La Bourrasque

La Bourrasque
Mo Yan, Zhu Chengliang (ill.)
HongFei, 2022

Le vent, le vieil homme et l’enfant

Par Anne-Marie Mercier

Mo Yan, prix Nobel de littérature, livre ici ce qui ressemble à un souvenir d’enfance : il a sept ans et accompagne pour la première fois son grand-père qui part couper des herbes pour le bétail. Le voyage semble long, à l’arrivée le travail est agréable puis fatiguant pour l’enfant qui finit par jouer à attraper des criquets. Le repas, improvisé sur un feu de bois, est délicieux, la sieste, au milieu des senteurs de fleurs, également. Toutes ces évocations ont en elles-mêmes beaucoup de charme ; le récit à la première personne fait vivre les sensations de l’enfant insouciant, le chant et la fatigue du grand-père poussant la charrette à bras ; les images mêlant aquarelle et crayon gras font voir le lever du soleil, le ciel changeant, l’épaisseur des herbes, leur souplesse, la chaleur immobile, les couleurs franches. C’est superbe.
La deuxième partie du récit introduit une dimension nouvelle : le vent se lève, les obligeant à rentrer, mais pas assez vite : une tornade arrache les herbes accumulées sur la charrette, ruinant tout le travail de la journée. Le sang-froid de l’enfant empêche que tout ne soit plus grave encore. L’allure sage du début est bouleversée par des changements successifs d’angle de vue, puis de mise en page, un éclatement de l’image en fragments qui donnent un nouveau rythme à la narration.
Le vieil homme et l’enfant s’en reviennent, dans une image à nouveau assagie, aux lueurs du soleil couchant, sans exprimer plus que le nécessaire. Les émotions ne sont pas nommées mais on les devine. Au milieu de ce récit, la présence de la nature, tantôt bonne tantôt déchainée, les lumières et les sensations font un bel écrin à cette relation de confiance et d’entraide, d’amour et d’inquiétudes réciproques, en silence.  D’ailleurs, « Mo Yan » pseudonyme de l’auteur, signifierait « celui qui ne parle pas », ça tombe bien.

Sophie Van der Linden évoque dans son blog « La rencontre ébouriffante d’un prix Nobel de littérature et d’un grand illustrateur chinois »

Le Nom secret de Kenbougoul Quichon

Le Nom secret de Kenbougoul Quichon
Anaïs Vaugelade
L’école des loisirs, 2022

Les Quichon au temps des pandémies

Par Anne-Marie Mercier

En 2022, même le monde enchanté de la famille Quichon est marqué par les préoccupations sanitaires : l’histoire des premiers jours de la jeune Kenbougoul, que lui raconte son papa, est celle d’un bébé né au milieu des virus. Ceux-ci, lit-on, ont sans doute été attirés par les propos trop louangeurs autour de l’adorable petite Claire. Le médecin, après avoir tout tenté pour la sauver, donne un dernier remède : inverser le sort et l’appeler Kenbougoul, ce qui signifie « personne n’en veut ». Ça marche : Eric Virus et Julie bactérie (très horribles à l’image) vexés, la quittent.
On retrouve ici des notions anthropologiques anciennes ou exotiques : trop louer la beauté d’un enfant porterait malheur. Mythes grecs, contes populaires, dieux jaloux, tout cela s’accorde avec l’idée qu’il faut taire son bonheur. Si la fin est heureuse, l’histoire est un peu angoissante, montrant la détresse d’une famille autour d’un berceau où un enfant souffre et va peut-être mourir. Mais tout cela est adouci par la tendresse du père et de toute la famille, les teintes chaudes des images et et le courage de la petite héroïne.

