Il y a

Il y a
Nicolas Pechmezac – Jennifer Yerkes
A2mimo 2023

Retour au bord de mer

Par Michel Driol

Tout commence par une journée au bord de la mer pour une famille, dont le narrateur (aux cheveux bleus) et son frère (aux cheveux jaunes). Jeux sur le sable, jeux imaginaires avec les sirènes et les poissons volants. Puis on revient, avec des coquillages qu’on garde et des photos. Quelques années plus tard, le frère ainé revient, accompagné d’un autre enfant, une guitare en bandoulière.

C’est un album qui laisse au lecteur de belles possibilités de rêve et d’interprétation. D’abord à cause de son texte, qui s’ouvre sur une phrase énigmatique, j’habite avec des mots dessinés sur le sable. Des mots comme il y a. Puis commence la première phrase, il y a des marins à terre, complétée par 3 propositions relatives qui ouvrent à l’imaginaire : qui ont vu des femmes poissons, des poissons volants, des oiseaux de mer. Le texte disparait alors pour laisser la place aux illustrations, jusqu’au retour du frère ainé, accompagné d’un autre enfant aux cheveux bleus. Revient le texte, avec un autre il y a, il y a des chansons, il y a des chansons à voir. Texte très court, donc, mais largement ouvert à l’interprétation. « Il y a »… la locution constitue comme un degré zéro de la langue, puisqu’elle se contente d’énumérer le réel. Bien sûr, des lecteurs adultes se souviendront peut-être de Rimbaud ou d’Apollinaire et de la dimension poétique qu’elle comporte. Ce dont il est question ici à travers le texte, c’est moins du monde réel de la plage que du monde des mots et de l’imaginaire. Ces marins à terre ne sont que des enfants, et leurs visions sont bien imaginaires. Ce qui viendra à la fin de l’album, c’est l’évocation d’une autre œuvre artistique, faite pour partie de mots, une chanson. Il faut donner tout son sens à la première phrase, j’habite le langage, les mots, autant que le monde sans doute, mais ces mots, dessinés sur le sable, sont destinés à être effacés. C’est toute la question du souvenir qui se pose alors, matérialisé au milieu de l’album par les photos et les coquillages conservés, comme preuve en quelque sorte tangible que cela a eu lieu. La seconde partie, quelques années plus tard, entrecroise les figures de la permanence et du changement. Permanence des paysages, où seules les plantes ont poussé, permanence du personnage aux cheveux bleus, mais changement du deuxième personnage. Petit frère du début qui aurait changé sa couleur de cheveux ? Ou enfant du frère ainé venu contempler la mer avec son père ? L’album ne donne pas la clef, laissant chacun libre d’interpréter comme il l’entend ce retour vers cette plage, vers cette mer, devenue peut-être chanson à voir.

Les illustrations de Jennifer Yerkes proposent des doubles pages aux couleurs pastel, avec un découpage de plans très cinématographique pour faire suivre au lecteur la progression des personnages. Elles assument parfaitement la fonction narrative qui leur est attribuée dans la plus grande partie de l’album.

Enigmatique, poétique, plein de douceur,  cet album illustre un rapport particulier aux souvenirs,  aux vacances. Il parle, comme en filigrane, de la magie de la mer, de son imaginaire, mais aussi de transmission familiale.

Tout autour de toi

Tout autour de toi
Meg Fleming – Richard Jones
Didier Jeunesse 2022

Tous les matins du monde

Par Michel Driol

Comme l’indique le titre, l’album s’adresse à un enfant, souvent représenté sur l’illustration sous différents aspects. Sous forme de conseils, de suggestions, le texte l’invite à observer finement ce qui  l’entoure, ce qui se cache sous les choses, les empreintes dans la neige, le feu de camp ou les couleurs du ciel. Forêt, monde aquatique, animaux, ciel, jour, nuit, hiver, été, intérieur de la maison… l’album organise une exploration assez complète du monde, de tout ce que l’on peut dessiner… avant d’inciter à regarder aussi à l’intérieur de soi.

