Les Effacées

Les Effacées
Marine Carteron
Rouergue 2025

Une nuit au musée

Par Michel Driol

En sortie scolaire au musée d’Orsay, Jo est enfermée dans un placard à balais par un garçon de sa classe.  Lorsqu’elle parvient à en sortir, c’est la nuit. Errant dans les couloirs du musée, elle est apostrophée par une voix féminine qui provient d’un tableau de Courbet, l’homme blessé. Celle qui lui parle, Virginie,  a été effacée du tableau et, durant toute la nuit, elles vont parler de Courbet, de la place des femmes dans la peinture et dans la vie…

En faisant alterner les voix de Jo et de Virginie, en tissant des liens entre elles au-delà des générations, des conditions sociales, le roman explore un grand pan de la condition féminine. Les effacées, c’est Joséphine, discrète, héritant des vêtements de son frère ainé, punie par un garçon à qui elle a osé dire non, jeune fille normande à la peau noire qui ne se sent pas à sa place dans un musée à Paris. Mais ce sont aussi, au sens propre, toutes les femmes effacées par Courbet de ses tableaux. Virginie donne un véritable cours d’histoire de l’art de la seconde moitié du XIXème siècle, montrant des côtés peu connus de Courbet, de Proudhon ou de Baudelaire quant à leurs rapports avec les femmes. Et cela fait écho avec ce que vit Joséphine, plus d’un siècle plus tard. Le fantastique de l’œuvre permet l’éclosion d’une sororité, permet à Joséphine de prendre conscience de ce qu’elle est, et d’oser, à la fin, décider par elle-même de ce qu’elle a envie de faire comme études. Joséphine est un de ces personnages de roman attachants, que rien ni personne n’a autorisé à se révéler, qui ne cherche pas à prendre une place plus importante, à se faire remarquer. Combien de jeunes filles se reconnaitront dans ce portrait juste et touchant !

Le roman fait alterner un récit traditionnel avec des fragments écrits dans une langue poétique, jouant sur les décrochements, les lignes courtes, le rythme, qui sont d’abord la marque de Virginie ou de l’évocation du XIXème siècle, mais qui finissent par être aussi celle de Jo, dans le retour à Dieppe, dans l’épilogue, comme une façon de signaler dans l’écriture aussi cette évolution de ce personnage vers une autre dimension, une autre conception du monde.

Quelle est la place des femmes dans l’art ? Quelle est la place des femmes que l’on dit racisées dans un musée ? Ce sont ces dimensions que le roman féministe explore, au travers de quelques tableaux de Courbet, l’Homme blessé, l’Origine du monde, l’Atelier…, tableaux dont certains sont reproduits en esquisses grisées par Mathilde Foignet. Il montre qu’en dépit de quelques améliorations, la condition des femmes du peuple, dans le couple, dans les rapports avec les hommes n’a pas beaucoup changé. Il conduit à réfléchir sur la valeur du non, sur le harcèlement, à travers ces figures féminines de Virginie Binet, ou Constance Quéniaux, bien attestées dans la vie de Courbet, au travers aussi du personnage de Joséphine.

De copieuses annexes révèlent la genèse de l’œuvre par son autrice, mais aussi donnent des informations historiques sur tous les personnages du XIXème siècle que l’on croise dans le roman.

Un roman bouleversant qui propose un regard neuf sur la peinture et des artistes que l’on croyait bien connaitre, et qui aide à faire prendre conscience de la domination masculine dans de nombreux domaines;

Le Talisman

Le Talisman
Ronald Curchod
Rouergue 2025

Furtive rencontres

Par Michel Driol

C’est l’automne. Un garçon suit un lièvre qui le conduit vers un lac, sur lequel il s’embarque avec une fille. Le lendemain, le garçon emprunte à son tour la barque, arrive sur une ile, où se trouve comme une église de bois consacrée au lièvre, qui y est reproduit en icone, en sculpture… De retour sur la rive, la fille lui tend un talisman et part. Maintenant vieil homme, il revient parfois dans le bois, et c’est l’hiver.

