Quand ils sont venus

Quand ils sont venus
Andrée Poulin, Sophie Casson
Editions de l’Isatis (Griff), 2024

Petite fable contre les grandes discriminations

Par Anne-Marie Mercier

« Quand ils sont venus chercher les communistes, je n’ai rien dit.
Je n’étais pas communiste.
Quand ils sont venus chercher les syndicalistes, je n’ai rien dit.
Je n’étais pas syndicaliste.
Quand ils sont venus chercher les juifs, je n’ai rien dit.
Je n’étais pas juif.
Quand ils sont venus chercher les catholiques, je n’ai rien dit.
Je n’étais pas catholique.
Quand ils sont venus me chercher,
Il ne restait plus personne pour me défendre. »

Le titre de cet album, « Quand ils sont venus » reprend les premiers mots du texte du pasteur Niemöller, évoquant les persécutions menées par le régime nazi contre les communistes, syndicalistes, etc. L’album reprend le même chemin, en généralisant et en universalisant le propos. Ce « ils », représenté par des personnages en habit militaire et à tête de loup est désigné comme les « Sans Entrailles » : ce n’est donc plus une question de régime ou de pays, mais un groupe de personnes déshumanisées, on aurait pu dire « sans cœur » s’il n’y avait ici la question la justice plus encore que de la compassion. Néanmoins l’histoire est convoquée de différentes manières à travers la représentation des camps de « rééducation » qui sont en fait des « camps de la mort ».
Le narrateur, représenté par un sympathique chien anthropomorphe, apostrophe le lecteur en s’excusant de devoir lui montrer des choses terribles : oui, « certains évènements angoissants et répugnants doivent être regardés en face ». Il commence en douceur, évoquant l’histoire de son grand-père, qui vivait au bord du Lac Paisible, en paix avec ses voisins, renards roux, loups, coyotes, fennecs, ou grands chiens comme lui. Il ne réagit pas lorsque chaque groupe est emmené sans motif. Il ne dit rien, parce que « ce ne sont pas ses affaires » et que, somme toute, lui-même trouve que les uns ont une mauvaise odeur, d’autres ont des mœurs trop libres, d’autres sont trop riches… Ainsi tout le mécanisme de l’oppression totalitaire est mis en lumière : il commence en chaque individu avant de gangrener la collectivité, jusqu’à ce qu’un groupe en profite pour s’approprier les richesses, le pouvoir et les corps.
Dans les dernières pages, on évoque l’espoir et la nécessité d’un combat permanent et de tous contre le racisme, le colonialisme, la persécution religieuse, l’homophobie, toute forme d’injustice. Ces notions sont expliquées et mises en contexte de façon simple et claire, même si le propos est adouci par la représentation de personnages animaux anthropomorphes vêtus de couleurs vives. Les images colorées aux pastels gras sur fond blanc sont belles, presque paisibles, comme ce lac au bord duquel vit le grand-père, enfermé dans ses certitudes. Presque trop beau, mais sans doute le faut-il pour que le lecteur accepte de « regarder en face » la triste histoire de l’humanité.

 

Toto

Toto
Hyewon Yum
Traduit (anglais) par Ilona Meyer et Caroline Drouault
Les éditions des élépahnts, 2025

Ma tache est moi ou ma tache et moi

Par Anne-Marie Mercier

Quand on subit une compagnie indésirable, autant s’en faire une amie : c’est ce qui se passe avec la tache de naissance rose qui couvre la moitié du front de la petite fille. Pour l’apprivoiser, elle l’a appelée Toto. Elle sait que cette tache révèle son humeur, changeant de couleur avec ses émotions mais aussi qu’elle est parfois la seule chose que les gens voient d’elle, au prime abord.
Tentatives pour le masquer, discours rassurants de l’entourage, Toto connait des hauts et des bas, jusqu’au jour où la fillette se fait une nouvelle amie…
Les crayonnés au crayon de bois créent un univers de gris variés sur lesquels tranche la tache rouge de Toto et les rougeurs subites de honte. Les interrogations de la fillette sur son identité, avec ou sans sa tache, les scènes de contemplation de miroir ou de vis-à-vis lui donnent toute sa profondeur.
En dernière page, un texte de l’auteure racontant sur sa propre expérience de tache de naissance accompagne cette réflexion et invitent à considérer ces détails comme des traits distinctifs comme d’autres.
Cette confrontation de soi à soi rappelle un album récent de Béatrice Alemagna, Bertha et moi, dans lequel le nom de Bertha est donné à une croute provoquée par une chute.

