Ööfrreut la chouette

Ööfrreut la chouette
Cécile Roumiguière – Clémence Monnet
Seuil’issime 2025

Prom’nons nous dans les bois…

Par Michel Driol

Du haut de son arbre, Ööfrreut observe une maison de vacances, et une petite fille, enfant unique, passant ses journées à lire. Elle assiste à l’anniversaire de la fillette, une nuit, dans la forêt. C’est là que la fillette la repère. Puis la chouette, les nuits suivantes, se laisse approcher par cette enfant. Et lorsque la fillette se retrouve menacée par une laie, Ööfrreut n’hésite pas à ralentir cette dernière, puis à guider la fillette jusqu’à chez elle.

Voici la réédition méritée d’un ouvrage paru en 2020, un album plein de poésie dans lequel la narratrice est la chouette. Une chouette qui dit le monde des humains avec ses propres mots. Le temps se mesure en couvées, la bougie d’anniversaire devient un bâtonnet, et les bottes rouges de la fillette des coquilles rouges sur le bout de ses pattes.  La fillette est, pour elle, la dernière de sa couvée, et a toutes les qualités pour devenir une excellente chasseuse. Il y a là, de la part de l’autrice, une réelle volonté d’imaginer le monde vu par une chouette effraie, et, de ce fait, d’en montrer l’étrangeté sauvage, l’altérité profonde par rapport aux humains. Pour autant, elle partage quelques traits bien humains : ses petits ont quitté le nid, et elle se sent seule. Elle perçoit la fillette non pas comme une menace, mais comme une amie. On est donc dans un entre deux intéressant, entre animal sauvage, chasseresse, et le monde des hommes. De là vient, sans doute, la poésie dans la façon de mettre en mots cette histoire dont le cadre est une forêt, une forêt à respecter, menacée par le feu, refuge d’animaux sauvages qui protègent leurs petits, une forêt dans laquelle il faut savoir prendre le temps de saluer les arbres et d’observer, en silence. Autant de qualités possédées par la fillette.

Cette histoire d’amitié entre un animal et une chouette effraie permet de dépasser deux solitudes. Tout est fait pour qu’on imagine les sentiments de la fillette à travers le regard, forcément déformé, de la chouette, mais aussi à travers les aquarelles de Clémence Monnet qui donnent à voir ce que voit la chouette dans toute la première partie de l’album. Des aquarelles qui évoquent la poésie de Marie Laurencin dans la naïveté de la représentation de la forêt, qui se font un lointain écho aux peintures pariétales dans la figuration du sanglier. Des aquarelles qui montrent la beauté essentielle de la nature, de la forêt, de la nuit. Et, au milieu de tout cela, une sympathique petite fille libre, audacieuse, cheveux bleus, bottes rouges, pleine d’énergie, de curiosité et d’intrépidité.

Un album très original par son écriture, par le point de vue qui y est suivi de façon magistrale, un album pour évoquer la liberté des enfants au milieu des bois… Liberté perdue aujourd’hui, à l’ère des smartphones et des villes ?

Mimi le Sumo

Mimi le Sumo
Naoko Machida – Traduit du japonais par Alice Hureau
Le Cosmographe 2025

Le boulanger qui rêvait d’être sumo

Par Michel Driol

Mimi est un chat boulanger. Chaque opération – du pétrissage à la vente – est pour lui l’occasion de prendre des postures et des attitudes de sumo, un sumo dont il a un peu la carrure. Un lexique, en fin d’album, explique les termes du sumo, et donne les clefs pour comprendre les différents gestes de Mimi.

Ce n’est pas le premier album de Naomi Machida, une illustratrice japonaise dont l’univers est peuplé de chats. Mimi vit dans un univers très humanisé. Ne porte-t-il pas un beau tablier à rayures et un petit nœud papillon ? Son laboratoire n’a rien à envier aux boulangeries professionnelles, à cela près qu’il n’a rien de métallique. Table en bois, fours entourés de briques, couleurs chaudes… Ne manque que l’odeur du bon pain ! Pour autant, l’autrice le croque dans des postures félines, lorsqu’il patoune (sic) la pâte pour la pétrir, lorsqu’il se prépare au combat contre trois chatons… Mais le plus souvent, il est saisi dans des attitudes qui conjuguent les gestes du sumo avec ceux du boulanger, bien campé sur ses deux pattes arrière, le regard fier et la tête haute.  Le poil luisant, bien portant, Mimi incarne la joie de vivre, magnifié par un point de vue qui tantôt le saisit à bonne hauteur, tantôt en plongée, façon de montrer sa force et d’amplifier son corps.

