Le Livre de Papy

Le Livre de Papy
Pascal Prévot
Rouergue, 2025

Le bain des histoires

Par Anne-Marie Mercier

Papy est fatigué. Mais il est heureux de voir ses petits enfants à qui il raconte beaucoup d’histoires, celles du temps où les mots avaient des ombres et où les baignoires servaient de portes pour passer d’un endroit à un autre : de la chambre Alexandre Dumas fils à celle de Dumas père dans un grand hôtel ou de l’île de Sainte-Hélène aux Amériques pour permettre l’évasion de Napoléon, entre autres. Les robinets servent de téléphone, et quand on n’est plus dans une baignoire mais dans une baleine (ce qui est à peu près la même chose) on trouve encore un autre moyen… Entre tout cela on aura suivi des agents secrets poursuivis, et assisté à la naissance du narrateur (dans la baignoire de Napoléon justement, miraculeusement conservée après une tentative d’évasion manquée).
Pascal Prévot suit les aventures en baignoire avec une belle constance, cette fois sans son héros Théo (Théo chasseur de baignoires en Laponie (2016), Théo et Elisa à la poursuite de la grande baignoire blanche (2018)… Ces aventures sont contées avec beaucoup de verve et d’allant, malgré le voile de tristesse amené par le mort du papy conteur. Mais, comme l’indique l’épilogue, les livres et les histoires ne meurent jamais…

Le Talisman

Le Talisman
Ronald Curchod
Rouergue 2025

Furtive rencontres

Par Michel Driol

C’est l’automne. Un garçon suit un lièvre qui le conduit vers un lac, sur lequel il s’embarque avec une fille. Le lendemain, le garçon emprunte à son tour la barque, arrive sur une ile, où se trouve comme une église de bois consacrée au lièvre, qui y est reproduit en icone, en sculpture… De retour sur la rive, la fille lui tend un talisman et part. Maintenant vieil homme, il revient parfois dans le bois, et c’est l’hiver.

 C’est une histoire de voyage, de transmission, de souvenir et de temps qui passe, dans une atmosphère onirique pleine de poésie. Poésie du texte, et poésie des illustrations, réalisées selon la technique de la tempera. Texte et illustrations alternent, laissant ainsi pleinement profiter du plaisir des mots puis du plaisir des illustrations, de véritables tableaux qui font glisser de la chaleur des tons de l’automne à la froideur bleutée de la nuit.  Des tableaux qui reconstituent la magnificence de la forêt des contes, le mystère de la nuit peuplée d’étoiles et de quelques lumières,  et le somptueux intérieur de l’église peuplée  de statues de lièvres, éclairées à la bougie.

Le texte, dans sa forme, prend l’aspect d’un long poème dont les vers, tantôt courts, tantôt plus longs, proposent un rythme de lecture permettant de détacher certains mots, de les mettre en relief. Si le texte suit les actions du garçon, il laisse aussi entrer pleinement toutes les sensations liées à la nature : froissement des feuilles de l’automne, oiseaux qui se taisent quand vient la nuit…C’est une histoire éminemment symbolique à plusieurs niveaux de lecture. On retrouve, bien sûr, la trace d’Alice au Pays des Merveilles, avec un lièvre roux au lieu d’un lapin blanc, mais c’est toujours un animal qui guide, qui conduit, vers un autre univers, un univers clos, une ile, un lieu qui respire le sacré, mais un sacré à la gloire d’un animal, magnifié, à la quête de l’amour peut-être. Chacun interprètera à sa guise, bien sûr, le sens de ce talisman, gage donné par une fille à un garçon, gage conservé toute une vie… L’album, qui plonge le lecteur au sein d’une nature paisible et mystérieuse, n’en dit pas plus, et c’est très bien ainsi.

Un album sous forme de conte, à contempler, qui donne l’impression d’une suspension puis d’une accélération du temps. Magique.

