Les p’tits détours

Les p’tits détours
Michela Nodari – Matilde Tacchini
Passepartout 2025

Caminante, no hay camino

Par Michel Driol

On le sait, les cigognes sont des oiseaux migrateurs qui, à l’arrivée du froid, partent en Afrique. Mais voilà que l’une d’entre elles, au lieu de filer droit vers la destination, se laisse distraire, discute avec les hirondelles, contemple un chameau pour se retrouver en Ecosse, puis en Arctique, à New York, avant de rejoindre enfin ses congénères.

Voilà un album qui est une belle ode à la singularité, à la diversité, au non conformisme. Un album qui associe un texte d’une grande sobriété à des illustrations pleines de fantaisie, faisant de l’héroïne de l’histoire un vrai personnage de cartoon. Il faut d’abord la voir, en couverture, coiffée de ce curieux bonnet rouge qui ne la quittera pas. Voir aussi comment les pages de garde la présentent, en trois images, observant, méfiante, se redressant. Une cigogne ? Il faudra le texte pour s’en convaincre, car pour l’instant on n’a affaire qu’à un oiseau, au long bec jaune, et au bout des ailes noires, comme des gants. On la verra ensuite se détacher du groupe qui vole en escadrille, arborant des tenues appropriées au lieu où elle se trouve : grosse parka et moon boots au Pôle Nord,  tee shirt NYC à New York. Cette cigogne, de ce fait, a une vraie présence dans l’album.

Le texte est conduit avec un humour pince sans rire, tant dans le récit que dans le rapport que ce dernier entretient avec son personnage principal. En effet, le récit n’hésite pas à affirmer le contraire de ce qui est montré par l’illustration, pour le plus grand plaisir du lecteur qui se sent ainsi à la fois supérieur à ce personnage, et en empathie avec elle, dans ses multiples tentatives de retrouver l’Afrique promise. Sans didactisme, tout ce dispositif est au service d’un message clair et implicite. Si certains se coulent dans le moule et suivent la voie directe, conformiste, avec son côté un peu militaire, d’autres vagabondent, se perdent, prennent le temps, font des p’tits détours qui les enrichissent, car, au final, ce sont eux qui peuvent parler de leurs expériences singulières. Ode au rêveur, à celui qui ne fait pas comme les autres, qui prend son temps. Ode aux chemins de traverse, aux solutions alternatives dont notre monde aurait grand besoin, loin de la pensée unique et dominante.

Caminante, no hay camino, (Toi qui chemines, il n’y a pas de chemin), écrivait Machado. Voilà un album qui invite chacun à tracer son propre chemin, à trouver sa propre voie, à être lui-même. Voilà un album qui dit aussi qu’on peut se tromper, s’engager sur de mauvaises voies, mais, qu’au final, avec un peu de persévérance, on arrivera au même but que les autres. Un album bien salutaire en ces temps de rentrée des classes pour dire qu’il ne faut jamais se décourager !

Coup de foudre

Coup de foudre
Jean Baptiste Drouot
Les Fourmis rouges 2025

Faites l’amour, pas la guerre…

Par Michel Driol

Ce sont deux royaumes, celui de l’ouest, celui de l’est, séparés par un fleuve infranchissable. Lorsque leurs souverains respectifs meurent, les deux royaumes échouent à un roi et à une reine qui veulent faire la guerre au royaume d’en face. Mais comment franchir le fleuve ?  Après avoir envisagé quelques solutions improbables, on décide de construire un pont, pour lequel il faut que les ingénieur et conseiller des deux royaumes collaborent. Lorsque le pont est construit, les deux armées s’y retrouvent, face à face… Mais c’est sans compter sur un coup de foudre bien inattendu, qui mettra à bas les deux monarques, et permettra d’instaurer un royaume unifié autogéré !

