Le grand Déménagement

Le grand Déménagement
Cécile Elma Roger – Aurélie Castex
Seuil Jeunesse 2024

Sans rien éliminer, jeter ou fourguer

Par Michel Driol

Tout commence par un camion rouge de déménagement, à l’arrière duquel attendent sur le trottoir cartons, chaise et canapé. Mais le narrateur entend bien ne rien oublier, et glisse d’abord ses jouets, ses livres, son doudou et son livre… mais ne s’arrête pas là. Après le chat, c’est le tour du chien du voisin, du cerisier, de la boulangerie, de l’école avec tous les copains, et, de proche en proche, c’est le ciel et la lune qui se retrouvent dans le camion…

Il est toujours traumatisant de déménager, surtout pour un enfant. Quitter des lieux familiers, des voisins, une école, des copains, pour partir vers un endroit inconnu, et y refaire sa vie, ses relations. Dans cette épreuve, que sélectionner, qu’emporter du présent – désormais passé – vers le futur ? Si, dans cet album, tout commence sagement, c’est le désir utopique de tout emporter qui s’empare du narrateur. Le camion est assez gros pour tout emporter, lieux, personnes, dans un joyeux pêle-mêle qui va du plus réaliste au plus fou. Le texte se joue des listes de choses, énumérées, pages après page, tandis que les verbes introducteurs, dans leurs variations, « je ne dois pas oublier », « j’enfourne aussi »… montrent la volonté et la puissance, quasi démiurgique, de l’enfant qui ne se sépare de rien. La récurrence du pronom je, du possessif de la première personne disent aussi à quel point, pour l’enfant, être et avoir sont complémentaires pour définir une identité. Les illustrations, colorées, vivantes, animées, montrent aussi avec fantaisie tout ce qui entre dans le camion, pêlemêle, avant de révéler  l’enfant sagement endormi dans son univers, au cœur du gros camion, au cœur de ses souvenirs et de son univers familier. C’est une façon, par l’humour et l’exagération, de mettre à distance l’émotion et la peine, le regret et l’angoisse.

Avec légèreté, l’album évoque ce – et de ceux –  qu’on ne veut pas oublier, entrainés dans un mouvement d’aspiration fantastique vers le ventre de ce camion gigantesque, pour reconstruire un univers réconfortant, et la promesse d’un futur où on sera bien, où on les emporte dans son cœur…

Ma Cape

Ma Cape
Julia Thévenot, Anne-Hélène Dubray
Sarbacane, 2024

Adieu mes parents, je vole…

Par Anne-Marie Mercier

C’est une surprise de retrouver Julia Thévenot dans un album pour jeunes enfants. Elle est surtiut connue comme l’auteure de Bordeterre, beau roman de fantasy pour adolescents, paru chez le même éditeur en 2020. Mais ici comme là, l’imaginaire est à la fête : dans cet album, tout est dans la tête de la narratrice, celle qui dit « ma cape » ; avec une cape elle est super héros, Père Noël, homme invisible, elle vole…
Son entourage a beau lui dire que ce qu’elle a sur ses épeules ou sous ses pieds n’est qu’un manteau, une serviette de toilette, un drap… elle n’en démord pas. Seule (enfant unique ?), elle s’invente des mondes où tout lui est possible. Mais quand ses parents lui offrent une « vraie » cape, celle-ci devient tablier, nappe, tente… et parfois cape.
C’est un beau portrait de la capacité des enfants imaginatifs à jouer tous les rôles, détourner les objets, s’inventer des histoires.
Les illustrations, en grands à plats cernés de noir, accompagnent bien ce texte simple.  On suit, de double page en double page, l’alternance entre rêve et réalité, point de vue adulte sérieux et plat et point de vue enfantin drôle et aérien.