Le Brasier

Le Brasier
Florence Hinckel
L’école des loisirs (Médium), 2025

Les Cygnes sauvages, la véritable histoire

Par Anne-Marie Mercier

« Mes histoires racontent le réel […]. Et le merveilleux, il existait » (Hilde, conteuse)

De toutes les méchantes des contes, celle des « Cygnes sauvages » d’Andersen semble l’une des pires. Pourtant, Florence Hinckel n’a aucun mal à nous persuader que cela vient d’un malentendu.
Dans un premier temps, la narration épouse tantôt le point de vue de Brunehaut, future marâtre de l’histoire, pas encore sorcière ; c’est celui d’une jeune fille que le roi son père donne à un autre roi, vieux, violent et répugnant. Ce point de vue alterne avec celui de la fille de ce roi, Elisa (l’héroïne du conte d’Andersen) qui voyant arriver la belle Brunehaut, sa future belle-mère, l’admire et est prête à l’aimer. Quelques temps après, tandis qu’Elisa se désespère de voir son enfance s’enfuir, et avec elle la belle union qu’elle avait avec ses frères, Brunehaut mariée souffre. Le roman, sans être parfaitement explicite, montre l’angoisse d’une jeune femme violentée et maltraitée nuit après nuit. Sa rage développe des pouvoirs de sorcellerie qui lui permettront entre autres de métamorphoser des êtres vivants. Ainsi, la figure de la sorcière, incarnation de la rage des femmes révoltées, est ici parfaitement développée. On la voit menacée de toute parts, de plus en plus seule tandis que son pouvoir grandit.
Malgré cette rage, les raisons qui lui font transformer les princes en cygnes et qui la poussent à défigurer Elisa ne sont pas celles du conte mais sont des actes d’amour et de protection. En revanche, c’est la figure paternelle qui est abimée : le roi excite ses fils contre ses voisins pour les envoyer à la guerre et étendre son royaume. Il se peut aussi qu’il ait besoin de les éloigner pour un autre dessein : la beauté d’Elisa et la froideur de sa nouvelle épouse lui donnent des idées incestueuses. Grâce à la reine sorcière, l’histoire peut bifurquer et c’est par elle que l’inceste et les meurtres sont évités.
Mais Florence Hinckel sait bien qu’on ne peut pas trafiquer les histoires des autres si facilement, comme le font pourtant de nombreux « réécrivains » qui inventent d’autres fins, changent les motifs et les personnages et font que les contes, asphyxiés par de nombreuses versions, n’ont plus aucune vitalité ni crédibilité. Elle a eu l’idée géniale, dans la deuxième partie de son histoire, de revenir à la source : non plus le texte d’Andersen, mais l’histoire « vraie » qu’il aurait recueillie d’une conteuse, Hilde.
Au début, Hilde refuse de raconter au personnage nommé Hans (figure de l’auteur du conte donc) une histoire qu’elle déclare vraie, de peur qu’il la déforme :

« Vous allez tout ben retranscrire comme il faut ? Vraiment ? Vous allez parler de sexe et de cannibalisme ? […] Des viols et des massacres∞ […] Faut parler de la réalité, mon bon Monsieur. Même aux enfants faut leur dire, tout ça que j’ai dans la tête. »

Hans devient l’un des personnages du récit et prend lui aussi la parole. On découvre quelques épisodes de sa vie et surtout les moments où la reine sorcière vient le hanter pour l’obliger à écrire l’histoire comme il le faut et pour changer le destin de la reine, celui d’Elisa et celui de ses frères. Mais il résiste: son univers, ses lecteurs, la censure… Tout le bride et le pousse à écrire un texte conventionnel, celui que l’on connait.
Le désarroi de Brunehaut, les souffrances d’Elisa, les ambiguïtés du prince censé l’épouser à la fin, les naïvetés de l’ami de cœur de la princesse, les hésitations de Hans, tout cela forme une bigarrure qui prend forme à la fin pour construire un nouveau monde possible où les enfants et les femmes seraient respectés. C’est superbement écrit, et l’auteur manie les niveaux de réalités (ou plutôt de fiction) avec brio, tout en rendant ses personnages (y compris Hans Andersen) extrêmement attachants.
Magnifique!