Voilà un album qui fait rimer comique et politique, pour le plus grand plaisir des lecteurs. Comique du texte d’abord,  d’un comique pince sans rire, qui associe les évidences et le bon sens en les opposant à la folie des deux souverains, associe un vocabulaire bien technique et relevé (destriers, griffons, vociférer…) à la trivialité des ordres et injures des monarques. Comique des illustrations, qui nous emmènent dans un non temps et un non lieu. Des villages peuplés d’animaux très anthropomorphisés, à tête de cochons, pour ceux de l’ouest, têtes de chiens pour ceux de l’ouest. On se croit au moyen âge, châteaux forts et techniques de construction du pont à l’appui, mais on y mange des hamburgers, des sandwichs, on y promène les bébés en poussettes très contemporaines et l’on y porte de bien belles lunettes ! Comique des situations, qui se répètent, et jouent sur l’exagération (des bons souverains on passe aux pires possibles…). Comique des propos tenus dans les bulles…  Cet album prend l’allure d’un conte pour aborder des questions éminemment politiques. Qui décide de la guerre ? Deux souverains, décrits comme énervés, méchants, qui forcent leur peuple à haïr ceux d’en face, à partir guerroyer alors qu’ils n’en ont aucune envie. Mais les gens du peuple se laissent pourtant entrainer par les propos des monarques. On apprécie le côté anarchiste et libertaire de la fin : une fois les rois disparus, les peuples s’unissent et s’autodéterminent librement pour le bonheur de tous, dans une utopie joyeuse qui fait la part belle au métissage, à la musique, et à la ripaille.

En se situant bien dans la veine d’un Tomi Ungerer, cet album plein de vie et de drôlerie  délivre un message politique dans lequel l’amour triomphe toujours, même là où on ne l’attend pas.

Six petites histoires d’art brut

Six petites histoires d’art brut
Sophie Chabalier – Albertine
Flammarion Jeunesse 2025

Aloïse, Augustin, Emile et les autres

Par Michel Driol

L’art brut… On désigne ainsi les œuvres produites des personnes qui n’ont jamais appris à dessiner, à peindre ou à sculpter. Sophie Chabalier, responsable de la médiation et des publics à la Collection de l’art brut de Lausanne fondée par Jean Dubuffet, propose six biographies  à destination d’un public enfantin, dans une langue accessible à toutes et tous, cherchant à être au plus près des artistes dont elle parle.
Une double page est consacrée d’abord à Jean Dubuffet, pour situer sa découverte de ces formes artistiques lors d’un voyage en Suisse. Il sera fil conducteur dans l’album. Puis c’est Aloïse Corbaz, qui cout des feuilles pour peindre des toiles gigantesques, comme un théâtre imaginaire. On se dirige alors vers  l’hôpital psychiatrique de Saint Alban, où l’on fait la connaissance d’Auguste Forestier, dont les sculptures se composent d’objets récupérés. Puis on y rencontre Margurite Sirvins, qui se coud une robe de mariée. Puis on rencontre Augustin Lesage,  mineur, spirite, peintre. Le voyage continue vers Emile Ratier, cultivateur, sculpteur d’objets animés en bois. Et c’est enfin la rencontre avec Scottie Wilson, poète, vagabond, artiste représentant des animaux. Une conclusion met l’accent sur la créativité et la liberté de ces artistes, avant quelques mots d’une biographie plus classique consacrée à chacun d’eux – « à destination des plus grands », dit le texte.
L’album a le grand mérite de faire connaitre ces histoires personnelles, ces parcours de vie qui conduisent certains à se consacrer à une passion artistique, en suivant au plus près leur cheminement intérieur, leurs espoirs, les éléments déclencheurs, les déceptions, les accidents de vie aussi.  Le texte est écrit au présent, rendant ainsi plus sensible chaque épisode de ces vies, chaque anecdote, dans des courtes phrases qui n’hésitent pas à avoir recours à la forme exclamative, façon de montrer l’urgence de la créativité, l’enthousiasme, mais aussi l’admiration face à ces œuvres totalement hors normes. La langue sait aussi se faire poétique, avec des répétitions, des gradations, un véritable travail stylistique. L’album est enfin l’occasion d’évoquer l’Hôpital psychiatrique de Saint Alban, son rôle éminent dans la façon de prendre en charge les patients par des pratiques artistiques, un journal, des voyages…
Les illustrations sont à la hauteur de l’ambition de cet album. D’abord, pour chaque artiste présenté, on a la photo d’au moins une de ses œuvres. Mais Albertine propose un travail plein de fantaisie et de gaité pour faire écho à ces artistes hors normes. Des illustrations souvent d’une facture naïve, exagérant ou faussant la perspective et les proportions, mais surtout rendant hommage à la simplicité des artistes, hommes et femmes du quotidien, saisis à la mine, ou en train de repasser, mais aussi en train de peindre ou de sculpter.
Un documentaire consacré à une forme d’art peu connue, qui se présente comme un voyage à la fois à travers des lieux bien différents, des univers artistiques bien différents, mais aussi à travers des cerveaux et des imaginaires bien particuliers, en marge, mais avant tout libres !