 

Bertha et moi

 

La Sagesse et les émotions

La Sagesse et les émotions
Tina Oziewicz – Aleksandra Zając
La partie 2025

Cinq rencontres

Par Michel Driol

Voici donc le tome 4 de la série initiée par Nous les émotions (voir la chronique d’Anne Marie Mercier sur le tome 2). La présente livraison propose 5 contes philosophiques dans lesquels la sagesse, toujours habitant dans son phare, vient en aide d’abord à la mélancolie. Puis c’est Les bras m’en tombent qui vient lui rendre visite. Elle prend ensuite le thé avec la fierté, convainc le bon sens de ne plus broyer du noir, et vient enfin au chevet de la joie qui est malade.
Chaque récit apparait comme un petit conte philosophique, dans lequel les émotions ainsi que la sagesse sont personnifiés, incarnées par des personnages qui ont toujours leur forme patatoïde et humanoïde Dans chaque récit, la sagesse apparait toujours comme pleine de bonne volonté, prompte à aider les émotions qui traversent de mauvaises passes. Echouée sur la plage, la mélancolie a besoin d’espoir pour repartir. La sagesse saura le lui redonner. Elle réconforte une créature sans nom, fille de la perplexité et de la déception, dont les bras pendouillent lamentablement, en lui expliquant que toutes les émotions n’ont pas de nom. Puis c’est un long débat avec la fierté dont le thème est la peur de l’échec. Quand plus rien ne va au village, la sagesse comprend que c’est le bon sens qui déprime, et elle le nourrit d’une bonne soupe. Enfin, il lui faut l’aide de tout le monde pour redonner la santé à la joie. On est donc dans un village, dans lequel l’harmonie ne peut régner que si toutes les émotions et la sagesse prennent toute leur place. Qu’une soit absente, en difficulté, muselée, et l’équilibre est rompu. Donc pas d’émotions négatives, dont il faudrait se méfier. Au contraire, il faut leur donner toute leur place dans cette série de paraboles philosophiques qui invitent chacune et chacun à réfléchir sur ce qui nous constitue.
Les récits sont plaisants, proposent des situations pleines d’originalité et de fantaisie, en inscrivant les personnages dans un cadre très humanisé par les multiples éléments qu’on y rencontre (lit, table, chaise, thé…). De ce fait, on est proche de la fable, avec des personnages étranges qui incarnent des archétypes capables de discuter, de penser, et d’être en proie à l’émotion majeure qui les constitue.
Un bon livre pour mieux se comprendre mieux se connaitre, et participer à une éducation aux émotions sans bêtifier ou en rester aux stéréotypes convenus.

Mes Vacances chez mes incroyables grands-parents

Mes Vacances chez mes incroyables grands-parents
Daniela Sosa
Gallimard jeunesse, 2025

L’ennui de l’ennui

Par Anne-Marie Mercier

Cet album m’a laissé une impression de tristesse : pour commencer, on voit un enfant en vacances, chez ses grands-parents, comme le titre l’indique, et qui s’y ennuie : « il ne se passe jamais rien ». Effectivement, le couple âgé vaque à ses occupations (lecture, jardinage, collection de timbres, prendre en photo des « trucs sans intérêt »). Bref, « ils ne savent pas s’amuser ».
Surtout, ils n’impliquent pas l’enfant dans ces activités, ne lui montrent pas l’intérêt de la fleur ou du caillou photographié, l’histoire de la collection. On les voit cependant s’amuser lorsqu’il tourne le dos, et l’enfant est soit aveugle soit seul.
Quand on s’ennuie, on cherche du nouveau et l’enfant fouille partout « dans les moindres recoins, même les endroits interdits ». Il finit par tomber sur une petite valise dans le grenier contenant les photos d’un couple jeune et amoureux, aventureux, sportif, fantaisiste… Après bien des recherches il finit par comprendre (il en met, du temps !) : ce sont ses grands-parents et non, ils n’ont pas tant changé que cela. Dans les dernières pages de garde, on voit enfin le trio en activité, ensemble.
Le portrait des vacances pleine d’ennui est sans double fidèle… Mais l’ennui excuse -t-il le fait de fouiller partout « même dans les endroits interdits » et débusquer l’intimité d’autrui ? C’est ce que semble dire cet album.  Les illustrations, à l’allure enfantine semblent prendre le point de vue de l’enfant mais le lecteur voit ce qu’il ne voit pas, cela n’a donc pas grand intérêt.
Est-ce un album destiné aux grands parents pour les inciter à prendre en compte l’ennui des enfants ? ou à se raconter davantage et à afficher des photos de leur jeunesse au lieu de les remiser au grenier ? aux enfants pour leur dire que sous leurs apparences tristounettes leurs grands-parents sont (ont été ?) formidables ? Ou qu’ils sont autorisés à violer l’intimité de leurs proches s’ils s’ennuient ?
Cet album à au moins le mérite de poser ces questions, ce qui n’est finalement déjà pas mal.