 C’est une histoire de voyage, de transmission, de souvenir et de temps qui passe, dans une atmosphère onirique pleine de poésie. Poésie du texte, et poésie des illustrations, réalisées selon la technique de la tempera. Texte et illustrations alternent, laissant ainsi pleinement profiter du plaisir des mots puis du plaisir des illustrations, de véritables tableaux qui font glisser de la chaleur des tons de l’automne à la froideur bleutée de la nuit.  Des tableaux qui reconstituent la magnificence de la forêt des contes, le mystère de la nuit peuplée d’étoiles et de quelques lumières,  et le somptueux intérieur de l’église peuplée  de statues de lièvres, éclairées à la bougie.

Le texte, dans sa forme, prend l’aspect d’un long poème dont les vers, tantôt courts, tantôt plus longs, proposent un rythme de lecture permettant de détacher certains mots, de les mettre en relief. Si le texte suit les actions du garçon, il laisse aussi entrer pleinement toutes les sensations liées à la nature : froissement des feuilles de l’automne, oiseaux qui se taisent quand vient la nuit…C’est une histoire éminemment symbolique à plusieurs niveaux de lecture. On retrouve, bien sûr, la trace d’Alice au Pays des Merveilles, avec un lièvre roux au lieu d’un lapin blanc, mais c’est toujours un animal qui guide, qui conduit, vers un autre univers, un univers clos, une ile, un lieu qui respire le sacré, mais un sacré à la gloire d’un animal, magnifié, à la quête de l’amour peut-être. Chacun interprètera à sa guise, bien sûr, le sens de ce talisman, gage donné par une fille à un garçon, gage conservé toute une vie… L’album, qui plonge le lecteur au sein d’une nature paisible et mystérieuse, n’en dit pas plus, et c’est très bien ainsi.

Un album sous forme de conte, à contempler, qui donne l’impression d’une suspension puis d’une accélération du temps. Magique.

Droméo et Chuliette

Droméo et Chuliette
Marcus Malte Henri Meunier
Rouergue 2025

Drame rigolo en 4 actes

Par Michel Driol

Le titre et l’incipit font bien évidement référence à un célèbre drame de Shakespeare, dont cet ouvrage prétend être la version originale, excusez du peu ! Nous découvrons donc Droméo Domadaire, fils unique d’un sous directeur de grande surface, jeune pianiste vivant dans un pavillon de banlieue, et Chuliette Chameau, fille d’un manutentionnaire de la même grande surface, vivant dans un immeuble. Ces deux là se rencontrent par la magie d’un autobus dans lequel Chuliette s’endort, et qui la conduit à côté de chez Droméo, dont la musique l’attire. Coup de foudre. Oubli du sac par Chuliette. Quête de l’appartement de Chuliette par Roméo, hostilité du grand frère. Tout est prêt pour que le drame éclate sauf que les deux amoureux s’enfuient au Larzac où ils vécurent heureux et eurent 3 enfants…

Voilà une adaptation particulièrement loufoque, inventive et drôle d’un drame shakespearien transposé à notre époque. Pas de famille noble, non, mais deux classes sociales, deux milieux qui s’opposent, se côtoient sans se connaitre. Le fond social est sérieux, dans l’évocation des habitations, des ascenseurs en panne, du grand frère surveillant sa petite sœur, de la fatigue des pères. Mais c’est avant tout une histoire d’amour, de coup de foudre, histoire intemporelle mais si présente, qui, par son happy end, donne de l’espoir !

