Merci mille fois

Merci mille fois
Didier Jean – Joséphine Onteniente
Utopique 2025

Gracias a la vida que me ha dado tanto

Par Michel Driol

Tout au long de l’album, la narratrice évoque certaines circonstances de sa vie dans lesquelles elle a dit merci. En pleine forêt, au milieu d’un orage, lorsque sa maman la console… Au garçon qui lui a envoyé son premier mot d’amour…. A celle qui l’a sauvée de la noyade… Au personnel de l’hôpital après une opération. Ce qu’elle évoque aussi, ce sont les mercis reçus, tant d’un garçon dans la cour de récréation que de celui à qui on tient la porte.

La première originalité de l’album est de montrer un personnage tout au long de sa vie, de son plus jeune âge, à table avec ses parents, à un âge avancé, se promenant avec  son bien-aimé, ses enfants et petits-enfants. Façon de prouver que dire merci, ce n’est pas réservé aux enfants, pour montrer qu’on est bien élevé, pas seulement un automatisme de politesse dénué de sens, mais que c’est un acte profond de gratitude envers l’autre. Ce qui se joue à travers ce mot, c’est une forme de lien interpersonnel  de reconnaissance, dans différentes circonstances. Les situations illustrées dans l’album vont du plus quotidien, le repas à table, le cadeau d’anniversaire aux situations les plus dramatiques, dans lesquelles la vie est en jeu. C’est bien là la seconde originalité de l’album, de redonner son sens plein et entier à ce petit mot qui entre dans le système du contre don après un don, à la condition qu’il soit humain, engageant, authentique. Ce que souligne aussi l’album, c’est qu’il n’est pas toujours facile de recevoir un merci, qu’on peut oublier de remercier, et que ce mot a pris un sens dévoyé, celui de licenciement.

En pleine page, pleines de vie et de douceur, les illustrations mettent l’accent sur le regard de la narratrice, un regard bleu, intense, profond, donnant une belle épaisseur à ce personnage et aux différentes étapes e sa vie. Une vie banale, ordinaire, avec des hauts et des bas de plaisirs et des deuils, un de ce vies minuscules, mais si proche de celle du lecteur ou de la lectrice. Un carnet de gratitude à remplir, en fin d’ouvrage, permet de garder trace des bons moments passés.

Donner un sens plus pur aux mots de la tribu, écrivait Mallarmé. C’est bien ce à quoi nous invite cet ouvrage, afin que des rapports de fraternité, authentiques, puissent se tisser entre nous.  Un ouvrage loin des ouvrages traditionnels de morale ou de politesse, mais qui milite pour plus d’humanité, pour plus d’attention les uns envers les autres. Un grand merci à l’auteur et à l’illustratrice pour nous le rappeler.

Ma maison jaune

Ma maison jaune
Catherine Girouard – Clémentine Pochon
D’eux 2025

Déménager – Partir – Reconstruire

Par Michel Driol

La narratrice habite une maison jaune, entre mare et forêt, près d’un magasin, à 83 pas de la maison bleue d’Eloi, son ami. Mais un jour elle doit déménager, et va habiter en ville, dans une maison blanche, entre un parc et une ruelle, entourée de maisons de toutes les couleurs.

Ce n’est pas le premier album jeunesse à parler de déménagement, de transition, de déracinement et d’enracinement, mais celui –ci le fait avec une grande originalité qui tient aux couleurs. L’album raconte en effet comment on passe d’un monde en deux couleurs – le jaune et le bleu – à un monde arc-en-ciel, comment, symboliquement, on passe d’un univers protégé, un peu clos, refermé sur lui-même, sur ce qu’on a toujours connu, à un univers dans lequel le blanc de la maison ne demande qu’à se parer des couleurs de la diversité du monde. Le texte parvient à créer une atmosphère poétique, liée au travail sur les sonorités (rimes ou assonances), liée aux répétitions, répétitions de quatre qualificatifs associés aux couleurs – le jaune, le bleu, le blanc -, mais aussi répétition des structures initiées par « il y a »  afin d’évoquer les alentours des maisons, répétition aussi des motifs en écho, celui du parc en écho à la forêt, celui du boulanger en écho au magasin. Cette construction en échos pleinement maitrisée est une manière de rassurer en trouvant du semblable dans le différent, donc d’aller de l’avant sans perdre ses repères.