Déjà dimanche

Déjà dimanche
Romain Bernard
La Partie 2025

O temps suspens ton vol…

Par Michel Driol

On est dans une ville très contemporaine, faite d’immeubles, d’escaliers, de parcs, par un dimanche morose, dernier jour de vacances. Une petite fille promène son chien sans rencontrer quiconque  et pense que certains moments ne durent pas assez, qu’elle aimerait revenir au début des vacances, jouer encore et encore avec ses amis, avant de conclure que certains moments restent gravés pour toujours et qu’elle attend les prochains avec impatience.
Voilà un album qui pose, à hauteur d’enfant, la question du temps qui passe, des souvenirs et du bonheur, des regrets et de la nostalgie, autant par son texte minimaliste que par son dispositif graphique tout à fait ingénieux.  Format à l’italienne s’ouvrant verticalement, de façon à opposer une double page du haut illustrée, et une page blanche en bas sur laquelle est inscrite une seule ligne de texte. Lorsque la pluie arrive, la page du bas se couvre petit à petit de flaques de couleur dans lesquelles se reflètent le décor de la page du haut et se matérialisent les souvenirs de la fillette, de ses jeux du début des vacances avec ses amis. Ainsi, petit à petit disparait le texte qui revient, à la fin, lorsque la pluie cesse. De la sorte le dispositif fait correspondre dans le même lieu deux temporalités différentes, soulignées à la fois par l’opposition entre des couleurs vives pour le présent et des couleurs plus pastel pour le passé, et par l’inversion qui fait de la page du bas – le passé – le symétrique inversé du présent, comme son reflet estompé.  S’opposent aussi la ville du présent, pluvieuse, et la ville du passé, ensoleillée, à l’image des souvenirs illuminés. Ce jeu d’échos est graphiquement très réussi et porteur de sens.
Qu’est-ce que le temps, et comment le percevons-nous ? Au-delà de la frustration du bon temps qui passe trop vite, comment faire ressurgir les souvenirs ? Pas  d’expérience proustienne de la madeleine ici, mais un flot de pensées qui ramènent, sur les lieux du bonheur, la fillette vers son passé. Et, tandis que le texte affirme la permanence des souvenirs gravés pour toujours, l’illustration montre les flaques porteuses des souvenirs qui disparaissent petit à petit, donnant ainsi à percevoir la complexité de la perception du temps. On le voit, avec un texte d’une grande concision, accessible à tous, c’est un album assez philosophique rendant sensible par son graphisme la conscience de la fuite du temps et conduisant à s’interroger sur l’expérience du temps vécue par chacun.

Je ne veux plus être un loup !

Je ne veux plus être un loup !
Alma Brami – Aurélie Grand
Casterman 2025

Jouer son propre rôle

Par Michel Driol

Le loup ne veut plus être un loup, car c’est toujours lui le méchant maltraité à la fin des histoires. Le cochon lui aussi en a assez qu’on le menace de le dévorer… Puis c’est le tour de la chèvre, du renard de se révolter contre le rôle qu’on leur fait jouer dans les contes. Quelle solution ? Inverser les rôles, pour finir dans la peau maltraitée de l’autre ? Non. Faire créer un livre sans animaux, ou avec d’autres ? C’est alors qu’entrent en scène le crapaud, l’éléphant et bien d’autres, jusqu’à la petite souris qui n’échangerait sa place pour rien au monde… Mais,pour être fier d’être soi-même, rien ne vaut une belle fête finale !