Tout est original dans l’album : la forme du texte, qui refuse la forme dramatique, pour former une sorte de long poème plein de trouvailles, de jeux de mots, de recherches sur les sonorités (saturation de d pour les dromadaires, de ch pour les chameaux), inclusion de petits ritournelles (à chanter sur l’air de la chanson de Gavroche), de mots en langues étrangères qui viennent rythmer le propos, contribuant à lui donner une grande force comique. Chameaux et Dromadaires… nous voilà donc chez les camélidés, à la fois proches et lointains, et le texte et l’illustration jouent sur les différences entre les deux espèces. Une bosse, un seul fils pour l’une des familles, deux bosses, deux enfants pour l’autre. De l’union ne peuvent que naitre 3 enfants… Pas de représentation figurative des personnages, mais des chapeaux, chapeaux à une bosse pour les uns, à deux bosses pour les autres, et des couleurs toujours associées, le rouge à Droméo, le jaune à Chuliette. Ces bosses se métamorphosent, deviennent maisons ou immeubles, moyens de transport, dans une ville aux rues labyrinthiques sans cesse menacée par des nuages noirs, pluie noire et larmes noires mêlées.

Enlevé, jubilatoire, plein d’inventivité, bien rythmé, cet album revisite pour notre plus grand plaisir un mythe célèbre, tout en évoquant nos modes de vie, nos différences sociales, nos mœurs actuelles sans complaisance, mais en assurant le triomphe de l’amour. Que demander de plus ?

La Part du vent

La Part du vent
Nathalie Bernard
Editions Thierry Magnier 2025

Dust bowl ballad…

Par Michel Driol

A 17 ans, June assiste à l’assassinat de son père, dans le midwest, au début des années 30. Comme il le lui avait conseillé, elle prend la fuite, au volant de leur voiture. Elle trouve un premier refuge auprès de Rose, qui tient un diner. Mais lorsque l’homme qui a tué son père la retrouve, elle reprend la route vers l’Oklahoma, chez le frère de Rose, John, un fermier veuf, près de Forest City, une ville sans arbre, durant un été où se déchainent les tempêtes de poussière, les dust bowl.

Le roman s’ouvre par un prologue, qui retrace toute l’histoire de ces territoires, ceux des Indiens et des bisons, détruits par la colonisation, en mettant l’accent sur le vent qui y souffle, et se clôt par un épilogue, situé au printemps 2023, dans lequel une des descendante de June se réfugie dans sa voiture pour échapper à une autre tempête de poussière. Il se structure en deux chapitres, Fuir ! et Rester ?, suivant ainsi le parcours initiatique de June dans ce qui commence comme un road movie avant de se terminer dans un huis-clos, la ferme de John, tandis que les menaces autour de June se multiplient. C’est d’abord un roman d’aventure passionnant, autour d’une héroïne au caractère bien trempé qui découvre petit à petit la vérité sur son père, et reste droite et fidèle à des valeurs de générosité, de solidarité et de partage. Les personnages secondaires sont attachants eux-aussi : Rose, prompte à venir en aide à June, son frère John, personnage complexe, rongé par une culpabilité dont on découvrira la cause, entre addiction à l’alcool et réel courage face à tous les dangers, le shérif défenseur de l’ordre, et un Indien pourchassé. C’est ensuite un roman historique bien documenté, qui plonge le lecteur dans l’Amérique des années 30, celles de la récession, des dust bowls, des gangsters et des mafias. On y voit comment les fermiers sont ruinés par la chute des cours du blé, comment tout un village se retrouve déserté à la suite des dust bowls, et comment enfin le racisme anti indien y est tenace tandis que le Ku Klux Klan y reste agissant. On y découvre aussi la vie d’un petit village, les bals populaires, le journal local, l’épicerie. Avec précision, l’autrice y décrit les fermes, les paysages, les tempêtes, les orages, la rudesse de la vie et les effets de l’attente de la pluie sur les êtres et les choses. C’est enfin un roman écologique. C’est la monoculture du blé qui appauvrit les sols, et permet au vent de donner libre cours à sa force lors des tempêtes qui ravagent le midwest. Tout cela est annoncé par le prologue, et l’épilogue montre que rien, en fait, n’a changé. Mais c’est aussi un roman qui parle de l’écriture, de la nécessité de dire le monde. June est instruite, et on va la voir passer des magazines futiles qu’elle lit au début à une position de journaliste, témoignant, racontant l’Oklahoma et la vie des pauvres fermiers dans les colonnes d’un journal de New York.

