Allo le loup !

Allo le loup !
Pauline Martin
La Partie, 2025

Même pas peur ! … et au lit

Par Anne-Marie Mercier

A la fois récit rassurant pour ceux qui ont peur du loup (ou aiment en avoir peur) et rituel d’endormissement, voilà un « deux-un-un » bien calibré.
Pour le premier aspect, l’album s’ouvre sur une forêt noire de sapins stylisés sur fond de ciel nocturne dans lequel se découpe une bulle où se lit le hurlement du loup. Celui-ci apparait à la page suivante, silhouette noire sortant du bois… On retrouvera le même dispositif nocturne toutes les deux doubles pages, avec différentes situations (à bord d’un voilier, en vélo…) : le loup se rapproche peu à peu, jusqu’à sonner à la porte de la maison puis tenter d’y entrer par la cheminée…
Ce récit alterne avec l’autre série de doubles pages, très colorées, montrant le petit Léon chez lui, à table, dans son bain, sur son pot, avec sa maman ou son papa, puis couché avec ses doudous et expliquant chaque fois au loup, au téléphone, pourquoi celui-ci ne peut pas venir le voir à ce moment, tant il est occupé. L’album se clôt avec une image, toujours nocturne, du loup dans son lit, puis une double page reprenant la première et substituant aux hurlements du début les ronflements du loup endormi.
Que le téléphone avec fil représenté sur la couverture ait l’air assez vieillot d’aspect colle parfaitement à l’histoire :  il ressemble à un jouet plutôt qu’à un vrai téléphone, comme celui de la fin plus proche cette fois du portable ; c’est donc bien un jeu. Tout l’ensemble est très mignon et doux, même le loup qui semble perpétuellement sourire, et a l’œil tout rond d’un étonné.

 

Léocadia et l’enfant bleu

Léocadia et l’enfant bleu
Carole Trébor – Pierre-Emmanuel Lyet
Little Urban 2025

Triste royaume que celui dont le roi est en deuil…

Par Michel Driol

Petit à petit Léocadia, la meilleure couturière du royaume, perd la vue, mais elle continue malgré tout de coudre et d’aider les autres. Lorsque la reine et le prince périssent dans un naufrage, le roi élève seul sa fille.  Il se met à interdire tout ce qui est imprévu, inconnu. Quand il commande pour la princesse une robe de pierre comme costume d’anniversaire à Léocadia, celle-ci n’y parvenant pas livre au contraire un costume tout en légèreté, qui n’a pas l’heur de plaire à la princesse et au roi. Arrive alors chez Léocadia un enfant bleu, venu d’un pays aride, mais dont le séjour est interdit dans le royaume. Elle l’héberge pourtant, et il devient en quelque sorte ses yeux, jusqu’au jour où des gardes viennent l’arrêter. Léocadia demande audience à la princesse pour tenter de faire libérer l’enfant.

Little Urban propose ici un album qui renoue avec une certaine tradition, celle du long texte qui pourrait être autonome, du très grand format, et des illustrations très colorées en pleine page. Le texte prend la forme du conte, sans l’incipit « il était une fois », mais en en conservant tous les ingrédients : un roi et une princesse, une femme du peuple, et un personnage venu d’ailleurs. La langue est particulièrement inventive, se prêtant à l’oralisation par un jeu sur les rythmes. Elle touche aussi à la poésie par des formules particulièrement travaillées, associations de termes, métaphores, et même un poème associant le destin de la princesse à la robe de pierre.  Les illustrations se remarquent d’abord par leur côté faussement naïf et enfantin dans la représentation des personnages, dans la stylisation des gardes. Mais elles offrent aussi de splendides constructions géométriques  ou des éblouissantes compositions de formes pures, de mouvements, de gestes  ouvrant sur un imaginaire cosmique. Tout l’album fait penser à Kandinsky par l’utilisation des formes et des couleurs.

