Machinchouette

Machinchouette
Marianna Coppo
Grasset jeunesse, 2024

Physique du bac à sable

 

Par Anne-Marie Mercier

Commençons par une petite leçon de physique : au début , il y a de la matière informe, et puis, après un grand boum (ou plutôt un « bang »), « toutes les choses que l’on connaît aujourd’hui ». Prennent forme les grandes choses (à l’image, oranges sur fond blanc : baleine, éléphant, arbre), les petites choses (bonbon, coccinelle, fourmi, bille…) et même « les choses très compliquées » (E=mc2, le signe Pi, un Rubick’s cube…), toutes, sauf un petit bout de quelque chose qui est resté informe, un « machin chouette ». C’est ainsi que sera nommé cet étrange personnage en forme de patate, orange, avec deux yeux, une bouche expressive et des membres tout juste crayonnés.
Cette espèce de Barbapapa (voir l’article de Cécile Boulaire consacré à la série) n’est ni assez ceci ni assez cela pour devenir quelque chose d’identifiable et surtout d’utile, jusqu’au jour où il rencontre un enfant qui l’accepte et lui permet de devenir ce qu’il devait être : un AMI.
C’est une jolie fable philosophique, sur l’identité, les interrogations sur les apparences, sur l’amitié, mais aussi un album drôle où les formes successives de Machinchouette, oranges sur fonds de blanc et de gris sont cocasses. Que Machinchouette trouve son destin dans un bac à sable est un bel hommage aux pouvoirs de l’imagination, et le clin d’œil final à l’album de Sendak, Max et les Maximonstres, un rappel joyeux de la liberté d’imaginer et d’être « ce que l’on veut ».

Sur ce « message » voir la critique sur le site de l’institut Perrault.

Déplacements

Déplacements
Elisa Sartori
Cotcotcot 2025

Solitude de l’exilée…

Par Michel Driol

Un récit encadrant qui pose la fin d’un repas de famille, un dimanche, au cours duquel la mère raconte ses premiers pas dans ce pays, après avoir dû quitter le sien, trop chaud, après avoir traversé la mer. Puis ce récit, récit à la troisième personne, récit qui mêle solitude, inconnu, souvenirs de la famille restée au pays, quête d’une nouvelle identité jusqu’à la rencontre finale avec une nouvelle amie, mais qui s’arrête avant la fondation d’une nouvelle famille.

C’est d’abord un récit tout en sobriété, un récit qui se veut neutre, évoquant tantôt les habitudes, celle du café noir le matin avec les chaises comme seule compagnie, tantôt des épisodes, comme cet album photo trouvé dans un marché aux puces. Récit à la troisième personne, donc, façon d’objectiver les notations, mais en fait autant mise à distance de l’émotion que procédé permettant de mieux la faire ressentir. C’est aussi une façon de mettre en évidence le regard et les interrogations de l’étrangère qui cherche à décrypter le monde dans lequel elle se trouve, en particulier au travers de l’emploi régulier du verbe semble, invitant à questionner le monde, les êtres, les objets au-delà de leur apparence.

Ce sentiment d’étrangéisation est renforcé par les illustrations qui donnent à voir des personnages, de choses inquiétantes et sombres. Et ce, dès la couverture, une bouille d’enfant émergeant d’une forme géométrique, difforme, noire, au-dessus de deux bottes d’un orange bien terne. On serait au théâtre, on serait chez Tadeusz Kantor. On va retrouver tout au long de l’album cette représentation des passants, photographie des visages en noir et blanc, visages sans sourires,  silhouettes géométriques gommant toute humanité. Toutefois, au fil de l’album, les visages deviennent corps photographiés, de loin, silhouettes minuscules. Autant de façons de montrer plastiquement cette mise à distance, cette coupure entre ceux d’ici et celle d’ailleurs. Les photographies montrent peu à peu le décor, un décor urbain, de maisons collées les unes aux autres, comme dans les villes  ouvrières anglaises, d’où émergent parfois des grands immeubles. Toujours du noir et blanc, parfois marqué de cet orange terne, photos pixellisées comme pour dire le flou de la perception. Troisième axe de l’illustration, les représentations de l’intérieur du logement de la mère, illustrations à la géométrie marquée qui montrent le vide et la solitude au début, une installation plus confortable à la fin, avec les fauteuils,  le chat, l’appareil photo polaroid et la plante en fleurs. Enfin, dernier axe de l’illustration, les objets du marché aux puces, objets abandonnées, tout comme la mère, échoués là par hasard, avec pourtant une histoire propre digne d’être racontée, reconstituée, ou inventée Objets mis en réserve, en blanc sur fond orange, représentations des photos de personnages retraçant des épisodes de vie, mais visages sans traits, inexpressifs, anonymes. Autant de procédés pour dire le manque et l’absence.