Le texte reprend comme un leitmotiv Dosukoï, qui est à la fois le nom de la boulangerie de Mimi et un cri d’encouragement lors d’un tournoi de sumo. Il fait alterner les phrases avec un verbe être, les états de Mimi, et les verbes d’action. Il est et il agit, son enthousiasme étant souligné par les phrases exclamatives… toute une philosophie pleine d’humour pour ce gros dur au cœur tendre !

Un album qui, avec finesse et drôlerie, pourra initier les plus jeunes à l’esprit du sumo, à une certaine culture japonaise, empire des signes, tout en collant à certaines caractéristiques félines. Mais, comme dans les combats de sumo, le temps est écoulé… Dosukoï !

Une Étoile au Vomichelin

Une Étoile au Vomichelin
Ivan Péault et Mona Granjon

Les fourmis rouges, 2025

Le ver est dans le fruit

Par Lidia Filippini

Quand la Main bienveillante jette ses épluchures au compost, elle ne se doute pas qu’elle fait le bonheur de tous les petits habitants du jardin. Grâce à Patrick, le ver de terre cuisinier, les restes de repas deviennent des mets de choix. Salade décomposées, viandes faisandées, fruits pourrissants sont au menu de son restaurant. Tout le monde se régale et vit paisiblement, loin des dangers de la campagne. Un évènement inattendu va pourtant venir bouleverser ce bel équilibre. Un jour, la Main, que tout le monde prenait pour une amie, se saisit de Patrick, lui plante un hameçon dans le derrière et le plonge dans la rivière. Heureusement, avec l’aide de ses amis poissons, le ver de terre se sort de cette fâcheuse aventure. Plus que jamais motivé pour servir de bons repas, il pourra peut-être même décrocher la récompense suprême des grands chefs cuisiniers, une étoile au Vomichelin.
Les illustrations – qui occupent souvent une pleine double-page – foisonnent de détails. Dans l’univers fantaisiste et ultra coloré de Mona Granjon, les insectes, souriants et joyeux, deviennent des personnages attachants. Quand Patrick est en danger, l’illustratrice semble se saisir d’une loupe. Le lecteur, pour son plus grand plaisir, se retrouve alors face à une énorme Main effrayante ou à l’entrée de la gueule menaçante d’une perche.
Simple et efficace. L’album valide son objectif : faire rire. Mais derrière l’humour scatologique, dont les plus jeunes se délecteront sans aucun doute, se cache peut-être un vrai questionnement sur le rôle de chacun dans le jardin. Que deviennent nos déchets alimentaires compostés ? Les différentes espèces peuvent-elles s’entraider ? Peut-on cesser de consommer de la viande ? Voilà une belle occasion d’aborder ces thèmes avec nos enfants.

 

Cache noisettes

Cache noisettes
May Angeli
Editions des éléphants 2025

Qui aidera le petit écureuil ?

Par Michel Driol

Un petit écureuil ne retrouve plus ses noisettes. Il va questionner d’abord la taupe, qui l’adresse au mulot… et ainsi de suite jusqu’à la fin heureuse, grâce au cerf. Et toute la famille écureuil, repue, peut s’endormir.

C’est un conte en randonnée classique, qui conduit le petit écureuil à questionner différents animaux, chaque fois avec une formule différente, et chaque animal de renvoyer l’écureuil à un autre, dont il souligne une caractéristique montrant qu’il a surement la réponse. Comme dans tous les récits en randonnée, la répétition offre un cadre rassurant, et prévisible, tandis que la variation langagière ouvre sur les différentes possibilités d’expression de la même demande. Chemin faisant, le tout petit lecteur découvre les différents animaux de la forêt, des plus petits (la taupe) aux plus gros (le cerf), avec un de leurs attributs (la ruse, les dents…). Et tout se termine heureusement, grâce à l’entraide, dans la cellule familiale de l’écureuil, havre de paix, d’amour et de réconfort car l’on découvre alors que l’écureuil ne cherchait pas pour lui ses noisettes, mais pour ses enfants…

