Les étoiles seront les mêmes

Les étoiles seront les mêmes
Céline Claire – Valérie Michel
Saltimbanque 2025

Une histoire à quatre voix

Par Michel Driol

Lou et son grand-père vivent dans un quartier que des bulldozers détruisent. Ils sont obligés de partir, et se retrouvent dans deux barques différentes, que le fleuve sépare. Lou arrive dans une ville où il est recueilli par 3 enfants qui l’hébergent dans une grange, et se débrouillent pour faire publier ses dessins dans le journal local, ce qui permet à son grand père de le retrouver.

Quatre voix qui se relaient pour raconter cette histoire dans un ordre non chronologique. Le récit commence avec l’arrivée de Lou dans la ville, et les réactions diverses du groupe d’enfants, moquerie de Nils et Hans, compréhension de Galia qui permet d’établir la communication, malgré l’obstacle de la langue. Quatre voix qui sont celles de Nils et de Galia d’une part, de Lou et de son grand-père d’autre part. Cette polyphonie permet de rendre compte à la fois des différents aspects de l’histoire des deux réfugiés, que le lecteur découvrira lorsque la communication sera établie entre les enfants, à partir de dessins, mais aussi permet d’illustrer la différence de perception des choses, de la langue, inconnue et nouvelle pour Lou. L’originalité de l’ouvrage est de parler de migrants au rebours de certains stéréotypes et hors de toute géographie.  En effet, Lou est un garçonnet blond, sur l’illustration, dont les yeux bleus sont soulignés dans le texte. Il arrive dans un pays enneigé dont les habitants sont plutôt bruns de cheveux. Le voyage se fait non pas en traversant la mer, mais en suivant le cours d’un fleuve. Le danger qui menace les habitants du pays de Lou et de son grand-père est matérialisé par des bulldozers qui détruisent les maisons… Un lecteur adulte transposera, verra des images de différents conflits, des maisons détruites par des colons, des traversées périlleuses sur des barques. Le lecteur enfant se laissera porter par cette géographie imaginaire et très parlante. Le récit dit les dangers, dit la douleur du départ, dit les séparations, dit la perte involontaire des adresses indispensables. Là est l’essentiel pour faire ressentir le drame de l’exil et de la perte de repères et de famille. Là est aussi l’essentiel pour dire à quel point l’élan vers l’autre et l’amitié sont possibles en tous lieux.

Le texte, qui entrelace les différents points de vue, est très attentif au regard de chacun sur l’autre, à sa tentative de comprendre au-delà des mots et exprime les sentiments, les impressions de chaque personnage. Le titre du livre, qui revient comme un leitmotiv dans l’ouvrage, est la phrase dite par le grand père au moment du départ,  phrase qui relie les deux personnages sous le même ciel. Les illustrations, très fouillées, ont un côté très réaliste dans la représentation des lieux, des objets, des personnages. Elles opposent la nuit du départ, couleurs froides et sombres, au blanc de la neige du nouveau pays, à la lumière du printemps et de l’été. Les visages, en particulier celui du grand-père, y sont très expressifs.

Un album poétique, humaniste et émouvant sur l’exil, sur les migrants, sur l’amitié montrant la nécessité de l’entraide et de la générosité.

Vent du Sud

Vent du Sud
Véronique Foz – Cécile Basecq
Editions Voce Verso – Collection Hisse ho ! 2025

Une traversée

Par Michel Diol

Nita, qui n’a jamais vu la mer, va prendre un bateau avec ses parents. Bien sûr, il faut quitter la grand-mère, les oncles et les tantes, mais, promis, on reviendra.  Le bateau qu’ils vont prendre n’a rien des voiliers des histoires que son père lui racontait, c’est une barque chargée d’une vingtaine de migrants.  Après la mer calme de l’après-midi, Nita se réveille en pleine tempête.  Un homme passe par-dessus bord… Au petit matin, le bateau accoste sur une plage, au milieu des parasols, où un garçon lui tend un coquillage « aux couleurs de l’aurore ».