Reviennent régulièrement, comme un leitmotiv, les mots « Oh merveille ! Quelle merveille ». C’est dire qu’il est question ici du merveilleux que l’on peut trouver dans les choses les plus quotidiennes, pour peu qu’on y soit attentif et qu’on sache l’observer. C’est un album qui invite à la contemplation du monde. Comme une leçon de vie, dans laquelle l’important est de saisir ce qu’il y a de magique dans l’instant qui passe, dans le petit rien, si banal, si quotidien, mais si porteur de vie cachée, à l’image de ces fourmis qui s’agitent sous la pierre, véritable microcosme de notre monde. Tout en sobriété, le texte joue sur la mode de l’évocation, de l’incitation, plus que sur celui de la description : des verbes, des noms plus que des adjectifs. A chacun de se faire ses propres images, ou de se perdre dans celles que donnent à voir les illustrations, extrêmement variées, tant par le choix des plans, des couleurs, des « merveilles » représentées, bien représentatives de l’extraordinaire diversité du monde auquel l’ouvrage veut nous rendre sensibles.

Un album qui tente de définir un art de vivre, dont la dimension poétique est indéniable, et qui, à une époque où les enfants sont souvent des zappeurs, veulent aller trop vite, les invite à prendre leur temps dans la contemplation.

La Poésie, késako ?

La Poésie, késako ?
Thomas Vinau – Illustrations de Marc Majewski
Gallimard Jeunesse 2023

C’est quoi mon po – c’est quoi mon po – mon poème ?

Par Michel Driol

Qu’est ce que la poésie ? Voilà une question simple en apparence, mais à laquelle nombre d’auteurs, de poètes, de théoriciens ont apporté des réponses diverses. Au tour de Thomas Vinau de se livrer à l’exercice, mais, et on le sent dès le titre, avec humour et désacralisation. Tout au fil des pages vont se succéder des tentatives de définition, sous des formes différentes, mais toujours imagées et poétiques. Tantôt on aura l’accroche par « Si c’était… » un passage secret, un détective privé, un drôle de magicien.. Ou alors la comparaison est introduite par « Elle pourrait ressembler à »… un archéologue, un paysan.. C’est la métaphore qui suit, avec « Elle pourrait être »… une question, un secret… Sous forme de jeu de mot, c’est une notion essentielle qui est introduite « Elle garde la forme »… d’un hamac, d’une bouée.. Reviennent enfin les métaphores « C’est une grande table, un coloriage »… Et l’album se termine par un appel à chaque lecteur pour qu’il donne sa définition : A toi de voir. Ce court panorama permet déjà de mesure l’étendue et la diversité des champs lexicaux convoqués : métiers, objets, notions abstraites…

Au-delà du plaisir de la lecture, du plaisir des surprises nombreuses et variées que l’on rencontre dans ces pages, se dessinent quelques caractéristiques de la poésie. D’abord la difficulté de la cerner car elle intègre en elle des contraires et se nourrit de paradoxes. On en citera trois : parfois raccourci, parfois détour, un secret qu’on ne peut garder qu’en le partageant, le cadeau que le silence fait aux mots. Mais elle est aussi liberté, liberté d’apporter ce qu’on veut à la table, liberté de ne pas respecter les limites du coloriage. Elle ne passe pas à côté de ce qui est drôle (le mot blague revient souvent).  Au cœur de l’ouvrage se glisse la question de la forme, aussitôt posée, aussi éclatée dans un pluriel (toutes les formes), L’essentiel est dit, suggéré au lecteur, comme si la seule définition possible de la poésie ne pouvait qu’emprunter une langue elle-même poétique, faite d’images, de comparaisons, de rapprochements, comme s’il fallait rendre la poésie sensible par un langage oblique et non dans la sécheresse d’une approche plus théorisante. On trouvera ici des réponses à ces questions : qu’est-ce que la poésie ? A quoi sert-elle ? Quels effets produit-elle ? Mais ces réponses, formulées avec humour, un humour souligné par des illustrations pleines de malice, restent à interpréter pour se forger sa propre conception de la poésie. Le vocabulaire et les illustrations nous plongent dans les choses ordinaires (un magicien, une porte, des lunettes), mais ce réel, aussitôt posé est dépassé ou déplacé par la suite de la phrase – ou un détail de l’illustration –  pour associer le réel et l’imaginaire, le visible et l’invisible, le quotidien et l’extraordinaire. Il y a là une vraie ligne de force qui touche à la conception de la poésie de l’auteur, magnifiquement comprise par son illustrateur.

