C’est quoi, un paradis fiscal ?

C’est quoi, un paradis fiscal?
Jean Schalit, Karim Friha

Gallimard, 2012

Un petit pas vers la notion de criminalité « en col blanc »

Par Dominique Perrin

 Gamberge est un drôle de « professeur » en cravate, blouse blanche et cheveux blancs coiffés en flamme derrière un étrange casque, scientifique aux allures de sioux doué d’un énorme stylo-plume. Il semble lui-même un peu perdu dans sa déclaration de revenus, mais profite de l’occasion pour édifier une dynamique jeune fille, représentante d’une jeunesse curieuse et tonique, venue lui rendre visite. Le documentaire qui en découle ne va certes pas au fond du sujet – ce serait difficile –, mais utilise avec pertinence la douzaine de doubles-pages qui lui est impartie, par libre adaptation de la série télévisée qui en est la source. On peut certes regretter que le travail de la nombreuse équipe créditée en fin d’ouvrage – sept personnes en tout, de l’écriture, à l’illustration, au scénario, à la conception graphique, la maquette et l’iconographie – ne débouche pas sur un ouvrage un peu plus approfondi et moins formaté. Ce n’est cependant pas le but, le principe de la série primant ici avec pour finalité la familiarisation d’un public aussi large que possible avec des ouvrages traitant avec simplicité des sujets relativement courageux, dans un contexte documentaire globalement frileux en matière de problèmes politiques et plus globalement de sciences humaines.

L’histoire de Kati

L’histoire de Kati
Jane Vejjajiva
traduction (anglais) par Alice Marchand
Gallimard, 2010

Le festin de Kati ?

par Christine Moulin

kati.jpgKati, l’héroïne, est une petite fille sage. Peut-être un peu trop. Il ne lui arrive pas grand-chose, en effet. Bien sûr, on attend la révélation du secret que sa mère lui a laissé en mourant. Mais ce secret n’est pas très surprenant et l’essentiel de l’histoire coule au fil d’un fleuve aux lenteurs thaïlandaises. Ce que l’on retient surtout, ce sont les multiples plats que prépare sa grand-mère, dont Kati est friande, et qui sont abondamment décrits. Le voyage est agréable, dépaysant, mais pas passionnant.

Terrienne

Terrienne
Jean-Claude Mourlevat
Gallimard, 2011

Des sentiers qui bifurquent : où va Mourlevat?

Par Anne-Marie Mercier

Terrienne.gif« Anne, ma sœur Anne, ne vois-tu rien venir ? » … On se souvient de la phrase leitmotiv de la huitième épouse de Barbe Bleue dans le conte, et c’est bien cette phrase qui définit le mieux  Terrienne dans un premier temps : il s’agit d’une récriture de conte, domaine dans lequel Mourlevat s’est rendu célèbre avec L’Enfant océan, et précisément de La Barbe bleue. Mais le rapport à ce conte est assez lâche et on ne le suit que de loin en loin. Demeure le sujet central : une jeune femme a disparu juste après son mariage. Sa jeune sœur, l’héroïne de ce roman, la cherche.

Un autre texte plus actif sous-tend le roman, celui de la Divine Comédie : l’un des personnages s’appelle Virgil, mais évoque, davantage que la figure du poète, celle de Dante qu’il guide à travers les différents cercles de l’enfer et du paradis. Autre écho, celui du mythe d’Orphée : dans cette histoire on passe d’un monde à l’autre pour tenter de ramener une jeune femme dans le monde des vivants. On pourrait ajouter une présence de Pinocchio (les sœurs s’appellent du nom de son auteur, Collodi, mais hors le nom, on ne voit pas le rapport). En bref, l’intertextualité ici est diffuse et brouille les pistes plus qu’elle ne les construit.

Ce roman participe du réalisme et de la fantaisie, deux voies que J.-C. Mourlevat a suivies avec constance, tantôt de façon séparée, tantôt en les entrecroisant (comme dans Le Chagrin du roi mort). Le récit débute avec un ancrage fort dans le terrain régional ; on est entre Saint-Etienne et Saint-Just, sur la route et avec les gens ; on évoque le charme de Montbrison. Le narrateur rencontre une jeune fille qui semble à la dérive. On pense d’abord au mythe de « l’auto-stoppeuse fantôme ». Mais progressivement elle prend davantage de poids et de précision et la veine fantastique du « comme un rêve », très prenante, laisse place à l’écriture de science-fiction après avoir fait penser un temps à la veine vampirique : de multiples voies sont ainsi encore ouvertes puis abandonnées.