Dans la collection Hisse ho ! les textes et les illustrations se relaient pour proposer un récit dans lequel les deux médias jouent leur rôle à part entière. Le texte adopte le point de vue de Nita, tandis que les illustrations – un noir et blanc épuré rehaussé d’une touche de rouge – font avancer l’histoire, ou la complètent, tantôt sur un mode réaliste, tantôt dans l’imaginaire. Ce dispositif permet d’être au plus près des émotions, des espoirs, des peurs de Nita. On apprécie les effets de dévoilement progressif de l’histoire : quel est ce voyage que la famille va entreprendre ? La chambre de Nita sur l’illustration, avec ses peluches,  son lit, sa commode semble bien confortable. Les premières illustrations nous ont placés dans un univers de rêve, dans le monde merveilleux des poissons, de la mer. Puis avec subtilité les illustrations entrainent le lecteur vers un autre paradigme de lecture,  avec cette famille serrant dans ses bras une grand-mère devant une porte très orientale, avec ce groupe humain entassé  à l’arrière d’un pickup… avec cette famille, pauvres valises en main, devant l’immensité de la mer, valises et bagages que l’on voit ensuite abandonnés tandis qu’un bateau surchargé s’élance vers le large. Le texte et l’illustration s’accordent ensuite pour dire et montrer, à travers les yeux de la fillette, à partir de petits détails, la réalité de cette traversée, la chaleur, la nourriture qu’on a préparée et qu’on économise, les chansons qui rassurent. Autant de petits faits, vus à travers les yeux de la fillette, partagée entre cette promiscuité et le désir de voir la mer dans ce qu’elle a de magnifique, de féérique, et d’enchanteur. Et c’est à nouveau  l’image qui donne à voir la suite, avec cette splendide et terrifiante illustration d’une barque sur une mer rouge sang se détachant sur un ciel d’encre. On le voit, tout au long de l’album, le texte et l’illustration dialoguent, se complètent pour raconter à part égale et complémentaire, cette histoire.

Vent du Sud fait partie de ces albums qui permettent à des enfants de mieux comprendre, de mieux sentir les dangers que les passeurs font courir aux migrants, les conditions sommaires dans lesquelles ils traversent les mers. Un album qui évoque, sans s’y appesantir, les raisons du départ, pour trouver la sécurité ailleurs, loin de cris et des coups de feu.  Sa force est de montrer les liens familiaux, peut-être un peu stéréotypés, le père comme un phare solide, la mère comme celle qui protège. Deux parents aimants ne voulant que le meilleur pour leurs enfants, quitte à leur faire courir de grands risques pour échapper à des dangers, non montrés, que l’on imagine encore plus énormes.  Il y a là une belle façon de parler des espoirs et des rêves de ceux qui sont obligés de quitter leur vie, leur pays, sans pathos, mais sans naïveté non plus. La réalité n’est pas édulcorée, ni celle de la traversée, ni celle de l’arrivée sur cette plage paradisiaque, au milieu de gens parlant une langue inconnue, dont l’autrice montre, de façon assez allusive, les comportements face à cette barque qui dépare leur univers. Il est question de cris dans une langue inconnue… On imagine les sentiments de la fillette qui voit, de surcroit, ses parents épuisés. Pour autant, et il y a là quelque chose de magique, c’est sur l’espoir, le partage, le don d’un coquillage que se clôt le récit. Belle façon de suggérer que les enfants ne connaissent pas le racisme, l’exclusion, et sont prêts à accueillir l’autre.

Un récit et des illustrations à hauteur d’enfant qui savent à la fois dire et montrer le réel dans ce qu’il a de brutal,  mais aussi laisser une place à l’imaginaire, à la poésie pour évoquer le tragique destin des migrants embarqués sur des barques de fortune et l’espoir fragile d’une vie et d’une humanité meilleures.

