Furari

Furari
Jiro Taniguchi

Casterman, 2012
traduit du japonais par Corinne Quentin

« Pleinement debout marcher droit
comme l’herbe courir 
»

Par Dominique Perrin

Et même si c’est très modestement…
…Je continue à chercher ma propre expression.
Comme un combattant avance en rampant sur le champ de bataille,
Je continuerai à dire mes poèmes.

« Déjà un siècle qu’il a disparu » : sans doute se trouvera-t-il au 22e siècle prochain des amateurs de poésie visuelle pour commémorer l’œuvre de Jiro Taniguchi avec une piété semblable à celle des personnages de Furari évoquant Bashô, maître du haï-ku du 17e siècle. Transcripteur et transfigurateur du Japon contemporain, le mangaka à l’esthétique familière à l’Occident offre ici le fruit de trois nouvelles années de travail consacrées à faire revivre Edo – autrement dit l’ancien Tokyo –, et un personnage historique de la fin de la période isolationniste du Japon – dite « ère Edo », de l’aube du 17e siècle à 1868 environ.

Le résultat se situe à la même hauteur que, notamment, L’homme qui marche (trad. 1995) ou L’Orme du Caucase (trad. 2004) ; au merveilleux du voyage dans l’espace des cultures et des regards s’ajoute ici comme dans Au temps de Botchan (trad. 2002-2006) celui du voyage dans le temps. L’ancien Tokyo vit ici d’une vie autonome, d’une intensité et pourtant aussi d’un calme inouïs, doublement sublimée sans doute – et par le regard du personnage principal, et par celui de son auteur -, et pourtant réaliste, minutieusement documentée et mise en scène. C’est en effet le personnage historique étonnant de Tadataka Ino, arpenteur invétéré de la région d’Edo, que l’œuvre ressuscite avec une acuité saisissante – que le lecteur occidental relie au dynamisme éclatant du titre : Furari, « au gré du vent ». Vigueur historiquement probable du premier cartographe moderne du Japon consacrant sa jeune retraite à relier le décompte incessant de ses pas à l’observation des étoiles – vigueur artistique de Taniguchi, peintre de l’impassibilité sensible, historien du quotidien et poète complet : la révélation de cette superposition réside dans l’harmonie, peu fréquente dans l’Occident contemporain, du chiffre et de la vision, dans une œuvre qui exauce le désir, cher à l’humanité, de voir aussi bien la Terre d’en haut, d’en bas.

L’heure du Grimm

L’heure du Grimm
Bruno Heitz

Casterman (mini BD), 2011

Petit ? – concentré !

Par Anne-Marie Mercier

L’heure du Grimm.gifC’est une « mini BD », et pourtant il y a une foule d’histoires et de jeux : d’abord l’histoire de Hansel et Gretel, racontée par Louisette la taupe, héroïne de la série (9 volumes parus), puis celle des trois jeunes lapins kidnappés par une belette qui veut réécrire cette histoire à son profit, et celle des sauveteurs qui se déguisent en renard pour les délivrer. On pense à Sylvain et Sylvette : un décor réduit, la maison, la forêt, le stupide ennemi. On pense aussi aux Musiciens de Brême, petits animaux unis contre un plus gros.

C’est aussi une BD bien faite, dynamique, qui enchaîne les cases de divers format et de formes variées sans que ce soit jamais artificiel et qui intègre un récit (le conte de Hansel et Gretel) dans le récit de façon astucieuse pour être lisible par de jeunes lecteurs. Les personnages sont croqués parfaitement et ont chacun leur caractère : lapins peureux et gourmands, belette à demi rusée, écureuil peureux, raton laveur couturier borné, taupe sagace à lunettes.

Enfin, le conte rejoint l’actualité à travers la lecture du journal qui raconte les conflits des humains, celui de la « guerre des truffes » qui a défrayé la chronique cet automne. Conte, récit policier, actualité, c’est un festival où l’humour est présent partout, y compris dans le drame et le suspens.