 

L’Empire des femmes, t. 1 : Sapientia

L’Empire des femmes, t. 1 : Sapientia
Cassandre Lambert
Didier Jeunesse, 2022

Comment passer les bornes du contre-stéréotype sexiste

Par Anne-Marie Mercier

L’idée de départ était bonne : un monde inspiré par l’Antiquité, mais hors du temps, dominé par les femmes. Ces amazones utilisent les hommes pour la procréation et chassent les enfants mâles, en les envoyant sur l’île des hommes, misérable et sauvage. Pourquoi pas ? Le problème est qu’il aurait suffi pour renverser les choses d’inverser les pouvoirs et de montrer ainsi la disparité des situations : l’un des sexes est considéré comme éternellement mineur, il est cantonné à des tâches subalternes, il ne choisit pas qui il épouse, les études lui sont interdites, etc. Cela ne suffisait-il pas à montrer l’injustice criante de la situation des  des femmes dans de nombreux pays?
Au lieu de cela, l’auteure grossit le trait : les « hommes de compagnie » qui sont tolérés dans ce monde sont tenus en laisse, d’autres sont castrés. Les procréateurs sont sélectionnés au terme de longues épreuves dont un combat de gladiateurs, auquel assistent les jeunes femmes qui les choisiront. L’union du couple se fait dans un cadre étrange, les deux étant drogués, l’homme étant attaché : sadisme ou incapacité à tenir compte du désir ?
En somme, on ne peut que s’interroger sur cette introduction d’un genre de porno soft en littérature pour adolescentes (à partir de 15 ans, lit-on). On lit aussi que « des passages peuvent heurter la sensibilité des lecteurs et des lectrices » ; certes, les lecteurs masculins pourraient en tirer des leçons sur les inégalités, mais ils risquent d’être rebutés par les outrances et de ne pas saisir d’autre message que celui de l’iniquité de cette domination des femmes. Quant aux lectrices de 15 ans, on se demande ce qu’elles pourront en faire.
C’est le premier tome d’une série.

L’Aventure politique du livre jeunesse

L’Aventure politique du livre jeunesse
Christian Bruel
La Fabrique, 2022

En route pour l’aventure !