Délit de solidarité

Délit de solidarité
Myren Duval
Rouergue doado 2021

Ils ne savaient pas que nous étions des graines

Par Michel Driol

Une bande de copains de troisième, quelque part en Picardie, quelques jours avant le brevet. Il y a là la narratrice, Lou, son amie Soname, et trois garçons, Eliott, franco-anglais souvent seul chez lui, Victor, déjà tenté par quelques drogues, et Roman, plus timoré. C’est dans les anciennes carrières qu’ils ont l’habitude de fréquenter qu’ont trouvé refuge deux migrants venus de Syrie et leur nièce, Farah, orpheline. La bande d’ados va venir en aide aux Syriens, leur apporter des médicaments, des vêtements, de la nourriture, jusqu’au jour où des gendarmes font irruption au collège et les interpellent, pour aide au séjour d’étrangers en situation irrégulière.

Le roman suit au plus près le questionnement de la bande de jeunes, en particulier de la narratrice. Ils se sentent pris en étau, entre le désir de venir en aide, en particulier lorsque Farah tombe malade, et la promesse qu’ils ont faite de n’avertir personne. Ils ne sortent pas indemnes de leur découverte bouleversante du monde de l’exil, et c’est là la grande force du roman. Comment s’intéresser à la grammaire, au brevet, quand il y a des guerres, des exilés (l’un des oncles était directeur d’école et avait constitué toute une bibliothèque sous les bombes…) ? Quelles sont les priorités dans la vie ? A qui faire confiance ? A qui parler ou ne pas parler ? Justesse donc des réactions et de l’évolution des pensées des personnages, retranscrites avec fidélité par Lou, troublée par le sort de Farah en qui elle voit comme un double d’elle-même, ce qu’elle serait peut-être si elle était née ailleurs. Mais réalisme aussi du roman qui se clôt sur une fin ouverte permettant de montrer que les adultes aussi sont capables de solidarité. Myren Duval écrit une belle scène lorsque les gendarmes font irruption au collège et que la vieille professeure de français s’en prend à eux avec véhémence, défendant ses élèves et une certaine conception de la solidarité. Comment peut-on être coupable de vouloir aider ? Attitude aussi pleine de retenue, de délicatesse, d’intelligence des parents de Lou, qui ont tout compris sans rien dire, et ont pu venir en aide aux Syriens avant l’intervention des gendarmes. Jusqu’où continueront-ils leur long chemin d’exil ?

Un beau roman, nécessaire aujourd’hui encore, qui montre des adolescents faire preuve de débrouillardise, de solidarité, de tolérance et d’ouverture d’esprit et s’interroger vraiment sur le monde qui les entoure.

La Kahute

La Kahute
Donatienne Ranc – Illustrations de Kam
Editions du Pourquoi pas ? 2023

Vendredi ou le retour parmi les hommes

Par Michel Driol

Un homme, Vick, qui a quitté les hommes – comme le Misanthrope à la fin de la pièce de Molière – s’est réfugié sur une ile déserte où il pêche. Ce qu’il sort de l’eau, ce sont des détritus, des objets hétéroclites qui lui permettent de construire la Kahute où il vit, avec pour seule compagne une sardine. Lorsqu’il sort de l’eau un enfant migrant rescapé d’un naufrage, que va-t-il faire ? L’abandonner à son sort, pour rester seul humain sur l’ile ? Non, il va partir avec lui sur un bateau qu’il construit.