Cet album est, bien sûr, au service d’une morale et d’un projet qui n’a rien de manichéen. Si le roi se referme sur lui-même, et enferme ses sujets dans une tyrannie de plus en plus pesante, c’est à cause de la mort de sa femme et de son fils, et d’un deuil impossible à faire. Il n’est donc pas, par essence, mauvais. La princesse, quant à elle, souffre de ce carcan, et la robe de légèreté lui permet quelque peu d’y échapper, et c’est, on s’en doute, d’elle que viendra la libération du royaume et le retour à la liberté. Léocadia est couturière, tendant de remailler tout ce qui peut l’être du monde, de le recoudre, de le réparer, de renouer les fils.  Non situé dans le temps et l’espace, – c’est le propre du conte – cet album parle d’un monde très contemporain, un monde dans lequel l’autre est mal vu, rejeté, un monde où chacun se referme sur lui-même, un monde dans lequel le sens de l’hospitalité se réduit. C’est aussi un monde où l’on a peur, et cette thématique de la peur court tout au long de l’album : peur de ce qui peut arriver pour le roi, peur des autres éprouvée par l’enfant bleu, peur matérialisée que Léocadia emprisonne et rejette dans une belle image, peur surmontée à la fin par le courage de Léocadia et la volonté de la princesse.

Un album émouvant, un conte universel qui s’inscrit parfaitement dans la tradition du conte à fin heureuse, dont les personnages attachants se font les héros d’une ode à la liberté et à l’hospitalité.

La grande Peur de mes petits cauchemars

La grande Peur de mes petits cauchemars
Rosalinde Bonnet
Flammarion Jeunesse – Père Castor 2025

Pour une nuit paisible

Par Michel Driol

Quatre cauchemars acceptent de quitter le narrateur s’il leur trouve un autre endroit où aller. Mais, les quatre logements visités des amis du narrateur ne leur plaisent pas. Alors avec sa mère, il fabrique une couverture anti cauchemars, avec son père une potion qui, si elle endort les plus petits, excite les plus grands cauchemars. Reste à faire le plein de bonnes choses pendant la journée pour inventer les rêves chasseurs de cauchemars. Mais qui sanglote durant ces rêves ? Les cauchemars, hantés par la peur de disparaitre pour toujours…

La peur, les cauchemars, voilà des thèmes bien classiques en littérature jeunesse, en écho avec le vécu, parfois terrifiant, des enfants.  La dernière phrase de cet album en donne le ton : C’est amusant de se faire peur parfois… Mettre à distance la peur, en faire un jeu, grâce au pouvoir de l’imagination, voilà ce qui est proposé par ce jeune héros, plus ennuyé par ses cauchemars qu’effrayé. Ce qui le gêne, c’est de ne pas pouvoir dormir. Il faut voir sur quel ton, comminatoire, il s’adresse à ses cauchemars, comment il les menace, au prix d’un chantage, comment il négocie avec eux. Il leur parle d’égal à égal. Ce ne sont pas les scrupules qui l’étouffent lors qu’il leur fait visiter les maisons de ses amis pour se débarrasser d’eux. Premier indice pour le lecteur curieux : la peur de ces maisons qu’éprouvent les cauchemars. Sous leur air terrifiant, ils ne sont pas si courageux que ça ! L’album place l’imagination au centre – et quoi de mieux que l’imagination pour lutter contre ce qu’elle produit – dans un double effet de renversement. Un imaginaire positif et heureux pour lutter contre un imaginaire sombre, et l’acceptation de jouer avec ce dernier à se faire peur, façon de le dominer en s’en jouant, en en étant maitre.  De ce fait, l’album devient une ode à l’imagination enfantine.

Rien d’effrayant dans cet album, en raison, on l’a signalé, du caractère bien trempé du héros, mais aussi des illustrations qui savent conserver un côté très enfantin et naïf dans leur facture. Les cauchemars y apparaissent parfois rigolards, parfois surprenants, mais jamais terrifiants. L’humour se glisse partout, dans les multiples détails, comme les pantoufles animalières de la maman et du héros, dans les chapeaux de sorcière, indispensables pour confectionner la potion…

Un album plein de tendresse, de bienveillance pour aborder, en les dédramatisant, des sujets sérieux comme la peur et les cauchemars, dans une perspective très carnavalesque selon laquelle le rire vient à bout des terreurs les plus profondes. Il n’est que de relire le tire qui opère déjà ce renversement en dépréciant les cauchemars, qualifiés de petits, et en leur attribuant une peur majuscule !