Avec humour et espièglerie, cet album met en scène des animaux très anthropomorphisés, debout sur leurs deux pattes, vêtus comme des enfants. De fait l’album propose une lecture à plusieurs niveaux. D’une part, il est bien question de littérature,  des stéréotypes faciles à reconnaitre  et du rapport entre personnages et  auteurs. Cette révolte des personnages contre leurs créateurs fait bien partie des motifs récurrents tant dans les livres que dans certains dessins animés. Mais il est aussi question du rapport entre les animaux et les hommes, de la façon dont ces derniers  les maltraitent, les réduisent à des clichés, les enferment dans des catégories. Enfin, et c’est sans doute là le plus intéressant dans l’album, il est question du regard porté par les autres et de l’identité. Comment sortir de ce regard porté sur soi par les autres, qui enferme dans un rôle bien loin du moi profond ? Comment retrouver et affirmer cette identité, cette personnalité, tout en respectant celle des autres ? Comment sortir du registre négatif de la plainte pour aller vers une attitude positive, qui prend ici la forme d’une fête collective ?

Peu de récit dans cet album qui fait la part belle au dialogue, façon de donner la parole à chacun et de montrer comment, dans la discussion, dans l’échange, dans la polyphonie des points de vue, se construit une solution commune qui comprend et intègre chacun. Les illustrations, à la ligne claire, sont pleines de gaieté. Elles montrent des animaux très expressifs, passant de la perplexité à la joie, révélant une grande entente entre ces personnages si différents. Il faut bien sûr, comme dans tous les bons albums, prendre le temps de regarder les détails, les ombres qui font autre chose que les personnages, ou les animaux microscopiques saisis dans des activités peu animalières…

Un album réussi pour lutter contre les préjugés mettant en scène les animaux bien connus des enfants pour enfin être fier d’être qui on est !

Rien du tout !

Rien du tout !
Marie-Hélène Jarry – Amélie Dubois
Editions de l’Isatis 2025

Eloge de la paresse

Par Michel Driol

Allongée sur l’herbe, Clara, la narratrice, contemple les nuages. Alors que son père s’active, que son frère croule sous les multiples activités, elle aime ne rien faire, prendre le temps de sentir la lavande ou d’observer une fourmi. Elle aime ne penser à rien…
Voilà un album bien reposant et quelque peu atypique venu du Québec. Un éloge de la paresse, de la lenteur, une invitation à prendre le temps de ne rien faire. Un éloge de l’inaction, dans un monde où, dit-on, tout va de plus en plus vite, où il faut être branché, connecté, actif. Contempler la nature, rêver, voir des escargots dans les nuages, est-ce une perte de temps ou une façon d’être, voire de philosopher ? Qu’est-ce que rien, se demande l’héroïne ? Un énorme trou ou un ciel vide ? Pour autant, pas de prise de tête dans cet album qui se veut un éloge du présent, de l’immédiateté de la sensation et du moment qui passe dont il faut profiter sans se projeter. Avec humour, à la fin, Clara n’ira gouter les muffins que son père a préparés que lorsqu’il en aura fini avec toute la vaisselle ! Il faut aussi savoir attendre…
Cette sérénité, ce bien être sont portés autant par le texte que par les illustrations.  Clara se voit comme un lézard paresseux. Elle se livre, laissant ses pensées vagabonder au fil des micro-événements de cette journée. Les bruits du téléphone, les odeurs de la sauce tomate ou des muffins, les injonctions paternelles de faire quelque chose…  Elle se raconte avec franchise, avec simplicité et sincérité, entremêlant  réflexions, dialogues avec son père, et sensations. Ce qui frappe toutefois, c’est la quasi absence de formes négatives : Clara imagine, observe, sent, parle… autant de façons d’être en connexion avec soi-même et avec la nature.  Les illustrations sont aussi pleines de douceur. Elle opposent l’univers de Clara, souvent vue en contre-plongée, comme sur une ile déserte, un monticule herbeux, immobile, rêveuse, yeux grands ouverts, et ce qui se passe autour ou ailleurs, les multiples activités du frère, les personnages qu’elle admire, sur fond blanc ou coloré… Texte et illustrations font entrer de plain-pied dans l’univers de Clara, un univers quasi merveilleux fréquenté par un lapin et un écureuil, un univers qui mêle le rêve et la réalité, comme présentés sur le même plan.
En ces temps de rentrée des classes, d’activité à tout prix, voilà un album qui incite à se ressourcer, et à exercer ce droit à la paresse  et à  la déconnexion à tout âge. En tout cas de reconnaitre aux enfants aussi ce droit-là !

