La Vie en rose de Wil

La Vie en rose de Wil
Susin Nielsen
Helium 2021

Toronto- Paris : premier amour

Par Michel Driol

Wil(bur) vit avec ses deux mères, les Mapas. Son seul ami : Sal(omon), juif échappé à la Shoah… C’est dire son âge ! Au collège, il est le souffre-douleur de Tyler – et de quelques autres – depuis que ce dernier a lu à tout le monde le texte de Wil, écrit lors de son entrée au collège, et destiné à être enfermé dans la « capsule temporelle » jusqu’à la fin des études. Lorsque le chef de la fanfare du collège organise un échange avec un établissement français, il accepte de recevoir Charlie… et découvre que c’est une fille, dont il tombe amoureux au premier regard ! Va-t-elle lui préférer Tyler, sportif, entreprenant, alors que lui est timide et empâté ? Et comment payer le voyage à Paris ?

 Autrice célèbre et reconnue au Canada, Susin Tyler propose ici un roman qui conjugue la problématique du harcèlement scolaire avec celle du premier amour qui va permettre au héros de se révéler à lui-même, de prendre confiance en lui et de s’opposer aux autres. C’est qu’il n’a rien pour lui, Wil : adoré et protégé par ses deux mères, il est resté dans leur cocon jusqu’au collège, et, dès la rentrée, il se retrouve harcelé à cause de l’indiscrétion de Tyler et du hasard. Pas très sportif, dans un milieu très modeste (l’une des mères vivote de petits boulots comme chauffeur Uber, l’autre va de petit rôle en petit rôle), il apprécie son voisin, bien plus âgé que lui, et un chien  qui n’a rien d’un chien de race. On apprécie la conduite du récit, à la première personne, qui révèle les doutes et les sentiments du héros, mais aussi le regard sur la société canadienne, ouverte et tolérante à l’égard des couples homosexuels (les deux amis les plus proches de Wil sont homosexuels), mais aussi dans laquelle l’argent est roi (Wil se fait exploiter par le patron de la boulangerie où il travaille). On apprécie aussi le rôle de la poésie : chaque chapitre s’ouvre par un petit poème écrit par Wil qui révèle ainsi ses talents secrets.

Avec un titre qui sonne comme un clin d’œil à Edith Piaf, voici un hymne à l’amour plein de délicatesse et montrant à quel point le respect est une dimension essentielle dans les rapports humains.

 

Mes maisons archi zinzins

Mes maisons archi zinzins
Arthur Dreyfus – Raphaël Journaux
Editions Courtes et Longues 2023

Un carnet d’architecte…

Par Michel Driol

Un grand-père architecte lègue à sa petite fille son carnet qui renferme les projets les plus cocasses, les plus originaux qu’on lui ait commandés. Page après page, on découvrira alors une maison à l’envers,  une maison château fort, une maison invisible, ou une maison ouverte à tous les bruits… avant de découvrir que la maison la plus belle, c’est toujours celle où s’invite l’amour.

Dis moi où tu habites, je te dirai qui tu es… Le grand père architecte inverse la maxime, dis moi qui tu es, je te ferai une maison à ton image. On parcourt ainsi les professions, chanteur à succès, écrivain, couturier, acrobate… on parcourt aussi les passions et les folies : se prendre pour un dauphin, adorer faire la guerre aux voisins, avoir peur du silence, retomber en enfance… On se confronte à l’espace, manquant, ou si limité qu’on veut partir, espace aussi trop restreint de la feuille du carnet qui induit un projet architectural audacieux. On croise aussi notre réalité, comme dans un miroir grossissant, la difficulté à vivre en famille, ou la peur de la montée des eaux, notre attente de l’amour ou la façon dont l’amour transforme notre environnement.  Avec humour et poésie, cet album parle de nous, de nos folies, de nos sagesses. L’imaginaire, libéré de toute contrainte, nous conduit dans un univers plein de fantaisie, où les murs sont épais ou transparents, où les lois de la résistance des matériaux ne sont plus un problème, mais aussi où les bonheurs et les traumatismes de l’enfance ressurgissent, inoubliables sous forme de jeux de construction ou d’omniprésence de la lumière pour combattre la peur du noir. Si la maison de l’exploratrice est un microcosme du monde, cet album est aussi un microcosme dans lequel nous nous retrouvons. Si le métier d’architecte c’est de transformer de belles histoires en belles maisons, n’a-t-il pas quelque chose à voir avec le métier d’auteur, qui crée des univers et des personnages à partir de ce qu’il a pu voir, entendre, constater ?