L’album commence un peu comme une énigme, l’illustration et le texte confrontant le lecteur à un caillou jaune, dont la narratrice prétend qu’il est sa maison. Caillou transitionnel, souvenir emporté pour ne pas oublier, que l’on retrouve ensuite dans la main du personnage, lorsqu’elle se retrouve en ville. Autre énigme, celle de l’âge de ce personnage, enfant solitaire dans la maison, dont on ne voit jamais les parents, allant seule dans les magasins, mais cherchant la compagnie d’enfants. Façon de dire que les déracinements peuvent arriver à tout âge, surtout lorsqu’on n’en est pas responsable.

Les illustrations, encre noire, encre aquarelle et crayons de couleur sont d’une grande douceur. Elles jouent finement sur  les cadrages, la composition, les couleurs bien sûr pour rendre sensibles les sentiments éprouvés par la narratrice, toujours paisible, toujours calme, toujours revêtue de la même robe jaune, jusqu’à l’explosion de couleurs finale.

Se tenant toujours sur la ligne de crête entre nostalgie et nouveauté, l’album offre des perspectives intéressantes et touchantes sur la fidélité au passé, aux souvenirs, et sur l’ouverture nécessaire au futur, aux autres.

La Nuit est notre amie

La Nuit est notre amie

Zina Modiano – Caroline Péron

Gallimard Jeunesse 2025

Si, par une nuit d’hiver, deux enfants…

Par Michel Driol

Deux enfants malicieux refusent que la nuit entre dans leur chambre, et l’accusent d’être noire, froide, et méchante. Attristée, la nuit se met à pleurer des larmes qui se transforment en flocons de neige. Emerveillés par ce spectacle, les deux enfants demandent à la nuit d’entrer.

 Cet album poétique entend rassurer les enfants qui ont souvent peur de la nuit, d’abord en la personnifiant. Elle devient un personnage à part entière, dotée de sentiments, au milieu d’un monde dans lequel le jour, la lune deviennent des entités mythologiques, qui ont leur propre sociabilité. Si elle est bien noire et froide, car elle vit dehors, la nuit n’est pas méchante. Elle s’avère sensible et désireuse d’être l’amie des enfants, à qui elle promet de beaux rêves. Poète, la nuit sublime sa tristesse pour en faire le plus beau des spectacles, celui de la neige luisant sous les étoiles. Avec beaucoup de douceur et de légèreté, le texte évoque cet instant de basculement entre le jour et la nuit, entre le noir de la nuit et le blanc de la neige, entre le refus de la nuit et son acceptation.

Les illustrations, toutes en ondulations, en courbes, contribuent à créer cette atmosphère de douceur. Réalisées au crayon de couleur, dans des dominantes bleues réchauffées par des touches de rose et d’oranger, elles donnent à voir une nuit calme, mais pleine de la vie d’animaux sauvages. Il s’en dégage une grande sérénité propre à lutter contre la peur du noir et de l’inconnu.

Longtemps, je me suis couché de bonne heure… Un album qui revisite l’instant du coucher, inscrivant celui-ci dans un cycle immuable, celui de l’alternance entre le jour et la nuit, comme pour dire qu’il faut accepter ce moment, ne pas en avoir peur, mais l’accueillir avec confiance pour laisser place aux rêves.

De moi à toi

De moi à toi
Julia Billet – Nadège Baumann
Editions du pourquoi pas ?? 2025

C’est un jardin extraordinaire…

Par Michel Driol

Un après-midi de pluie au jardin, au milieu ders bruits de la pluie ou de la poule, une petite fille entend quelque chose. Le bruit de la chute d’une girafe, qu’elle s’empresse de consoler. Commence alors un jeu de cache cache, puis un gouter qu’on partage.