La Revanche des Oiseaux

La Revanche des Oiseaux
Béatrice Fontanel Lil Sire
Sarbacane 2025

Qui vole un œuf…

Par Michel Driol

Apolline, qui mange des cerises sur un arbre, découvre une bague dans un nid de pie, et la vole. Mais le lendemain, elle se réveille en cage, gardée par des oiseaux géants qui la somment de rendre son larcin.  Ce qu’elle fait, mais elle découvre alors le nid plein d’œufs, et elle en vole un. Le lendemain, elle est à nouveau en cage, rend l’œuf, mais reprend la bague, qui glisse de son doigt par terre, la conduisant à découvrir la nature dans sa diversité.
Fait suffisamment rare en littérature pour le jeunesse contemporaine pour qu’on le signale, Apolline n’est pas gentille, et le texte le signale explicitement : Elle est un peu méchante, puis le texte évoque ses méfaits, dont les victimes sont les toiles d’araignées, mais aussi les autres enfants qu’elle fait pleurer à coups de grimaces. Une diablesse qui fait penser à certains personnages de la comtesse de Ségur…. Le récit prend les allures du conte fantastique pour ramener ce personnage dans le droit chemin et l’éduquer à plus de civilité. On retrouve donc  par deux fois le système transgression/punition, ainsi que l’inversion (de taille, de rôle) permettant aux oiseaux de prendre le pouvoir sur Apolline. Tout cela se passe la nuit. Implicitement, il s’agit de rêves, de cauchemars, manifestations de la mauvaise conscience de la fillette, mais le texte et les illustrations laissent le merveilleux  s’installer avec des oiseaux géants, une cage, des menaces… Le texte est particulièrement enlevé et  travaillé. On y note en particulier l’utilisation de mots rares (les utiles arthropodes pour parler des araignées…), les répétitions rituelles du conte oral (la bague glissait, glissait, glissait…), le mélange d’une réelle poésie (la larme qui glisse sur la toile d’araignée) avec des formules plus triviales (il faisait bigrement chaud).  Tout cela accompagne le point de vue de la fillette, donnant ainsi à percevoir son évolution, la naissance de son respect pour toutes les formes de vie dans la nature.
Réalisées à la gouache, les illustrations sont particulièrement expressives pour camper ce personnage d’Apolline et montrer sur son visage et dans ses postures son parcours de la malignité à la sérénité. Il faut aussi prendre le temps de regarder les détails de la nature, la précision de la représentation de la toile d’araignée, la métamorphose des pies en roi et soldats, ou encore les multiples jouets de la chambre.

Un récit d’apprentissage sous forme de conte, où l’héroïne apprend à admirer les beautés de la nature sans chercher à les voler, et à respecter toute vie.

Léocadia et l’enfant bleu

Léocadia et l’enfant bleu
Carole Trébor – Pierre-Emmanuel Lyet
Little Urban 2025

Triste royaume que celui dont le roi est en deuil…

Par Michel Driol

Petit à petit Léocadia, la meilleure couturière du royaume, perd la vue, mais elle continue malgré tout de coudre et d’aider les autres. Lorsque la reine et le prince périssent dans un naufrage, le roi élève seul sa fille.  Il se met à interdire tout ce qui est imprévu, inconnu. Quand il commande pour la princesse une robe de pierre comme costume d’anniversaire à Léocadia, celle-ci n’y parvenant pas livre au contraire un costume tout en légèreté, qui n’a pas l’heur de plaire à la princesse et au roi. Arrive alors chez Léocadia un enfant bleu, venu d’un pays aride, mais dont le séjour est interdit dans le royaume. Elle l’héberge pourtant, et il devient en quelque sorte ses yeux, jusqu’au jour où des gardes viennent l’arrêter. Léocadia demande audience à la princesse pour tenter de faire libérer l’enfant.

Little Urban propose ici un album qui renoue avec une certaine tradition, celle du long texte qui pourrait être autonome, du très grand format, et des illustrations très colorées en pleine page. Le texte prend la forme du conte, sans l’incipit « il était une fois », mais en en conservant tous les ingrédients : un roi et une princesse, une femme du peuple, et un personnage venu d’ailleurs. La langue est particulièrement inventive, se prêtant à l’oralisation par un jeu sur les rythmes. Elle touche aussi à la poésie par des formules particulièrement travaillées, associations de termes, métaphores, et même un poème associant le destin de la princesse à la robe de pierre.  Les illustrations se remarquent d’abord par leur côté faussement naïf et enfantin dans la représentation des personnages, dans la stylisation des gardes. Mais elles offrent aussi de splendides constructions géométriques  ou des éblouissantes compositions de formes pures, de mouvements, de gestes  ouvrant sur un imaginaire cosmique. Tout l’album fait penser à Kandinsky par l’utilisation des formes et des couleurs.