La deuxième partie de l’ouvrage se passe dans un monde parallèle au nôtre, parfaitement organisé, un genre de « meilleur des mondes » avec tout ce que cela comporte de cauchemardesque. On retrouve ici encore du très bon Mourlevat, celui du Combat d’hiver par exemple, pour l’organisation du récit, le suspens, l’inventivité et la beauté des « paysages », même si ceux-ci sont de plus en plus sinistres. On retrouve aussi la thématique de la résistance, du refus de la tyrannie. Mais aussi des traits de poésie et d’humour : certains des habitants font la navette entre les deux mondes et reçoivent un enseignement pour cela : cours de civilisation, cours de sentiments, cours de cuisine (voir la leçon de quiche lorraine !). Enfin, le titre illustre l’une des belles qualités du roman : il est une apologie de l’imperfection des choses humaines, un chant d’amour aux paysages médiocres, aux êtres sans charme particulier (mesdemoiselles, méfiez vous des trop beaux hommes !), au quotidien dépenaillé qui est le nôtre. Au centre de tout cela, le plaisir tout simple de respirer calmement et régulièrement, que ne connaissent que ceux qui en ont été privés pendant un temps…

Réécriture de conte, fantastique, réalisme, dystopie, roman engagé… Mourlevat court plusieurs livres à la fois et l’on est parfois perplexe devant ces esquisses abandonnées dès que la « sauce » commence à prendre. Faut-il le prendre au mot lorsqu’il semble se mettre en scène sous les traits d’un écrivain qui, comme l’auteur, vit dans cette région ? Etienne Virgil (on a vu la symbolique du nom), a 70 ans et vient d’écrire son quinzième roman dont il n’est pas content… Ses enfants lui ont offert un PC et pour la première fois il a écrit sur traitement de texte… Ce roman qu’on est en train de lire est-il celui-ci ? Pourquoi Mourlevat abandonne-t-il ce personnage attachant (et sa voiture…) si brutalement, nous laissant vivre l’histoire uniquement à travers le point de vue d’Anne ? Autodestruction ? Syndrome de l’écrivain malheureux comme dans le dernier roman de Houellebecq (La Carte et le territoire) ? Les fans de Mourlevat ne peuvent qu’être inquiets : on demande à être rassuré, vite un autre livre !

Mais ne nous affolons pas : on pourrait aussi répondre que l’écrivain incarne une figure symbolique. Il est celui qui, comme le Virgile de Dante, est un passeur. Il nous fait pénétrer dans l’autre monde et aussi nous entraîne dans la fiction. Son auto-stoppeuse serait d’abors une idée d’histoire : il l’embarque, la promène. Une fois que l’idée a pris corps, l’écrivain peut s’éclipser (en apparence, bien sûr) pour la laisser « vivre sa vie ». Se donner 70 ans était déjà une façon de se retirer. C’est aussi une façon de se tenir hors de l’action et de l’héroïsation. Il demeure que Virgil nous laisse bien seuls dans ce monde déprimant dont on ne sait s’il dévoile davantage l’horreur du passé ou s’il nous fait « voir venir » celles du futur… pour mieux apprécier notre présent si fragile.

Nightshade, « Lune de sang »

Nightshade 1, « La lune de sang »
Andrea Cremer
traduction (américain) par Julie Lopez
Gallimard, 2011

 Twilight like

par Christine Moulin

 On pouvait craindre le pire : la couverture, aux couleurs glaciales, comporte juste la petite tache de sang qui convient. La question censée attirer le lecteur a comme un air de déjà vu : « L’amour interdit vaut-il tous les sacrifices ? ».

Et par certains côtés, ce premier roman ne s’écarte que très peu du modèle Twilight. Nous assistons à la vie quotidienne d’adolescents, dans un lycée : cours, devoirs à faire, fêtes longtemps attendues (« qui invitera-t-il ? »), rivalités amoureuses, arrivée d’un nouveau, phénomène des « bandes », sexualité encore marquée du sceau de l’interdit, relations difficiles avec les parents, tout est là. Comme dans Twilight, il y a un « hic » : c’est que les héros sont des vamp… non, des loups-garous. Comme dans Twilight, l’héroïne hésite entre deux beaux mâles et l’érotisme est torride (parfois de façon un peu insistante…)

Mais certains éléments surprennent. En bien. Tout d’abord, le point de départ est inversé : au lieu qu’on attende la révélation de la nature surnaturelle des personnages, c’est une donnée de départ. Les renseignements sur l’organisation et l’histoire de l’espèce « loups garous » ne sont pas assénés d’un coup : ils se devinent à travers de nombreux indices, qu’il faut patiemment rassembler et croiser entre eux, pour aboutir à un tableau assez complexe. Le fait que l’héroïne soit en partie un animal transparaît à travers l’écriture, très riche en notations olfactives. Et l’auteur ne recule pas devant certaines références, sans qu’elles soient pour autant gratuites : Locke et Hobbes sont convoqués.