Par la fenêtre

Par la fenêtre
Hope Lin et Qin Leng
Saltimbanque 2025

L’envers du décor

Par Michel Driol

Tous les jours, la narratrice, une petite fille coiffée d’une casquette rouge, promène Ours, son teckel. Elle passe devant une maison dont la fenêtre sans rideaux  est toujours ouverte, et derrière laquelle se tient une femme. Petit à petit, elles échangent quelques mots, et la fillette découvre que la femme écrit. Mais un jour la maison vide est à vendre.  Avec sa mère, la fillette la visite, et prend la place de l’écrivaine, pour découvrir autrement son quartier. Rentrée chez elle, elle ouvre à son tour la fenêtre, s’y installe pour écrire.

L’album propose une histoire un peu mélancolique, racontée avec beaucoup de simplicité avec des mots qui ont un fort pouvoir évocateur. On suit ainsi la fillette dans un  parcours qui va de ses promenades solitaires avec son chien à la rencontre d’une autrice, avec laquelle elle n’échange que des banalités. Qu’écrit-elle ? On ne le saura jamais. L’important ici est dans le cadre et dans le regard. Le cadre, c’est celui de la fenêtre, et l’opposition entre le mouvement de la fillette, qui parcourt son quartier sans le voir, et l’immobilité de la femme, assise, mais qui voit mieux qu’elle le quartier, et même au delà, qui donc révèle le réel à la fillette. C’est ce que fait la fillette à la fin, qui enfin se pose derrière sa fenêtre pour voir autrement ce qu’elle connait bien. Métaphoriquement, le récit parle d’écriture, avec les paramètres du point de vue, du cadre et du regard. Le regard porte sur le monde, et non sur soi, ce que marque bien l’ouverture de la fenêtre, qui fait pénétrer la vie extérieure à l’intérieur de la maison. Le cadre de la fenêtre concentre le regard, élimine de fait un hors champ. Il y a là comme un art poétique, une déclaration d’intention et une théorie de la création, exprimée avec beaucoup de simplicité.

Mais c’est aussi l’histoire d’une rencontre intergénérationnelle, rencontre brève, inachevée, mais qui marque une vie en faisant changer les habitudes, en proposant d’autres perspectives. L’écrivaine garde son mystère, mystère de son identité, mystère de son écriture, mystère de sa disparition, que rien n’annonce. C’est ce qui donne une tonalité mélancolique à l’album.

Il y a ce qu’on voit et ce qu’on ne voit pas. L’album incite à passer de l’autre côté, à voir l’envers du décor, et c’est ce que proposent les illustrations, de douces aquarelles de Qin Leng, qui savent jouer, de façon très cinématographique, sur les contrastes. Contraste entre le panoramique – la fillette parcourant les rues, en 4 vignettes séquentielles, et l’immobilité de la femme, saisie sur 5 vignettes derrière le cadre de sa fenêtre.  Suivent alors 5 autres vignettes montrant la fenêtre de la fillette, masquée par des rideaux, derrière laquelle on ne voit rien. Ouverture chez l’une, fermeture chez l’autre. Graphiquement, tout est dit, montré, avec une grande efficacité graphique.  Les illustrations sont pleines de vie, animées en particulier par le teckel facétieux, l’expressivité du visage de la fillette, reflétant ses multiples émotions, toujours coiffée de sa casquette rouge à l’envers. On est dans ce qu’on imagine être le faubourg pavillonnaire d’une ville canadienne, sans luxe, sans ostentation.