Les Grands soldats. Une aventure de Cathal Crann

Les Grands soldats. Une aventure de Cathal Crann
Laurent Rivelaygue et Olivier Tallec

Gallimard (« Bayou ») 2010

Candide géant

Par Anne-Marie Mercier

Les Grands soldats.jpgLes « grands soldats », ce sont des hommes de plus d’1m 88 que Frédéric Guillaume Ier de Prusse faisait recruter – et parfois enlever – à travers l’Europe au 18e siècle pour former sa garde personnelle, avec des tentatives pour les faire se reproduire avec de très grandes femmes choisies pour cela… ce qui évoque d’autres « recherches » sinistres du même type. On trouve le détail de tout cela dans l’Histoire de Frédéric II de Carlyle (ch. 5) ; quant au présent album, un texte final précise sa dimension historique. Cette BD ou roman graphique présente l’histoire de l’un de ces soldats, un géant irlandais de la côte ouest, Cathal Crann. C’est un bon gars, presque un simplet, tant qu’on ne le « cherche » pas, un prototype de « quiet man » irlandais. Dans le cas contraire, sa fureur le métamorphose en monstre. Le chien rouge qui se manifeste alors, en lui et hors de lui, est à la fois une métaphore et une réalité, donnant à l’histoire une allure fantastique. On y voit ce qui est sans doute le début de ses aventures : son enrôlement ou plutôt son enlèvement, son installation à Potsdam, ses rencontres, ses amours, une tentative d’assassinat, sa désertion…

Les illustrations sont très drôles et expressives. La tonalité sombre de l’histoire et des images joue avec les caricatures comiques et les explosions de couleurs des moments de rage du héros. Un beau roman tragi-comique en compagnie d’un colosse naïf et dangereux, et un morceau d’histoire inquiétante.

Angie M

Angie M
Rascal
, dessins d’Alfred
L’édune (empreinte), 2011

Liaisons dangereuses en roman graphique

Par Anne-Marie Mercier

 Angie M.gifAngie, c’est le titre d’une chanson des Stones, une chanson sur un amour perdu. Le personnage de ce  court roman graphique s’appelle Angie Monde, tout un programme. Et c’est bien une part du monde qu’elle représente. Elle est dans un lit d’hôpital. A son chevet, un  policier, Etienne Bufka, attend qu’elle parle et qu’elle explique. Il est question de choses graves : de la trahison en amour, du désarroi des très jeunes filles (Angie a tout juste 15 ans) devant une grossesse inattendue, non voulue, du déni, et de ce qui s’ensuit ; plus largement il est question d’enfances à la dérive, d’adolescents trop seuls qui vivent « comme des grands » mais sont incapables d’être adultes. « C’est la vie qui est terrible », dit l’inspecteur à celle qui reste au niveau du fait divers

Ce livre traite de tout cela, de façon assez crue parfois, mais toujours juste, sans en rajouter ni s’appesantir sur un discours moral. Peu de paroles échangées : le policier est dans ses pensées, attendant que les paroles viennent. Angie se repasse son film d’amour et son film de drame. Tout cela est rythmé par le temps de l’hôpital. Les dessins sont sobres, tous orientés vers le concret du décor et des objets, celui que le texte, tout entier dans l’intériorité des personnages, ne dit pas : le lit, le plateau, le drap, la chaise, le tableau. C’est sur l’évocation du tableau de Van Gogh que se noue et se clôt le dialogue, lesté de non-dit que le lecteur doit détricoter pour essayer de comprendre un peu plus Angie.

Ce petit roman-BD réussit un tour de force : il se tait. Les personnages se taisent ou échangent des paroles banales. Le sens est au-delà des mots, dans le secret et la pudeur de chacun. Le lecteur est ainsi au chevet d’Angie Monde, constatant (comme madame de Rosemonde dans Les Liaisons dangereuses) que face à certains malheurs, il n’ y a plus qu’à pleurer et à se taire.

Rappelons que Laclos a écrit son roman pour prévenir les jeunes gens ­– et surtout les jeunes filles – des dangers de la vie, « terrible ». Ce très beau texte joue le même rôle, mêlant poésie et crudité.