Les illustrations sont remarquables, faites à partir de gravure sur bois, elles laissent apparaitre les veines de ce matériau totalement en harmonie avec le récit. Les couleurs, tendres et chaudes, évoquent la forêt en automne. Les personnages sont expressifs et pleins de dynamisme, tantôt de face, tantôt de dos…

Un beau conte en randonnée, aux illustrations pleines de poésie, à destination des plus jeunes, pour dire les valeurs de solidarité, d’entraide et d’amour familial au sein de la nature.

Le vaillant soldat de plomb au pays des yõkai

Le vaillant soldat de plomb au pays des yõkai
Muriel Bloch – Photographies de Pierre-Jacques et Jules Ober
Seuil Jeunesse 2025

Andersen à Kyoto

Par Michel Driol

Chacun connait l’histoire du petit soldat de plomb unijambiste d’Andersen, amoureux d’une ballerine.  Cet album la transpose fidèlement au Japon, les adversaires du petit soldat étant les yõkai, dont la préface précise – heureusement – qu’il s’agit de créatures surnaturelles peuplant l’imaginaire japonais, à la frontière du bien et du mal. Une postface présente, à la façon d’une encyclopédie, ceux qu’on aura rencontrés dans le texte. Le lecteur familier d’Andersen reconnaitra toutes les péripéties, l’amour envers la ballerine, devenue ici petite demoiselle en kimono, le voyage en bateau de papier, le retour dans le ventre d’un poisson, et la mutation finale des deux protagonistes en un cœur… Le lecteur qui ne connaitrait pas le conte source éprouvera un autre plaisir, à découvrir à travers quels dangers passe le petit soldat unijambiste échappé d’une guerre napoléonienne, et la fin pleine de poésie.

Le texte de Muriel Bloch, dans une langue vivante, épouse au plus près le point de vue du petit soldat, donne à entendre ses pensées, son monologue intérieur, ses pensées, ses sentiments, ses peurs aussi, contribuant à faire de ce jouet un véritable personnage, doublement étranger, étranger au Japon, étranger dans un monde merveilleux où tout peut arriver. Le récit transpose l’enfant du conte source en un marchand d’antiquités japonais, faisant aussi de ce dernier un véritable personnage. Si c’est lui qui ouvre le récit en trouvant le soldat dans un marché aux puces, et c’est lui qui le clôt en vendant la bague sertie du cœur de plomb à un jeune couple, il reste comme étranger aux mésaventures du soldat, et à ce qui se passe chez lui la nuit.

Le texte est ici magnifiquement illustré par des photographies, comme cela se pratique encore trop rarement en littérature pour la jeunesse, plaçant le lecteur devant un objet hybride, entre album et roman photo. La mise en page propose parfois des photos pleine page, mais le plus souvent des strips faisant avancer l’action, juxtaposant ou confrontant les images de façon très expressive. Des photos dont les couleurs très saturées et les contrastes forts rendent bien compte de cet autre univers qui est celui du conte. Le Japon propose ici des décors de toute beauté, qu’il s’agisse du parc automnal dans lequel glisse le navire du soldat, des rues et des vieilles maisons. Mais le décor le plus fabuleux et le plus riche est sans doute celui du magasin d’antiquités et de jouets, magasin surchargé de bibelots de toutes les couleurs, véritable caverne d’Ali Baba propice aux rêves. Les objets photographiés en gros plan qui peuplent ce magasin ont diverses origines : soldat de plomb occidental, poupée japonaise, personnages sortis de mangas ou d’une culture populaire. La porcelaine raffinée côtoie le plomb et le plastique bon marché, à l’image d’une humanité bigarrée. Quant aux yõkai que l’on rencontre, ils sont des personnages hauts en couleur, inquiétants à souhait Le montage, le choix des cadrages, des lumières font de cet album une véritable réussite esthétique.

Un album qui ose utiliser la photo dans ce qu’elle a de plus artistique pour offrir au vaillant petit soldat et au lecteur un voyage dépaysant au Japon.