Un page turner, qui n’est pas sans faire penser aux Raisins de la colère par l’époque et les personnages évoqués, qui parle sans doute autant de l’Amérique des années 30 que de notre époque : agriculteurs condamnés à s’endetter pour produire toujours plus, dégradation des sols, tempêtes de plus en plus violentes, racisme et peur de l’autre…

L’arc-en-ciel

L’arc-en-ciel
Salvatore Gregorietti
(Les Grandes Personnes) 2025

Du gris à la couleur

Par Michel Driol

Une petite boite grise à l’intérieur de laquelle vit un arc-en-ciel. Timidement, il ose petit à petit sortir, mais la nuit l’effraie, et il rentre dans sa boite. Sortant à nouveau, il voit ses couleurs dispersées par un coup de vent. Quand arrive la pluie, retour à la petite boite. Mais quand vient le soleil, il sort en majesté !

(Les Grandes Personnes) rééditent un ouvrage datant de 1974, seule œuvre pour la jeunesse d’un graphiste et designer italien. Son arc-en-ciel propose un graphisme minimaliste et très géométrique, reposant sur des oppositions. Oppositions formelles entre le carré de la boite et les courbes de l’arc en ciel, entre le gris et les couleurs. Oppositions aussi entre le caché et le montré, entre le jour et la nuit, entre la pluie et le soleil. Le texte, très simple, prend les allures du conte avec son incipit traditionnel pour surtout commenter les aspects psychologiques du comportement de l’arc en ciel : timidement, effrayé, courage… jusqu’au heureux final. L’ensemble est avant tout très visuel et permet aux plus petits de comprendre aisément l’histoire et le message qu’elle véhicule. Il faut oser sortir de sa coquille, de sa zone de confort, pour s’épanouir et révéler au monde qui on est vraiment, à l’instar de cet arc-en-ciel.

Un album tout carton, à la fois conceptuel et explicite, dont les symboles sont faciles à décoder par les tout petits, mais qu’ils auront tout loisir à interpréter peut-être de différentes façons.

Le Livre interdit   

Le Livre interdit
Julie Billet
Editions du Pourquoi pas ? 2025

Censure sans mesure

Par Michel Driol

Depuis qu’un nouveau gouvernement est là, des choses ont changé. Ana s’en aperçoit lorsqu’à la bibliothèque, on lui dit que le livre qu’elle demande est désormais interdit. Au collège, les enseignants se divisent entre ceux qui approuvent la nouvelle politique et ceux qui s’y opposent. La grand-mère d’Ana est de ceux-là. Mais comment résister quand on est adolescent ?

Dans la veine de Quelque chose a changé, d‘Yves-Marie Clément, publié aussi au Pourquoi pas ? voici une nouvelle dystopique mais qui nous concerne au plus haut point, à l’heure où dans certains pays dans le monde, dans certaines villes en France, des livres sont mis à l’index… Le livre interdit, c’est d’abord un plaidoyer pour la liberté d’expression et de pensée qu’autorisent les livres, pour le fait qu’ils permettent de discuter leurs propositions, les valeurs qu’ils portent. Interdire les livres, c’est s’en prendre à la liberté de pensée et à l’ouverture d’esprit dont ils sont les instruments. Tout cela est découvert, progressivement, par le trio de jeunes ados héros de cette histoire, et explicité par la narratrice. Si le récit met en avant l’engagement de ses trois héros, leur capacité de résistance dans des formes originales, il vaut aussi pour la galerie des portraits des personnages secondaires, qui incarnent, tous, à la façon, des attitudes diverses face à la montée d’un pouvoir totalitaire, et qui questionnent, de fait, sur nos propres comportements si une telle éventualité venait à se produire. Il vaut aussi par l’attachement des héros à l’amour des mots, de la langue, du langage, nécessaires pour construire une pensée articulée et élaborée.