Donatienne Ranc propose ici un récit dont l’écriture, qui tient du conte oral par bien des aspects, touche à la poésie par un beau travail sur la langue : jeu des rimes, jeu avec les rythmes, jeu avec les anaphores, jeu avec les parallélismes. On le sent, ce texte est fait pour être dit autant que pour être lu. Dans un beau face à face muet (bien représenté par Kam qui illustre sur deux pleines pages les yeux de l’enfant et ceux de l’homme) se noue un drame au croisement entre les deux problématiques qui traversent le récit. D’un côté la pollution – celle des océans en particulier – et le texte et les illustrations montrent bien cette accumulation de débris qui vont permettre au héros de construire une cabane, puis un bateau, avec les rebuts de notre civilisation. De l’autre le drame des migrants, qui fuient la guerre pour devenir les victimes des passeurs.  Le récit fait passer du point de vue de l’homme à celui de l’enfant, comme une façon de dire ce qu’ils ont en commun. L’un a fui les Hommes « trop mesquins, trop requins, trop humains » : belle formule pour caractériser nos comportements et notre société. L’autre a fui la guerre, perdu ses parents. Le traitement de la seconde partie est intéressant en ce qu’il montre ce que fait Vick au travers du regard de l’enfant, créant une espèce de suspense. Vick agit, mais que fait-il ? Une autre cabane ? Un bateau ? Le lecteur s’interroge sur la façon dont Vick résout son cas de conscience pour arriver à une fin ouverte et optimiste. Fin optimiste car Vick prend soin de l’enfant et le reconduit parmi les hommes. Fin ouverte car rien n’est dit de l’intention finale de Vick : rester avec l’enfant et redevenir homme parmi les hommes qu’il déteste, ou revenir seul sur l’ile.

Ce drame et sa résolution muette se déroulent en pleine mer, sur une ile, et c’est aussi la force du texte de ménager des paragraphes où l’on entend le vent, où l’on voit les vagues, où l’on ressent la tempête. Cela constitue comme une respiration, une façon de ne pas oublier la nature sauvage. Revient comme un leitmotiv la couleur bleue : bleu de la bassine de la sardine, bleu de la chaussette de l’enfant, bleu que l’on retrouve sur la plupart des illustrations : bleu du ciel, bleu de la mer, bleu des yeux, bleu des peaux…  Mais le récit se termine non par cette couleur froide, mais par le soleil orange : il y a là comme un mouvement vers la vie, le sauvetage de l’enfant étant aussi le sauvetage par l’enfant.

Un récit à l’imaginaire riche, qui raconte une histoire pleine d’humanité, une histoire de rencontre salvatrice, illustré avec beaucoup d’expressivité, de violence parfois, de douceur aussi, un récit porteur d’espoir. On en a besoin !

Réfugié n’est pas mon nom

Réfugié n’est pas mon nom
Kate Milner traduit par Olivier Adam
La Martinière jeunesse 2023

Expliquer l’exil…

Par Michel Driol

Les premiers mots de l’album fixent un cadre tout en douceur et simplicité. « On va devoir partir, m’a dit maman. C’est devenu trop dangereux ici. Tu veux que je t’explique comment ça va se passer ? » Puis c’est la voix de la maman que l’on entend, qui explique le départ, les conditions d’un voyage qui sera rude dans un confort sommaire, la longueur des marches qu’il faudra faire, l’ennui probable durant les longues attentes, la promiscuité… avant de pouvoir enfin défaire les bagages et commencer à comprendre les gens autour.

Voilà un album qui évoque la question des réfugiés à hauteur d’enfant, dans la relation émouvante entre une mère et son enfant. Le dispositif narratif, avec une grande efficacité, conduit le lecteur à s’identifier à l’enfant qui va partir, en l’invitant à répondre aussi à quelques questions. Quel est le truc le plus bizarre que tu aies mangé ? A quoi joueras-tu pour te distraire ? Questions qui prennent tout leur sens ici. Comment parler d’un voyage dangereux et long à un enfant ? Comment lui expliquer que, du jour au lendemain, il va devoir tout quitter pour un ailleurs incertain ? Se mêlent dans les propos de la mère les mises en garde, la volonté de s’assurer l’accord de son fils, et quelques petites choses positives à quoi se raccrocher…  les découvertes qu’on fera, les nouveaux plats, le plaisir de voir de nombreuses voitures et camions. Ces petits riens dérisoires apparaissent comme une maigre consolation face aux pénibles épreuves  évoquées par la mère. Si le texte au futur laisse à imaginer ce que sera le voyage, le parti pris de l’illustration est tout autre. Il s’agit de montrer la réalité de ce que vivent les migrants. De façon récurrente revient l’image de l’enfant, toujours en pied, passant par toutes sortes d’émotions et de sentiments, de la joie à la tristesse, de l’épuisement à l’étonnement, toujours accompagné de ses deux attributs : son sac à dos, pas trop lourd pour qu’il puisse le porter, et son doudou dont il ne se sépare pas. C’est aussi la réalité des autres, une possible grand-mère à qui on dit adieu, d’autres migrants, autres toujours montrés en grisé, jusqu’à l’arrivée, où les couleurs reviennent, symbolisant l’espoir d’une nouvelle vie. Ainsi au chat en grisé des premières pages succède un chat marron dans les dernières pages. C’est enfin un album qui évoque, par son titre qui est aussi sa dernière phrase, la question de l’identité et de la nomination. Réfugié n’est pas ton nom, belle façon de dire à cet enfant, et à tous les lecteurs, que derrière ce mot commode de « réfugié » se cachent des vies, des identités, des parcours, et ce qu’il a fallu de courage pour fuir un danger et en affronter d’autres.