Par Anne-Marie Mercier

Le titre surprend : politique, la littérature de jeunesse ? on l’a certes dite pétrie « d’idéologie » (vous vous souvenez de l’affaire de l’album Tous à poil ? Ce livre en parle), mais de politique, vraiment ? Eh bien oui, politique dans l’édition, chez les auteurs, chez ceux qui semblent ne pas y toucher, dans la presse, dans ses thèmes, dans sa manière de ne pas vouloir en faire après en avoir fait beaucoup.
La question touche à toute l’histoire de la littérature de jeunesse. Ce livre parcourt ses différentes époques en montrant à quels moments on n’a pas hésité à tenir un discours ouvertement politique et à quels moments (par exemple aujourd’hui) le politique est devenu un tabou, un « grand méchant mot » expulsé par un humanisme consensuel et plutôt mou, en dehors de quelques questions émergentes comme celle du genre, qui elle aussi a pu faire naitre des protestations tous azimuts au nom d’une certaine conception du livre pour enfants.
Encore plus, dans ce titre, le politique serait une aventure, autre mystère. Mais c’est bien ainsi que nous embarque le co-auteur de Julie qui avait une ombre de garçon, des Chatouilles, de L’Heure des parents et bien d’autres albums, l’éditeur du Sourire qui mord et de être éditions, le formateur et conférencier, figure bien connue aussi bien au Salon de Montreuil que dans la Charte des auteurs et illustrateurs jeunesse. Cette histoire politique a des accélérations, des arrêts, des trous noirs. Il y a des héros (des ouvrages qui ouvrent la voie) ; nombreux sont ceux qui sont nommés et analysés ici, proposant une autre bibliothèque idéale que celle que l’on retrouve platement dans tous les ouvrages sur l’histoire de la Littérature de jeunesse. Il y a aussi des martyrs, des livres censurés, réécrits, retraduits dans un sens puis dans un autre, massacrés… C’est passionnant comme un récit d’aventures. C’est drôle aussi car l’auteur ne manque pas d’humour et son regard narquois sur les hypocrisies et les contradictions récurrentes réjouit. Enfin les différents points de débat sont évoqués dans leur dimension internationale et l’on découvre encore une fois que la France est loin d’être la plus avancée en la matière – pour le meilleur ou pour le pire.
A l’origine, on trouve une politique de l’offre : la trilogie classique (éduquer divertir, informer) est analysée, augmentée et « colorée » par une autre : « dévoiler, révolter et projeter ». On voit les censures anciennes toujours à l’œuvre mais concurrencées par de nouvelles, aussi bien du côté d’un féminisme sourcilleux que d’un retour de pudibonderie (voir, entre autres, le cas de On a chopé la puberté) que des comités de « sensitive readers » ou  de l’appropriation culturelle (Alma de Timothée de Fombelle). La médiation (librairie, presse, bibliothèques, tout ce qui touche à la politique de la lecture publique) enfin joue un rôle fondamental, plus ou moins assumé, dans l’accès à cette offre.
La politique peut être un sujet abordé explicitement dans le champ du livre pour enfants ; plusieurs titres récents et intéressants analysés ici l’attestent ; elle est à l’œuvre aussi à travers les représentations, les stéréotypes et contre-stéréotypes, discutés ici également ; elle l’est à travers les recommandations ministérielles (les fameuses listes), un temps favorables à la présence de littérature pour la jeunesse à l’école et à une formation des enseignants dans ce champ, de moins en moins depuis quelques années.
Le chapitre consacré à l’histoire de la « presse rebelle » au XXe siècle et au-delà, de 1901 à 2021, est passionnant et fait découvrir de nombreux titres et aventures éditoriales hardies. Le suivant, qui présente des ouvrage « non consensuels » est également une mine de belles choses peu connues qui posent de multiples questions. Une autre histoire, conjointe, est celle de l’évolution des formes et de l’offre de lecture : livres qui se présentent de plus en plus comme des « iconotextes », documentaires d’un nouveau genre, théâtre révolutionné par des textes novateurs et qui ne prennent pas les enfants pour des idiots ou des êtres vivant hors-sol, comme ceux de Maurice Yendt… les formes elles aussi sont politiques.
Les thèmes évoluent mais la quasi absence de certains montre les limites de l’ouverture : si les familles monoparentales ont fait leur entrée en littérature de jeunesse, l’homoparentalité reste un thème peu et souvent mal traité et le personnage adulte célibataire ou tout simplement sans enfant reste rare ; quant aux athées, lorsqu’il est question de religion, ils le sont encore plus (on trouve un pingouin athée, exception notable !). Sur tous ces sujets et bien d’autres (les sans-papiers, le travail et l’argent, la pauvreté, la compétition, la chasse, et bien sûr l’écologie) Christian Bruel est arrivé à trouver des ouvrages qui montent qu’il est possible de les aborder intelligemment qu’il faut se méfier des ouvrages pétris de bonnes intentions mais délivrant un message biaisé.
Le corps est le lieu de bien des tabous, encore aujourd’hui, contrairement à ce qu’on affirme dans les milieux peu informés, ce qui fait dire à l’auteur : « L’irruption débridée du corps et de la sexualité dans les publications jeunesse est une légende ». Il analyse les effets possibles de la frilosité de la plupart des éditeurs sur ce domaine, leur silence masquant le réel et laissant les enfants seuls face à la pornographie à laquelle ils sont exposés de plus en plus tôt.
Les filles rebelles ont leurs héroïnes, de l’Espiègle Lili à Mortelle Adèle. Les utopies ont leurs îles paradisiaques en romans comme en albums (signalons une belle analyse des ambiguïtés de Macao et Cosmage). La « réception alertée » de lecteurs sans doute nourris par une offre riche, quand on sait chercher s’inscrit toutefois dans un « horizon assombri » par de nombreuses inquiétudes.
L’ouvrage se conclut sur l’affirmation d’une nécessaire « politique de la lecture », dans la mesure où la lecture est d’abord une affaire de partage, de communautés. Si l’on veut donner envie de lire, il faut créer les conditions favorables – il les présente – aux échanges, à la prise de distance critique, à la réflexion…. politique au sens large et noble du mot, et dénicher les albums qui permettront d’en débattre. Grâce à lui c’est chose faite, même s’il faut pour cela passer par des histoires de lapins (ou, en l’occurrence, de moutons).