Les étoiles seront les mêmes

Les étoiles seront les mêmes
Céline Claire – Valérie Michel
Saltimbanque 2025

Une histoire à quatre voix

Par Michel Driol

Lou et son grand-père vivent dans un quartier que des bulldozers détruisent. Ils sont obligés de partir, et se retrouvent dans deux barques différentes, que le fleuve sépare. Lou arrive dans une ville où il est recueilli par 3 enfants qui l’hébergent dans une grange, et se débrouillent pour faire publier ses dessins dans le journal local, ce qui permet à son grand père de le retrouver.

Quatre voix qui se relaient pour raconter cette histoire dans un ordre non chronologique. Le récit commence avec l’arrivée de Lou dans la ville, et les réactions diverses du groupe d’enfants, moquerie de Nils et Hans, compréhension de Galia qui permet d’établir la communication, malgré l’obstacle de la langue. Quatre voix qui sont celles de Nils et de Galia d’une part, de Lou et de son grand-père d’autre part. Cette polyphonie permet de rendre compte à la fois des différents aspects de l’histoire des deux réfugiés, que le lecteur découvrira lorsque la communication sera établie entre les enfants, à partir de dessins, mais aussi permet d’illustrer la différence de perception des choses, de la langue, inconnue et nouvelle pour Lou. L’originalité de l’ouvrage est de parler de migrants au rebours de certains stéréotypes et hors de toute géographie.  En effet, Lou est un garçonnet blond, sur l’illustration, dont les yeux bleus sont soulignés dans le texte. Il arrive dans un pays enneigé dont les habitants sont plutôt bruns de cheveux. Le voyage se fait non pas en traversant la mer, mais en suivant le cours d’un fleuve. Le danger qui menace les habitants du pays de Lou et de son grand-père est matérialisé par des bulldozers qui détruisent les maisons… Un lecteur adulte transposera, verra des images de différents conflits, des maisons détruites par des colons, des traversées périlleuses sur des barques. Le lecteur enfant se laissera porter par cette géographie imaginaire et très parlante. Le récit dit les dangers, dit la douleur du départ, dit les séparations, dit la perte involontaire des adresses indispensables. Là est l’essentiel pour faire ressentir le drame de l’exil et de la perte de repères et de famille. Là est aussi l’essentiel pour dire à quel point l’élan vers l’autre et l’amitié sont possibles en tous lieux.

Le texte, qui entrelace les différents points de vue, est très attentif au regard de chacun sur l’autre, à sa tentative de comprendre au-delà des mots et exprime les sentiments, les impressions de chaque personnage. Le titre du livre, qui revient comme un leitmotiv dans l’ouvrage, est la phrase dite par le grand père au moment du départ,  phrase qui relie les deux personnages sous le même ciel. Les illustrations, très fouillées, ont un côté très réaliste dans la représentation des lieux, des objets, des personnages. Elles opposent la nuit du départ, couleurs froides et sombres, au blanc de la neige du nouveau pays, à la lumière du printemps et de l’été. Les visages, en particulier celui du grand-père, y sont très expressifs.

Un album poétique, humaniste et émouvant sur l’exil, sur les migrants, sur l’amitié montrant la nécessité de l’entraide et de la générosité.

En vadrouille

En vadrouille
Daniel Carlsten
Helvetiq 2025

La vie secrète des chats

Par Michel Driol

Dès l’incipit, la question est posée : les chats vadrouillent souvent plusieurs heures, voire plusieurs jours. Que font-ils durant ce temps ? Le livre apporte une réponse quelque que peu décalée, en montrant une quinzaine de chats dans des activités à la fois familières et surprenantes. Celui-ci a attrapé un poisson, celle-là voulait voir un oiseau, tel autre a trouvé place au soleil, et, quant au dernier il n’est jamais parti bien loin… Si la légende évoque souvent des activités bien félines, elle part parfois dans un imaginaire où il est question de la buvette du coin, de suivre un cours, ou encore de faire une virée au musée d’art…