Au travers de ce qu’on sent d’amour de cette mère pour son fils, c’est un album qui aborde sans faux-semblants la question de l’exil des enfants, avec une grande sensibilité et de façon très émouvante. Comment ne pas s’identifier à cet enfant ? Comment ne pas s’identifier aussi à cette mère qui doit préparer son enfant à vivre des choses qu’on ne souhaite à personne ?

 

Je ne suis pas un monstre

Je ne suis pas un monstre
Tristan Koëgal
Romans Didier Jeunesse 2021

Migration et mythologie

Par Michel Driol

Asha, une jeune migrante, échoue sur une plage après avoir fait naufrage. Pas trace de ses compagnons de traversée. Juste le collier que portait son frère, parti avant elle, sur le sable. Pénétrant dans la forêt, elle découvre un monde inquiétant, où règne la cruelle magicienne Circé, qui a le pouvoir de transformer tous les humains en monstres. Asha n’y échappe pas et voit, peu à peu pousser poils et cornes. A force de résister, de répéter qu’elle n’est pas un monstre, pourra-t-elle retrouver visage humain ? En alternance avec ce récit, d’autres chapitres montrent que tout ceci n’est qu’un cauchemar, et qu’Asha a été recueillie par le fils d’un pêcheur emprisonné pour avoir porté secours à des migrants.

Voilà un roman qui tisse avec intelligence la mythologie grecque et le sort des migrants. On y croise de nombreux personnages mythologiques, souvent nommés de leur nom grec, de façon à ce qu’on ne les reconnaisse pas tout de suite. Ainsi Damaste, Khimaira, Alcide voisinent avec les Harpies, Pan, Narcisse, Echo et d’autres nymphes. Outre la forêt magique et dangereuse, le roman conduit aussi son héroïne aux Enfers, dans le royaume des ombres.  Le récit mêle avec subtilité ces éléments mythologiques avec  des détails de l’intérieur de la cabane de pêcheur où Asha délire : le lion de Saint Marc, la toile d’araignée… deviennent dans son cauchemar Khimaira ou Arachné.

Le recours au fantastique et à la mythologie est une belle façon d’avoir recours à l’imaginaire pour parler de la situation des migrants. Certains voudraient en faire des monstres, alors qu’ils n’aspirent qu’à être humains. Ils ont à résister et à se battre contre des formes de pouvoirs incompréhensibles, arbitraires, et sourds à leurs demandes. Ils ont à se battre contre un monde qui existe ainsi, de toute éternité, pour pouvoir le changer. Pour autant, ils sont incarnés avec force par Asha, héroïne solaire, qui résiste tant qu’elle peut à la tentation de faire le mal, de se conduire en monstre. Si Asha a des moments de découragement, d’abandon, elle reste ce personnage droit qui refuse d’être assimilée par les autres à un monstre qu’elle n’est pas, et parvient à fédérer toutes les victimes de Circé pour lui arracher son pouvoir. C’est un beau personnage de femme résistante, pure et attachée à préserver sa part d’humanité et sa dignité. Sans décrire la fin du roman, on dira qu’il se clôt sur des séquences optimistes, dans lesquelles sont montrés et promus l’accueil des migrants et l’hospitalité.