Que signifie concrètement résister aujourd’hui ? Faire valoir des valeurs d’humanité, de tolérance, de respect, de liberté… Les adolescents ont nommé Antigone le square dans lequel ils se réunissent… Beau symbole de transmission plurimillénaire par la littérature des valeurs et des principes auxquels nous sommes attachés. Enfin, on appréciera – ou pas – le choix qu’a fait l’autrice d’une écriture inclusive pour signifier que la langue n’est pas figée…

Et demain ?

Et demain ?
Nathalie et Yves-Marie Clément
Editions du Pourquoi pas ? 2025

Nord/Sud

Par Michel Driol

Sous le titre Et demain ? sont réunies deux nouvelles, chacune à deux voix. L’uranium enrichi.t fait alterner le discours officiel d’Uratome Monde, une multinationale qui se prétend respectueuse de l’environnement et des valeurs sociales avec celle du fils d’un des mineurs africains, révélant une tout autre vérité. Dans le froid qui mord fait alterner le discours d’un leader populiste avec le témoignage d’un migrant venu d’Afrique.

Le recueil rassemble ainsi deux textes dont la polyphonie oppose deux types de discours bien identifiables, pour en dénoncer l’un en le confrontant au réel tel qu’il est vécu. D’un côté, on a affaire à un discours bien rodé des multinationales, stéréotypé, pétri d’autosatisfaction, de chiffres, discours qui tente de cocher toutes les cases, celles du profit avec celles du respect du développement durable, dans une froide technocratie hypocrite. Ou alors aux propos d’un populiste qui impose la lutte contre l’émigration come seul enjeu politique et comme nécessité pour défendre une certaine conception du patriotisme. On a affaire ici à une belle harangue d’anthologie, associant violence dans le propos, raccourcis saisissants, discriminations verbales, solutions grossières et racisme – hélas – ordinaire.

De l’autre, marqués par une typologie en italique, les paroles d’un fils à son père qui rentre de la mine, usé, fatigué, propos marqués par un refrain A quoi penses-tu, papa / En rentrant de la mine ?. On est dans le registre émouvant de l’intime, de l’affectif, du corps qui souffre et qui meurt. Ou alors le poème de l’exil, texte à la deuxième personne d’un Africain qui évoque son parcours jusqu’à l’OQTF, parcours douloureux, fait d’espoir et de désespoir, de solidarité et de répression.

Deux textes écrits à quatre mains qui utilisent avec pertinence les ressources narratives de la polyphonie pour dire les oppositions et les contradictions du monde actuel, pour dénoncer l’égoïsme des pays du Nord qui pillent les richesses de ceux du Sud, contraignant à l’exil leurs populations pour développer des discours de haine contre l’étranger qu’il faut renvoyer chez lui… Mais deux textes qui s’enchainent parfaitement, – le jeune africain du premier texte ne se prépare-t-il pas à prendre le chemin de l’exil – deux textes qui se terminent heureusement sur la métaphore du chemin portée par la voix africaine, deux textes qui laissent ouverte la possibilité de cheminer ensemble, de concilier les chemins, vers la vie de demain, qui sera ce que les jeunes générations – celles qui auront pu se nourrir intellectuellement et émotionnellement  de tels textes – en fera…

Pizza 4 saisons

Pizza 4 saisons
Thomas Vinau – Anne Brouillard
Editions Thierry Magnier 2022- 2025

Là tout n’est qu’ordre et beauté…

Par Michel Driol

Les quatre saisons sont un thème majeur dans les formes artistiques. Peinture, musique, et bien sûr poésie. C’est à cet exercice que se livrent Thomas Vinau pour le texte et Anne Brouillard pour les illustrations. En commençant, une fois n’est pas coutume, par l’automne, qui nous fait suivre un vilain petit bonhomme le long d’une route qui mène tout droit vers nulle part. Puis c’est la tour de Pic, en hiver, un Pic protéiforme pour qui le givre n’est autre que la lumière cassée en mille éclats du miroir du ciel. Le printemps nous fait suivre, paradoxalement, un camion rempli de fruits tout pourris. Enfin l’été s’accompagne de l’évocation d’un berger presque cosmique.