Il y a là un vrai travail et une vraie réflexion sur l’illustration, et sur le rapport texte image qui, à eux deux, disent la solitude, la nostalgie, la tentative de s’intégrer et ses difficultés. Difficulté d’entrer en contact avec les autres, parlant une langue inconnue, quête de sens à travers des objets abandonnés, exposés et exposant une intimité dans un marché aux puces. Cette approche esthétique rend parfaitement sensible la difficulté de l’exil et de l’adaptation à un monde nouveau, aux êtres étranges et inquiétants, au paysage urbain uniforme et labyrinthique, envoyant à la solitude au milieu de la foule.

Sur un thème difficile, un album d’une grande originalité formelle, et d’une grande sensibilité. A lire à tout âge.

Tractopelles

Tractopelles
Fiona Meynier
Cotcotcot 2025

Pour un imaginaire des engins de chantier

Par Michel Driol

Voilà un album à la fois très beau et très déconcertant. Tout commence par un enfant qui glisse sur la neige d’une bosse créée par une pelle, dans laquelle il va buter. Puis on change d’échelle, et, quelques années plus tard, on évoque les pelles pour creuser les tranchées de la première guerre, ainsi que la création, à la même époque, de la première pelleteuse.  Nouveau saut dans le temps, et les reconstructions d’après les deux guerres, les champs de bataille devenant champs agricoles, et l’apparition des premiers tracteurs, puis celle des premiers tractopelles. Retour à l’enfant, quelques années plus tard, découvrant, en pleine nature, des engins abandonnés, et se demandant à quoi  ils ont bien pu servir.

Evoquons d’abord l’originalité des illustrations, feutres, gouaches, peinture à l’essuie-tout, et couleurs, qui installent dans un univers principalement en noir et blanc, d’abord tâché d’un peu du rouge du sang de l’enfant blessé. Les images peuvent être impressionnantes, comme celle d’une tranchée bien sombre, surmontée de pelles comme autant de croix, et d’arbres dépouillés,  immédiatement suivie de la seule image tout en couleur, montrant des engins de chantier en activité, engins de la taille d’un dé à jouer. Est-on dans le réel ? Est-on dans une salle de jeu ? Puis on va suivre des tracteurs dans différentes nuances de rouge, toujours sur cet arrière-plan en noir et blanc, routes, barbelés, bâtiments agricoles, avant une dernière partie montrant des engins abandonnés verts, dans une nature en noir et blanc déstructurée par la peinture à l’essuie tout.  Dans leur dépouillement symbolique, les illustrations dévoilent bien une vision du monde, du progrès, des technologies et de leur conséquences, parfois absurdes, du temps qui passe, de l’abandon des activités humaines dont subsistent des traces…

Le texte ne se veut pas documentaire, ne se veut pas non plus ancré dans une temporalité bien précise. On saute les époques, les lieux, l’après seconde guerre mondiale est évoqué de façon assez implicite, où il est question de trois zones pour organiser la reconstruction du pays.  Si l’on suit bien l’apparition des machines, la mécanisation des campagnes, il déploie un imaginaire qui confronte cette modernisation avec un éloge de la lenteur, en évoquant un tour d’Europe fait, en tracteur, par Claude (Goubeau). En d’autres termes, le texte laisse ouvertes les interprétations entre un regard positif et négatif sur ces engins. Figures de progrès dans le monde agricole, soulageant le travail manuel pénible, ils sont aussi vestiges d’activités avortées, inachevées, traces d’un passé qui fut, à l’image de ces trous béants et qu’on n’a pas refermé. Quelque part, le texte touche à une poésie , loin d’un Apollinaire qui vantait les progrès dans la mécanisation, l’industrie,, mais développant toute une poétique des engins mécaniques, loin des usines, en pleine nature.