Monsieur Bigounia

Monsieur Bigounia
Agnès de Lestrade, Nina Six
Sarbacane, 2024

A bas les géraniums, vivent les herbes folles !

Dans un petit village vit un « original », nommé Monsieur Bigounia. Les enfants l’adorent, les adultes lui sont hostiles. Pensez-donc : il n’est pas du coin et son jardin est un fouillis : mauvaises herbes et abeilles, ça ne plait pas. Les villageois aiment pourtant la nature et rêvent de prendre leur revanche dans le concours du plus beau village fleuri, dans lequel ils sont arrivés bons derniers l’année précédente. Mais voilà, sècheresse, insectes et escargots font à nouveau un désastre et ils sont obligés de suivre le conseil des enfants : demander à Monsieur Bigounia comment il fait pour avoir tant de fleurs.
La réponse est : il faut aimer la terre, lui parler, chanter des chansons aux graines, et pof ! ça marche. Ils arrivent troisièmes au concours, et tout le monde s’aime.
Toute personne qui a essayé de cultiver un jardin sait que si oui, il ne faut pas avoir peur des mauvaises herbes (mais ça dépend lesquelles…), tout cela n’est pas si simple. Quant aux abeilles… qui aurait l’idée de les chasser ?
Beaucoup de bonnes intentions, et autant de simplisme : dommage, la guerre des mauvaises  herbes aurait mérité davantage de mordant ou de complexité.

L’Embrouille

L’Embrouille
Clotilde Perrin
Seuil Jeunesse 2025

Comme chien et chat

Par Michel Driol

C’est une maison mitoyenne, habitée d’un côté par Minou, de l’autre par Toutou, en parfaite intelligence. Mais un jour, sans raison, les voilà qui se détestent, et qui construisent un mur entre leurs deux jardins. Le mur grandit de plus en plus lorsqu’arrive un lapin. Les deux voisins souhaitent l’avoir comme ami, de leur côté. Mais devant la recrudescence des disputes, le lapin s’enfuit. Jusqu’à ce que Minou ait un plan, et demande l’aide à Toutou pour le réaliser. Utiliser les moellons du mur pour rehausser leur maison et y faire place pour le lapin ! Mais un dernier flap révèle une prochaine embrouille… avec qui ? Je vous le laisse découvrir !

Sur un scénario bien classique, brouille et réconciliation, Clotilde Perrin propose un album drôle et plein d’imagination. D’abord parce que le mur est bien réel, c’est un flap qui vient se glisser entre les pages de gauche et de droite, entre la maison de Minou et celle de Toutou, matérialisant ainsi ce séparateur et rendant la lecture bien dynamique ! Ensuite parce que les illustrations sont pleines de détails croustillants, et développent ainsi des récits parallèles. Celui des oiseaux sur le toit. Celui des deux souris, dont l’une est enfermée… Celui de l’escargot, qui descend lentement du toit… Cette maison est pleine de vie, de choses qui se passent sans que ses habitants en soient conscients. Au-delà de ces micro histoires, il faut se perdre dans les détails, toujours pertinents : l’herbe à chat devant Matou, les os qui poussent dans le jardin de Toutou. Beaucoup de choses à voir donc qui, pour autant, ne détournent pas l’attention de l’histoire principale. Le livre devient un terrain d’observation, prompt à éveiller la curiosité du jeune lecteur.