C’est que ce roman « twilightesque » ne se limite pas aux questions psychologiques : il pose la question du secret et de ses conséquences, des obligations des puissants, de la servitude dorée, du Devoir, de la loyauté, du destin, du nécessaire libre arbitre qui préside à l’accomplissement de soi. Si bien qu’à la fin du premier volume, ce n’est pas le seul suspens  qui fait attendre la suite.

Ecoute les bruits des saisons

Delphine Gravier-Badreddine,
illustrations Henri Galeron, Donald Grant, Pierre-Marie Valat

Ecoute les bruits des saisons

Gallimard, Premières découvertes, 2011

Science, poésie et son : sous-continents communs à explorer

Par Dominique Perrin

sais2070637683.gif Un livre sonore invitant à tendre l’oreille aux « bruits des saisons », la chose est engageante aussi bien pour les amateurs de documentation que pour les amateurs de poésie. C’est à une rencontre de ces deux horizons qu’on assiste ici avec plaisir ; la modestie de ses moyens et de ses ambitions donne cependant à songer sur les possibilités que pourraient ouvrir un télescopage plus audacieux et plus fécond du travail sur le pouvoir évocateur des mots, sur celui des images et sur celui des sons – au service d’un  authentique point de vue scientifique sur la planète comme milieu et comme système.

L’arbre rouge

L’arbre rouge
Shaun Tan

Traduction (anglais, Australie) par Anne Kierf
Gallimard, 2010

… et j’en ai fait de l’or

par Christine Moulin

arbre rouge.jpgChef d’œuvre : il fallait oser, dans un livre pour enfants, parler du mal de vivre, de la mélancolie, superbement figurée par un poisson monstrueux. Mélancolie qui s’attaque à une petite fille, fragile comme un émouvant croquis, comme une ébauche, malgré ses flamboyants cheveux roux. Cela aurait pu être didactique, pesant, ou gênant. C’est tout simplement magnifique. La puissance symbolique des illustrations ne s’épuise pas en une seule lecture. Comme chez Anthony Browne, et le compliment n’est pas mince, on découvre toujours quelque chose de nouveau : un cadenas, un requin, un robinet, et on s’interroge car rien, on le sent, n’est gratuit ni aléatoire.

Le lecteur peut suivre, pour construire son parcours, les feuilles d’érable (celles de l’arbre rouge) qui jalonnent le livre et se laisser aller aux échos qu’éveillent les images, surréalistes, souvent, mais terriblement vraies : le destin, par exemple, en dragon de fer broyeur et aveugle, est effrayant… Et l’angoisse, en pieuvre rouge et gluante…

Un splendide voyage qui mène à la renaissance. Sans mièvrerie. Avec l’espérance en viatique.

Un dragon dans la tête

Un dragon dans la tête
Pittau et Gervais

Gallimard Jeunesse, Giboulées, 2011

Le dragon chauve

par Christine Moulin

pittau,gervais,gallimard,ginoulées,poésie,liste,christine moulinPas plus de dragon dans cet album que de cantatrice, chauve ou non, dans la pièce d’Ionesco. Quoique : le dernier poème explique en quelque sortte le titre, sous le signe de l’absence, il est vrai, mais une absence qui donne sa chance à l’imaginaire : « Dans la forme/ Des nuages/ Je n’ai pas vu/ Des dragons fumants […]/ Tout ça/ Je l’ai vu dans ma tête/ Juste en fermant les yeux ».

En revanche, la poésie, elle, est là, et bien là. Fondée sur le goût des listes, très nombreuses, sur la célébration de l’infime (« La fourmi », La grenouille » « Un jour de soleil »), de l’intime aussi (« Caché bien caché »). Avec quelquefois des envolées plus larges (« Ici et là-bas », poème en miroir qui dit l’universalité des interrogations humaines ; « Trait pour trait » qui rappelle la difficulté et la joie d’être soi) mais aussi des incursions vers l’humour (« Un jour, un jour », ode à la procrastination), vers la poésie graphique (« Paysage en ville ») ou tout simplement vers l’évocation voilée, proche du silence, des chagrins enfantins (« Les petits chats »).

Les images,, mêlant formes modernes et simples à des collages nostalgiques, accompagnent les poèmes sans les illustrer lourdement, retenant un moment, une impression, proposant, au fond, une lecture, sans l’imposer.

Voilà un beau livre, grâce auquel « on peut caresser le ventre des nuages ».