Les illustrations, ligne claire autant que dessin d’archi coloré, sont remplies de détails pittoresques. L’improbable y rencontre le réel, la folie douce des propriétaire y croise aussi la folie aliénante des maisons, toutes pareilles, le long de rues en damiers… Quant aux textes, il continuent la dédicace du carnet par le grand-père à sa petite fille, assurant comme une transmission douce et tendre qui va au delà de la note d’intention de l’architecte.

Hommage à l’imagination, à la créativité, ce livre d’architecture, encadré par la lettre du grand-père à sa petite fille, montre que tout est possible, qu’il faut repousser les limites. Dans cette perspective, il offre une dernière page vierge pour  créer la maison de nos rêves. Mais il nous invite aussi à nous interroger sur les fonctions d’une maison, sur les liens que nous entretenons avec la nôtre… Pas si zinzin que cela, au bout du compte, ce livre, ou alors éloge très érasmien de la folie !

Le Chant du séquoia

Le Chant du séquoia
Nathalie et Yves-Marie Clément – illustrations d’Emma Guinot
Editions du Pourquoi pas ?? 2023

Leurs chants sont plus beaux que les hommes

Par Michel Driol

Deux récits se succèdent, autour de deux personnages, de deux lieux. Dans le premier, Parker, un jeune Cherokee californien, trouve auprès de son grand père, en pleine nature, la force de surmonter la blessure que lui a causé son échec cuisant au concours de chant de son école, au cours duquel on l’a insulté, et de se remettre à chanter dans la plus pure tradition indienne. Dans le second, Maria Rosa, reçoit dans sa maison de retraite brésilienne un jeune journaliste qui lui demande de raconter comment, dans les années 70, elle est devenue une célèbre défenseuse des droits des peuples d’Amazonie. L’épilogue réunit ces deux personnages au Rassemblement des Gardiens de la Mère Nature, laissant entendre le discours de Maria Rosa et le chant de Parker.

Deux histoires qui ont en commun d’être des récits initiatiques, deux voyages effectués par un grand père et son petit fils ou sa petite fille. Deux récits dans lesquels l’un transmet à l’autre ce qu’est vraiment le chant pour les Cherokees, une communion-fusion avec la nature tout entière. L’autre, c’est le dernier voyage effectué par une petite fille qui remonte le fleuve avec son grand père. Deux récits qui racontent des moments de bascule, dans lesquels deux enfants découvrent le monde, l’un dans sa poésie et son harmonie profonde, l’autre dans la sauvagerie et la brutalité des hommes.

Ce que ces deux textes racontent et décrivent, c’est bien sûr la façon dont les peuples autochtones d’Amérique du Sud ou du Nord ont été réduits à néant par les Blancs. Le grand-père de Parker a été arrêté pour avoir voulu défendre son village contre la volonté d’une compagnie minière de le détruire pour exploiter de nouveaux filons. Le grand père de Maria Rosa est assassiné sous ses yeux pour simplement demander qu’on ne détruise pas leur tribu afin de faire passer une route servant à desservir une exploitation aurifère. Mais c’est aussi le lien fort que ces peuples entretiennent avec la nature, avec la forêt en particulier, avec le travail et avec le temps. Chez les Palikur, le peuple de Maria Rosa, on ne chasse que ce dont on a besoin, on a le temps de se transmettre les secrets des plantes, de discuter, de chanter… Le grand père de Parker vit dans un mobil-home loin de tout, à proximité du Parc National de Sequoia.

Mais ce sont aussi, et peut-être avant tout, deux récits qui mettent en avant la parole et la poésie face à la barbarie, aux humiliations. C’est dans l’épilogue que ces deux dimensions se rejoignent. On y assiste d’une part au discours de Maria Rosa, plaidoyer pour la mère Nature, pour une sobriété écologique, mais aussi invitation à se réveiller, à ne pas baisser les bras, quel que soit son âge. Puis c’est le chant traditionnel cherokee, un chant de bienvenue, interprété par Parker. Le chant, la poésie, sont une façon d’entrer en communion avec la nature, de se faire arbre, oiseau… On ne peut s’empêcher de penser alors au poème de Nazim Hikmet les Chants des hommes… pour les opposer aux mines des hommes, aux destructions des hommes, à la cupidité des hommes.