Le texte se fait discret et vivant, dans une police manuscrite, en bas de page, faisant la part belle aux propos des deux protagonistes, auxquels s’ajoutent quelques notations temporelles. Bien sûr, l’Embrouille aborde avec humour et légèreté des thèmes importants : la mauvaise communication, le repli sur soi, et leurs conséquences, mais aussi  la réconciliation et le dialogue comme solution toujours possible. Qu’est-ce que vivre ensemble en bonne intelligence, quand on est aussi différent – et antagoniste – que chien et chat ?

Un album inventif et drôle, qui met en scène dans un décor unique deux personnages bien vivants et qui prône, bien sûr, l’acceptation de l’autre sans, pour autant, être donneur de leçons.

Petit Chaperon

Petit Chaperon
Beatriz Martín Vidal
Grasset Jeunesse, 2025

Bien des nuances de gris, et encore un Chaperon

Par Anne-Marie Mercier

Beatriz Martín Vidal propose en trois tableaux un parcours de l’histoire du Chaperon rouge.
Tout est à faire pour le lecteur, ou presque, car l’album ne comporte pas de texte, en dehors des trois titres des trois séquences. L’ensemble reste à décrypter même si l’on retrouve des éléments très reconnaissables de l’histoire.
Dans une première partie, intitulée « Rougir », une fillette est recouverte peu à peu de feuilles rouges qui lui font à la fin une capuche.
Dans la deuxième, « Le jeu des questions », elle fait face à un masque blanc et lui touche successivement les yeux, les oreilles, le nez avant de toucher sa propre bouche, ce qui fait « tomber le masque » et dévoile le loup. Il la dévore.
Dans le troisième, « L’échappée », elle émerge d’une masse sombre et velue avant de danser triomphalement sur son corps en faisant surgir des fleurs, rouges.
Le texte a été écrit en 2016, donc avant la vague me-to, mais le sens du Petit Chaperon rouge n’a pas attendu ce moment pour être évident (voir le bel et glaçant album La Petite Fille en rouge de Frisch et Innocenti, Gallimard jeunesse, Prix Sorcières 2014) . Aussi, la question « Et si la peur du loup changeait de camp ? », figurant dans un autocollant apposé sur la couverture semble parfaitement déplacée et purement publicitaire. Elle est surtout peu subtile, contrairement à l’album lui-même.

Cet album sombre, très sombre, tout en tons de gris et de rouges séduit par son mystère : l’enveloppement des feuilles rouges appelle à l’interprétation (puberté, force de la nature, magie ou métamorphose ?…) ; le face à face avec le loup, avec toute la lenteur et la force d’interrogation voulue est superbe et son explosion finale est dramatique. La fin est jouissive, dynamique : vaincre le loup semble être la métaphore d’un gain, d’un triomphe essentiel. A chacun (ou chacune) de s’y projeter.
Quant au conseil éditorial, proposant cet album « dès six ans », il me semble peu pertinent.

 

Je suis le roi

Je suis le roi
Heyna Bé – Gaya Yoyotte
La Martinière jeunesse 2025

L’imaginaire comme royaume

Par Michel Driol

Sous les yeux de son papa, au parc, un petit garçon s’invente des histoires dans lesquelles il est le roi. Roi des mers.  Roi des inventeurs. Roi de l’espace infini. Roi de la scène. Roi de la jungle…  Mais, pour finir, roi du ciel, quand son papa le fait tournoyer au-dessus de lui.