La lecture de ce livre est une belle aventure, drôle et tragique, passionnante, tonique, un courant d’air frais qui réveille et bouscule. On en sort avec un regard un peu plus aiguisé, des regrets sur des jugements hâtifs qu’on a pu formuler, une vigilance accrue, une liste de livres à découvrir, et une foule de questions anciennes et nouvelles à méditer et à partager. C’est un ouvrage indispensable pour tous ceux qui veulent aller au-delà d’une vision consensuelle et quelque peu étriquée de la littérature de jeunesse et de la lecture.
C’est un livre engagé, non seulement par les thèmes qu’il aborde mais par le fait que son auteur examine les points de vue divergents, les discute et ne craint pas d’énoncer ses propres conclusions, toujours claires, fermes, cohérentes. Au centre de ses préoccupations, on ne trouve pas cette fameuse « idéologie » (prise dans un sens fermé et obtus du terme telle qu’elle a été mise en cause par l’homme politique indigné évoqué dans les premières lignes de cet article, mais un souci des lecteurs et de leur devenir : de nos futurs… (c’était le titre d’une édition du salon de Montreuil). Ici, nos futurs sont résolument ancrés dans une histoire qu’il appartient à chacun de se réapproprier, ou pas mais en connaissance de cause.

Londinium, t. 2 : Sous les ailes de l’aigle

Londinium, t. 2 : Sous les ailes de l’aigle
Agnès Mathieu Daudé
L’école des loisirs, medium +, 2022

Arsène Lapin, espion de la reine

Par Anne-Marie Mercier

Londinium est un régal. Son héros, un lapin nommé Arsène (Arsène lapin, donc, ha, ha !), porte monocle et montre de gousset : on aura reconnu un hommage appuyé à Alice de Lewis Carroll, avec le héros de Maurice Leblanc, voila un drôle de mélange. Il n’aime rien tant que fumer un bonne pipe de lucernum dans la tranquillité du foyer confortable, c’est donc un genre de Hobbit aussi.
Le monde de Londinium est un univers où cohabitent plus ou moins bien humains et animaux, avec de nombreux détails sur la géographie de la ville, les habitudes humaines reprises ou on par certains animaux, les lois et la façon de les faire appliquer par tous, etc. C’est une belle utopie imparfaite sur un avenir ans lequel l’espace serait partagé entre les espèces.
Comme Frodon, voilà Arsène embarqué malgré lui dans une aventure effrayante et inconfortable : il doit se rendre en Allemagne pour comprendre ce que manigancent Hitler et le prince héritier anglais. Enquêtant sur le sort des animaux en Allemagne, il découvre le sort des juifs et l’ampleur de la catastrophe future sans vraiment la comprendre. Il offre sur la période un regard naïf tout à fait intéressant. Il rencontre même des figures qu’on n’aurait pas imaginées voir dans un livre pour la jeunesse, celles d’Abby Warburg, avec sa fameuse bibliothèque et de son frère.
C’est drôle, sauf lorsque ça ne peut pas l’être. Le voyage d’Arsène est ancré dans la géographies des villes européennes (Londres, Berlin, Hambourg), plein de rebondissements et d’énigmes. Bonne nouvelle : le tome trois arrive bientôt !