Cet album est, bien sûr, au service d’une morale et d’un projet qui n’a rien de manichéen. Si le roi se referme sur lui-même, et enferme ses sujets dans une tyrannie de plus en plus pesante, c’est à cause de la mort de sa femme et de son fils, et d’un deuil impossible à faire. Il n’est donc pas, par essence, mauvais. La princesse, quant à elle, souffre de ce carcan, et la robe de légèreté lui permet quelque peu d’y échapper, et c’est, on s’en doute, d’elle que viendra la libération du royaume et le retour à la liberté. Léocadia est couturière, tendant de remailler tout ce qui peut l’être du monde, de le recoudre, de le réparer, de renouer les fils.  Non situé dans le temps et l’espace, – c’est le propre du conte – cet album parle d’un monde très contemporain, un monde dans lequel l’autre est mal vu, rejeté, un monde où chacun se referme sur lui-même, un monde dans lequel le sens de l’hospitalité se réduit. C’est aussi un monde où l’on a peur, et cette thématique de la peur court tout au long de l’album : peur de ce qui peut arriver pour le roi, peur des autres éprouvée par l’enfant bleu, peur matérialisée que Léocadia emprisonne et rejette dans une belle image, peur surmontée à la fin par le courage de Léocadia et la volonté de la princesse.

Un album émouvant, un conte universel qui s’inscrit parfaitement dans la tradition du conte à fin heureuse, dont les personnages attachants se font les héros d’une ode à la liberté et à l’hospitalité.

Le Fan-Club des contes de fées.

Le Fan-Club des contes de fées. Lettres légendaires compilées par C. C. Cecily
Richard Ayoade, David Roberts (ill.)
Traduit (anglais) par Anne-Sylvie Homassel
Hélium, 2025

Lettres fictives

Par Anne-Marie Mercier

Pour ranimer une littérature qui s’endort, rien de tel que l’implication des lecteurs. Un fan-club permet à ceux-ci d’écrire aux auteurs, d’échanger entre eux, de commenter les œuvres ou de proposer d’autres versions. Mais que faire quand ce sont des contes, que les auteurs sont morts, ou ont transcrit des histoires qui circulaient déjà oralement bien avant eux ?
Richard Ayoade a eu la belle idée d’inventer un intermédiaire, C. C. Cecily, qui transmet les courriers, comme d’autres le font pour les lettres au Père Noël. Les courriers sont adressés aux personnages (Petit Poucet, Cendrillon, Petite Sirène…) et sont censés avoir été écrits par des enfants d’aujourd’hui avec leurs codes, leurs réseaux (sociaux), leurs humeurs et leur humour (?).
Le problème est que ce ne sont pas de vraies lettres, ni de vrais enfants, mais bien des textes écrit par un adulte qui les imite, et pas toujours de la meilleure façon. Les contes n’en sortent pas grandis, ni les enfants d’aujourd’hui, mais l’idée était bonne. La lecture est facile, parfois drôle, bien accompagnée par une illustration originale, et l’ouvrage est très joliment fait.

Le Trésor au bout de la branche

Le Trésor au bout de la branche
Didier Lévy – Marie Mignot
Sarbacane 2025

Un jeu de rôles…

Par Michel Driol

Frère et sœur, Gus et Lola décident de jouer au Loup et au Petit Chaperon Rouge. Mais qui pour faire le Loup ? Garçon ou fille ? Il faut aller demander à la Grande Louve. En attendant, le sort désigne le garçon, bien mécontent. C’est décidé, plutôt que d’être Chaperon Rouge, il sera chasseur avec une branche qui ressemble à un fusil. Bien inefficace face aux oiseaux ! Mais Lola montre que la branche peut devenir baguette de sourcier qui les entraine  sur une colline d’où ils peuvent enfin voir la Grande Louve et ses louveteaux. Après le gouter, les deux enfants échangent des parties de leurs costumes.