Un belle tentative poétique de proposer une approche sensible de la poésie, à travers l’humour, la langue, les situations, à destination d’abord des enfants, mais que bien des adultes pourraient lire :

Sucrer les fraises

Sucrer les fraises
Odile Hennebert
CotCotCot éditions 2023

Bribes de vie…

Par Michel Driol

Sur chaque double page, une illustration, avec, à chaque fois, une touche de rouge. Rouge de la vieille dame de la couverture, assise sur un banc,  qui regarde en arrière. Puis c’est un pied de fraisiers que l’on repique, et une fillette qui cueille et mange une fraise. D’autres images encore évoquent la confection des confitures ou des gâteaux, les tartines, les tables des anniversaires, sans personne autour. Les images de l’enfance sont omniprésentes, de la cueillette au jardin au biberon, des bodies qui sèchent à la main adulte qui tend les fraises à une main enfantine…  Des images qui, à l’exception de trois ou quatre d’entre elles, sont des « natures mortes », des représentations de fruits, d’objets, des images dont l’humain est étrangement absent. Ces images sont en total contraste avec les textes, courts, qui les accompagnent. Evocation des faits et gestes des résidents d’une maison de retraite, un EHPAD, sans que l’on sache s’il s’agit de la même personne, une grand-mère, ou plusieurs. Mais est-ce si important ?

Sucrer les fraises… C’est bien sûr à la fois les saupoudrer de sucre, mais c’est aussi avoir les mains qui tremblent à cause de la vieillesse. Les illustrations et le texte engagent un étrange dialogue entre ces deux sens de l’expression-titre, entre le bonheur du printemps de l’enfance où l’on cueille les fraises et la détresse de la fin de vie. Ici on peut se raconter une vie. Ainsi commence ce beau recueil qui évoque le temps, le temps qui a passé, le temps des souvenirs, le temps que l’on n’a pas à accorder aux pensionnaires, le temps trop long à passer. A travers une série de notations, écrites dans une langue très épurée, c’est quelque chose de poignant et de bouleversant qui se dit de la fin de vie et des pertes qui l’accompagnent. Perte des repères temporels, mais aussi spatiaux, perte du sens de la conversation, devenue décousue, perte du contact avec les autres, perte de la communication aussi entre les jeunes infirmières et les vieilles résidentes qui n’ont plus de cultures et de références communes.  Que reste-t-il quand les mots ne sont plus là, quand A force de se souvenir des souvenirs, on les use ? Le silence et la solitude, des petits riens qui forment peut-être un grand tout, celui d’une existence anonyme, individuelle ou collective. Cette fragilité des êtres qui vont partir, dont le langage, la mémoire, les souvenirs sont déjà partis, est évoquée au travers de courtes notations,  comme saisies au vol : paroles, réflexions, discussions, gestes constituent une poésie du quotidien, proche finalement des poèmes-conversation d’Apollinaire. Une poésie qui suggère, qui laisse le lecteur remplir les blancs du texte, les laisser résonner sur la page au milieu des blancs de l’illustration, avec beaucoup de tendresse et d’empathie.

Impossible de lire ce recueil sans se souvenir d’une grand-mère, mais aussi sans penser qu’il évoque, comme en filigrane, la condition des femmes, à travers ce « elle » omniprésent. Femmes qui vivent plus longtemps que les hommes, femmes qui ont travaillé peut-être comme télégraphistes, femmes qui ont fait les confitures, lavé le linge et dont la vie s’achève ici dans la solitude, l’oubli, l’incompréhension. Femmes que l’autrice a rencontrées lorsqu’elle travaillait comme psychologue dans une maison de retraite.

Un premier album émouvant, plein de finesse, qui relie l’enfance et le grand âge, qui laisse entrevoir avec pudeur et respect les pensées, émotions, attentes et désespoirs des pensionnaires d’un EHPAD, un album qui parvient à éviter de parler de la mort pour dire, avec beaucoup de poésie, la fragilité de nos vies.

