni dans la réalité, ni dans l’imaginaire, jusqu’à la conclusion qui pose le retour quasi identique du même, l’acceptation finale d’un destin, une façon à la fois de continuer le passé et de le changer en passant d’un chinchilla mâle à un chinchilla femelle. L’album se présente donc comme une leçon poétique de vie, la compréhension que la mort en est partie intégrale. Mort d’un animal familier, certes, mais mort quand même.

Dans des couleurs claires et vives, les illustrations entrainent dans un univers assez fantastique, peuplé de jouets mécaniques, de grenouilles qui font la course ou de fillettes volantes. C’est dire que les illustrations mettent l’accent sur la force vitale,  incitent à s’émerveiller devant le monde, et non à se complaire dans le chagrin.

Un album qui réussit le tour de force de reprendre avec beaucoup de légèreté la thématique baroque de l’universalité de la mort.

La Rumeur qui me suit

La Rumeur qui me suit
Laura Bates
Casterman 2020

Asociaux réseaux…

Par Michel Driol

Anna arrive en milieu d’année scolaire dans le lycée d’une petite ville d’Ecosse. Elle se refuse à parler d’elle, de son passé. Elle tente de se faire des amies. Ce qu’elle a fui avec sa mère, au point de changer de nom, après le décès de son père, c’est du cyber harcèlement après qu’elle a envoyé à son petit ami, son premier amour, une photo dénudée que ce dernier s’est empressé de faire circuler sur les réseaux sociaux. Et voilà que les choses recommencent, qu’un nouveau profil facebook à son nom est créé, et que tout le lycée se ligue à nouveau contre elle, l’injuriant, la harcelant, lui faisant des propositions obscènes et la traitant de tous les noms tant sur les réseaux sociaux qu’en sa présence.

Premier roman de son autrice, La Rumeur qui me suit sait dans un récit fort à la première personne, à la fois dire le désarroi d’une adolescente fragile, gentille, prévenante, loyale face à une meute qui a trouvé une victime, mais aussi dépeindre les réactions des adultes : entre la mère qui, après la fuite initiale, a la force de s’opposer, de dire non et de défendre sa fille, l’administration du lycée prompte à vouloir exclure celle par qui le scandale arrive, sans vouloir prendre de sanctions contre les harceleurs, pour éviter les vagues, mais aussi les autres, grands-parents, voisins, prêtres prompts à répéter ce qu’ils ont entendu et à juger. L’une des forces de ce roman est aussi d’établir un lien étroit entre l’adolescente et une sorcière du village, brûlée au XVIIème siècle : l’une fait des recherches sur l’autre, rêve à elle au point d’avoir de véritables hallucinations qui lui font vivre et revivre des épisodes de sa vie. Entre les deux jeunes filles, c’est d’une certaine façon une communauté de destins qui se noue, faite d’accusations sans fondement portées par ceux – des hommes essentiellement- qui sont au pouvoir, c’est une volonté d’exclure ce qui dérange. Par là le roman décrit aussi une condition féminine impossible, qui fait que, quel que soit le comportement adopté, la femme sera sévèrement jugée par des hommes à qui l’on ne reproche rien.

Pour autant, le roman dessine aussi quelques figures masculines qui échappent à la meute des accusateurs. Le père, décédé trop tôt à l’issue d’une maladie qui laisse désemparées sa femme et sa fille. Un chercheur local, vieil homme en fauteuil roulant, plein de sagesse et capable de sentir le trouble d’Anna, de lui donner, avec tact, des conseils. Un élève plein de sollicitude, capable de se battre pour Anna, vivant loin des réseaux sociaux et se refusant à juger.

Sans doute ce roman devrait-il être lu par toutes les adolescentes, non pas comme une mise en garde contre les réseaux sociaux – d’autres s’en chargent -, mais comme un ouvrage donnant la force de résister aux harcèlements, d’être elles-mêmes, d’être fortes et de savoir prendre la parole pour se dire pour ce qu’elles sont, et non pour ce qu’on voudrait qu’elles soient. Tel est le sens des scènes finales, dans lesquelles Anna trouve, avec l’aide de ses amies, la parade, par la parole, par l’art, afin de construire une autre image d’elle-même, sa vraie image.

Un premier roman qui, on l’espère, sera suivi de nombreux autres aussi forts et puissants