Nombreux sont les albums contemporains qui abordent la question du genre,. Celui-ci l’aborde justement à partir d’un jeu de rôles en revisitant, de surcroit, à différents niveaux le Petit Chaperon Rouge. Les deux personnages du conte sont-ils genrés ? Sans nul doute, pour le garçon. Mais pas pour la fille. Le loup est-il le méchant ou, comme ici, le Loup protecteur de la forêt et de la nature, dans la bouche de la fillette, la Grande Louve majestueuse et protectrice de ses louveteaux. On le voit, c’est la figure du loup qui est ici métamorphosée en un être positif, du côté de la nature, et non contre les humains. Par ailleurs, l’album montre un jeu qui n’a rien de figé, et dans lequel tout se transforme progressivement, au gré de l’imagination des enfants. Le Chaperon Rouge devient chasseur rouge, le bâton devient fusil puis baguette, et les deux enfants glissent progressivement vers des rôles moins marqués, allant jusqu’à devenir des êtres hybrides, mi loup, mi chaperon à la fin, façon de transcender ou d’abolir leurs différences. L’album pose et oppose aussi deux enfants. Le garçon, force de proposition du jeu au début, devient ronchon, bougon, c’est le texte qui le souligne, lorsqu’il perd au début, mécontent de son fusil-bâton, mais aussi souvent impressionné par sa sœur, par la nature : un personnage en nuances, mais moins valorisé par le texte que sa sœur. C’est elle qui mène le jeu, semble grandie aux yeux de son frère, s’avère plus fine et pleine de ressources que lui… Façon sans doute moins de montrer des stéréotypes masculin et féminin que de dire et d’affirmer les différences de perception, de caractère entre les deux pour aller vers l’alliance finale, la (ré)conciliation autour du gouter, la fascination pour la grande louve, ce que le texte souligne avec ces phrases en ils, où ils agissent de concert. Quant à la branche, titre de l’album, objet transitionnel dans l’album, elle finit parmi les collections de Gus, comme une manière de garder trace de cette expédition initiatique dans la forêt. Ajoutons non pas l’absence des parents, nécessaire pour que des enfants soient libres dans la forêt, mais la présence discrète d’un papa… aux fourneaux, d’une maman coupant du bois, autre façon de parler de la question des stéréotypes.

Les illustrations sont à la fois expressives et allant à l’essentiel.  Qu’on soit dans le joyeux désordre de la chambre, dans la cuisine bien rangée (ou pourtant, mystère, trône un hibou…), ou dans la forêt, le visage des enfants en dit long sur leurs émotions… Tout se joue en deux couleurs, le vert et le rouge, sur des fonds tantôt très blancs, tantôt très noir : noir du mystère, de l’inconnu, de la forêt au milieu duquel se détache dramatiquement le blanc des enfants, du ciel. Beau contraste et belles oppositions entre des couleurs qui , elles aussi, disent la complémentarité des genres.

Un album tout en nuances, pour évoquer avec douceur et à hauteur d’enfants qui jouent, se promènent, la question du genre, et pour montrer comment il est possible de se respecter et de partager ensemble des moments de plaisir et de joie, dans l’harmonie.

 

Les Follets

Les Follets
Camille Romanetto
Little Urban 2024

A la recherche du Criquidibou

Par Michel Driol

En vacances chez ses grands-parents, Madenn ramasse un minuscule bonnet rouge au milieu d’un bois. Quand le propriétaire vient le récupérer, la voilà mise sur la voie de la découverte d’un peuple de créatures minuscules, les follets. Ces derniers ont perdu un objet plein de prix pour eux, le Criquidibou, et ils cherchent Madenn de le retrouver.