L’Arbre de nuit

L’Arbre de nuit
Isabelle Wlodarczyk – Xavière Broncard
L’Initiale 2022

Riches de nos différences

Par Michel Driol

Dans la jungle de Goa vit un arbre triste, sans fleurs. Mais, chaque nuit, un jeune indien vient le rejoindre, assiste à la floraison nocturne, ramasse les fleurs tombées, prépare une potion qu’il verse au pied de l’arbre, et repart, croisant les bûcherons en plein travail.

Fable, poésie, conte philosophique, il y a de tout cela dans ce bel album au format carré, un format qui incite à l’équilibre. Poésie d’un texte qui sait ne pas être trop bavard, un texte qui associe les notations d’une évocation très concrète de la nature à son humanisation (arbres qui parlent, ont des attentes), un texte dont les trouvailles verbales (un arbre en ciel, par exemple) vont de pair avec l’indicible, les mots secrets partagés entre l’arbre et le jeune indiens. Belle et judicieuse utilisation donc d’une langue poétique pour créer un univers à la fois lointain (Goa…) et proche (avec ces bûcherons qui détruisent), un univers que les illustrations de Xavière Broncard, à partir de papiers découpés, subliment pour donner à voir une jungle multicolore, traversée de nombreux animaux (toucans, éléphants… impossible de tous les citer), une jungle dont la vie et la luxuriance sont menacées par les hommes, pour ne laisser la place que d’un désert inanimé. Qui est cet arbre seul ? Un rescapé, un survivant d’une forêt primitive ? l’exemple prémonitoire de ce que vont devenir les autres arbres ? Si les hommes peuvent détruire la nature, ils peuvent aussi, à l’instar du jeune indien, la préserver, la sauvegarder, et peut-être la faire renaitre. Ce serait là un premier niveau de lecture, un texte parlant d’écologie et de destruction de la vie, de la biodiversité.

Mais ce serait passer à côté de ce conte philosophique qui aborde la question de la différence, ou des différences, tant par le texte que par les illustrations. Différences d’abord dans cette forêt entre les arbres, montrés tous différents par leurs couleurs, leurs formes, leurs tailles. Différences entre les arbres de jour, qui dorment la nuit, et cet arbre de nuit, qui se réveille la nuit. Différences et rapprochements entre les règnes végétal et animal. Les multiples animaux montrés vivent en symbiose avec les végétaux. Quid des hommes, montrés eux aussi dans leurs différences d’âge, de relation avec la nature ? Malgré leurs différences, le jeune indien et l’arbre seul partagent une relation, privilégiée, unique, échangent des mots, des secrets, et s’apportent mutuellement quelque chose que le texte n’explicite pas, laissant le soin au lecteur de l’imaginer. Il ne s’agit pas de réduire cette histoire à la sylvothérapie, mais bien de voir qu’il est question ici de guérir tant l’homme que la nature en dépassant nos différences par l’amitié, l’amour, la fraternité ou le respect… faute de quoi ne restera qu’une table rase et stérile. Mais à chaque lecteur de tirer ses propres conclusions à partir des propositions narratives et graphiques de l’album.

Un bel album, très métaphorique, très poétique, pour évoquer les relations entre l’homme et la nature et dire à quel point nos différences nous enrichissent, qu’il s’agisse de biodiversité ou de relations interpersonnelles. On saluera le travail des éditions L’initiale qui mettent à disposition, sur leur site, des fiches permettant de susciter de débats philosophiques à partir de leurs publications.

 

Le Bain de huit heures

Le Bain de huit heures
Nina Blanchot
Tsarines, 2022

Le héros de huit heures (le/la prof)