Chaque double page présente une nouvelle situation, une nouvelle mise en scène de ce roi protéiforme plein de ressources. Seule compte l’imagination : pas besoin de tablette, de téléphone, ou de jouets. L’album explore la richesse et la puissance de l’imaginaire enfantin dans des univers variés. Cet imaginaire est évoqué avec une grande sobriété du texte. 3 phrases par situation, qui posent le décor, inventent une histoire, disent le plaisir de la découverte, de l’invention, de la reconnaissance… En creux, se dessine le portrait d’un enfant courageux, intrépide, repoussant toutes les limites terrestres, spatiales et maritimes. Mais, qu’on ne s’y trompe pas, cet explorateur audacieux  est aussi roi de la cuisine… comme pour contrebalancer l’effet stéréotypes de genre que les premières pages auraient pu suggérer. Tous ces rêves sont pleins de fraicheur et de légèreté, qualités que l’on retrouve dans les illustrations, à l’aquarelle, dans des couleurs très tendres. Si le parc est présent dans la première illustration, il disparait ensuite au profit d’une nature féérique. Ainsi on y voit le héros caché dans une feuille d’arbre, épiant des papillons sublimes – clin d’œil à Peter Pan ? Quand il est roi de la scène, pas de théâtre, mais des fleurs comme spectatrices au milieu d’un jardin enchanté.  Nature fabuleuse dans laquelle on peut dormir lové contre un fauve, marcher sur un fil tendu entre deux montagnes, avec des champignons géants comme balanciers. Ne se dégage de ces illustrations rien d’inquiétant, mais au contraire un sentiment d’apaisement et de calme, comme si tout devenait possible et facile !

On serait… voilà un jeu de rôle familier des enfants. Ici, le conditionnel est remplacé par un présent, l’enfant vit pleinement ces différents rôles qu’il endosse avant un retour au réel  dans la relation parent-enfant, une relation ludique et pleine d’amour… Si le texte se clôt sur le réel de cette relation, l’illustration la montre dans un univers métamorphosé, aérien, fantasmé…  L’imaginaire a toujours le dessus !

Interdit de me faire mal

Interdit de me faire mal
Mai Lan Chapiron
La Martinière Jeunesse 2025

Non à la violence

Par Michel Driol

Le titre de cet album tout carton, donc destiné aux plus jeunes, est explicite. Il s’agit bien de dénoncer les violences faites aux enfants, et de leur apprendre qu’il est interdit de leur faire mal, mais aussi interdit qu’ils fassent mal aussi. Après deux pages de présentations  et d’énoncé de la règle simple, le dispositif se répète sur toutes les pages. Page de droite,  une question « Est-ce qu’on a le droit de te taper – pincer… » ? et une réponse en gros caractères NON, commentée par une petite chouette qui apporte un regard parfois un peu décalé, humoristique sur la situation. Page de gauche, un ou une enfant, ou une famille, illustrant, avec humour aussi, ce dont il est question. Tout se termine par un câlin tout doux, tout mou, tout chou, mais, annonce la dernière page, à condition que tu en aies envie.

Il s’agit bien ici d’un véritable travail de prévention contre toutes les formes de violence à l’égard des plus jeunes, qu’elles émanent d’adultes, de la famille, ou d’autres enfants Violences physiques, bien sûr, mais aussi violences verbales, débouchant sur une approche de la notion de consentement.

Les armes de l’autrice pour parvenir à faire passer ce message ? Le vocabulaire et la syntaxe choisis sont d’une grande simplicité pour être accessibles à tous. Le NON, avec ses variations graphiques, orthographiques se répète à chaque page, à la façon d’un refrain de comptine, comme pour mieux l’asséner et le faire intégrer, lui donner de plus en plus de poids. L’humour, on l’a déjà dit, en particulier en lien avec le petit personnage de la chouette et ses commentaires. L’expressivité des illustrations, qui montrent des enfants avec différentes couleurs de peau, qui tantôt mettent à distance la violence suggérée par la caricature (un enfant déguisé en crocodile pour illustrer la morsure), ou par des visages souriants qui démentent les mains prêts à griffer. Mais aussi des illustrations qui, vers la fin de l’ouvrage, deviennent plus inquiétantes, plus menaçantes. La maman poursuivant son fils pour lui donner une fessée, la famille  prête à se moquer, ou le groupe qui semble ligué contre le lecteur-enfant… Malgré le sujet traité, il émane de ce livre, de ses illustrations, de son atmosphère, un sentiment de sécurité. Rien, dans les textes, dans les illustrations, n’est là pour choquer, traumatiser le jeune enfant en le confrontant, dans les illustrations, à de vraies scènes de violence, mais tout est fait pout lui rappeler une règle simple. Il s’agit donc de faire en sorte que la violence, l’agression, soient vues comme anormales, et que l’enfant puisse se construire sereinement dans un univers  de respect réciproque. L’entreprise est louable, à tous les points de vue, sachant que ce situations de violence à l’école, dans la famille sont malheureusement encore bien installées.