Le titre, Pizza 4 saisons, ouvre sur un imaginaire culinaire et gastronomique en évoquant un plat bien connu des enfants, mais  qui contraste avec le propos et l’atmosphère des textes et des illustrations. Les mots de Thomas Vinau font jaillir les sensations et les impressions de chaque saison avec douceur, dans un entre deux entre le réalisme des choses évoquées et l’imaginaire qui les transfigure. S’y mêlent les humains et les végétaux, le ciel et la terre dans les métaphores et les images  C’est un monde en mouvement, un univers baroque du changement, du reflet que dessinent ces quatre saisons, à l’image de ce vilain petit bonhomme qui dessine sur la buée des vitres, de Pic, qui est tantôt petit garçon, tantôt hérisson, tantôt petite bête de buée. Thomas Vinau évoque avec finesse les sensations, la lumière du printemps, les odeurs de moisi ou les piaillements des oisillons masqués par les brinquebalements du camion. Cette évocation bien singulière des quatre saisons n’a rien de convenu, et se caractérise par la finesse des images qui donnent à voir, de manière à la fois réaliste et symbolique, le cycle du temps qui passe.

Les illustrations d’Anne Brouillard constituent aussi une belle variation sur le thème des quatre saisons. Elles montrent une forêt, tantôt en plein brouillard, tantôt sous la neige, une maison, des animaux, et un enfant dont on suit quelques activités. Tantôt des paysages, tantôt des petites gros plans qui montrent des oiseaux ou l’enfant. On remarque en particulier la splendeur de la lumière changeante, que ce soit celle du jour ou de la nuit, et le traitement des reflets sur les vitres, ou dans les flaques d’eau.

Des illustrations composant un paysage de conte de fées, qui semble hors du temps, où tout n’est qu’ordre et beauté, calme, et un texte rempli de belles surprises pour évoquer, de manière très personnelle, ce cycle immuable des saisons, dans une belle harmonie.

Bambi

Bambi
Peggy Nille
Saltimbanque 2025

Une vie dans les bois

Par Michel Driol

Pour le grand public, Bambi, c’est d’abord le dessin animé de Walt Disney. C’est en fait à l’origine un roman pour la jeunesse, signé Felix Salten, publié en 1923, roman que Peggy Nille adapte ici en album avec une forme tout à fait originale. De Bambi, tout le monde connait l’histoire, la naissance, l’apprentissage, le bonheur. Lorsque sa mère est tuée par un chasseur,  il ne peut plus apprendre à survivre qu’auprès de son père. Mais la vie continue, et, devenu adulte, il devient père et roi de la forêt.

Dans cette adaptation, Peggy Nille fait le choix de réduire drastiquement le texte, en faisant de Bambi le personnage / narrateur de sa propre histoire. Par ailleurs, les textes courts sur chaque page tendent assez souvent au haïku par leur fulgurance, dans leur façon d’associer la nature et les émotions du héros.  Se dégage alors une réelle poésie du lien avec la nature, qui se mêle à l’apprentissage et à la découverte du monde portés par le récit, qui, à la façon d’une autobiographie, embrasse les années de jeunesse du personnage jusqu’à son ascension comme roi de la forêt.