L’ouvrage s’adresse aux plus jeunes. On retrouve ici un enchainement de schèmes d’action bien connus dès l’enfance : jouer, consoler, faire un câlin, gouter. A ceci près qu’on passe vite dans l’imaginaire avec la rencontre avec la girafe, animal assez incongru dans un jardin. Mais qu’à cela ne tienne ! Dans les albums, tout est possible ! Le texte est particulièrement travaillé : assonances et allitérations bien marquées, rimes, onomatopées donnent à entendre une langue à la poésie simple et accessible. Une autre de ses particularités est d’être écrit à la seconde personne du singulier. Ce n’est pas la fillette qui parle, c’est à elle que l’on parle, à elle, mais aussi, forcément, au lecteur à qui un adulte lit le livre, façon d’identifier le personnage et le destinataire de l’album.  Dès lors, le texte se fait invitation, invitation à écouter les bruits de la nature, invitation à regarder,  invitation à consoler par les mots, invitation à jouer, invitation enfin à gouter, et surtout à partager son gouter.  Au plaisir de sens (l’ouïe, la vue, le toucher, le gout) s’ajoute le plaisir du partage et de la convivialité.

Chaque page de texte est suivie de deux pages d’illustrations. La première pleine page, tandis que la seconde, découpée en 7 ou 8 vignettes, attire l’attention sur des détails de la page précédente, qu’elle reproduit. Cela peut ainsi devenir un jeu de cherche et trouve. Si le texte n’évoque qu’une enfant et une girafe, les illustrations montrent un jardin peuplé d’enfants qui jouent, observent, de jeux, des dominos aux quilles, et surtout d’animaux, de la girafe du texte au serpent en passant par les poissons, ce jardin devient un véritable paradis dans lequel le soleil succède à la pluie.

Un album qui, à partir de situations simples, d’illustrations pleines de vie et de couleur, est une invitation à aller de soi vers l’autre, pour tout partager, bananes et cornichons, dans un grand mélange de plaisirs et de saveurs !

Ouvre la porte de ta maison

Ouvre la porte de ta maison
Nathalie et Yves Marie Clément – Hélène Humbert
Editions du Pourquoi pas 2025

Pour accueillir l’autre

Par Michel Driol

Il faut les protéger, leur donner à manger, les réchauffer,  les réconforter, les dorloter… Qui donc ? des animaux qui cherchent un abri et, pour cela, le texte invite le lecteur –représenté par un oiseau –  à ouvrir la porte de sa maison, bien humaine.

On retrouve ici le thème de l’hospitalité, cher aux Editions du Pourquoi pas ??, mais à destination des plus petits à qui s’adresse cet album. D’abord par un univers animal, et c’est bien toute une ménagerie qui accueille les animaux cherchant un abri. Animaux marins, comme le beluga, animaux de la jungle, comme le singe, gros comme l’éléphant, ou petits comme la souris, les enfants prendront plaisir à retrouver ici les animaux qu’ils sont en train de découvrir dans la grande diversité de leurs espèces.  Le texte, le plus souvent rimé, répète la même structure autour des verbes d’action liés à l’accueil, en une sorte de randonnée poétique. Chacun fait quelque chose à sa mesure pour venir en aide à l’autre. De façon parfois cocasse : l’orang-outang cuisine un flan géant, de façon « réaliste », la souris donne des souliers riquiqui… Bref, le texte dans sa répétition sait ménager de drôles de surprises bien adaptés dans le ton et aux plus jeunes enfants. On songe ici aux nombreuses comptines animalières.