Un bel ouvrage, en particulier parce qu’il n’entre pas dans les catégories prédéfinies. Ce n’est pas un documentaire, quoi que…, ce n’est pas un récit, quoi que…, ce n’est pas un ouvrage historique, quoi que… Sa signification elle-même a du mal à se laisser saisir. Ce n’est pas une ode au progrès tout en montrant l’ingéniosité nécessaire… Il invite à coup sûr à réfléchir à l’utilisation de ces engins, aux dégâts qu’ils peuvent faire dans la nature, et donc à s’interroger sur le sens des activités humaines.  Cet ouvrage, qui ne se laisse pas saisir d’emblée, qui requiert activité du lecteur, questionnement, recherches, à la façon d’un livre d’artiste, laisse entrevoir une poétique des engins agricoles, de travaux publics tout à fait inattendue et bien originale.

La grande Peur de mes petits cauchemars

La grande Peur de mes petits cauchemars
Rosalinde Bonnet
Flammarion Jeunesse – Père Castor 2025

Pour une nuit paisible

Par Michel Driol

Quatre cauchemars acceptent de quitter le narrateur s’il leur trouve un autre endroit où aller. Mais, les quatre logements visités des amis du narrateur ne leur plaisent pas. Alors avec sa mère, il fabrique une couverture anti cauchemars, avec son père une potion qui, si elle endort les plus petits, excite les plus grands cauchemars. Reste à faire le plein de bonnes choses pendant la journée pour inventer les rêves chasseurs de cauchemars. Mais qui sanglote durant ces rêves ? Les cauchemars, hantés par la peur de disparaitre pour toujours…

La peur, les cauchemars, voilà des thèmes bien classiques en littérature jeunesse, en écho avec le vécu, parfois terrifiant, des enfants.  La dernière phrase de cet album en donne le ton : C’est amusant de se faire peur parfois… Mettre à distance la peur, en faire un jeu, grâce au pouvoir de l’imagination, voilà ce qui est proposé par ce jeune héros, plus ennuyé par ses cauchemars qu’effrayé. Ce qui le gêne, c’est de ne pas pouvoir dormir. Il faut voir sur quel ton, comminatoire, il s’adresse à ses cauchemars, comment il les menace, au prix d’un chantage, comment il négocie avec eux. Il leur parle d’égal à égal. Ce ne sont pas les scrupules qui l’étouffent lors qu’il leur fait visiter les maisons de ses amis pour se débarrasser d’eux. Premier indice pour le lecteur curieux : la peur de ces maisons qu’éprouvent les cauchemars. Sous leur air terrifiant, ils ne sont pas si courageux que ça ! L’album place l’imagination au centre – et quoi de mieux que l’imagination pour lutter contre ce qu’elle produit – dans un double effet de renversement. Un imaginaire positif et heureux pour lutter contre un imaginaire sombre, et l’acceptation de jouer avec ce dernier à se faire peur, façon de le dominer en s’en jouant, en en étant maitre.  De ce fait, l’album devient une ode à l’imagination enfantine.

Rien d’effrayant dans cet album, en raison, on l’a signalé, du caractère bien trempé du héros, mais aussi des illustrations qui savent conserver un côté très enfantin et naïf dans leur facture. Les cauchemars y apparaissent parfois rigolards, parfois surprenants, mais jamais terrifiants. L’humour se glisse partout, dans les multiples détails, comme les pantoufles animalières de la maman et du héros, dans les chapeaux de sorcière, indispensables pour confectionner la potion…

Un album plein de tendresse, de bienveillance pour aborder, en les dédramatisant, des sujets sérieux comme la peur et les cauchemars, dans une perspective très carnavalesque selon laquelle le rire vient à bout des terreurs les plus profondes. Il n’est que de relire le tire qui opère déjà ce renversement en dépréciant les cauchemars, qualifiés de petits, et en leur attribuant une peur majuscule !

Une île st née

Une île st née
Virginie Aladjidi et Caroline Pellissier- illustrations de  Manon Diemer
Saltimbanque 2025

Quand la nature accueille la vie

Par Michel Driol

Quelque part au sud de l’Islande, en 1963, l’éruption d’un volcan donne naissance à une ile, qu’on baptisera Surtsey. Ce documentaire retrace son histoire, et chronologiquement montre comment des traces de vie, d’abord infimes, s’y implantent. Aujourd’hui cette ile est vierge, véritable laboratoire à ciel ouvert, réserve naturelle accessible seulement aux chercheurs quelques jours par an.