La Nuit est notre amie

La Nuit est notre amie

Zina Modiano – Caroline Péron

Gallimard Jeunesse 2025

Si, par une nuit d’hiver, deux enfants…

Par Michel Driol

Deux enfants malicieux refusent que la nuit entre dans leur chambre, et l’accusent d’être noire, froide, et méchante. Attristée, la nuit se met à pleurer des larmes qui se transforment en flocons de neige. Emerveillés par ce spectacle, les deux enfants demandent à la nuit d’entrer.

 Cet album poétique entend rassurer les enfants qui ont souvent peur de la nuit, d’abord en la personnifiant. Elle devient un personnage à part entière, dotée de sentiments, au milieu d’un monde dans lequel le jour, la lune deviennent des entités mythologiques, qui ont leur propre sociabilité. Si elle est bien noire et froide, car elle vit dehors, la nuit n’est pas méchante. Elle s’avère sensible et désireuse d’être l’amie des enfants, à qui elle promet de beaux rêves. Poète, la nuit sublime sa tristesse pour en faire le plus beau des spectacles, celui de la neige luisant sous les étoiles. Avec beaucoup de douceur et de légèreté, le texte évoque cet instant de basculement entre le jour et la nuit, entre le noir de la nuit et le blanc de la neige, entre le refus de la nuit et son acceptation.

Les illustrations, toutes en ondulations, en courbes, contribuent à créer cette atmosphère de douceur. Réalisées au crayon de couleur, dans des dominantes bleues réchauffées par des touches de rose et d’oranger, elles donnent à voir une nuit calme, mais pleine de la vie d’animaux sauvages. Il s’en dégage une grande sérénité propre à lutter contre la peur du noir et de l’inconnu.

Longtemps, je me suis couché de bonne heure… Un album qui revisite l’instant du coucher, inscrivant celui-ci dans un cycle immuable, celui de l’alternance entre le jour et la nuit, comme pour dire qu’il faut accepter ce moment, ne pas en avoir peur, mais l’accueillir avec confiance pour laisser place aux rêves.

La Maison des Affreux

La Maison des Affreux
Meritxell Martí- Xavier Salomó
Seuil Jeunesse 2024

Chacun cherche son toit

Par Michel Driol

Réunis à la Taverne L’Egout de vivre, les Affreux (la sorcière, le pirate, la momie, le diable, le vampire…) se plaignent de leurs logements, de leurs voisins… Fort heureusement, Bibi de Larnaque, de l’agence Immo Laid, se fait forte de trouver la maison idéale pour chacun d’eux. Et, de double page en double page, nous découvrons ces maisons de rêve, extérieur d’abord, puis, en soulevant le flap, l’intérieur. Hélas, pas un banquier ne les suit dans leur projet immobilier. Mais la sorcière a la solution : l’enfant ne pourrait-il pas les héberger ? On s’en doute, il accepte avec ravissement, à la condition que ses parents n’en sachent rien !

Faisant suite au Festin  et au Cadeau des Affreux, ce troisième opus en reprend les mêmes personnages, les mêmes principes (des flaps à soulever) et la même chute dans laquelle l’enfant intervient. Sauf que cette fois-ci, ce sont les Affreux qui ont besoin de lui, et non pas lui qui leur joue des tours ou se singularise. Après tout, en trois albums, ils ont appris à se connaitre et à sympathiser ! Cet opus fait preuve de la même force comique que les précédents, et on se plait à observer les multiples aménagements intérieurs destinés à faciliter la vie des occupants, de l’observatoire chez la sorcière – pour vérifier si le ciel est dégagé avant de prendre son balai – aux poufs en cactus pour les visiteurs de la momie.  Le texte, avec malice, commente ce que l’on voit, à la façon d’un agent immobilier vantant les atouts des maisons. Les jeux de mots y sont autant de clins d’yeux à notre monde. C’est plein d’imagination, de fantaisie, et renvoie à une intertextualité discrète : le fantôme de l’Opéra, Hansel et Gretel . Le final est grandiose, qui montre les monstres bien cachés, mais quelque peu bruyants, dans la maison de l’enfant, tout joyeux d’abriter ses amis dont il n’a, visiblement, pas peur !