 

Hanabishi

Hanabishi
Didier Lévy – Clémence Monnet
Sarbacane 2024

Créer des étoiles

Par Michel Driol

Hanabishi : créatrice de feux d’artifices, tel est le métier original de la grand-mère de la narratrice, un métier, au Japon, traditionnellement réservé aux hommes. La narratrice aimerait bien que sa grand-mère, qui a perdu un doigt dans l’explosion d’une fusée, lui révèle ses secrets, comme l’avait fait son arrière-grand père avant elle. Mais sa mère refuse. A la place, la grand-mère lui montre la magie du cosmos…  Bien des années après, la narratrice est devenue professeur de physique.

C’est à une belle relation familiale intergénérationnelle que convie cet album, entre une petite fille curieuse et sa fascinante grand-mère, qui fut tout aussi curieuse qu’elle, dit-elle. Les chiens ne font pas des chats… L’album baigne dans une atmosphère d’une grande douceur et d’un grand calme, à l’opposé des bruits et des éclats des feux d’artifice. Sa force est de nous montrer les coulisses, les préparatifs, à faire deviner plus qu’à montrer les dessins à la gouache des fusées et des artifices, ainsi que les calculs liés à leur trajectoire. Les feux d’artifice, eux, ils éclatent partout dans l’illustration, étoiles, fusées, constellations… dans le ciel, mais aussi dans les éléments de décor, les fleurs ou les crayons dressés dans les pots. Les tenues traditionnelles, les lanternes, les origamis nous transportent dans un Japon aussi traditionnel qu’idéalisé.

C’est un album sans figure masculine autre que celle de l’arrière-grand-père, passeur de la tradition familiale qui se rompt avec la génération suivante. Qui se rompt ? pas tout à fait, car, subtilement, les dernières pages montrent cette présence de la grand-mère, dans ses dessins aux murs de la salle de classe, dans les étoiles dans le ciel, dans cette passion liée à la physique, au cosmos, que la grand-mère a su transmettre. Cette complicité entre la petite fille et sa grand-mère9 est portée par le texte qui les montre souvent en train de discuter, de se comprendre à demi-mot, est portée aussi par les illustrations qui les représentent souvent ensemble, proches l’une de l’autre.

Un album délicat et poétique, qui évoque l’attachement d’une petite fille à sa grand-mère, mais qui parle surtout de soif d’apprendre, de transmission tout en montrant  les coulisses de la création et ses dangers aussi.

En route, Marin !

En route, Marin !
Marine Schneider
L’école des loisirs (Pastel), 2024

En voiture !

Par Anne-marie Mercier

En ces temps d’été, l’album de Marine Schneider tombe bien : il explore l’ennui des enfants lors des (trop) longs trajets en voiture. Face à la mauvaise humeur et même à l’exaspération de l’enfant les adultes (maman et Côme) restent calmes et compréhensifs. Ils indiquent à Marin les étapes qui montreront que le voyage progresse et le font de manière imagée, à sa portée : ce sera quand les immeubles deviendront petits comme des fourmis, quand la route va se mettre à serpenter… Ils lui proposent des jeux : compter les marmottes, les ours… Sur ce plan, ils trichent un peu car le pauvre Marin a beau chercher en regardant attentivement le long de la route, il ne peut évidemment rien trouver. Sur ce point on aurait pu faire mieux.
A la fin, Marin s’endort. Les images, déjà très belles, deviennent superbes, emportant la voiture et ses occupants dans un monde de nuages sur fond de ciel rose. L’atterrissage se fait dans un paysage tout aussi beau mais bien réel, en continuité avec le rêve.
C’était un beau défi que d’explorer l’ennui. Dans cet album où il ne se passe presque rien, l’horizon du réel plat et morne alterne avec les propositions des adultes, les jolis paysages à venir, les idées de Marin, une brève rencontre… c’est une exploration de la poésie des moments de vide, bien pleins pourtant de promesses et de relations.

C’est super d’être petit !