Ce roman illustré, découpé en 14 chapitres, entraine ses lecteurs dans un univers enchanteur et des personnages qui évoquent Alice de Lewis Caroll, Hippolène  ou Adèle de Claude Ponti, voire la Baba Yaga. Un univers proche, avec ces vacances chez les grands-parents, leurs rituels, leurs manies, leur amour aussi. Un univers féérique, avec ses mystères, ses créatures étranges, et les conversations qu’on peut y tenir avec un héron trop bavard, un lapin prolixe mais ignorant, et une Dame Grelette à la fonction bien définie. On est dans un univers de conte, avec cette maison des grands parents dans la foret, une maison qui a des allures d’isba dans l’illustration, avec la magie des créatures qu’on rencontre, ces follets d’apparence enfantine, pleins de sagesse, avec la quête surtout d’un objet dont on ignore tout, mais dont on laissera le lecteur découvrir à la fin quel il est et à quoi il sert. L’autrice joue avec l’intertextualité pour s’inscrire dans un certain de type de littérature, mais créer aussi un univers bien à elle, un univers dans lequel l’aventure vécue a quelque chose d’initiatique et sert à faire grandir l’héroïne, qui, avec son caractère bien trempé, mais son incapacité à prêter, va découvrir le sens de l’amitié, de l’amour, mais aussi se découvrir loin de sa famille, trouvant ainsi sa propre identité. Ainsi l’autrice propose un conte qui s’affirme comme tel, avec sa structure très archétypale, où tendresse et amitié sont les maitres mots. Le texte est d’abord un récit, qui fait la part belle à l’évocation des lieux, des créatures, des sentiments, des émotions. Il laisse place à quelques bouts rimés, des comptines pour se donner du courage, des formes de sagesse populaire, sorte de parenthèses amusantes. Il pourrait se suffire à lui-même, mais il constitue avec les illustrations un magnifique objet « à l’ancienne ».Outre quelques pages encadrées par des arbres, ou encadrant des fleurs, les illustrations pleine page évoquent, en particulier par les bordures et encadrements, les anciens livres pour enfants, ou, plus spécifiquement, les contes russes illustrés par Bilibine. Des couleurs tendres, des détails précis, des décors fouillés, autant de qualités de ces illustrations qui sont parfois de véritables tableaux.

Un roman illustré à l’écriture pleine de charme, aux illustrations pleines de poésie, qui entraine le lecteur dans un univers très enfantin, très féérique, un univers où tout est sérieux, même le jeu, un univers plein d’une tendre et douce fantaisie.

L’Enfant au poisson rouge et autres contes d’apprentissage

L’Enfant au poisson rouge et autres contes d’apprentissage
Muriel Bloch – Illustrations de Phileas Dog
Gallimard Jeunesse 2024

Quand celui ou celle qui marche fait le chemin…

Par Michel Driol

L’ouvrage commence par une belle préface de Muriel Bloch, qui, prenant appui sur de nombreux contes, de nombreux conteurs, montre d’abord à quel point les contes de toutes origines sont préoccupés par l’enseignement de la vie, en multipliant les figures d’apprentis, les uns sages, les autres fous. C’est à cette rencontre avec tous ces élèves que nous convie le recueil de 23 contes.

Il s’agit de contes du monde entier, que Muriel Bloch raconte ou adapte dans une langue très agréable à lire, pleine de vie, sachant ménager les surprises et les effets de chute. Ses héros sont des princes ou des enfants, des cordonniers ou des samouraïs, des hommes ou des femmes.  Les uns cherchent à apprendre, comme cet empereur chinois qui se sent incapable d’agir, d’aimer et de vivre. Les autres veulent gagner leur vie, comme ce paysan grec. D’autres sont rusés, comme cet apprenti tailleur qui ne veut, comme prix de son travail, que le poids de son mouchoir. D’autres encore sont pleins de contrariété, comme ce pêcheur  breton. C’est toute une humanité diverse et variée, de caractère, de condition que ces contes nous proposent. On peut y rencontrer le roi Salomon mais aussi le diable, et, parfois même, des héros animaux, un tigre et un chat, ou un coyote et une sauterelle.

Qu’est-ce qui caractérise ces élèves dans ces contes ? Les uns, comme ce prince géorgien, ont besoin qu’on leur explique, car ils ne comprennent pas ce qui est dit de façon trop cachée. Les autres, comme le paysan grec, se ruinent  pour apprendre des choses qu’ils ne comprennent pas, mais qui lui apporteront la fortune.  D’autres encore, comme l’enfant au poisson rouge, se perdent dans la contemplation d’un poisson qui tourne en rond dans son bocal. D’autres enfin ne comprennent pas les messages que la mort leur envoie, signes universels du vieillissement.  Car, si philosopher c’est apprendre à mourir, il en est peut-être autant de la lecture des contes, leçons de vie, leçons de mort. On y apprend à bien vivre, c’est-à-dire à s’interroger sur l’amour, l’amitié, la valeur du travail, le valeur de la parole. On y apprend à lutter contre les traditions avilissantes, comme le sort de ces jeunes filles mauritaniennes qu’on engrosse pour les marier.