Un album teinté de nostalgie et d’espoir, racontant une tranche de vie, évoquant une rencontre marquante, et surtout invitant à changer de point de vue pour aller vers les autres : c’est que dit la toute dernière image dans laquelle la fillette trouve un compagnon…

Oskar et le comte

Oskar et le comte
Jean-Baptiste Drouot
Les Fourmis rouge, 2025

Par Anne-Marie Mercier

Dracula chez les chats

L’album commence dans une ambiance crépusculaire : le petit village de Klopek est soumis à une malédiction lancée par un mystérieux comte qui vit sur la colline au-dessus du village : il y pleut sans cesse. Le sort sera levé quand un villageois arrivera à le battre. Chaque année ils choisissent un nouveau champion… le plus fort, le plus malin, le plus beau ont été envoyés, en vain…

Par tirage au sort, du moins c’est ce qu’ils prétendent, c’est un nouveau venu, Oskar, marchand de fromage, qui est choisi. Il découvre que le comte est une comtesse, et que c’est une souris, mais une souris puissante, une espèce de Circé : elle pétrifie ceux qui lui résistent. Les souris aiment le fromage, c’est connu, mais les chats aiment les souris… Qui sortira vivant de l’idylle ?

Les illustrations sont à la hauteur de ce beau pastiche, mêlant horreur et grotesque.

 

Le Chant de la baleine

Le Chant de la baleine
Sang-han Kim & Jung-in Choi – traduction Véronique Massenot
L’élan vert 2025

La fillette qui marchait avec des béquilles…

Par Michel Driol

Une fillette aux cheveux roses marche difficilement avec deux cannes orthopédiques, descendant le long escalier qui conduit, à travers les maisons du village, jusqu’à la mer, tout en s’adressant à un tu dont on découvre qu’il s’agit de la baleine peinte sur le mur. Grâce à elle, le chemin semble plus facile. En bas, assise sur un banc, elle regarde les autres enfants qui l’ignorent jouer au ballon, mais elle rêve que la baleine lui apprendra à nager, à chanter… C’est alors qu’arrive un garçon qui sans doute vient emménager dans le quartier, et qui l’accompagne jusqu’à la plage.

Peu de texte pour cet album qui fait la part belle aux illustrations pour raconter l’histoire, mais un texte dont la concision fait mouche. Un texte qui place d’emblée le lecteur dans la tête et dans l’imaginaire de la fillette, un texte court que la mise en page fragmente encore, comme pour dire la lenteur, les efforts à faire, le souffle court, et l’attente du but. Plus le texte est bref, plus les mots ont de la force pour dire, au travers des verbes en particulier, les souhaits de l’enfant : voyager, nager, plonger, sauter… tout ce qu’elle ne peut pas faire, tout cet apprentissage qu’elle attend d’une amie imaginaire. Il y a là quelque chose de poignant dans une grande simplicité syntaxique et lexicale. Reconnaissons là la valeur de la traduction signée Véronique Massenot dans le choix des mots et des rythmes.

Autant le texte se fait discret, autant les illustrations, réalisées à la gouache, en double page, imposent une vision, un univers qui fait alterner le réel dans sa brutalité et le rêve marin dans sa douceur. Réalisme de ce décor d’un village perché, avec ses maisons colorées, et surtout ses escaliers interminables. Violence silencieuse de cette image qui oppose la fillette, isolée, seule sur son banc, tête baissée, et les enfants qui jouent au ballon, sans se soucier d’elle. Cruauté de l’indifférence ainsi montrée. Pas besoin de texte. Mais c’est aussi les pages où se mêlent les flots bleus et les cheveux roses de la fillette, dans un univers onirique où tout devient possible, expression des rêves, des désirs de ne plus être différente, handicapée, mais semblable aux autres. Le séquençage des images est très cinématographique, faisant alterner plans d’ensemble (plongées, contre-plongées) et gros plans (sur le visage, sur les yeux, sur les pieds…). On suit ainsi au plus près la fillette dans ce chemin de croix descendant, semé d’embûches, cette fillette qu’accompagnent discrètement deux chats qu’on cherchera sur toutes les pages, comme ses seuls compagnons dans le monde réel…