C’est super d’être petit !
Soledad Bravi, Hervé Eparvier
L’école des loisirs (« loulou & Cie »), 2024

Petits bonheurs de la vie enfnatine

Par Anne-Marie Mercier

Voilà une belle réponse aux enfants qui souhaitent devenir grands plus vite. S’adressant à des enfants plus jeunes que l’album de Christine Naumann-Villemin et Marianne Barcilon, Mademoiselle Princesse veut être grande, cet album cartonné au format adapté à des petites mains, carré aux coins arrondis, met en scène le dialogue d’une mère avec sa fille. Il commence ainsi :
« Je veux être grande. Quand on est grande on peut faire ce qu’on veut ».
Sa mère, au lieu de la contredire et de lui indiquer des choses désagréables liées à l’âge adulte, lui demande de penser à ce que elle peut faire et que ses parents ne peuvent pas faire.
La liste est belle : un enfant peut faire des cabanes, des grimaces, se mettre dans le caddie ou dans une poussette, se faire porter sur les épaules de ses parents, grimper aux arbres, faire du tricycle dans le couloir, jouer, parler aux fourmis…
Cette énumération célèbre la liberté et l’inventivité de l’enfance, le confort apporté par des parents aimants et patients, tous avec le sourire. Dessins expressifs et drôles, grands aplats de couleurs vives, tout cela est très joli et célèbre comme il se doit l’enfance et ses plaisirs, sans mièvrerie.

 

 

 

Une histoire sans caca…

Une histoire sans caca…
Philippe Jalbert
Seuil jeunesse 2024

Dira ? dira pas ?

Par Michel Driol

Deux personnages dans cette histoire. D’une part un enfant qui raconte une histoire, dont le dernier mot, à la tourne de page, commence par ca…  et dont on n’a que la première syllabe. D’autre part, celui qui est sans doute le papa, dont les propos sont imprimés en cursive sur fond bleu, qui tente de réorienter l’histoire. Le plaisir est de faire attendre le mot interdit commençant par ca…

Voilà un album bien drôle.  D’abord à cause de la surprise du mot commençant par ca… à chaque tourne de page. On fait l’hypothèse d’un nom, et on en a un autre, étonnant. A chaque fois le papa veille, figure de la bienséance et incarnant les interdits langagiers.  Drôle aussi à cause du comique de répétition, l’enfant se voyant contraint de recommencer souvent son histoire, avec toujours le même incipit : « Il était une fois un enfant… ». Drôle également à cause des illustrations, très enfantines, très joyeuses, et représentant à chaque fois le mot commençant par ca… Drôle enfin en raison du rapport qu’on imagine entre l’enfant, prêt à transgresser les règles langagières, à employer un gros mot qu’il  adore, se lançant dans des histoires sans queue ni tête, et le papa, dont les propos ne sont jamais illustrés, un papa qui censure, qui interdit. Quant au mot que chacun attend, disons seulement qu’il est prononcé deux fois, dans des contextes bien loufoques.

Un album qui joue avec les mots, avec le plaisir de la transgression, s’en approche, la côtoie… pour le plus grand plaisir du lecteur dans une scène entre un enfant faisant ses premières gammes avec le langage et un parent jouant lui aussi son rôle.

Tomber 8 fois, se relever 9

Tomber 8 fois, se relever 9
Frédéric Marais
HongFei, 2024

Rescapé de la guerre, héros de la boxe

Par Anne-Marie Mercier

Cet album vient, après les nombreuses commémorations de la première guerre mondiale, célébrer la figure oubliée d’une gueule cassée qui a, comme le titre l’indique, su se relever. La phrase de Jigoro Kano, placée sur la dernière page donne le sens de ce titre : «on ne juge pas un homme sur le nombre de fois qu’il tombe mais sur le nombre de fois qu’il se relève».
Eugène Criqui a été grièvement blessé en 1915. Evacué, soigné, opéré, il a parcouru toutes les étapes de souffrances jusqu’à pouvoir revenir dans sa vie d’avant, celle d’un boxeur. Dans cette vie aussi il tombe et se relève bien souvent, jusqu’à sa victoire , à New York en 1923, où il devient champion du monde.
L’histoire est racontée en peu de mots. Et par contagion on imagine cet Eugène en homme taiseux. Les images elles aussi ne donnent pas dans le pathos mais nous font vivre les événement au plus près : explosion éblouissante lors de la blessure, écarquillement des yeux au réveil, cadrages étonnants, toutes magnifient cet homme, sa solitude, son courage.
Le choix des couleurs allant du noir profond (superbe) à l’orangé en passant par un bleu intense ajoutent à la sobriété de l’ensemble, une sobriété pleine d’effet. Le regard de Criqui, ou sa silhouette solitaire sur le pont de Brooklyn sont de ceux qu’on n’oublie pas.
On retrouve ici le beau style graphique de Frédéric Marais que l’on avait vu à l’œuvre dans Le Pousseur de bois, chez le même éditeur, et le même désir de montrer des êtres démunis réussir par la force de leur volonté.