Par Anne-Marie Mercier

Après l’ouvrage de Sarah Alami publié chez le même éditeur (Tsarines), Comment lire de vieux textes avec de jeunes élèves ?, qui proposait des séquences de français, voilà l’éditrice elle-même qui prend la parole, pour dire autrement son expérience du métier de « prof de français » (ou de lettres…).
Dans un roman graphique beau, coloré et inventif, jouant de manière variée avec les cadres, rythmé, elle raconte des fragments de sa vie de prof : le cauchemar qui lui vient en fin d’été, au moment où la rentrée approche, le souvenir de son premier cours, l’allure de sa première année, les moments marquants, les échecs cuisants et les probables réussites. Le dessin mêle portraits et décors à grands traits et figures inventées : oiseaux de malheur, sourires flottants… Les dispositions labyrinthiques, les flous, les explosions, toutes sortes d’événements graphiques donnent à cette vie une présence. C’est un réel vécu et senti, éprouvé, que nous sommes invités à visiter.
Le discours est plein de modestie : l’autrice ne se présente pas comme une héroïne du savoir (de très belles réflexions sur la connaissance, représentée comme un cachalot), ni de la pédagogie, ni comme une martyre de la cause. Elle se met parfois en accusation ; à d’autres moments, discrètement, elle s’interroge sur l’institution.
Le ton reste léger. Les dialogues de la débutante avec son compagnon en fin de journée sont drôles et grinçants dans le décalage qu’ils suggèrent. L’espoir d’avoir semé quelque chose fait tenir debout, comme les rencontres avec les ami/es, l’humour, et l’amour de la poésie.
Le livre s’achève en glorification, timide mais réelle, de ces combattant/es du quotidien : « prof : la routine héroïque ».

 

 

 

 

Les Restaurants imaginaires

Les Restaurants imaginaires
Anne Montel – Loïc Clément
Little Urban 2022

Recettes bien réelles pour tous

Par Michel Driol

Les Restaurants imaginaires sont en fait un livre de recettes réalisables par des enfants, avec la complicité d’adultes. 25 recettes qui vont de l’entrée au dessert, des classiques œufs mimosas aux plus exotiques chirashi, 25 recettes présentées selon les standards des livres de cuisine, durées de préparation, repos, cuisson, ingrédients et déroulement. 25 recettes qui prolongent ce qu’en disent en introduction les auteurs, à savoir que la cuisine a un lien avec les souvenirs des grands parents, des parents, et la transmission. C’est pourquoi c’est dans une envie de faire ensemble, de partager des moments dans la préparation des plats autant que dans leur dégustation que s’inscrit cet ouvrage, comme une façon de resserrer le lien familial et de lutter contre la malbouffe.

Si cet ouvrage n’était que cela, ce serait bien. Mais il vaut aussi par son entrée dans l’imaginaire, indiquée dès le titre. D’abord parce que les membres de la famille réelle des auteurs sont représentés sous une forme animalière anthropomorphisée ans l’introduction en en quatrième de couverture. Ensuite parce que chaque recette est associée à un restaurant imaginaire, qui est illustré sur chacune des pages de droite. Restaurant pour fleuriste, pour naufragé ou pour lapin, en fonction des ingrédients présents dans la recette. Ces illustrations ouvrent un espace de tendre poésie, dans laquelle des animaux anthropomorphisés se retrouvent autour d’un food-truck surréaliste : bétonnière, carrosse, souche d’arbre… Elles font voyager ainsi d’un univers maritime à une univers céleste, et permettent aussi de croiser des personnages bien connus de la littérature de jeunesse, de l’ogre au petit prince.

Je ne sais si les recettes sont aussi délicieuses que l’est cet album qui invite à partager le plaisir de cuisiner ensemble !

Les Boites aux lettres

Les Boites aux lettres
Gilles Baum
Amaterra 2022

Donne-moi de tes nouvelles…

Par Michel Driol

Depuis un an, Emile est sans nouvelles de son père, dont l’usine a fermé, et qui est parti lors de la fameuse nuit où il a giflé sa mère. Pourtant, Emile est persuadé que son père cherche à lui écrire. Mais pas à la maison, où il sait que sa mère détruirait les lettres. Alors, dès qu’il a réuni 13 euros et 60 centimes, il achète une boite aux lettres et va la clouer dans un des endroits préférés de son père, où les boites aux lettres vivent leur vie, accueillant des oiseaux, ou des mots d’amours entre deux amoureux.