La collection « l’empreinte est dirigée par Régis Lejonc dont on connaît les exigences artistiques et la volonté d’être en prise sur la dureté du monde. D’autres volumes sont parus, avec le même principe de mélange entre roman illustré et BD, et avec le même ancrage sur des thématiques sociales : misère, maladie, violence… et des auteurs et illustrateurs de talent.

La Nuit:Conte loufoque en BD

La Nuit
Stanislas Gros

Gallimard (bayou), 2011

Conte loufoque en BD

par Anne-Marie Mercier

La nuit.gifLors d’une même nuit moyenâgeuse, une femme raconte une légende à son enfant et attend son amant, un garde scrute l’obscurité du haut des remparts, les fantômes dansent et plaisantent dans le cimetière, un chevalier, seigneur du château où vivent (ou pas) tous ces êtres, rentre de guerre et hésite entre le suicide et le retour ; des hommes complotent, une sorcière joue…
Il y a du poétique, du fantastique, du grotesque dans cette nuit de tous les possibles. Le dessin sobre de Stanislas Gros (dans un style proche de Sfar), la variété de la forme et de la taille des vignettes, les couleurs sombres, les verts qui tranchent sur les bleus, tout cela fait de cette bande dessinée un objet étrange et attachant.

Les Mohamed

Les Mohamed
Jérôme Ruiller
Sarbacane, 2011

La Sociologie est un sport de combat… en BD

Par Anne-Marie Mercier

 Soutenu par Amnesty international, cette bande dessinée est une adaptation d’un livre de sociologie, Mémoires d’immigrés de Yamina Benguigi. Trois sections proposent différents portraits : les pères, les mères, les enfants.

À la manière de Maus, l’auteur présente les êtres humains sous une forme vaguement animale: ils ont tous des oreilles rondes (souris, ours?…), quels que soient leur origine ou leur sexe. Mais il n’y a pas de diabolisation, juste un regard lucide sur les conditions d’existence (la misère des bidonvilles, des foyers pour hommes, le rêve du HLM, la solitude, le regret du pays, quelques éclairs de solidarité et d’amour). Si la section des pères est dominée par le silence et la soumission, celle des mères est davantage portée par le désir de liberté et la curiosité. Celle des enfants est marquée par la révolte et l’action sociale ou politique, la quête d’identité et de reconnaissance.

C’est toute une part de notre histoire qui est ici écrite et dessinée à travers des récits de vie portés par un langage très individualisé, des voix marquées par un accent, des images, des tournures. Chacun s’inscrit dans son décor, entouré d’objets, pauvres mais porteurs de toute une vie. L’ensemble est d’une grande humanité. C’est un très beau moment de lecture, pleine de poésie simple et de rélité.

Le narrateur et son projet y figurent, tantôt de façon rétrospective lorsque, dix ans auparavant, il interroge lui-même son père, qui participa à la guerre d’Algérie, tantôt de façon contemporaine lorsqu’il s’interroge sur son propre regard sur les immigrés ou sur la proximité de situation entre sa fille handicapée et ceux que la société française voudrait tenir à l’écart. En arrière-plan, deux figures incarnent l’une le démon du racisme qui guette toujours la société française, (« ça revenait par vagues, inlassablement ») et l’autre l’espoir, couronnée de feuillage et souriant sereinement. Ces deux figures incarnent les deux faces de ce livre, l’une terrible et noire révélant la honte d’une époque, l’autre plus heureuse imaginant la possibilité d’une société tolérante et réconciliée. Deux événements se font face de la même manière : le massacre de Charonne et la marche pacifique des maghrébins de Marseille à Paris, la « marche des Beurs » de 1983, pour aboutir à l’échec du rêve d’une France « black, blanc, beur » de la coupe du monde de 1998.

C’est tout un pan de l’histoire de la France qui est racontée ici, à travers la guerre d’Algérie, le regroupement familial, les crises économiques, les politiques sociales et la montée des communautarismes. Les mémoires d’immigrés forment une partie de cette histoire et il est bon que, à travers une bande dessinée, cela soit rappelé.