Pour toi

Pour toi
Les Sœurs Ravilly
Hélium 2024

Carnet de liaison

Par Michel Driol

Anouck a dix ans. Il y a dix ans que son grand père est en EHPAD. Elle lui écrit ce carnet, où elle se raconte, évoque ses collections, sa vie, ces petits et grands riens qui font le quotidien d’une fillette de 10 ans, ses secrets, tout en étant attentive à son moral.

Avec ses coins carrés, cet album prend la forme du carnet d’Anouck. Le sujet, les relations entre une petite fille et son grand-père, n’a rien d’original, mais le traitement artistique et poétique, lui, est remarquable. Est-on dans un album ? Est-on dans un livre d’artiste ? Les Sœurs Ravilly – Isabelle Vaillant et Elisa Le Merrer – multiplient les supports, les formes, pour donner à voir l’intime de cette relation, avec une infinie délicatesse. C’est d’abord la photographie de la lettre manuscrite du grand père, le jour de la naissance de sa petite fille, lettre qu’il faut prendre le temps de déchiffrer pour en saisir l’essentiel, l’amour envers celle qu’il n’a pas encore vue, et un cadeau aussi futile qu’important, un fil bleu, dont on ne sait pourquoi il a de l’importance, mais qui indique déjà avec subtilité la dimension du lien, du tissage intergénérationnel, avec l’adresse à la fillette, tu en feras ce que tu voudras… façon de lui reconnaitre la liberté d’exister à sa guise. Tout commence donc par cette belle lettre et ce beau symbole.

Comme un leitmotiv reviennent les points, un point rouge et un point bleu, représentant les deux personnages principaux, au milieu d’autres, tantôt séparés, tantôt conjoints. Semblables et différents… La fillette collectionne, et construit des tableaux avec les objets qu’elle a rassemblés dans son cabinet de curiosité, tous les objets étant numérotés, identifiés, légendés.  La première collection mêle des objets d’origines variées, les dents de la famille, la mèche de cheveux du grand-père, une vielle bougie d’anniversaire, une clef… Autant de trésors qui constituent comme un imagier poétique à la Lautréamont, rencontres fortuites, instants sauvegardés pour plus tard. La deuxième collection est celle de pieds, photographies tronquées, pieds humains, pattes animales, radiographies, autant de photographies humbles, l’humilité étant, étymologiquement, ce qui est au plus près du sol, les pieds et les pattes étant ce qui laisse une trace dans le sol.

Parmi les illustrations se trouvent aussi le plan de la chambre du grand-père et des photos évoquant Anita Conti, une aventurière à laquelle Anouck voudrait ressembler, loin de son enfance, à l’image peut-être de ces hirondelles qu’elle convoque pour que son grand père ferme les yeux et s’envole aussi vers le sud, dans des pages où les couleurs, les graphismes et les textes s’allient à merveille pour un long voyage immobile, zen, rythmé par la seule voix de la fillette…

Les textes sont d’une écriture plein de grâce, de légèreté, mais empreints aussi de gravité. Deux textes qui comparent les mains du vieillard et ceux de la fillette. Deux textes qui opposent « j’aime quand tu… » et  « j’aime pas quand tu », deux séries où tout est dit de l’âge qui est là, et de l’amour entre les deux personnages, à travers des petits riens tellement significatifs.  On retrouvera plus loin d’autres anaphores initiées par un « je pense à », portrait de la fillette malade, série de choses qui lui traversent l’esprit, fugaces instants…