La Brigade de l’oeil

La Brigade de l’oeil
Guillaume Guéraud
Rouergue, 2019

Le Fahrenheit 451 des images

Par Anne-Marie Mercier

L’univers décrit par Guillaume Guéraud en 2007 (il s’agit ici d’une réédition en grand format d’un poche de « doAdo noir ») ressemble à une inversion de celui que l’on trouve dans le roman célèbre de Bradbury, Fahrenheit 451 : ici, ce ne sont plus les livres qui sont traqués, mais les images, toutes les images. Elles sont soupçonnées d’asservir les esprits, de fausser les jugements, de faire l’apologie de la violence et d’être l’opium du peuple. On les brûle. Au contraire, la littérature est au centre de la culture (on parle un peu du théâtre, mais pas autant qu’on aurait pu) : les rues portent des noms d’écrivains, la faculté des lettres est l’objet de toutes les attentions…

Monde idyllique ? non : tout cela a été accompli à travers une répression sauvage menée contre les cinéphiles, les artistes, les amateurs de porno, les sentimentaux attachés à leur passé… Plusieurs scènes décrivant des massacres montrent la brutalité de la Brigade de l’oeil (un genre de police des mœurs, et notre présent rejoint le livre) qui lutte contre ceux-ci et l’acharnement des défenseurs d’images. L’impératrice Harmony veille sur tout, et l’on apprend qu’elle est même l’auteur des livres du philosophe qui dicte sa conduite à toute la société. Tout cela rappelle les pires moments des régimes totalitaires, notamment celui de Ceausescu, mais fait écho à d’autres récits comme 1984 qui montrent comment on peut guider par la propagande et la police de la pensée toute une société.

Lorsque l’histoire commence, le « mal » est quasiment éradiqué et l’on suit un lycéen réfractaire, Kao, qui entre en contact avec les derniers résistants, et un capitaine de la Brigade. L’alternance des points de vue donne à ce récit une épaisseur humaine intéressante (chacun a ses raisons et doute parfois). Tout cela se finit très mal, mais entre-temps on aura vu l’importance des images, leur force, leur capacité à témoigner de l’Histoire (belle évocation de Nuit et brouillard) et on aura pu lire un bel hommage à toute l’histoire du cinéma (Les Temps modernes de Chaplin joue un rôle de premier plan).

Ce texte est provocateur, tant il prend le contre-pied de toutes les condamnations du monde des images dans lequel nous vivons et fait le procès de la lamentation sur la perte d’influence de la littérature mais il fera consensus (ou du moins un certain consensus) sur un point : la télévision seule est condamnée par tous.

Le suspens est très bien mené, les personnages intéressants, l’univers futuriste est très proche du nôtre, de plus en plus proche… (que de mauvais chemin fait en quinze ans seulement !)  et convaincant et tout cela est combiné avec la question de la place des images poussée jusqu’à son paradoxe.

(reprise un peu modifiée de mon article de 2007)

 

 

Zéphyr, Alabama

Zéphyr, Alabama
Robert McCammon
Traduit (anglais, USA) par Stéphane Carn
Monsieur Toussaint Laventure, 2022

La vie d’un garçon, Alabama, 1964

Par Anne-Marie Mercier

«  La grâce, c’est de pouvoir supporter une perte qui vous touche, de l’accepter et d’en retirer une sorte de joie ». p. 366