L’éditeur a pris le parti de séparer les pages de texte des pages d’illustrations, deux fois plus nombreuses, qui donnent à voir le texte précédent. Cela permet à la fois à l’enfant de se construire le film de l’histoire, puis de chercher, dans l’image, tous les animaux et toutes les actions évoquées. Pas d’anthropologisation à outrance. Les animaux sont représentés au naturel avec un accessoire humain : écharpe pour porter ses bébés pour maman ourse, instrument de musique, bonnet rendant bien compte de cet entre-deux imaginaire, entre animalité et humanité. Des illustrations très colorées, capables d’attirer l’œil, mais aussi montrant un joyeux pêle-mêle d’animaux fraternellement réunis autour d’une table bien garnie, ou tendrement enlacés pour dormir.

Parler des animaux pour parler des hommes, donner une belle leçon d’hospitalité et de solidarité, voilà des graines semées qui ne demandent qu’à germer pour apprendre, dès l’enfance, à ne pas stigmatiser l’autre.

Zouki et moi

Zouki et moi
Anjuna Boutan
Casterman 2025

Du pouvoir des doudous…

Par Michel Driol

Alors que tout va bien à la maison pour la narratrice, à l’école elle est seule, harcelée par les autres. Dans sa poche, son doudou, Zouki, que sa maman lui conseille de caresser lorsque cela ne va pas. Ce jour là, Zouki devenu géant l’emmène dans une forêt, magiquement sortie des graines qu’elle met dans sa poche. Elle découvre alors que celles qui la persécutent aussi peuvent être malheureuses.

Comment parler du harcèlement scolaire, de la cruauté des enfants les uns envers les autres, de leurs souffrances intimes, et leur permettre de mieux se comprendre, de mieux vivre ensemble ? Cet album participe à cette entreprise, en plaçant le lecteur dans le corps d’une fillette, au ventre noué. Cela passe bien sûr par le récit à la première personne, mais passe surtout par les illustrations, qui montrent, sous forme de caméra subjective, ce que voit la fillette, c’est-à-dire, pour la moitié de l’album, ses genoux, revêtus d’un pantalon de velours côtelé marron.  On l’image ainsi, tête baissée, prostrée, alors que les autres lui parlent, se moquant d’elle. Ce dispositif, permettant l’empathie par l’identification du lecteur à la fillette, est d’une grande efficacité, d’autant que le texte, incrusté dans l’image, sous forme de cadres, conforte avec force cette impression de doute, de peur, de dévalorisation, d’inquiétude.

La seconde partie de l’album conduit la fillette dans un monde enchanté, coloré, dans lequel elle livre à Zouki ses émotions, ses sentiments de façon très intime. En réponse, ce dernier l’invite surtout à regarder le monde qui l’entoure, c’est-à-dire à lever la tête, à ne pas seulement se regarder elle. Thérapeute, Zouki explique aussi que l’une des harceleuses est aussi malheureuse, et que cela est l’origine de sa cruauté, ce qui entrainera le mouvement de la narratrice vers elle.

Les illustrations proposent un monde aux couleurs très vives et expressives qui contrastent avec le noir de Zouki. Alors que le décor est planté, l’arrière-plan derrière les persécutrices est uni, dans des couleurs variées exprimant, avec finesse, les émotions de la narratrice.

Cet album très personnel sur le harcèlement scolaire a la sagesse de ne pas être donneur de leçons. Il suggère l’importance d’une vie intérieure, de l’imaginaire, la nécessité de se construire des univers dans lesquels on se sente à l’abri. Il montre la nécessité de sortir de soi, de sa poche, pour s’ouvrir au monde dans sa splendeur. Il dit aussi que la souffrance et le malheur sont souvent sources de violence. Mais il ne donne pas les clefs pour lutter contre ce mal être et cette violence. Dans une scène très forte, il oppose bien la cruauté et les remarques désobligeantes des harceleuses face au geste amical de la narratrice, soulignant ainsi ce qu’il faut de force mentale pour y résister.

Un album construit autour d’une héroïne touchante, qui trouve en elle les ressources pour oser résister à la cruauté des autres, et prendre conscience de la beauté du monde et de la vie.