Un album qui prend sa part entière dans la lutte contre les violences de tout type dont les enfants sont victimes, pour leur apprendre non pas à entrer dans une escalade de violence, mais pour, simplement, leur dire qu’on n’a pas le droit de faire cela. Belle entreprise que de construire la notion de droit en réponse  à la violence !

La Cata

La Cata
Sylvie Misslin et Aurélie Guillerey

Amaterra, 2025

Catastrophe et résilience

Par Lidia Filippini

La narratrice, une petite fille, vit tranquillement avec sa mère dans leur petite maison au bord de la mer. Le papa est loin, peut-être en mer justement. La petite fille pense à lui, elle lui écrit des lettres.
Mais un jour, « une créature noiraude et costaude » sonne à la porte. C’est la Cata ! Au début, la mère tente de lui résister, mais c’est peine perdue. Peu à peu, la Cata prend ses aises. Dans son grand sac, elle fait disparaître tout ce qui faisait la joie à la maison, à commencer par le pinson perché sur l’épaule de la maman. Finis les coussins multicolores, les gâteaux au chocolat, le parfum des roses et le ronronnement du chat… la vie des personnages devient grise et sans saveur. Heureusement, alors que tout semble perdu, un petit bonhomme maigrichon et affamé sonne à son tour. C’est Espoir. Il va falloir prendre soin de lui pour le sauver.
C’est un album en tout point parfait qui aborde avec une grande délicatesse des thèmes difficiles. On ne sait pas exactement à quelle « cata » sont confrontées la mère et l’enfant. Le père a-t-il disparu en mer ? Est-il mort ? Chacun y mettra ce qu’il a envie d’y mettre – en fonction de son âge et de son vécu. Mais ce qui compte ici, c’est surtout de la manière de réagir face aux malheurs qu’on rencontre. La mère et l’enfant traversent les quatre étapes du deuil : le déni (« On va faire comme si elle n’existait pas [cette] cata. »), la colère (« Maman Pinson s’est fâchée. Elle a insulté la Cata. »), la dépression (« Nos cœurs étaient glacés, mais nos mains, nos jambes continuaient à bouger. ») et enfin l’acceptation, avec l’arrivée d’Espoir.
La dépression, surtout, est suggérée d’une manière subtile et poétique. Les cinq sens sont comme engourdis quand la Cata enferme dans son grand sac à la fois les couleurs, les goûts, les odeurs et les bruits familiers agréables. La vie continue, parce qu’il faut bien aller travailler, se rendre à l’école, manger… mais c’est une existence dépourvue de joie, comme mécanique. L’histoire s’est arrêtée, comme le laisse entendre le fait que la mère lise sans arrêt la même page de son livre.
Et puis, il y a Espoir. Il est maigre, il a besoin d’amour. Il est comme un petit garçon perdu. La mère ne peut pas résister, elle le prend dans ses bras, le cajole, le protège. Et il grandit, grandit… jusqu’à faire fuir la Cata.
L’histoire pourrait s’arrêter là mais les pages suivantes sont essentielles. La Cata est partie, certes, mais elle a laissé un sacré bazar. Tout est mélangé, plus rien n’est à sa place et il va falloir une bonne de dose de courage aux deux personnages pour reprendre le cours de leur existence. Elles y parviendront grâce à l’amour qu’elles se portent l’une à l’autre. Cependant, même si elles peuvent de nouveau sourire, la mère et l’enfant le savent, elles ne pourront jamais oublier ce qui s’est passé. La Cata, en partant, a emporté une part d’elles-mêmes qu’elles ne retrouveront plus jamais, comme le suggère la disparition du pinson qui nichait sur l’épaule de la mère : il n’en reste plus qu’une plume…
Les illustrations d’Aurélie Guillerey, fidèles à son style, sont pleines de couleurs et foisonnantes de détails. Elles apportent la touche de gaité nécessaire à ce récit somme toute assez sombre. Même quand la Cata règne sur la maison, avec son grand sac rempli, quelques détails amusants permettent de détendre l’atmosphère (comme ce chat dépressif, affalé sur une planche de skate). Les traits des personnages, aux nez pointus, sont simples, mais ils laissent transparaître leurs émotions et permettent aux jeunes lecteurs de suivre, visuellement, le processus de résilience.
En bref, cet album est un petit bijou à lire sans modération, à tout âge.