Un album inventif dont toutes les pages recèlent bien des trésors d’imagination pour jouer à se faire peur !

Sauve qui peut !

Sauve qui peut !
Texte et illustrations Annabelle Buxton – Animations Olivier Charbonnel
La Martinière Jeunesse 2024

La mort aux trousses !

Par Michel Driol

Tout commence par le grand lapin racontant à des lapereaux la fois où il est allé chercher du persil tubéreux. Pour cela, il a dû traverser la sinistre Forêt des Murmures, affronter une immense plante carnivore, zigzaguer entre les morts vivants du Marécage des Revenants, éviter d’être le plat principal d’un banquet , et rentrer chez lui bredouille ! C’est alors, à ce point du récit, qu’on frappe à la porte… dernier pop-up à ouvrir !

Voilà un album qui, à travers la formule rituelle sur chaque page, Etes-vous sûrs de vouloir entendre la suite ? propose aux enfants de jouer avec leurs peurs, en toute sécurité. Ce sont tous les archétypes des histoires d’horreur qui sont convoquées, animalisées à hauteur de lapin. Des chauves-souris vampires et des arbres mangeurs (de lapins !), des zombies, des animaux à double visage réunis pour un repas  inquiétant. Les décors revisitent aussi les lieux effrayants de l’imaginaire enfantin : la sombre forêt, le marécage gluant, la grotte. Des animaux menaçants – crapauds, crocodiles, araignées sont là, à chaque page.  Les couleurs, noir, bleu nuit, caca d’oie contribuent à créer cette ambiance de terreur. Les animations font jaillir une immense plante carnivore,  font surgir des lapins zombie ou la bouche menaçante d’un arbre. Tout cela pour le plus grand plaisir de l’enfant, bien en sécurité car tout cela arrive à un lapin en quête d’une plante – le persil tubéreux – dont il n’a jamais vraisemblablement  entendu parler ! Le récit, à la première personne – se contente de sobrement raconter les mésaventures du héros, sans effet de style particulier, laissant toute l’attention disponible pour se plonger dans les illustrations et l’odyssée de ce jeune lapin, tombant de Charybde en Scylla dans un univers de cauchemar.

Un album d’épouvante pour rire, qui plonge le lecteur dans un univers animé, effrayant, plein de fantaisie,  à travers un récit de quête où se mêlent tous les dangers, avec la distance suffisante pour qu’on joue à se faire peur !

Le Cinéma de l’horreur

Le Cinéma de l’horreur
Denis Côté
Flammarion Jeunesse 2024

L’affiche maléfique

Par Michel Driol

Alors qu’on va détruire l’église Saint-Joseph, le narrateur, Thomas, apprend que son grand-père y était projectionniste, dans une salle de cinéma située au sous-sol.  Fouillant parmi les cartons appartenant à cet aïeul, il découvre une affiche bien cachée, représentant une créature à un œil, affiche pour un film d’horreur dont il ne trouve pourtant aucune trace. Explorant le chantier de démolition de l’église, il pénètre au sous-sol dans une salle de cinéma intacte au milieu des gravats. Il accroche l’affiche au mur de sa chambre, et les cauchemars commencent… Et si cette affiche renfermait un véritable monstre près à se réveiller ?