Mais ce qui fait l’humour et la valeur de cet album, c’est le décalage entre ces légendes, en bas de page, bien sages, et les illustrations qui font des chats des créatures plus humaines que félines. Ainsi, c’est en poussant un caddy au supermarché que Poppy a attrapé son poisson, et c’est en se servant de longues vues que Luka recherche un copain. Luna part découvrir le monde dans un scaphandre, clin d’œil à celui de Milou dans On a marché sur la lune, et contemple la terre de loin. Des chats attablés au restaurant, des chats au cinéma, des chats dont les pratiques et les attitudes très humaines ne peuvent que faire sourire les lecteurs. Les illustrations, à la fois minimalistes, géométriques, avec leurs grands aplats de couleurs vives contribuent à cette vision d’un monde figé que les chats animent et dont ils sont maitres. Transposées dans un univers fantaisiste, on reconnait bien leurs pratiques habituelles, leurs attitudes fréquentes, leurs méfaits ordinaires : le coup de griffe sur les murs par exemple, converti ici en geste artistique dans un musée… C’est bien cet écart entre ce qu’on sait des chats et les prétendues révélations de l’album qui fait le sel de l’album. La chute, qui prend la forme d’une page à rabats, rend hommage au caractère imprévisible des chats, à leur totale liberté…

Un album qui séduira sans doute les amateurs de chats, mais dont le regard sur le monde plaira à tous les lecteurs friands d’un humour percutant et pince sans rire.

Vent du Sud

Vent du Sud
Véronique Foz – Cécile Basecq
Editions Voce Verso – Collection Hisse ho ! 2025

Une traversée

Par Michel Diol

Nita, qui n’a jamais vu la mer, va prendre un bateau avec ses parents. Bien sûr, il faut quitter la grand-mère, les oncles et les tantes, mais, promis, on reviendra.  Le bateau qu’ils vont prendre n’a rien des voiliers des histoires que son père lui racontait, c’est une barque chargée d’une vingtaine de migrants.  Après la mer calme de l’après-midi, Nita se réveille en pleine tempête.  Un homme passe par-dessus bord… Au petit matin, le bateau accoste sur une plage, au milieu des parasols, où un garçon lui tend un coquillage « aux couleurs de l’aurore ».

Dans la collection Hisse ho ! les textes et les illustrations se relaient pour proposer un récit dans lequel les deux médias jouent leur rôle à part entière. Le texte adopte le point de vue de Nita, tandis que les illustrations – un noir et blanc épuré rehaussé d’une touche de rouge – font avancer l’histoire, ou la complètent, tantôt sur un mode réaliste, tantôt dans l’imaginaire. Ce dispositif permet d’être au plus près des émotions, des espoirs, des peurs de Nita. On apprécie les effets de dévoilement progressif de l’histoire : quel est ce voyage que la famille va entreprendre ? La chambre de Nita sur l’illustration, avec ses peluches,  son lit, sa commode semble bien confortable. Les premières illustrations nous ont placés dans un univers de rêve, dans le monde merveilleux des poissons, de la mer. Puis avec subtilité les illustrations entrainent le lecteur vers un autre paradigme de lecture,  avec cette famille serrant dans ses bras une grand-mère devant une porte très orientale, avec ce groupe humain entassé  à l’arrière d’un pickup… avec cette famille, pauvres valises en main, devant l’immensité de la mer, valises et bagages que l’on voit ensuite abandonnés tandis qu’un bateau surchargé s’élance vers le large. Le texte et l’illustration s’accordent ensuite pour dire et montrer, à travers les yeux de la fillette, à partir de petits détails, la réalité de cette traversée, la chaleur, la nourriture qu’on a préparée et qu’on économise, les chansons qui rassurent. Autant de petits faits, vus à travers les yeux de la fillette, partagée entre cette promiscuité et le désir de voir la mer dans ce qu’elle a de magnifique, de féérique, et d’enchanteur. Et c’est à nouveau  l’image qui donne à voir la suite, avec cette splendide et terrifiante illustration d’une barque sur une mer rouge sang se détachant sur un ciel d’encre. On le voit, tout au long de l’album, le texte et l’illustration dialoguent, se complètent pour raconter à part égale et complémentaire, cette histoire.