Quel beau roman ! Il est bien écrit, touche à de nombreux sujets, et offre aux garçons une lecture dans laquelle ils peuvent pleinement se reconnaitre ou se trouver. Le titre original, « Boy’s life » était sans doute plus fidèle à l’esprit du livre. En effet, on y trouve l’essence d’une enfance : promenades, parties de pêche ou de vélo avec les copains, premier bivouac, cinéma (de Tarzan qui les ravit aux Envahisseurs de la planète rouge qui les terrifie), bagarres épiques, premiers émois amoureux, soucis scolaires, histoires de voisinage, vie de famille… C’est toute une part d’enfance qui est représentée. L’ensemble est intéressant et charmant, la narration à la première personne sonne vrai : la traduction est sur ce plan (et les autres) impeccable. Si ce titre n’a pas été conservé c’est sans doute parce que les éditeurs ont voulu indiquer la spécificité de cette enfance, marquée par son décor et par les particularités de la région. Le héros a douze ans en 1964, c’est-à-dire au moment où les premières lois sur les droits civiques des Afro-Américains sont votées aux USA. Mais ce n’est qu’un début et le racisme est toujours très actif dans le Sud, en Alabama (et on en verra de sinistres et surtout médiocres exemples) ; le jeune héros découvre l’envers sombre de la vie à travers les photos du magazine Life : obsèques de Kennedy, bonze s’immolant, église brûlée par le Ku Klux Klan…

« En regardant les photos de l’enterrement du président Kennedy – le cheval sans cavalier, le salut de son petit garçon, les spectateurs alignés devant le passage du cercueil – je compris soudain ce qui éveillait en moi un sentiment d’inquiétude et de peur. Dans ces photos, on voit se développer des taches de pénombre […] les photos semblent s’emplir d’obscurité. Leurs coins sont rongés d’ombres noires qui déploient leurs tentacules sur les hommes en complet sombre et les femmes éplorées, et qui relient de leurs longs doigts ténébreux les voitures, les bâtiments et les pelouses pimpantes. […] Sur ces photos, on dirait que le noir est un organisme vivant, un virus qui se répand parmi les êtres, prêt à faire irruption hors du cadre de l’image pour poursuivre son entreprise d’engloutissement. »(p. 195)

Le garçon sera hanté par les photos d’un attentat contre une église baptiste dans lesquels des fillettes noires ont été tuées.
Mais les personnages de couleur ont dans la ville de Zéphyr et dans le récit une présence qui va au-delà de l’actualité. Ils ont encore des traditions fortes, de la mémoire de leur histoire, et des pratiques magiques. Une vielle femme mystérieuse, plus que centenaire, semble les diriger. La rivière est une autre divinité, avec de redoutables inondations et un monstre qu’elle cache. Toute cette vie est au cœur du roman et offre de belles pages. On voit aussi la difficile cohabitation entre les communautés, le prix de la solidarité, des personnages excentriques (le copain amérindien et sa famille, un pasteur fanatique qui tente de lutter contre la passion des jeunes pour les Beach boys, l’héritier du plus riche propriétaire qui se promène en ville nu, etc.).
Cet original joue aussi un rôle important : il est celui qui guide le héros, Cory, dans sa carrière littéraire. En effet, Cory invente des histoires pour ses amis, il sait capter son auditoire, et il finit par raconter un événement étrange dont il a été le témoin : un homme été assassiné dans sa voiture, engloutie dans le lac de Zéphyr, trop profond pour qu’on l’y retrouve. Il écrit cela dans une nouvelle qui sera publiée par le journal.
Ce meurtre, raconté dès le début du roman, hante bien des gens : son père, qui en a été témoin comme lui, mais n’a pas tout vu et qui meurt à petit feu de ne pas savoir comment apaiser l’âme du mort, la vieille reine noire qui entend elle aussi ce mort qui réclame justice, la rivière qui a recueilli le corps supplicié de l’inconnu, l’assassin lui-même… L’enquête bâclée, les tentatives pour éclaircir le mystère. Et enfin le dénouement donne à ce beau roman, poétique et parfois fantastique, une allure de thriller dans sa dernière partie. Pourtant, autant le reste du roman est original, intéressant et attachant, autant ces éléments sont un peu convenus. Il semble que McCammon ait subi le destin de l’écrivain dont il est question au cœur du roman, obligé par son éditeur à ajouter un meurtre dans son histoire pour la faire vendre et ainsi de la « prostituer »  :