La Graine inconnue

La Graine inconnue
Alain Serge Dzotap – Delphine Renon
Les Editions des éléphants 2025

La patience du jardinier

Par Michel Driol

Papa offre une graine à chacun des membres de la famille. Léo reçoit une graine inconnue. Chacun prend soin de sa graine, mais, alors que les trois autres plantes se développent, la sienne ne pousse pas… avant de donner naissance à la plus belle des fleurs !

Parlons d’abord des illustrations, qui animalisent les personnages de ce récit dont les mots ne portent pas trace de cette qualité. Ainsi Léo est-il un petit lion, dans une famille de lions qui se déplacent à quatre pattes, mais sont vêtus de pantalons et chemises. Quant à la sœur ainée, elle a les écouteurs près des oreilles ! Yeux humains grands ouverts, ces animaux sont très expressifs, dans des dessins colorés de facture plutôt naïve, au milieu d’un paysage tantôt très verdoyant, tantôt aux couleurs plus ocres. Paysage utopique, ni européen, ni africain. Universel.

Ce dont parle l’album, c’est bien sûr de la patience, de la persévérance, et des rythmes différents nécessaires pour que chacun puisse grandir. Leçon de vie que reçoit ce petit lion dont les bons soins, la constance, sont amplement récompensés. Apprendre à donner du temps au temps, à ne pas vouloir tout tout de suite, à ne pas se décourager, voilà bien sûr le message de cet album, écrit dans la langue d’un conteur.  Un conteur qui prend plaisir à répéter les formules «  C’est toujours comme ça quand… », un conteur qui use des onomatopées « floc, floc, floc », un conteur qui se fait poète lorsque Léo évoque la beauté de la vie, un conteur gourmand qui termine son récit en faisant déguster à ses personnages un plat de pili pili…

Le texte plein de tendresse d’un auteur qui a toujours un pied en Afrique, un autre en Europe, qui met en scène une famille d’animaux unis, pour donner à toutes et tous des leçons de sagesse, et apprendre à nos contemporains, trop pressés, à respecter le temps.

L’évadé de Belle-Île, Histoire d’un bagne pour enfants

L’Evadé de Belle-Île, Histoire d’un bagne pour enfants
Philippe Nessmann et Piero Macola

Éditions des éléphants, 2025

« C’est la meute des honnêtes gens qui fait la chasse à l’enfant » (Jacques Prévert)