Les illustrations d’Emma Guinot jouent sur les couleurs : une dominante verte pour Parker, une dominante orange pour Maria Rosa, et une façon d’unir ces deux couleurs dans l’épilogue.

S’ouvrant par une citation de Cacique Raoni Metuktire, fondateur de l’Alliance des Gardiens de Mère Nature, cet ouvrage est à la fois une belle façon de faire connaitre les valeurs des peuples autochtones d’Amérique et de nous sensibiliser à d’autres valeurs que celle de l’argent et de la consommation ou du show business…

Délit de solidarité

Délit de solidarité
Myren Duval
Rouergue doado 2021

Ils ne savaient pas que nous étions des graines

Par Michel Driol

Une bande de copains de troisième, quelque part en Picardie, quelques jours avant le brevet. Il y a là la narratrice, Lou, son amie Soname, et trois garçons, Eliott, franco-anglais souvent seul chez lui, Victor, déjà tenté par quelques drogues, et Roman, plus timoré. C’est dans les anciennes carrières qu’ils ont l’habitude de fréquenter qu’ont trouvé refuge deux migrants venus de Syrie et leur nièce, Farah, orpheline. La bande d’ados va venir en aide aux Syriens, leur apporter des médicaments, des vêtements, de la nourriture, jusqu’au jour où des gendarmes font irruption au collège et les interpellent, pour aide au séjour d’étrangers en situation irrégulière.

Le roman suit au plus près le questionnement de la bande de jeunes, en particulier de la narratrice. Ils se sentent pris en étau, entre le désir de venir en aide, en particulier lorsque Farah tombe malade, et la promesse qu’ils ont faite de n’avertir personne. Ils ne sortent pas indemnes de leur découverte bouleversante du monde de l’exil, et c’est là la grande force du roman. Comment s’intéresser à la grammaire, au brevet, quand il y a des guerres, des exilés (l’un des oncles était directeur d’école et avait constitué toute une bibliothèque sous les bombes…) ? Quelles sont les priorités dans la vie ? A qui faire confiance ? A qui parler ou ne pas parler ? Justesse donc des réactions et de l’évolution des pensées des personnages, retranscrites avec fidélité par Lou, troublée par le sort de Farah en qui elle voit comme un double d’elle-même, ce qu’elle serait peut-être si elle était née ailleurs. Mais réalisme aussi du roman qui se clôt sur une fin ouverte permettant de montrer que les adultes aussi sont capables de solidarité. Myren Duval écrit une belle scène lorsque les gendarmes font irruption au collège et que la vieille professeure de français s’en prend à eux avec véhémence, défendant ses élèves et une certaine conception de la solidarité. Comment peut-on être coupable de vouloir aider ? Attitude aussi pleine de retenue, de délicatesse, d’intelligence des parents de Lou, qui ont tout compris sans rien dire, et ont pu venir en aide aux Syriens avant l’intervention des gendarmes. Jusqu’où continueront-ils leur long chemin d’exil ?

Un beau roman, nécessaire aujourd’hui encore, qui montre des adolescents faire preuve de débrouillardise, de solidarité, de tolérance et d’ouverture d’esprit et s’interroger vraiment sur le monde qui les entoure.

Ma famille, mon voisin loufoque et moi

Ma famille, mon voisin loufoque et moi
Lucie Lindemann
Amaterra 2023

Quand Jeanne rencontre André…

Par Michel Driol

Quand les parents de Jeanne se disputent – ce qui arrive souvent – c’est la voisine qui vient dire que cela fait trop de bruit. Mais quand la voisine est morte, que le père de Jeanne est parti, vient s’installer un nouveau voisin, steward, André. La rencontre avec ce nouveau voisin – bien plus âgé qu’elle – va changer la vie de Jeanne.