Car c’est bien du temps qui passe, du temps qui reste à vivre, du temps vécu que parle cet album dont on devine, inexorablement, l’issue, traitée avec une grande sobriété, texte concis, sur des pages bleu clair, avec un clin d’œil final, comme pour dire que rien n’a changé, et que le grand-père peut rester le confident. Ce qui se joue sur les quelques mois relatés par ce carnet, c’est une façon pour la fillette de murir, de surmonter sa peur de passer au collège, mais aussi d’apprendre ce que veut l’euphémisme « partir » que la mère emploie, triste et gênée, à propos d’une grande tante, euphémisme qu’elle emploiera à propos de son grand-père. Partir en voyage comme les exploratrices, comme les hirondelles, comme les personnes âgées… l’album tourne aussi autour de ce thème, autour de ce grand père confiné dans sa chambre d’Ehpad et de ses idées qui, parfois, sont bien sombres.

Dans cet album qui parle de transmission, la relation est volontairement déséquilibrée. On ne sait pas grand chose de ce que le grand-père transmet : un amour des livres, sans doute, de l’écoute et de la bienveillance certainement. Mais qui est ce grand-père ? Est-il veuf ? divorcé ? Il n’est jamais question de la grand-mère… En revanche, la fillette transmet son énergie, sa vie, ses rêves, ses grands et menus secrets à son grand-père. Notons que, par ailleurs, de façon subtile, l’album place le lecteur dans la position du grand-père, destinataire des confidences d’Anouck, tout en le maintenant dans la position du lecteur « ordinaire » qui embrasse les deux personnages à la fois.

Un album dont l’univers est très proche de ceux de Sophie Calle ou de Christian Boltanski dans la façon de parler de l’intime, de chercher à tisser des liens, de laisser des traces, de laisser aussi le spectateur – lecteur se raconter l’histoire, chercher à en remplir les vides, les blancs, dans l’évocation d’une relation à la fois unique et universelle traitée avec une grande qualité artistique.

L’Enfant chat

L’Enfant chat
Anne Cortey, Charlotte Lemaire
Sarbacane, 2024

Rêverie d’été, à l’infini

Par Anne-Marie Mercier

Un enfant, un chat, peut-être un enfant-chat, qui sait ?
Un enfant, nommé Neko (ce nom signifie « chat » en japonais), creuse un tunnel dans le jardin pendant qu’un bébé dort dans son couffin et que les parents des deux enfants rêvassent dans le hamac. Son tunnel, c’est sûr, ira jusqu’à la mer. On le voit déjà, en coupe, passer sous la pelouse où dort le bébé et sous les pieds des parents, qui ne le voient pas, bien sûr.
Arrive un chat, Neko l’adopte pour son ami et le chat se laisse faire, dort près de lui, joue, ronronne à côté du bébé. C’est sûr, c’est le bonheur qui s’installe. Les parents semblent ne pas le voir…
Le jeu se généralise : des mouettes, un escargot, un mulot, se mettent de la partie. Le chat devient gigantesque. Ça tombe bien, il va aider pour le tunnel ; les dernières images montrent l’enfant et toute sa famille parcourir ce tunnel jusqu’à la mer où les attendent le chat, une mouette, le mulot, un cachalot, la pieuvre jouet du bébé devenue gigantesque, et son bateau aussi, bien installés dans la mer.
Ainsi, tout s’anime, tout est vivant dans cet album. Les belles images de Charlotte Lemaire, saturées de couleurs, jouent sur les échelles de plans et donnent à cette rêverie une présence étonnante de densité.