Dans la collection Le bureau des histoires étranges, voici un récit efficace qui se situe entre le fantastique et l’épouvante. Comme dans tous les grands récits fantastiques, il y a une montée de l’angoisse, de la peur éprouvée par le narrateur confronté à des événements qu’il cherche à comprendre, seul d’abord, puis en demandant l’aide de ses parents. On retrouve les grands thèmes récurrents du fantastique : le passage, le doute, la possibilité d’un monde parallèle, ces éléments s’incarnant ici dans l’affiche et le cinéma, lieux de projection, de représentation des fantasmes. Puis on va basculer dans l’épouvante, avec l’apparition du monstre dont la taille ne cesse de grandir créant la panique dans toute la ville, détruisant tout sur son passage. Ce roman apparait ainsi comme un bel hommage aux films fantastiques et d’épouvante des années 60, avec leur musique faite à l’aide d’un instrument bien particulier, le thérémine, qu’un qrcode permet d’écouter, et leur façon de suggérer plus que de montrer l’horreur, ce que réussit bien le texte.

Comme dans les contes de fée, le roman oppose un enfant à la puissance du mal incarné ici dans ce monstre. Avec beaucoup de réalisme, le récit évoque la psychologie d’un enfant ordinaire, sa peur de ne pas être cru par les autres, ses recherches qui le conduisent à suivre celles de son propre grand-père, sa détermination lorsqu’il a compris être le seul à savoir comment venir à bout de cette créature.  Beaucoup de qualités donc dans ce récit où tout est fait pour que le lecteur d’identifie au héros. L’illustration de couverture, signée Nicolas Degaudenzi reprend les codes graphiques des affiches des films de série B avec le surgissement du monstre hors de l’écran pour s’emparer du spectateur. Les illustrations de Cab, dans les pages intérieures, dans un pur noir et blanc, montrent un héros peut-être particulièrement jeune, à la fois soutenu par ses parents,  et confronté au monstre suggéré par ses griffes, son œil, laissant le lecteur le reconstituer en entier grâce au texte.

Belle mise en page enfin pour cet ouvrage, dont les pages sont encadrées d’une bordure noire, trouée régulièrement comme une pellicule de film, tandis que chaque chapitre s’ouvre sur un clap et le rayon blanc de la lumière qui sort du projecteur. Façon de montrer l’omniprésence du cinéma dans cet ouvrage fort en sensations !

Peurs du soir

Peurs du soir
Laurie Agusti
La Partie 2024

La nuit, théâtre d’ombres…

Par Michel Driol

L’illustration de couverture donne bien à voir ce qui va se jouer dans cet album : une chambre sombre, où on devine une armoire où sont sagement rangés les vêtements, une porte entrouverte par laquelle se faufile un rai de lumière et la patte griffue, verdâtre, d’un monstre tapi, prêt à avancer…  Puis la première illustration nous montre la même chambre, lumineuse et claire, à l’heure d’aller au lit. Suivent les préparatifs : la vérification des issues de secours, des cachettes potentielles, la pose d’obstacles et l’extinction de la lumière, porte légèrement entrouverte pour laisser pénétrer un rai de lumière. Viennent alors les peurs. Celle d’une araignée géante. Puis cette ombre qui passe devant la porte, est-ce un ogre ? Reste alors à compter les moutons pour tenter de trouver le sommeil. Mais la nuit est peuplée de cauchemars : tentacules, pattes gigantesques, griffues, grenouilles, hiboux et autres animaux finissent par prendre possession de tout l’espace…

Les albums sur la peur, et en particulier sur les terreurs nocturnes pourraient constituer un genre à part entière en littérature jeunesse. Ils renvoient aux peurs de la nuit qui affectent nombre d’enfants, et, sans doute, plus largement, aux peurs inhérentes à l’homme dont la littérature fantastique ou les tableaux de Pieter Bruegel l’Ancien se sont largement fait l’écho. Cet album aborde cette thématique avec beaucoup d’originalité et de réussite. On retrouve l’enfant narrateur, dont les propos sont sagement écrits en bas de page, sous l’illustration, confronté à une autre voix, qui provient de la pièce à côté, voix écrite en lettres capitales, trop grandes pour tenir sur la page. Voix d’un sur-moi ? Voix des parents, voix qui ordonne, qui impose un cadre, des ordres qui s’opposent au désordre mental de l’enfant. Ce désordre est remarquablement montré par les illustrations, dont la ligne graphique claire et rassurante du début devient vite espace inquiétant, espace noir et gris comme tranché par la ligne jaune du rai lumineux dans un cadrage très hitchcockien. Les choses commencent à se brouiller, à l’image de cet état de semi conscience qui précède le sommeil, et se superposent l’espace de la chambre, l’espace de l’école, un terrain de jeu. Si les moutons qu’on compte s’alignent sagement, les chiffres peu à peu se mêlent, s’emmêlent, jusqu’à la chute de l’album, qui n’a rien d’apaisant, contrairement à nombre d’albums. Après la dernière phrase, pleine de tranquillité, « C’est bon, je peux dormir » suivent trois doubles pages terrifiantes, fantastiques, montrant l’irruption des monstres qui finissent par envahir la chambre, les rêves, l’imaginaire de l’enfant.