Voici d’abord un roman d’apprentissage : Jeanne va rencontrer l’amour, alors qu’elle n’y croit plus quand elle voit ses parents se disputer et sa sœur ainée aller d’échec en échec. Premier amour donc pour Jeanne, celui d’Ambroise, un garçon de son âge, et l’évolution de la relation entre les deux est particulièrement bien décrite, entre évitements et désirs. Mais c’est surtout la façon dont André, le voisin loufoque du titre, va redonner le gout de la vie à Jeanne qui est intéressante. Voilà un roman qui aborde un thème rare en littérature de jeunesse : celui de l’amitié entre une adolescente et un homme mûr, amitié sans aucun sous-entendu, amitié décrite depuis son commencement. Le hasard joue un grand rôle dans ce roman : oubli de clés, tempête de neige, coïncidences qui permettront à André de venir en aide à Jeanne, puis à Jeanne de soutenir André lors d’un moment difficile. Ce roman d’apprentissage est aussi un feel-good roman, dans lequel finalement à la fin tout le monde sera plus heureux qu’au début dans sa vie privée. Tout le monde – ou presque – y (re)trouve l’amour. Alsacienne, l’autrice ne manque pas de faire figurer quelques plats et desserts de sa région, donnant à ce récit un côté épicurien bien sympathique.

Un roman de découverte de la vie, de soi, des relations extra-familiales et familiales, dans lequel la narratrice, pleine de sincérité dans son récit, commence par chercher chaque jour trois choses positives à noter sur son carnet et finit par en trouver beaucoup !

Allons voir la mer

Allons voir la mer
Mori
HongFei 2023

Un voyage imaginaire

Par Michel Driol

De dos, on voit un enfant qui dessine. Dans un tiroir de son bureau, une souris et un ourson. Sur une étagère, un éléphant. Dans un panier un chat noir. Derrière lui un ventilateur. Puis on passe à un autre univers. Petite souris et Ourson décident d’aller voir la mer. Et les voilà partis, bravant les obstacles, attendant le bus, emmenés par un chat noir géant. Malgré la pluie ou la canicule, ils découvrent la mer. Et nous retrouvons l’enfant endormi à son bureau, et voyons quelques-uns de ses dessins, un éléphant, un parapluie…Ses parents le mettent au lit, où il embarque pour un nouveau voyage.

Dédicacé à tous les enfants, grands et petits, qui ne boudent pas leur plaisir à jouer seuls, cet album évoque bien sûr l’imaginaire enfantin, et sa façon de (se) raconter des histoires à partir d’éléments concrets qui se mettent à prendre vie. La magie de l’album est de nous y faire croire, de nous faire oublier qu’on est dans les dessins et l’imagination de l’enfant pour vivre aussi, « pour de vrai », cette aventure de deux doudous pleins d’optimisme, de courage, et d’allant. Se croisent les fils du réalisme, liés à la connaissance du monde (par où passer, l’attente du bus, les bouchons, la plage…) et ceux de l’imaginaire (le transport à dos de chat, la pomme géante ou le dragon aidant). Il y a donc là comme une métaphore de la création littéraire, œuvre solitaire, épuisante, liée à la fois à l’environnement (ce qui est dans la chambre) et à sa sublimation par l’imaginaire et les désirs profonds, qui en font autre chose, la création d’un univers personnel. Cet hommage au pouvoir créateur de l’enfance est montré pour l’essentiel à travers le dialogue savoureux entre les deux doudous, pleins de prévenance l’un pour l’autre, et par des illustrations empreintes de naïveté, d’humour et d’exagérations (très enfantines).

Mori, jeune et prometteur auteur-illustrateur taïwano-parisien, a le don pour capter un moment particulier de l’enfance, une histoire minuscule de dessin, pour faire vivre au lecteur un moment plein de poésie et de tendresse, et le faire entrer à la fois dans les mécanismes de l’imaginaire enfantin et de la création artistique.

Petit Museau parmi les mots

Petit Museau parmi les mots
Gilles Tibo – Soufie Régani (illustrations)
D’eux 2023

Les nuits de la lecture

Par Michel Driol

Se rendant à la bibliothèque où il travaille comme gardien de nuit, M. Laliberté découvre un petit chien qui sait se faire adopter et se rendre utile en ramassant tout ce qui traine. Lorsqu’il trouve une paire de lunettes, il se lance dans l’exploration des livres, découvre le rayon jeunesse et ses albums. Et lorsqu’il pousse un livre vers M. Laliberté pour qu’il le lui lise, celui-ci avoue ne pas savoir lire, mais jure d’apprendre !