« il a écrit un livre sur la ville et ses habitants, sur ceux qui en font ce qu’elle est. Il n’y avait sans doute pas une vraie intrigue là-dedans. Peut-être que rien dans ce livre ne vous saisissait à la gorge ou ne vous glaçait le sang, mis il décrivait la vie. Le flux des choses et des voix, ces petits riens du quotidien dont sont faits les souvenirs ». (p. 346)

Ces propos semblent décrire Boy’s life. Mais si cette intrigue parait un peu plaquée, elle apporte néanmoins de beaux moments de mystère et une cohésion au roman qui commence avec la découverte du meurtre et s’achève avec sa résolution. Au fil du temps, Cory a grandi, a affronté ses peurs, aidé sa famille, pleuré un ami et un amour, et compris que la confiance enfantine avait un temps. Un critique américain évoque le roman de Harper Lee, Ne tirez pas sur l’oiseau moqueur, autre roman du Sud : on y trouve effectivement des personnages aussi surprenants et attachants, une vision sans concession du monde des adultes, un amour de la terre et de l’enfance, et la découverte par un enfant d’une dure réalité.

Nous, les enfants de l’archipel

Nous, les enfants de l’archipel
Astrid Lindgren, illustrations de Kitty Crowther
Traduit (suédois) par Alain Gnaedig
L’école des loisirs (Hors collection), 2022

Éternels étés dans l’île

par Anne-Marie Mercier

La première partie du roman, longue comme un jour d’été, commence en juin et s’achève à la fin des vacances avec le triste retour de la famille Melkerson à Stockholm. Leur séjour de vacances sur l’île de Saltkråkan (ou île du cormoran) aura été une belle parenthèse. Mais l’histoire continue : après un chapitre intitulé « le problème avec l’été, c’est qu’il passe vite » on est heureux de ne pas les quitter et de les voir revenir sur l’île à Noël, au printemps, encore à l’été… et pourquoi pas toujours ?
Chacun en profite à sa façon : le père, Melker, écrivain, est veuf et très soucieux du bonheur de ses enfants qu’il connait bien et comprend bien. Il tente de se faire bricoleur et cuisinier (avec un succès relatif et des scènes comiques à foison) et se lie avec tous les habitants du village ou presque. La fille ainée, Malin, tient lieu de mère aux enfants, tout en menant sa vie de belle jeune fille de 17 ans très courtisée. Johan et Niklas, adolescents pleins de vie, toujours prêts pour la baignade, sont très différents, l’un plein d’imagination comme son père et comme lui voué à une vie tourmentée, et l’autre « le plus heureux et le plus stable des Melkerson », solide et calme. Enfin, le petit Pelle est le personnage le plus attachant de la famille, ultra-sensible, posant sans cesse de curieuses questions : « Pourquoi avait-on envie de pleureur en entendant le bruit des fils du téléphone, ou quand celui du vent dans les arbres donnait l’impression qu’ils étaient tristes ? ». Très attentif aux animaux et n’en possédant pas, il adopte le nid de guêpe sous le toit en attendant mieux. Il forme un trio extraordinaire avec deux fillettes de l’île, Stina et surtout Tjorven (la batailleuse), enfant de 7 ans accompagnée d’un énorme chien appelé Bosco ; elle « semble avoir été créée en même temps que l’île » tant elle l’incarne, douce, et brute.
Les dialogues entre les enfants sont très drôles et l’on y retrouve de nombreuses situations classiques, toutes traitées avec sensibilité et drôlerie : la concurrence entre les deux petites filles (Pelle y est imperméable), l’adoption d’animaux et les problèmes de communication avec eux, les enterrements d’animaux pour lesquels Tjorven chante toujours le même cantique sinistre… Les enfants, petits et grands, affrontent difficultés, dangers, joies et chagrins, ils cultivent les secrets.
Ils ne sont pas inoxydables comme l’héroïne la plus célèbre de l’auteure, Fifi Brindacier, mais oublient vite les obstacles : « On vit dangereusement quand on a sept ans. Dans le pays de l’enfance, dans ce pays secret et sauvage, on peut frôler les pires périls et considérer que ce n’est rien de spécial ». Les illustrations de Kitty Crowther sont parfaites pour ce trio.
Douceurs de l’été, joies de l’hiver et du printemps, tous ces petits bonheurs sont égrenés au fil d’un beau récit, qui est aussi long (presque 400 pages) et captivant, dans lequel les rebondissements ne manquent pas : qui sera l’amoureux de la belle Malin ? le renard mangera-t-il le lapin de Pelle ? Que deviendra le phoque apprivoisé (enfin, pas tant que ça) de Tjorven ? Son Chien Bosco supportera-t-il qu’on lui préfère un phoque ? Sera-t-il abattu pour avoir attaqué l’agneau de Stina ? Enfin, la maison du menuiser qui les a abrités sera-t-elle vendue et détruite ?