Un roman à la fois intelligent par sa construction, sa réutilisation de la mythologie grecque, et sensible par le point de vue de son héroïne qui, au milieu d’un univers cauchemardesque, lutte pour conserver sa dignité de femme en quête d’un pays d’accueil.

RC 2722

RC 2722
David Moitet
Didier Jeunesse, 2020

Ce n’est pas Mad Max…

Par Christine Moulin

Tous les ingrédients sont là, en ordre de marche: nous voilà plongés dans un monde post-apocalyptique où l’eau manque, où une pandémie créée par l’homme décime les populations, où s’affrontent des bandes rivales, où la survie implique sans cesse la méfiance et la violence. Le héros, un jeune homme de 17 ans, Oliver, celui qui se pose des questions, qui n’est pas tout à fait satisfait de la façon dont vont les choses, est entraîné dans un roman d’aventures qui se veut haletant. Il doit se tirer de situations inextricables et il y parvient, bien sûr, sans pour autant être vraiment sûr de lui ni de ce qu’il tente. Une fois qu’il est sorti de son abri, il est happé dans un road movie où se succèdent combats, trahisons, rebondissements de toutes sortes. Et même, même… il rencontre l’amour en la personne de l’ombrageuse Tché. Parallèlement, il visite son passé et, nouveau Télémaque, va à la recherche de son père, grâce à un implant qui lui permet de vivre les événements à travers ses yeux: c’est là un élément original qui permet des retours en arrière intéressants. La vision du monde que propose l’auteur, sans être pesamment moralisatrice, incite à privilégier la lutte collective et le plaisir d’être ensemble. De quoi se plaindrait-on?

Tous les éléments sont là, donc, mais justement… Rien n’est très surprenant. Sauf le beau personnage du Fossoyeur, Joker héroïque, qui donne une réelle profondeur à l’ensemble. Rien que pour lui, la lecture vaut le détour.

La vallée aux merveilles

La vallée aux merveilles
Sylvie Deshors,
Rouergue 2019,

 

 Migrants et merveilles

 Maryse Vuillermet

 

 

 

Jeanne souffre d’un chagrin d’amour et d’une trahison, sa mère, pour lui changer les idées, l’envoie chez sa tante qui habite la vallée de la Roya. Là, malgré sa tristesse et son indifférence, malgré la pluie et l’inconfort de la petite maison, Jeanne  se laisse peu à peu surprendre puis happer par l’incroyable vitalité des réfugiés qui passent la frontière entre l’Italie et la France, dans la neige et le froid, après un parcours de plusieurs mois, où ils ont risqué souvent leur vie. Elle est aussi surprise par l’activité incessante de sa tante et des ses amis, de tous les aidants, en fait. Miette, la tante infatigable, Ronon, le jeune géant, calme et efficace, Laura la cultivatrice, tous trouvent comment la faire sourire à nouveau, lui redonner confiance en l’humanité et un sens à sa vie.

La description de la situation des réfugiés de la vallée semble réaliste mais elle n’est jamais misérabiliste ou larmoyante, la beauté des montagnes et des cœurs illumine ce petit roman.

 

Ce que diraient nos pères

Ce que diraient nos pères
Pascal Ruter
Romans Didier Jeunesse 2019

Entre les illusions perdues et le jour se lève

Par Michel Driol

Une petite ville normande, où l’on croise des migrants qui tentent de passer en Angleterre. Antoine a abandonné ses études, lui qui aimait la littérature et le théâtre, pour  un CAP de mécanique auto. Son père, autrefois chirurgien réputé, accusé à tort d’une erreur médicale par le chef de la clinique qui ambitionne de devenir député, est réduit à distribuer des prospectus. Sa mère est partie vivre dans le sud. L’adolescent rencontre Lucia, dont il répare le vélo. Il se laisse aussi entrainer par 3 copains : petits larcins, jets de cailloux sur l’autoroute, jusqu’à un braquage qui tourne mal.