 

Mori

Mori
Marie Colot, Noémie Marsily

Cotcotcot éditions, (« Les Randonnées Graphiques »), 2024

Mori : une forêt en plein Tokyo

Par Lidia Filippini

Au cœur de Tokyo, Mikiko vit seule avec sa mère. Son père a disparu un jour de séisme, « à cause de la fissure ». Depuis, Mikiko a peur du noir. Elle tousse et se sent triste. La nuit, quand sa mère travaille, elle se blottit contre Ma-san, la vieille voisine qui la garde. Puis, Ma-san disparaît à son tour. Mikiko a huit ans. Curieuse, elle pénètre dans l’appartement désormais vide de sa voisine et ce qu’elle y découvre va changer sa vie. Par la fenêtre d’une pièce qu’elle ne connaissait pas, elle aperçoit une forêt. « Yappari… ça a l’air d’un endroit fabuleux pour jouer », lance-t-elle.
Cette forêt urbaine sera le lieu de nombreuses rencontres. Celle, surtout, avec le botaniste Akira Miyawaki, son voisin dans le roman, créateur de ce miracle végétal. Dans le monde réel, ce scientifique japonais est connu pour avoir développé des forêts sur des parcelles dénuées d’arbres. Sa « méthode » consiste à planter uniquement des essences autochtones et à les laisser proliférer à leur guise créant ainsi une forêt « quasi naturelle » en quelques années seulement. Il a reçu le Blue Planet Prize, équivalent du Prix Nobel dans son domaine, en 2006 pour ses travaux et leur mise en pratique.  Dans le roman, Miyawaki est un vieil homme joyeux qui prend la jeune Mikiko sous son aile, en fait son assistante et l’encourage à développer son talent pour le dessin en s’inspirant des végétaux alentour. Grâce à lui, et à son chat, la petite fille se sent moins seule et reprend goût à la vie.
Les arbres grandissent et Mikiko avec eux. Elle a dix ans quand Kakuzo, le neveu de Miyawaki, vient vivre avec son oncle à Tokyo. Le jeune homme, qu’elle n’apprécie guère au début, devient vite son ami. À quinze ans, Mikiko comprend qu’elle l’aime et qu’elle partagera sa vie avec lui. Miyawaki n’est presque plus jamais à Tokyo. Il passe son temps à l’étranger où son savoir est précieux pour faire naître de nouvelles forêts urbaines. Les jeunes gens font prospérer la leur et entrent peu à peu dans l’âge adulte. Avec la mort de Miyawaki, ils deviennent les gardiens de ce lieu plein de promesses. L’image de la jeune femme enceinte, à la fin du roman, dans une tenue similaire à celle que portait sa propre mère, enceinte elle aussi, lors de son emménagement dans leur appartement tokyoïte, vient boucler un cycle et préfigure une nouvelle ère.
Mori (« forêt » en japonais) est un excellent docu-fiction graphique.
Des aquarelles colorées et enfantines de Noémie Marsily se dégage une certaine douceur, une légèreté qui fait du bien. L’illustratrice avoue n’être jamais allée à Tokyo, pourtant, on s’y croirait. Au fil des pages, les personnages, tracés à l’encre, grandissent en même temps que la forêt s’épanouit. Peu à peu, la ville semble s’effacer, cédant la place à la végétation foisonnante et lumineuse, pour le plus grand bonheur du lecteur.
Marie Colot, quant à elle, offre un récit poétique à l’écriture limpide dans lequel on prend plaisir à se glisser. Son texte, très documenté, est l’occasion de découvrir les forêts urbaines. Micro-poumons dans la ville, ces îlots de fraîcheur, souvent gérés sur un mode participatif, offrent de nombreux avantages. Ils améliorent la qualité de l’air mais aussi celle des sols. Ils contribuent également à lutter contre le réchauffement climatique et constituent ainsi un espoir de vie meilleure pour tous les citadins. En grande connaisseuse du Pays du soleil levant, l’autrice parsème son récit de mots et expressions japonais qui sont recensés, ainsi que de nombreuses informations relatives à la culture nippone, à la fin de l’ouvrage. De quoi plaire aux passionnés du Japon.