Par Lidia Filippini

Décembre 1934. Un jeune homme adresse une lettre à un journaliste. Il y décrit les six mois qu’il a passés au pénitencier pour mineurs de Belle-Île-en-Mer. Au printemps précédent, arrêté pour le vol d’une paire de chaussures, accusé de vagabondage, il est envoyé à la « maison d’éducation surveillée » – prétendument pour y apprendre un métier. Ce jeune orphelin de quatorze ans, qui vivait dans la rue depuis plusieurs mois, découvre alors ce qu’il serait plus juste de nommer un bagne. Aux conditions de vie effroyables s’ajoutent la maltraitance des geôliers et la violence des autres prisonniers. Devenu le souffre-douleur d’un vrai délinquant plus âgé que les gardiens protègent parce qu’ils ont peur de lui, le jeune garçon n’a d’autre solution que de se faire punir afin d’être envoyé au cachot le plus souvent possible. Là, au moins, il peut échapper à son harceleur.
Un soir, pourtant, refusant de céder son morceau de fromage à son bourreau, il le mange avant sa soupe – ce qui est formellement interdit par le règlement. Ce simple geste déclenche la fureur des gardiens qui se jettent sur lui pour le frapper avec une rare violence.
Cet incident met le feu aux braises. Comme un seul homme, tous les jeunes prisonniers se lèvent et se ruent sur leurs geôliers. Commence alors une course folle qui les conduira sur les routes de Belle-Île, une évasion collective aussi inattendue que perdue d’avance mais qui leur permettra d’entrevoir, quelques instants le rêve d’une vie meilleure.
Philippe Nessmann relate ici un évènement réel. Le 27 août 1934, une cinquantaine de prisonniers de la colonie pénitentiaire pour jeunes délinquants de Belle-Île-en-Mer s’évadent. Dépassés par les évènements, les gendarmes de l’île offrent une récompense de vingt Francs à toute personne qui attrapera un fugitif. En quelques heures, tous les mutins sont retrouvés.  Jacques Prévert, qui séjourne alors dans la région, entend cet appel et, choqué, en tire un bouleversant poème, La Chasse à l’enfant.
Comme dans l’album, la révolte de Belle-Île eut pour élément déclencheur le passage à tabac d’un garçon qui avait mangé son fromage avant sa soupe. De ce jeune homme, l’histoire n’a pas retenu l’identité. L’auteur imagine son parcours à partir de témoignages recueillis auprès des prisonniers de l’époque. Il lui donne aussi un prénom, Joseph, que le lecteur découvre à la toute fin de l’album. En recouvrant sa liberté, le personnage acquiert une identité propre. Recueilli par une tante qui lui trouve un emploi, il va pouvoir enfin trouver sa place dans la société.
Des magnifiques illustrations de Piero Macola émane toute la tristesse des personnages. Les gris, les bleus froids dominent dessinant un univers sombre et sans espoir. Les visages ont les yeux cernés de noir, les bouches ouvertes par l’effroi. Tout cela vous touche au cœur.
À la fin de l’album, un dossier très bien construit donne des indications sur le contexte historique. On y trouve des photos d’époque et des réponses aux questions que pourraient se poser les jeunes lecteurs : Qui envoyait-on en colonie pénitentiaire ? Comment s’est déroulée la révolte de 1934 ?… Un grand paragraphe explique également le rôle d’Alexis Dahan, le journaliste qui, de 1926 à sa mort en 1979, écrivit sans relâche pour faire connaître l’horreur des bagnes pour enfants. Rappelons que celui de Belle-Île ne ferma ses portes qu’en 1977.

Le Trésor au bout de la branche

Le Trésor au bout de la branche
Didier Lévy – Marie Mignot
Sarbacane 2025

Un jeu de rôles…

Par Michel Driol

Frère et sœur, Gus et Lola décident de jouer au Loup et au Petit Chaperon Rouge. Mais qui pour faire le Loup ? Garçon ou fille ? Il faut aller demander à la Grande Louve. En attendant, le sort désigne le garçon, bien mécontent. C’est décidé, plutôt que d’être Chaperon Rouge, il sera chasseur avec une branche qui ressemble à un fusil. Bien inefficace face aux oiseaux ! Mais Lola montre que la branche peut devenir baguette de sourcier qui les entraine  sur une colline d’où ils peuvent enfin voir la Grande Louve et ses louveteaux. Après le gouter, les deux enfants échangent des parties de leurs costumes.

Nombreux sont les albums contemporains qui abordent la question du genre,. Celui-ci l’aborde justement à partir d’un jeu de rôles en revisitant, de surcroit, à différents niveaux le Petit Chaperon Rouge. Les deux personnages du conte sont-ils genrés ? Sans nul doute, pour le garçon. Mais pas pour la fille. Le loup est-il le méchant ou, comme ici, le Loup protecteur de la forêt et de la nature, dans la bouche de la fillette, la Grande Louve majestueuse et protectrice de ses louveteaux. On le voit, c’est la figure du loup qui est ici métamorphosée en un être positif, du côté de la nature, et non contre les humains. Par ailleurs, l’album montre un jeu qui n’a rien de figé, et dans lequel tout se transforme progressivement, au gré de l’imagination des enfants. Le Chaperon Rouge devient chasseur rouge, le bâton devient fusil puis baguette, et les deux enfants glissent progressivement vers des rôles moins marqués, allant jusqu’à devenir des êtres hybrides, mi loup, mi chaperon à la fin, façon de transcender ou d’abolir leurs différences. L’album pose et oppose aussi deux enfants. Le garçon, force de proposition du jeu au début, devient ronchon, bougon, c’est le texte qui le souligne, lorsqu’il perd au début, mécontent de son fusil-bâton, mais aussi souvent impressionné par sa sœur, par la nature : un personnage en nuances, mais moins valorisé par le texte que sa sœur. C’est elle qui mène le jeu, semble grandie aux yeux de son frère, s’avère plus fine et pleine de ressources que lui… Façon sans doute moins de montrer des stéréotypes masculin et féminin que de dire et d’affirmer les différences de perception, de caractère entre les deux pour aller vers l’alliance finale, la (ré)conciliation autour du gouter, la fascination pour la grande louve, ce que le texte souligne avec ces phrases en ils, où ils agissent de concert. Quant à la branche, titre de l’album, objet transitionnel dans l’album, elle finit parmi les collections de Gus, comme une manière de garder trace de cette expédition initiatique dans la forêt. Ajoutons non pas l’absence des parents, nécessaire pour que des enfants soient libres dans la forêt, mais la présence discrète d’un papa… aux fourneaux, d’une maman coupant du bois, autre façon de parler de la question des stéréotypes.