L’été doit-il avoir une fin ? – et l’enfance ? Quelle que soit la réponse, Astrid Lindgren les fait revivre merveilleusement.

Le Grand Voyage

Le Grand Voyage
Olivier Desvaux
Didier jeunesse, 2022

A la recherche du Père Noël

Par Anne-Marie Mercier

Olivier Desvaux excelle à peindre la neige, dans la lumière rasante de l’hiver. Sous son pinceau, elle a de la consistance, de l’épaisseur, du relief, de la douceur…on aimerait s’y promener, comme les deux héros de cette histoire, un lapin et un renard.
Couple improbable, certes, mais c’est un livre pour enfants, habité qui plus est par l’esprit de Noël : les deux amis poursuivent quelque chose de rouge qui vole… un ballon portant la lettre d’un enfant au Père Noël. Le ballon ayant fait flop ils décident de porter eux-mêmes la lettre. De jour comme de nuit, dans le calme ou au cœur de la tempête, à pied, en lit-bateau, lit-bateau qui se transformera en traineau à l’arrivée, sur terre, sur l’eau, les deux amis arrivent au bout de leur quête et finissent par rencontrer le Père Noël lui-même, qui réalisera leur rêve le plus cher. Quel est-il ? un rêve de Noël, bien sûr !
Histoire simple, belles images qui font voyager, tout est en place pour que la magie de Noël opère.

feuilleter pour se régaler des images sur le site de Didier

Jack et le bureau secret

Jack et le bureau secret
James R. Hannibal
Traduction (anglais, USA) par Faustina Fiore
Flammarion jeunesse, 2017

Par Anne-Marie Mercier

Dans cette histoire pleine de suspens, de poursuites, de découvertes multiples incluant voyages dans le temps et machines bizarres, le héros Jack, est bien malmené, et le lecteur mené à un train d’enfer : pourvu d’une petite sœur très indépendante qu’il est censé surveiller, Jack est parti à la recherche de son père dans un bureau de objets perdus. Très vite, il perd sa sœur, trouve une alliée en la personne d’une stagiaire de ce bureau qui aimerait bien prendre du galon en l’aidant et d’un autre qui souhaite la même chose mais à ses dépens, il découvre qu’il ne devrait pas exister, et surtout ne devrait pas être là où il s trouve.
Ce n’est pas clair ? C’est normal : le livre n’est pas résumable. Dison simplement que ses héros sont fort sympathiques et maladroits, leur adversaire fort méchant, et que l’arrière-plan historique (le grand incendie de Londres de 1666), très inattendu, ajoute une touche dramatique et ce joyeux bazar.
L’administration des objets perdus est une belle trouvaille, loufoque à souhait, et les labyrinthes qu’elle recèle de belles inventions architecturales dignes de la bibliothèque du Nom de la rose d’Umberto Eco dans lequel circuleraient des métros, des drones et des anges.