Vent du Sud fait partie de ces albums qui permettent à des enfants de mieux comprendre, de mieux sentir les dangers que les passeurs font courir aux migrants, les conditions sommaires dans lesquelles ils traversent les mers. Un album qui évoque, sans s’y appesantir, les raisons du départ, pour trouver la sécurité ailleurs, loin de cris et des coups de feu.  Sa force est de montrer les liens familiaux, peut-être un peu stéréotypés, le père comme un phare solide, la mère comme celle qui protège. Deux parents aimants ne voulant que le meilleur pour leurs enfants, quitte à leur faire courir de grands risques pour échapper à des dangers, non montrés, que l’on imagine encore plus énormes.  Il y a là une belle façon de parler des espoirs et des rêves de ceux qui sont obligés de quitter leur vie, leur pays, sans pathos, mais sans naïveté non plus. La réalité n’est pas édulcorée, ni celle de la traversée, ni celle de l’arrivée sur cette plage paradisiaque, au milieu de gens parlant une langue inconnue, dont l’autrice montre, de façon assez allusive, les comportements face à cette barque qui dépare leur univers. Il est question de cris dans une langue inconnue… On imagine les sentiments de la fillette qui voit, de surcroit, ses parents épuisés. Pour autant, et il y a là quelque chose de magique, c’est sur l’espoir, le partage, le don d’un coquillage que se clôt le récit. Belle façon de suggérer que les enfants ne connaissent pas le racisme, l’exclusion, et sont prêts à accueillir l’autre.

Un récit et des illustrations à hauteur d’enfant qui savent à la fois dire et montrer le réel dans ce qu’il a de brutal,  mais aussi laisser une place à l’imaginaire, à la poésie pour évoquer le tragique destin des migrants embarqués sur des barques de fortune et l’espoir fragile d’une vie et d’une humanité meilleures.

A pas de loup

A pas de loup
Christine Schneider – Hervé Pinel
Seuil 2025

Une nuit chez Papi et mamie

Par Michel Driol

Claire et Louis, dans le même lit chez Mamie et Papi, ont une petite faim nocturne. A pas de loups, ils descendent dans la cuisine, traversant ainsi la vaste maison au multiples tableaux et bibelots. Lequel des deux renverse le chandelier ? Aux yeux de Mamie, c’est coco, le perroquet. Qui fait tomber le masque africain ? Aux yeux de Papi, c’est Grangrogris, l’éléphant. On découvre ensuite dans cette maison en apparence si tranquille un tigre, un boa… Pour les grands-parents, ce ne peuvent être leurs petits-enfants, sagement endormis dans leur chambre, au milieu de leurs peluches, les responsables de tous ces désordres !

Amateurs d’histoires sages et de rationnel, passez votre chemin ! Par ici, c’est la nuit, et la nuit tout est permis. Où commence l’imaginaire, où s’arrête le réel ? La ménagerie qui peuple la maison de Mamie et Papi est-elle le fruit de l’imagination des enfants, qui donne vie aux peluches que l’on voit sur leur lit, ou la propriété de grands-parents moins conformistes  qu’ils paraissent ? Tout est à l’image de la couverture, une seule image, qui montre, en première, deux enfants dans la nuit, mais, si l’on suit l’espèce de boudin oranger vers la 4ème de couv’, on découvre qu’il s’agit de la queue d’un tigre.

Le texte fait la part belle aux dialogues, aux onomatopées, autour de phrases courtes accompagnant l’expédition des deux enfants. Il insiste sur leur légèreté, sur le fait qu’ils glissent, qu’ils filent, comme aériens dans cet univers si surchargé d’objets et d’animaux divers. Il joue subtilement sur les mots, au grand plaisir du lecteur, comme une façon aussi de montrer que rien ici n’est bien sérieux. Mais on est, avec le texte, récit ou  discours direct, dans une façon de dire, au travers des paroles des personnages, que tout est ici absolument normal.  Mais où se situe la normalité ? Au lecteur d’interpréter cette double réalité, d’accepter d’assumer – ou pas – le passage dans le fantastique, dans l’onirisme, d’y voir la marque des frayeurs nocturnes, ou de l’imagination des enfants…

Les illustrations sont des tableaux sublimes, dans des dominantes froides de bleu lorsqu’il est question des enfants, chaudes et orangées pour montrer les grands-parents. Il faut se perdre dans les détails de cette maison bourgeoise, aux longs couloirs, aux multiples photos, aux nombreux bibelots, pour ressentir la peur que peuvent éprouver ces deux minuscules enfants montrés dans des plans expressifs, tandis que les grands parents, lisent tranquillement, l’un une encyclopédie quelque peu surannée sur les animaux d’Afrique, l’autre un livre à la couverture rouge. L’illustration, ici, est de celles qui en disent plus que le texte, et cela contribue à la création de l’atmosphère bien particulière de cette maison emplie à la fois de souvenirs familiaux et de la présence de l’Afrique.