Les illustrations sont à la fois expressives et allant à l’essentiel.  Qu’on soit dans le joyeux désordre de la chambre, dans la cuisine bien rangée (ou pourtant, mystère, trône un hibou…), ou dans la forêt, le visage des enfants en dit long sur leurs émotions… Tout se joue en deux couleurs, le vert et le rouge, sur des fonds tantôt très blancs, tantôt très noir : noir du mystère, de l’inconnu, de la forêt au milieu duquel se détache dramatiquement le blanc des enfants, du ciel. Beau contraste et belles oppositions entre des couleurs qui , elles aussi, disent la complémentarité des genres.

Un album tout en nuances, pour évoquer avec douceur et à hauteur d’enfants qui jouent, se promènent, la question du genre, et pour montrer comment il est possible de se respecter et de partager ensemble des moments de plaisir et de joie, dans l’harmonie.

 

Jojo le manchot papou

Jojo le manchot papou
Julia Donaldson et Axel Scheffler
Traduit (anglais) par Emmanuel Gros
Gallimard Jeunesse, janvier 2025

« On ne change pas une équipe qui gagne »

Par Lidia Filippini

Avec Jojo le manchot papou, nous plongeons de nouveau dans l’univers tout en couleurs d’Axel Scheffler. Son trait caractéristique, reconnaissable au premier coup d’œil, a un côté rassurant. Les couleurs vives, le sourire plaqué sur chacun des personnages… c’est un monde dans lequel on aimerait vivre tant tout y paraît joyeux et bienveillant. Le lecteur retrouve en outre des paysages glacés et une baleine qui ressemblent à s’y méprendre à ceux d’un autre album des mêmes auteurs, La Baleine et l’Escargote.
Le texte rimé de Julia Donaldson suit lui aussi la recette habituelle : le protagoniste animal (ici un manchot papou comme l’indique le titre) rêve d’aventure. Il parcourt le monde et rencontre, ce faisant, une galerie de personnages tantôt menaçants (un troupeau de morses), tantôt amicaux (un ours blanc, une sterne). Il traverse des moments difficiles et noue des amitiés sincères ce qui lui permet, en retour, d’en apprendre un peu plus sur lui-même. Arrivé grandi au terme de son voyage, il est prêt à commencer une nouvelle vie.
Il s’agit bel et bien d’un récit initiatique qui suggère à l’enfant de partir lui aussi à la recherche de lui-même, de prendre plaisir à avancer dans la vie, de rebondir après les coups durs pour mieux apprécier les bons moments.
Rien d’original ici, par rapport aux autres albums de Donaldson et Sheffler. Mais, même s’il manque le petit quelque chose en plus qui a fait le succès de Gruffalo, on prend tout de même un très grand plaisir à suivre Jojo le manchot dans sa recherche du Pôle Sud.

On peut sans doute le mettre en relation avec Le Long Voyage du pingouin vers la jungle, œuvre théâtrale riche et complexe de Jean-Gabriel Nordmann (NDLR).