Ce recueil propose donc une grande variété de contes, de par les origines (tradition juive, bretonne, soufie, chinoise, iranienne…), de par les situations qu’on y rencontre, provoquant à chaque fois l’étonnement et la surprise du lecteur. Celui qui ne sait pas signer son nom devient plus riche que s’il l’avait su.  Celui qui croit conseiller le diable se fait emporter par lui. Les chutes sont souvent étonnantes, révélant alors tout le mystère de la sagesse.

Chaque conte est illustré par Phileas Dog, jeune plasticienne qui excelle en sérigraphie. Elle multiplie, sur une même page, les regards, les situations, dans de couleurs vives, montrant des personnages expressifs dans des décors stylisés, souvent entourés d’une frise.

Toute la sagesse du monde est dispersée aux quatre vents, et personne n’en a le monopole, dit le conte d’Anansi. C’est bien ce que montre cette recension, qui invite à la chercher partout., chez les plus sages comme chez les plus fous, pour apprendre à vivre.

Le vaillant soldat de plomb au pays des yõkai

Le vaillant soldat de plomb au pays des yõkai
Muriel Bloch – Photographies de Pierre-Jacques et Jules Ober
Seuil Jeunesse 2025

Andersen à Kyoto

Par Michel Driol

Chacun connait l’histoire du petit soldat de plomb unijambiste d’Andersen, amoureux d’une ballerine.  Cet album la transpose fidèlement au Japon, les adversaires du petit soldat étant les yõkai, dont la préface précise – heureusement – qu’il s’agit de créatures surnaturelles peuplant l’imaginaire japonais, à la frontière du bien et du mal. Une postface présente, à la façon d’une encyclopédie, ceux qu’on aura rencontrés dans le texte. Le lecteur familier d’Andersen reconnaitra toutes les péripéties, l’amour envers la ballerine, devenue ici petite demoiselle en kimono, le voyage en bateau de papier, le retour dans le ventre d’un poisson, et la mutation finale des deux protagonistes en un cœur… Le lecteur qui ne connaitrait pas le conte source éprouvera un autre plaisir, à découvrir à travers quels dangers passe le petit soldat unijambiste échappé d’une guerre napoléonienne, et la fin pleine de poésie.

Le texte de Muriel Bloch, dans une langue vivante, épouse au plus près le point de vue du petit soldat, donne à entendre ses pensées, son monologue intérieur, ses pensées, ses sentiments, ses peurs aussi, contribuant à faire de ce jouet un véritable personnage, doublement étranger, étranger au Japon, étranger dans un monde merveilleux où tout peut arriver. Le récit transpose l’enfant du conte source en un marchand d’antiquités japonais, faisant aussi de ce dernier un véritable personnage. Si c’est lui qui ouvre le récit en trouvant le soldat dans un marché aux puces, et c’est lui qui le clôt en vendant la bague sertie du cœur de plomb à un jeune couple, il reste comme étranger aux mésaventures du soldat, et à ce qui se passe chez lui la nuit.

Le texte est ici magnifiquement illustré par des photographies, comme cela se pratique encore trop rarement en littérature pour la jeunesse, plaçant le lecteur devant un objet hybride, entre album et roman photo. La mise en page propose parfois des photos pleine page, mais le plus souvent des strips faisant avancer l’action, juxtaposant ou confrontant les images de façon très expressive. Des photos dont les couleurs très saturées et les contrastes forts rendent bien compte de cet autre univers qui est celui du conte. Le Japon propose ici des décors de toute beauté, qu’il s’agisse du parc automnal dans lequel glisse le navire du soldat, des rues et des vieilles maisons. Mais le décor le plus fabuleux et le plus riche est sans doute celui du magasin d’antiquités et de jouets, magasin surchargé de bibelots de toutes les couleurs, véritable caverne d’Ali Baba propice aux rêves. Les objets photographiés en gros plan qui peuplent ce magasin ont diverses origines : soldat de plomb occidental, poupée japonaise, personnages sortis de mangas ou d’une culture populaire. La porcelaine raffinée côtoie le plomb et le plastique bon marché, à l’image d’une humanité bigarrée. Quant aux yõkai que l’on rencontre, ils sont des personnages hauts en couleur, inquiétants à souhait Le montage, le choix des cadrages, des lumières font de cet album une véritable réussite esthétique.

Un album qui ose utiliser la photo dans ce qu’elle a de plus artistique pour offrir au vaillant petit soldat et au lecteur un voyage dépaysant au Japon.