Un riche album, plein de trouvailles, superbement illustré, qui abolit autant qu’il montre la frontière entre le rêve et la réalité, comme une métaphore de la création.

Histoire d’un œuf

Histoire d’un œuf
Mamiko Shiotani

Traduit (japonais) par Sophie Bescond
La Partie, 2025

Sortir de sa coquille

Par Lidia Filippini

Dans la cuisine, un œuf est soudain las de rester sans bouger sur le plan de travail. Il est temps pour lui de partir à l’aventure ! Il découvre alors le plaisir de se déplacer librement et veut partager ce bonheur avec ceux qui l’entourent. Malheureusement, les autres œufs ne semblent pas comprendre. Le seul qui accepte d’ouvrir les yeux se met à rouler et finit sa course, brisé, contre un mur. Notre héros prend alors pleinement conscience des contradictions de son espèce : un œuf, c’est dur et fragile à la fois…
Heureusement, l’œuf rencontre un marshmallow qui veut bien lui pardonner de l’avoir croqué et devenir son ami. Grâce à lui, il prend la décision de parler – chose à laquelle il n’avait jamais pensé auparavant. Les deux compères se mettent alors en devoir de parcourir la cuisine, puis, ayant pris confiance, la maison tout entière. Coiffés des somptueux chapeaux qu’ils se sont fabriqués, ils croisent toute une galerie de personnages – un pot de fleur sévère, un coussin anxieux, une horloge qui rêve de liberté et surtout des noix belliqueuses qu’ils tentent de réconcilier.
Cette aventure est l’occasion pour l’œuf de méditer sur sa vie – les jours de pluie surtout, puisqu’il n’y a rien d’autre à faire. « Quelle sorte d’œuf suis-je donc ? », « Un bon œuf ? Un mauvais œuf ? Un œuf banal ? Un œuf idiot ? » se demande-t-il. Et d’ailleurs comment être sûr d’être réellement un œuf tant qu’on n’a pas vérifié si on a bien un jaune et du blanc à l’intérieur ?
L’humour de cet album tient à l’écart entre la banalité des personnages (un œuf, un marshmallow, un coussin…) et la profondeur de leur réflexion. L’œuf évoque le Humpty Dumpty de Lord Tenniel que rencontre Alice dans De l’autre côté du miroir. Tout comme lui, il est pourvu de longs membres et doté de petits yeux, d’un nez rond et d’une bouche. Il fait preuve, en outre, de la même arrogance que son célèbre modèle. Au coussin qui dit s’inquiéter pour lui et son compagnon le marshmallow, il déclare : « Puisque c’est comme ça, nous aussi nous allons nous inquiéter pour toi (…) Tu es intrusif et cela m’inquiète. » Le lecteur, à qui il s’adresse directement, lui pardonne pourtant volontiers sa suffisance puisqu’il partage avec lui ses doutes et ses questions existentielles.
Mais Histoire d’un œuf n’est pas seulement drôle, l’album ouvre aussi une vraie réflexion sur le monde et sur l’identité. L’œuf philosophe évoque bien sûr l’enfant qui grandit. Il marche, puis parle et devient alors libre de découvrir un monde que, sans cesse, il cherche à questionner.
Tout comme pour L’Ami dans le grenier, le premier album de Mamiko Shiotani traduit en français, Histoire d’un œuf est illustré au fusain, avec quelques touches de couleurs. Les objets du quotidiens, ornés de visages, évoluent dans un univers ultra réaliste, assez proche de la photo, dans des tons doux et peu contrastés. C’est un vrai plaisir pour les yeux !