Rien de très original dans le thème abordé par les premières pages : l’amitié d’un homme et d’un animal, mais un traitement, dans le texte, dans les illustrations tout à fait touchant. La solitude de M. Laliberté n’est jamais dite, mais elle est montrée partout : dans sa cuisine, où il fait la vaisselle, dans la rue, où il débat contre le vent et la pluie avec son parapluie, dans la bibliothèque où il est seul encore. On comprend dès lors que Petit Museau devient son seul ami, le seul à qui il parle. Quant à Petit Museau, il devient vite la figure dans l’histoire de l’enfant lecteur : petit, sympathique, joueur, curieux… Le thème de l’analphabétisme, que la seconde partie de l’album aborde, est plus original et traité avec une grande sensibilité. L’aveu s’accompagne de larmes, par une nuit pluvieuse. Puis tout s’éclaire lorsque la décision d’apprendre à lire est prise.  Apprendre à lire non pas pour soi, car, visiblement, M. Laliberté s’en tire très bien, est intégré, a un métier… mais pour l’autre, fût-il un chien. La lecture devient ainsi un moyen de partage autant que de découverte. Les illustrations de Soufie Régani, tout en douceur campent deux personnages attachants, avec un petit clin d’œil, parmi les livres lus par les deux amis, à Petit Museau parmi les mots, dont on voit la couverture.

L’histoire d’une rencontre qui parle de l’intérêt d’apprendre à lire et de la souffrance que cela représente de ne pas le savoir, racontée avec beaucoup d’empathie pour ses deux personnages positifs, un homme bien seul et un petit chien bien curieux. A noter que cet ouvrage est sélectionné dans la catégorie 0-5 ans du Prix des libraires du Québec.

La Visite

La Visite
Marie Boisson
Rouergue 2022

C’est une maison extraordinaire

Par Michel Driol

La famille Papillon va s’agrandir. Ses membres – père, mère et fillette, la narratrice –  doivent donc chercher une nouvelle maison. Monsieur Roger leur fait visiter la sienne, rue des Petits Pois. Etrange propriétaire qui les accueille avec des pirouettes, a préparé un en-cas dans la cuisine, s’endort dans la chambre à coucher et prend un bain parfumé, tandis que les visiteurs découvrent des pièces de plus en plus grandes et de plus en plus bizarres : une écurie, une salle de conférence, un théâtre…  Conquis, les Papillon ne peuvent que confirmer à M. Roger que sa maison est parfaite ! Et ce dernier les met à la porte, ravi de les entendre, et préparant déjà, au téléphone, la visite du lendemain…

Voilà un album aussi loufoque que réjouissant ! D’abord par son personnage principal, Monsieur Roger, étrange guide  dont le comportement, au cours de la visite, intrigue le lecteur, qui n’en percevra les motifs qu’à la fin, chute inattendue et cruelle pour la famille Papillon.  C’est le portrait d’un oisif, dilettante et décadent, qui n’a d’autre chose à faire pour se distraire que de faire visiter, jour après jour, sa maison. Ensuite par le graphisme et les illustrations, qui regorgent d’une foule de détails à observer finement : cafetières variées, objets décoratifs de tout style, plantes foisonnantes… Enfin par le texte, et, plus particulièrement, les propos tenus par Monsieur Roger, qui empruntent à l’agent immobilier son lexique emphatique qu’agrémentent quelques figures de style : zeugmas, comparaisons, jeux de mots…

La Visite a un petit côté surréaliste et parfois inquiétant qui tient autant du cabinet de curiosités que d’une esthétique de l’accumulation désordonnée qui procure le plaisir de la surprise et de l’inattendu

Moche le pou

Moche le pou
Claire Fillon – Illustrations de Kiko
L’élan vert 2023

A l’école des insectes

Par Michel Driol

De Moche le pou, on ne connaitra jamais que le surnom que lui donnent ses camarades d’école pour se moquer de lui et l’exclure de leurs jeux, en dépit des remontrances de la maitresse. Lorsqu’arrive une nouvelle élève, Petite Puce, tout le monde l’entoure, pour devenir son amie. Mais elle choisit Moche le pou, en raison de ses qualités morales de protecteur des plus faibles. Et c’est le grand amour !