Il faut attendre la dernière page du livre pour avoir l’explication du titre : la phrase d’un migrant, Pensez toujours à ce que diraient nos pères. Phrase quelque peu paradoxale dans ce roman de l’absence/présence des pères, qui montre la fragilité des structures familiales. Les pères y sont soit dépassés (celui d’Antoine, qui n’a plus la force de se battre pour prouver son bon droit et qui se réfugie dans sa passion, le kayak de mer), soit nuisibles (le beau-père violent de l’un des protagonistes), soit castrateurs (le père notaire qui refuse de voir la vocation de fildefériste de son fils), soit morts (celui du jeune migrant, noyé, à qui l’on doit la phrase du titre). Comment se situer de fils de ces pères-là ?Pourtant, dans ce roman de la désillusion sociale, l’on rencontre des figures d’adultes positives : le garagiste patron d’Antoine, homme discret, intelligent, ancien sportif de haut niveau qui comprend tout et aide avec tact, la bibliothécaire aussi, figure maternelle par procuration. Et au milieu de tout cela, Antoine, un garçon timide qui a du mal à se livrer, un ancien bon élève qui se débrouille comme il peut, est pris comme en tenaille entre sa volonté de soutenir son père qu’il a refusé de quitter, et les tentations des copains de son âge, dont on se doute bien qu’elles risquent de le conduire au pire par la violence dont ils font preuve. La force du roman est de permettre au lecteur de s’attacher à ce personnage principal, à son humanité, à ses contradictions, à sa double postulation entre la lâcheté et le courage, mais aussi de le placer dans des situations où il doit, par lui-même, faire face à son futur.

Pour autant, ce roman, noir par la vision de la société qu’il donne,  est un roman optimiste. La vie y est souvent injuste, les adultes ont tous, plus ou moins, perdu leurs rêves et leurs espoirs de jeunesse : tant le père d’Antoine que Gondrand, le garagiste, sont des hommes que la vie n’a pas épargné. Comme dans les contes, les méchants – comme le patron de clinique – semblent triompher un moment. Mais la fin laisse entrevoir un rétablissement de la justice, une remise en ordre où chacun pourra trouver ou retrouver sa place.  Ce roman nerveux par le style de l’auteur : phrases, courtes, souvent nominales, comme des constats, joue de l’opposition entre la réalité décrite ainsi et l’espoir familial d’apercevoir enfin la sterne de Dougall, figure de l’inaccessible étoile. Le narrateur s’efface pour laisser, presque à la fin, écrire son personnage principal : une façon de dire qu’il a à la fois trouvé sa voie et sa voix.

Un roman fort sur le courage et la responsabilité individuelle, sur le moment où tout peut basculer, sur le désarroi de certains jeunes dans la société d’aujourd’hui.

Mille et une miettes

 Mille et une miettes
Thomas Scotto, Ill. Madeleine Perreira
Editions du pourquoi pas? 2018

 

Un récit-manifeste

 Maryse Vuillermet

 

 

 Mila, adolescente « normale » a du mal à accepter que sa mère héberge, et s’occupe à 100% d’une jeune migrant Daoud. D’abord, il lui fait peur, il est immense et silencieux, puis il envahit son espace.

Mais peu à peu,  Mila a envie de connaître sa vie en miettes, de l’aider comme sa mère et d’agir pour que Daoud retrouve le sourire et la confiance.

La mère de Mila est dessinatrice et ses illustrations, en fait celles de Madeleine Perreira, sont belles et justes, Madeleine Pereira dessine les visages, et les corps de ces hommes et les nomme,  redonnant ainsi existence et identité  à ceux qu’on ne voit pas, « miettes parmi les miettes ».

Ce récit est à la fois une histoire de famille, et un manifeste en faveur  de l’action et  de l’engagement. « On ne peut pas tous les accueillir dit une cliente de la boulangerie, la jeune boulangère répond : on ne peut pas tous les accueillir, tous, non, mais chacun, les accueillir chacun, oui. »