Si l’arrière-plan social est grave : fermeture d’usine, chômage, dégradation des relations au sein du couple, violence familiale, le traitement, lui, est plein de légèreté et de fantaisie, parce que tout ceci est vu à hauteur d’un enfant qui vit dans son monde autant que dans le monde. Ainsi son vélo rose, vieux cadeau de ses parents, qu’il a baptisé Rosie, véritable personnage doté d’une psychologie, de sentiments, comme le serait un animal. Et que dire de la poésie et du merveilleux de ces boites aux lettres, disséminées dans la nature, jusqu’à cette gare improbable située au milieu de nulle part, une gare pour aller passer un jour à la mer ? L’univers d’Emile est à la fois plein de réalité (dans sa façon de se faire donner des mots d’excuse pour manquer l’école, ou de se faire transmettre les devoirs), plein d’amour à l’égard de ses deux parents (dans sa façon d’être là, de remplir les tâches dont celles qui, autrefois, revenaient à son père), et aussi plein d’imaginaire dans sa façon de percevoir le monde. C’est cet imaginaire qu’il a en partage avec l’auteur qui, d’une certaine façon, transfigure un univers qui pourrait être glauque et sinistre en autre chose, sans gommer ce qu’il y a de sombre dans la vie de cette mère qui fait des ménages et de son fils, mais en laissant toujours transparaitre un espoir, et une infinie confiance en l’homme. On voit cet imaginaire d’abord dans la polyphonie du roman. Le narrateur ? un coquillage, donné à Emile par un des anciens collègues de son père, Mojo, qui a dû quitter ses Caraïbes natales en emportant sa collection de coquillages. Imaginaire dans la polyphonie des voix narratives aussi, celle du père, celle de la mère, celle de Mojo, celle du coquillage qui, soit dans des retours en arrière, soit dans des adresses de l’un envers l’autre, donnent à entendre la totalité de l’histoire dans sa complexité humaine. Imaginaire enfin dans le dénouement, car on se doute bien tout au long de l’histoire que l’on va aller vers des retrouvailles entre ce fils qui garde soigneusement le premier cadeau de son père, un ours sur lequel est écrit « je reviens » et ce père qui s’est battu pour que son usine ne ferme pas. La force du roman est aussi que ce dénouement se lira sans doute de deux façons différentes, selon les lecteurs. L’une, merveilleuse, dans laquelle, comme par magie, les lettres du père, comme un journal intime adressé à sa femme pour se dire et se faire pardonner la gifle donnée, apparaissent. L’autre, moins explicite, liée à l’amitié et à la relation entre Mojo et le père, fournira un cadre rationnel à cette découverte.

Ce roman vaut aussi par la qualité de ses personnages. On a déjà beaucoup évoqué Emile. Il faudrait parler aussi de la relation entre les parents, Maria et Serge, et de ce que la dégradation du contexte social a eu comme conséquences sur la détérioration de leur relation, la difficulté pour Maria de pardonner le geste de Serge, et la fuite éperdue de ce dernier aux quatre coins du monde pour tenter de trouver du travail. Autre personnage fondamental, Mojo, qui agit dans le roman comme une sorte d’ange gardien d’Emile. Et que dire de la maitresse d’école, dont on découvre la vie secrète… Il faudrait aussi parler du rôle donné à l’écriture dans ce roman, à une époque où l’on se téléphone, où l’on envoie des SMS, écriture des lettres, du journal intime… Alors que certains lancent des bouteilles à la mer, Emile cloue des boites aux lettres en pleine nature : quel beau symbole du désir de communication et d’amour !

Un roman optimiste qui réussit le tour de force de s’inscrire dans notre société, au milieu des plus pauvres, des sacrifiés sur l’autel du profit, pour dire avec poésie l’importance de l’imaginaire et de l’amour, de la solidarité, pour réparer du monde ce qui peut encore l’être..

Drôles de locataires dans l’alphabet

Drôles de locataires dans l’alphabet
Bernard Villiot – Illustrations de Rémi Saillard
L’élan vert 2018

Le parti pris des lettres et le compte tenu des mots

Par Michel Driol

De A à Z, voici un abécédaire poétique et ludique. Chaque page est consacrée à une lettre, illustrée par une phrase la célébrant. Cette phrase ne se contente pas d’être saturée par la lettre vedette : elle la met en scène dans une petite histoire avec humour et intelligence, souvent à partir de deux mots voisins que cette lettre a le pouvoir de rapprocher.

En voici deux exemples :

D’une pirouette un P s’échappa pour déguiser une poule en poulPe

Dans une cOur, un O s’éprit d’un E. Ainsi commença leur histoire de cŒur.