La page finale laisse au lecteur la liberté de son interprétation. Après une séquence maritime, où le texte dit que l’amitié ça se partage à l’infini, la dernière image montre tous les enfants réunis face à un coucher de soleil. Deux groupes bien distincts. La fillette et son nouvel ami, page de droite, les enfants et leur ballon page de gauche. Certes ces derniers regardent vers les premiers, mais est-ce pour aller jouer ensemble ?

Un bel album qui évoque le handicap, l’indifférence, avec beaucoup de pudeur et de sensibilité, qui conjugue avec beaucoup de poésie le rêve et la réalité, autour des figures bien contrastées d’une fillette touchante et d’une baleine majestueuse.

Quand ils sont venus

Quand ils sont venus
Andrée Poulin, Sophie Casson
Editions de l’Isatis (Griff), 2024

Petite fable contre les grandes discriminations

Par Anne-Marie Mercier

« Quand ils sont venus chercher les communistes, je n’ai rien dit.
Je n’étais pas communiste.
Quand ils sont venus chercher les syndicalistes, je n’ai rien dit.
Je n’étais pas syndicaliste.
Quand ils sont venus chercher les juifs, je n’ai rien dit.
Je n’étais pas juif.
Quand ils sont venus chercher les catholiques, je n’ai rien dit.
Je n’étais pas catholique.
Quand ils sont venus me chercher,
Il ne restait plus personne pour me défendre. »

Le titre de cet album, « Quand ils sont venus » reprend les premiers mots du texte du pasteur Niemöller, évoquant les persécutions menées par le régime nazi contre les communistes, syndicalistes, etc. L’album reprend le même chemin, en généralisant et en universalisant le propos. Ce « ils », représenté par des personnages en habit militaire et à tête de loup est désigné comme les « Sans Entrailles » : ce n’est donc plus une question de régime ou de pays, mais un groupe de personnes déshumanisées, on aurait pu dire « sans cœur » s’il n’y avait ici la question de la justice plus encore que de la compassion. Néanmoins, l’histoire est convoquée de différentes manières à travers la représentation des camps de « rééducation » qui sont en fait des « camps de la mort ».
Le narrateur, représenté par un sympathique chien anthropomorphe, apostrophe le lecteur en s’excusant de devoir lui montrer des choses terribles : oui, « certains évènements angoissants et répugnants doivent être regardés en face ». Il commence en douceur, évoquant l’histoire de son grand-père, qui vivait au bord du Lac Paisible, en paix avec ses voisins, renards roux, loups, coyotes, fennecs, ou grands chiens comme lui. Il ne réagit pas lorsque chaque groupe est emmené sans motif. Il ne dit rien, parce que « ce ne sont pas ses affaires » et que, somme toute, lui-même trouve que les uns ont une mauvaise odeur, d’autres ont des mœurs trop libres, d’autres sont trop riches… Ainsi tout le mécanisme de l’oppression totalitaire est mis en lumière : il commence en chaque individu avant de gangrener la collectivité, jusqu’à ce qu’un groupe en profite pour s’approprier les richesses, le pouvoir et les corps.
Dans les dernières pages, on évoque l’espoir et la nécessité d’un combat permanent et de tous contre le racisme, le colonialisme, la persécution religieuse, l’homophobie, toute forme d’injustice. Ces notions sont expliquées et mises en contexte de façon simple et claire, même si le propos est adouci par la représentation de personnages animaux anthropomorphes vêtus de couleurs vives. Les images colorées aux pastels gras sur fond blanc sont belles, presque paisibles, comme ce lac au bord duquel vit le grand-père, enfermé dans ses certitudes. Presque trop beau, mais sans doute le faut-il pour que le lecteur accepte de « regarder en face » la triste histoire de l’humanité.