Pour aller loin

Pittau et Gervais
Pour aller loin
Gallimard, Giboulées, 2011

Français, encore un effort pour promouvoir le développement durable

Par Dominique Perrin

Pittau et Gervais, Pour aller loin, Perrin, Gallimard, Giboulées, 2011De conception plutôt généreuse, ce livre-jeu offre huit puzzles en forme de nuages, accompagnés de textes poético-explicatifs permettant au jeune lecteur-joueur-dessinateur d’esquisser la silhouette de huit « moyens de transport » permettant d’« aller plus loin ». On peut toutefois difficilement s’empêcher de regretter la relative pauvreté du propos général. Si l’ouvrage se termine plaisamment sur le vélo et sur le pied, les nuages qui environnent l’avion (très classiquement assimilé à une sympathique hirondelle), le camion, la moto et l’auto ne sont pas commentés, et moins encore distingués de ceux qui environnent train et  bateau (on pourrait penser ici aux péniches). Le moins qu’on puisse dire est que la complaisance toujours savamment entretenue chez les enfants du 21e siècle pour les engins à moteur n’est guère tempérée.

Bruit blanc

Bruit blanc
David A. Carter
Gallimard jeunesse, 2010

L’Art du Pop Up

Par Anne-Marie Mercier

Bruit blanc.gifSous une couverture cartonnée sobre, rouge, couverte en partie par des découpes blanches de carton ondulé, se cache une explosion de couleurs et  de formes. Ce livre est un Pop up tout à fait particulier et maîtrisé, l’art du Pop Up.

Au lieu de raconter une histoire et de proposer des constructions reconnaissables et plus ou moins réalistes, il joue librement sur les formes, les couleurs… et les sons. Car Bruit blanc est un livre qui émet des sons, non pas de ces vilains bruits enregistrés qu’on trouve ici ou là (du type « appuyez sur la touche », et voici un bruit de vache ou de moteur), mais de vrais bruits émis par des matériaux claqués, frottés, dépliés, ceux que font des languettes de papier lorsqu’on tourne des pages, actionne des leviers de carton, gratte des calques…

Chaque ouverture de page fait naître une structure proche du mobile de Calder par sa justesse et son côté aérien ou de la sculpture de Tinguely par sa fantaisie et ses couleurs. Sur les fonds monochromes de couleurs primaires ou blancs ou noirs s’élèvent des architectures dans lesquelles on reconnaît (ou croit reconnaître ?) des structures multicolores (toujours des couleurs primaires, ou noir et blanc), comme ici un chevalet, là une lettre… ou des formes de cônes, de cylindres… ou des empilements joyeux et aériens, des bulles d’arc en ciel. Au dos de l’album, une dédicace à Kerouac et Monk ouvre sur d’autres arts et y ajoute le nom de Massahiro Chatani, créateur d’« origamic architectures » (http://www.evermore.com/oa/exit.php3).

Un sommet de l’art du Pop Up.

On trouve sur le site de D. A. Carter toute une série de ressources pour créer ses propres pop up, de l’élément papier à imprimer et découper, au film indiquant la méthode de collage et de fabrication : http://www.popupbooks.com/surprise.html

Les Grands soldats. Une aventure de Cathal Crann

Les Grands soldats. Une aventure de Cathal Crann
Laurent Rivelaygue et Olivier Tallec

Gallimard (« Bayou ») 2010

Candide géant

Par Anne-Marie Mercier

Les Grands soldats.jpgLes « grands soldats », ce sont des hommes de plus d’1m 88 que Frédéric Guillaume Ier de Prusse faisait recruter – et parfois enlever – à travers l’Europe au 18e siècle pour former sa garde personnelle, avec des tentatives pour les faire se reproduire avec de très grandes femmes choisies pour cela… ce qui évoque d’autres « recherches » sinistres du même type. On trouve le détail de tout cela dans l’Histoire de Frédéric II de Carlyle (ch. 5) ; quant au présent album, un texte final précise sa dimension historique. Cette BD ou roman graphique présente l’histoire de l’un de ces soldats, un géant irlandais de la côte ouest, Cathal Crann. C’est un bon gars, presque un simplet, tant qu’on ne le « cherche » pas, un prototype de « quiet man » irlandais. Dans le cas contraire, sa fureur le métamorphose en monstre. Le chien rouge qui se manifeste alors, en lui et hors de lui, est à la fois une métaphore et une réalité, donnant à l’histoire une allure fantastique. On y voit ce qui est sans doute le début de ses aventures : son enrôlement ou plutôt son enlèvement, son installation à Potsdam, ses rencontres, ses amours, une tentative d’assassinat, sa désertion…

Les illustrations sont très drôles et expressives. La tonalité sombre de l’histoire et des images joue avec les caricatures comiques et les explosions de couleurs des moments de rage du héros. Un beau roman tragi-comique en compagnie d’un colosse naïf et dangereux, et un morceau d’histoire inquiétante.