Remarquons aussi la dramaturgie qui préside à la construction de cet album, et au regard qu’il nous fait porter sur cet enfant qui dresse le plan de sa chambre, pour vérifier les cachettes possibles, les issues de secours : voilà qui ressemble fort aux schémas d’évacuation des bâtiments publics, ou aux exercices conduits, en classe, dans le cadre des protocoles en cas d’intrusion. Si l’on peut sourire de le voir appliquer ainsi ces consignes de sécurité, on peut aussi s’inquiéter de ce qu’elles peuvent causer comme dommages dans l’esprit d’un enfant. Cette sombre menace qui pèse sur la chambre est peinte dans des grisailles et des formes qui, pour un adulte, ne peuvent qu’évoquer Guernica. Et tout cela culmine avec les monstres animaux omniprésents, comme pour dire, aux enfants comme aux adultes, que les peurs sont là, qu’on ne peut les éviter, quelles que soient les précautions qu’on prend, les rituels rassurants qu’on met en œuvre.

Se tenant sur une ligne étroite entre la drôlerie et le fantastique, cet album ne cherche pas forcément à rassurer bêtement, à apprendre à terrasser les monstres, à lutter contre les peurs de la nuit. Il dit plutôt qu’elles sont là, et qu’il faut vivre avec, même si elles ne sont que le fruit de notre imagination.

Le Grand Effroyable

Le Grand Effroyable
Angélique Villeneuve – Laetitia Le Saux
Sarbacane 2023

Où sont passés les méchants ?

Par Michel Driol

Albi, le chat, écoute avec attention et délectation les histoires du soir racontées à ses petits maitres. Ce ne sont que reines maléfiques, vieilles sorcières et autres monstres qu’il aimerait côtoyer pour de vrai. Un matin, il va dans la forêt à leur rencontre. Mais la sorcière, tout de rose vêtue, caresse un petit chien bien frisé. La dragonne devant sa coiffeuse se frise les cheveux, et les loups, en habits du dimanche, piquent niquent… Quant aux fantômes, c’est avec un verre de lait fraise qu’ils l’accueillent. C’est décidé. Albi sera le plus vilain chat de la terre avec ses griffes, le Grand Effroyable ! Mais quand les enfants reviennent déguisés d’un anniversaire, c’est le pauvre petit Albi qui tombe à la renverse !

La littérature de jeunesse entretient avec la peur et la cruauté des liens étroits. Monstres des contes, cruauté des personnages, il s’agit bien, selon la perspective classique analysée par Bettelheim, ou par Serge Boimare de permettre à l’enfant de vivre par procuration ses terreurs, de se confronter avec le mal sans courir le danger physique de l’affronter. Or, aujourd’hui, ce sont des peurs que l’on se joue, en particulier dans cet album où le personnage principal veut découvrir par lui-même si ce que dit la littérature est vrai. Avec courage, il entreprend sa quête pour se confronter aux vrais méchants, et non à leur représentation dans les histoires. On le sait, au moins depuis l’Homme qui tua Liberty Valance, « Quand la légende dépasse la réalité, on publie la légende. ». C’est bien cela que découvre le héros. Avec humour, l’album nous montre des monstres assagis, civilisés, fashion-victimes, urbains et courtois, bien loin de leur réputation. La nature ayant horreur du vide, ne reste plus à Albi qu’à prendre le rôle du méchant. Mais le renversement final montre une fois de plus le poids de l’illusion, de la représentation. Comme il avait été trompé par la littérature, Albi se retrouve trompé par les déguisements.