Peggy Nille ne cherche pas à anthropomorphiser ses personnages d’animaux. Pas de grands yeux ou de mimiques à la Walt Disney, mais un certain réalisme poétique dans la façon de les représenter au sein de la nature, s’émerveillant ou jouant, se blottissant l’un contre l’autre. Elle excelle dans l’art d’utiliser les couleurs pour symboliser chacune des saisons qui rythment l’album. Le vert tendre du printemps, le jaune éclatant de l’été, les teintes rousses de l’automne, le bleu de l’hiver. A cela s’ajoutent l’utilisation de pages calques, qui laissent deviner, par transparence, la profondeur de la forêt, des scènes cachées dans lesquelles les animaux sont à l’abri.

Si de nombreux jeunes spectateurs sont sortis marqués fortement par la mort de Bambi, cet album édulcore cet épisode, pourtant traité en 3 pages, mais sans montrer la mère, en donnant à entendre les coups de feu, leurs conséquences sur les oiseaux, et la leçon qu’en tire Bambi, l’apprentissage de ce qu’est le danger qui vient du chasseur dont il faut se méfier.

Par certains aspects, Bambi est une histoire intemporelle et très contemporaine. On y évoque la relation destructrice entre l’homme et la nature, la fragilité de l’enfance, le sens du groupe pour apprendre ensemble des autres, autant de thèmes qui résonnent aujourd’hui autant qu’il y a un siècle.

La Revanche des Oiseaux

La Revanche des Oiseaux
Béatrice Fontanel Lil Sire
Sarbacane 2025

Qui vole un œuf…

Par Michel Driol

Apolline, qui mange des cerises sur un arbre, découvre une bague dans un nid de pie, et la vole. Mais le lendemain, elle se réveille en cage, gardée par des oiseaux géants qui la somment de rendre son larcin.  Ce qu’elle fait, mais elle découvre alors le nid plein d’œufs., et elle en vole un. Le lendemain, elle est à nouveau en cage, rend l’œuf, mais reprend la bague, qui glisse de son doigt par terre, la conduisant à découvrir la nature dans sa diversité.

Fait suffisamment rare en littérature pour le jeunesse contemporaine pour qu’on le signale, Apolline n’est pas gentille, et le texte le signale explicitement : Elle est un peu méchante, puis le texte évoque ses méfaits, dont les victimes sont les toiles d’araignées, mais aussi les autres enfants qu’elle fait pleurer à coups de grimaces. Une diablesse qui fait penser à certains personnages de la comtesse de Ségur…. Le récit prend les allures du conte fantastique pour ramener ce personnage dans le droit chemin et l’éduquer à plus de civilité. On retrouve donc  par deux fois le système transgression/punition, ainsi que l’inversion (de taille, de rôle) permettant aux oiseaux de prendre le pouvoir sur Apolline. Tout cela se passe la nuit. Implicitement, il s’agit de rêves, de cauchemars, manifestations de la mauvaise conscience de la fillette, mais le texte et les illustrations laissent le merveilleux  s’installer avec des oiseaux géants, une cage, des menaces… Le texte est particulièrement enlevé et  travaillé. On y note en particulier l’utilisation de mots rares (les utiles arthropodes pour parler des araignées…), les répétitions rituelles du conte oral (la bague glissait, glissait, glissait…), le mélange d’un réelle poésie (la larme qui glisse sur la toile d’araignée) avec des formules plus triviales (il faisait bigrement chaud).  Tout cela accompagne le point de vue de la fillette, donnant ainsi à percevoir son évolution, la naissance de son respect pour toutes les formes de vie dans la nature.

Réalisées à la gouache, les illustrations sont particulièrement expressives pour camper ce personnage d’Apolline et montrer sur son visage et dans ses postures son parcours de la malignité à la sérénité. Il faut aussi prendre le temps de regarder les détails de la nature, la précision de la représentation de la toile d’araignée, la métamorphose des pies en roi et soldats, ou encore les multiples jouets de la chambre.

Un récit d’apprentissage sous forme de conte, où l’héroïne apprend à admirer les beautés de la nature sans chercher à les voler, et à respecter toute vie.