Voilà un album bien salutaire en cette période où la lutte contre le harcèlement scolaire est une priorité. Un album qui met en scène des insectes, dans une chevelure. Rien de bien ragoutant, a priori ! Des libellules, des fourmis, des scarabées, c’est toute une ménagerie pittoresque que propose l’autrice et que dessine Kiko, dans des couleurs vives. Des insectes quelque peu anthropomorphisés, portant lunettes, cartable au dos, et marchant sur deux pattes ! Ces illustrations, pleines de vie et de mouvement, contribuent à faire le pas de côté qui permet d’aborder la question du harcèlement et de l’exclusion.  Les deux autrices nous en montrent les effets (ou les symptômes) : manque d’envie d’aller en classe, dévalorisation de soi, tristesse, tentatives de réactions inutiles, solitude, désintérêt pour l’école…  Elles soulignent aussi les limites de l’intervention de la maitresse, qui peut faire cesser les moqueries, mais ne parvient pas à intégrer dans le groupe Moche le pou. Est-il vraiment plus moche que les autres ? A leurs yeux oui, mais, à nos yeux de lecteurs humains, sans doute pas. Certes, il porte de grosses lunettes, mais il a la même bouille ronde et les mêmes antennes sur la tête que les autres Et il n’est pas le seul à être noir et jaune… Cet effet de distanciation, d’étrangéisation, lié à l’univers des insectes, permet au lecteur humain de mieux prendre conscience de ce qu’il y a d’artificiel et d’irrationnel chez les harceleurs. Ajoutons à cette mise à distance celle provoquée par l’humour du texte, en particulier dans les jeux de mots (certains ne seront compris que des adultes !) ou les rimes intérieures, les assonances ou allitérations. Humour également de la « chute » de l’album, qui voit en un extraordinaire happy end la puce et le pou s’envoler au septième ciel dans des verts, des jaunes, des roses très pop, au milieu d’une végétation luxuriante.

Une fable contemporaine, pleine de tendresse, pas moralisatrice, pour faire prendre conscience des effets du harcèlement, et mettre l’accent sur le fait que les qualités du cœur ont bien plus d’importance que la beauté ou l’intelligence.

 

Et pendant ce temps paissent les bisons

Et pendant ce temps paissent les bisons
Mickaël El Fathi
Editions courtes et longues 2023

Poétique de l’art pariétal

Par Michel Driol

Au moment où une jeune fille, Sahâna, dessine sur les parois d’une grotte les contours de son rêve, elle entend le retour du troupeau de bisons. Les autres animaux sauvages le guettent aussi. C’est alors qu’un immense bison protège le troupeau, conduisant les prédateurs à fuir. Mais lorsque le bison géant s’endort, les fauves se réveillent. Sahâna conduit les bisons près du protecteur, bientôt rejointe par son clan. Les bisons repartent et Sahâna termine son dessin, celui d’un bison.

De magnifiques illustrations en pleine page, dans des dominantes de rouge et de jaune (couleurs du jour qui se lève), ne cherchent pas à copier l’art pariétal. Elles en donnent plutôt une interprétation pleine de sensibilité, donnant à voir l’immensité d’une steppe rouge dans laquelle on perçoit des silhouettes noires, hommes, animaux. Elle nous font assister au spectacle de la nature de façon extraordinaire et grandiose. En jouant à la fois sur le concret et l’abstrait, le réel et le fabuleux, ces illustrations suggèrent plus qu’elles ne montrent un univers éloigné dans le temps, et ont la volonté de faire pénétrer le lecteur dans l’imaginaire des hommes préhistoriques. Le texte y parvient aussi, jouant lui sur la poésie, avec ce qui revient comme un refrain régulier, Et pendant ce temps paissent (ou dorment…) les bisons, comme une façon de montrer ces animaux paisibles et sûrs d’eux-mêmes, semblant ignorer le danger qui les menace. Par le travail sur le rythme, le texte se prête bien à l’oralisation expressive.

L’histoire, elle, nous maintient dans un entredeux, entre réel et rêve, sans jamais trancher entre les deux. Entre récit d’aventure et conte onirique, l’histoire parle du rapport des hommes et des animaux, des dangers qui menacent les uns et les autres, de la façon dont les hommes sauvent les bisons. Elle met aussi en scène une créature fabuleuse, sorte de puissance protectrice des bisons, à la fois fascinante et fragile. Elle pose la question de la fonction de l’art dans les sociétés primitives dépeintes ici, du lien entre art et rêves, art et réalité, utilisant toutes les ressources de la fiction pour laisser au lecteur le soin de tenter d’y répondre. Que dessine Sahâna ? un rêve ? un souvenir ? Au-delà de la fonction de l’art pariétal, c’est toute la question de l’inspiration qui est ici abordée.

Un bel album, qui à la fois parvient à évoquer la violence de la vie sauvage et la bravoure des hommes à travers la représentation d’une tête de bison sur les murs d’une grotte peinte par une jeune fille.