Quel rapport entretenons-nous avec nos peurs ? avec la fiction ? Avec le réel ? Telles sont les questions que pose subtilement cet album plein de malice et de retournements, dans lequel rien n’est jamais ce qu’il semble être, dans lequel le réel ne cesse de se travestir. Est-ce une mise en garde contre le pouvoir dangereux des fables ? Plutôt une mise en garde contre celles et ceux qui prendraient pour argent comptant les récits et l’illusion romanesque. Il y a de l’Emma Bovary dans Albi. L’une cherche l’amour comme dans les livres, l’autre cherche la peur. Mais tel est pris qui croyait prendre, et, au bout du compte, Albi est victime de sa naïveté, de sa crédulité, de ses sens. S’il y a un message dans cet album (mais peut-être ne faut-il pas en chercher !), c’est bien celui de se méfier des illusions ! Les illustrations, pleines de drôlerie, réalisées au tampon, contribuent à jouer et avec les stéréotypes et à les déconstruire, pour le plus grand plaisir du lecteur.

Un album plein d’humour, où l’on va de surprise en surprise jusqu’à la chute finale, pour nous apprendre à rire de nos peurs.

Des papillons dans la nuit

Des papillons dans la nuit
Olivier Ka – Christophe Alline
(Les Grandes Personnes) 2023

Sur l’écran noir de mes nuits blanches

Par Michel Driol

Les deux auteurs proposent ici un livre animé de rabats multiformes autour de la question de la nuit et de la peur du noir. Le narrateur y évoque les terreurs nocturnes, lorsqu’il pense que les meubles changent de place et se moquent de lui. Il suffit alors de fermer les yeux et de faire des grimaces pour être plus effrayant qu’eux. Mais les pensées sont là, qui planent, pensées qu’on peut attraper et qui emmènent le narrateur avec elles dans des univers lointains, dans le ventre d’un monstre ou dans l’espace intersidéral, comme une ode au pouvoir de l’imagination. Reste alors la solitude dans le lit, dans la nuit, loin des autres, sur un radeau entrainé par le courant pour une douce traversée de la nuit.

Le texte évoque bien un certain nombre de fantasmes liés à la nuit, à l’obscurité, lorsque l’imagination supplée la perception visuelle. C’est l’univers qui se transforme. Ce sont aussi toutes les peurs d’être enfermé, dans le noir, et l’on passe successivement du ventre du dragon à la grotte préhistorique, puis la caisse fermée, à la cave.  Dans cet univers, le narrateur est à la fois acteur (nombre de phrases où « je » est sujet) ou jouet, jouet de ses pensées avec lesquelles se noue un scénario complexe fait d’abandon ou de domination. Le texte enfin propose un mouvement qui va de la peur de l’univers instable à la douce traversée de la nuit, du cauchemar à la paix, en acceptant le pouvoir de l’imagination.

Ce texte s’accorde avec le jeu des rabats, des formes et des couleurs. Dès la première page, le rabat propose des couleurs claires dans une page très sombre, opposant ainsi l’intérieur du personnage  (dont l’esprit devient papillon) au sombre de la chambre dont on ne voit rien. Puis on traverse une nuit sombre, animée par le motif du papillon. Quant aux pensées, elles sont représentées par des papillons colorés sur un disque rotatif que l’on perçoit par fragments. Les rabats épousent au mieux les formes du monstre ou de la grotte qui se déploient au-delà de l’espace de la page. Petit à petit surviennent des couleurs plus claires, plus lumineuses, qui vont finir par devenir la vague, la mer que l’on traverse.

Un album qui fait la part belle à l’imaginaire et à un travail graphique original pour rendre compte de cette peur du noir, pour l’illustrer, et pour donner à percevoir la puissance infinie de l’imagination enfantine. Rien n’existe que dans l’esprit, c’est ce que dit cet album qui laisse bien entrevoir le pouvoir des métamorphoses, des rêves, des fantasmes, mais aussi des terreurs.