Cette exploration ludique de la langue et de l’écriture remotive, d’une certaine façon, l’arbitraire du signe, en rapprochant des mots que rien ne permettait de lier, si ce n’est leur orthographe. Même les signes diacritiques comme les accents ou la cédille ont leur rôle à jouer. Le tout est fait avec beaucoup d’humour, souligné encore par les illustrations qui personnifient les lettres, qui deviennent ainsi des personnages  sympathiques, cocasses ou pittoresques. Ainsi le K devient un karateka et le F un facteur… cheval ! Ce jeu avec les mots et les lettres s’adresse particulièrement à des enfants qui font leur première découverte du monde de l’écrit, les invitant à trouver d’autres liaisons possibles entre des mots dont les signifiants écrits sont proches, et les signifiés éloignés, pour produire ainsi des rapprochements sémantiques créatifs. C’est une des grandes dimensions de la poésie qui est  ici mise en œuvre, qui invite à explorer avec subtilité l’univers du langage, à le questionner à tous les niveaux pour jouer sur les équivoques ou les ambiguïtés.

Un abécédaire bien plus complexe qu’il n’y parait au premier abord qui invite à une exploration poétique de l’univers orthographique des mots.

Les Minuscules

Les Minuscules
Claude Clément – illustrations de Tildé Barbey
Editions du Pourquoi pas  2022

Chaque homme dans sa nuit s’en va vers sa lumière (Hugo)

Par Michel Driol

Dans un pays en guerre, se rendant à l’école, Bassem découvre sa maison soufflée par une explosion. Orphelin, cheminant parmi les décombres, il rencontre d’abord une vieille femme qui réussit à sauver quelques plants de fleurs et de légumes de son jardin, puis un jeune homme qui joue du piano, son amie Shadia et son petit chat, son instituteur qui s’acharne à sauver les livres de la bibliothèque, un homme qui traine une charrette remplie d’eau potable et une troupe d’artistes ambulants… de quoi se délivrer de ses larmes et continuer à vivre.

Il s’appelle Bassem… il pourrait bien aussi s’appeler Yuriy  ou Anastasiya, Moussa ou Fatou…Les Minuscules dit avec force, à hauteur d’enfant, les désastres de la guerre, dans une langue épurée et réduite à l’essentiel, dans un texte qui force le lecteur à épouser les sentiments et les émotions du héros, son désarroi, le grand vide qu’il ressent à la perte de tout ce qui constituait sa vie et son univers, à l’image de cette boutique, héritée d’un aïeul, désormais détruite. On suit donc son errance dans cette ville détruite, à travers des rencontres symboliques qui mettent l’accent sur ce qu’il faut pour vivre et survivre : les plantes pour la nourriture, les fleurs pour la beauté, l’eau, l’amour, et aussi la culture. Pourquoi sauver les livres s’il n’y a plus rien ? Parce que le jeu, le rire, l’art sont indispensables face à la brutalité des bombes. Ils sont ce qui constitue notre mémoire, notre humanité, notre façon d’être ensemble dans un partage d’émotions sans lequel nous ne pourrions pas vivre, pour continuer à aller de l’avant. Les Minuscules, ce sont tous ces personnages, Bassam comme celles et ceux qu’il rencontre, ces gens de peu, ces gens de rien, ces victimes de ceux qu’on nomme grands, mais qui peuvent se montrer solidaires, créatifs, et capables de combattre la folie aveugle, absurde et destructrice de la guerre. Parvenir à semer quelques grains de lumières, écrit l’autrice à propos de son texte, c’est une piste que suit avec bonheur l’illustratrice. Grains de lumière ou grains de sable, telles sont les traces laissées par Bassam dans sa fuite, celles qu’on retrouve en forme d’étoile, ou sous les pattes du chat, qui constituent comme un fil doré au sein de cet album. Les illustrations ne cherchent pas le réalisme, mais déconstruisent et reconstruisent le monde, à la façon de métaphores visuelles dans lesquelles les livres deviennent portes ou tentes,  et les touches du piano des marches sur le chemin. Comme un contrepoint au tragique de l’histoire, elles disent l’espoir d’un monde meilleur vers lequel marcher pour aller, comme écrivait Hugo, vers sa lumière.

Un album qui adopte un point de vue singulier et original sur les enfants dans la guerre, pour dire de façon très poétique la nécessité de la solidarité et de la culture pour résister et survivre  aux atrocités du présent.