L’album se présente comme un livre de bord, avec quelques notations datées en bas de page, et une grande illustration dans des teintes bleutés. On peut ainsi suivre pas à pas, heure par heure, d’abord l’éruption du volcan, Pendant près de trois ans, tant que la lave coule, seuls quelques oiseaux ou insectes survolent l’ile, sans s’y installer. La première plante à y pousser ne résiste pas aux laves qui proviennent d’une ile éphémère voisine. Puis fleurs et lichens apparaissent, des oiseaux viennent nicher, leurs déjections fertilisant le sol sur lequel prospère la végétation. La dernière image montre une vie prospère, variée, forte et belle.

Basé sur des observations scientifiques, le texte énonce des faits, mettant à distance toute émotion (si l’on omet quelques points d’exclamation) jusqu’à la dernière phrase, adressée directement au lecteur, explicitant ce qui était sous-jacent, la beauté et la force de la vie capable de s’installer dans des conditions extrêmes. Les illustrations, au contraire, parfaitement cadrées, soulignent la beauté et le merveilleux de cette naissance dans une atmosphère à la fois réaliste – voir par exemple la délicatesse de la représentation des plantes, des oiseaux, des mammifères – et onirique – dans la représentation de  la lave, du minéral, qui confèrent aux illustrations cette impression de création du monde.

Entre réalisme scientifique et poésie (rappelons les liens étymologiques entre la poésie et la création), un magnifique album qui laisse rêveur, contemplatif, face à la force de la vie et à ses conditions d’apparition dans des milieux hostiles.

Savez-vous planter les choux ?

Savez-vous planter les choux ?
Pauline Kalioujny
Thierry Magnier 2025

Dans les choux, les pesticides !

Par Michel Driol

Détournant une nouvelle fois une célèbre chanson enfantine, et reprenant  sa petite héroïne, Pauline Kalioujny alerte contre l’usage intensif de produits chimiques dans l’agriculture. Le texte propose, page après page, les paroles de la chanson qui lui donne son titre. Mais les illustrations racontent, bien sûr, une toute autre histoire. Tout commence par une fillette, au milieu d’un champ de choux, dans un univers tout vert, peuplé d’une foule d’animaux vivant paisiblement. Cet univers vert est soudain taché de rouge, par les produits suffocants qui sortent d’un pulvérisateur. Les pages suivants sont, peu à peu, envahies d’engins de plus en plus gros, qui déracinent les haies, détruisent le sol, de techniciens agricoles qui répandent partout leurs produits, faisant fuir les animaux, au grand dam de la fillette, qui assiste, impuissante, à au grand remplacement du vert par le rouge. Jusqu’à la page finale, qui s’ouvre en rabats, et montre la fillette chevauchant une taupe géante pour faire fuir les hommes en rouge.

Suivent quatre pages très documentées, les deux premières expliquant ce que sont les pesticides et leurs effets sur la biodiversité, tout en signalant d’autres modèles agricoles possibles. Quant aux deux dernières pages, elles donnent des conseils très concrets pour limiter l’impact de ces produits.

On le voit, le détournement de la comptine est au service de l’engagement constant de l’autrice pour le respect de la nature et du vivant, l’écologie. Elle illustre sa thèse de façon à la fois très visuelle et pleine d’inventivité. On a déjà signalé l’utilisation des deux couleurs, le vert et le rouge, couleurs symboliques à plus d’un titre, couleurs qui donnent à voir aux plus jeunes les bonnes pratiques et les mauvais usages d’une agriculture productiviste. Signalons aussi la richesse des détails des illustrations qui ne manquent pas d’humour dans l’attitude de cette grenouille repue, par exemple, ou les petits êtres à la fois humains et végétaux.

Invitation à cultiver son jardin, sans intrants, utilisation malicieuse d’une chanson bien connue,  on prend grand plaisir à savourer cet album, œuvre de plasticienne autant que d’autrice engagée.

Le Bateau de Grand-Père

Le Bateau de Grand-Père
Maylis Daufresne – Edwige de Lassus
Sarbacane 2025

La mémoire et la mer

Par Michel Driol

Premier retour printanier à la maison bretonne de Grand Père après sa mort, pour Joseph, sa petite sœur Iris et leur mère. Les souvenirs se mêlent aux objets, aux parties de plaisir avec les cousins. Qua faire du vieux bateau qui se dégrade dans la grange, dans lequel Joseph retrouve le vieux pull de son grand-père et son odeur ? L’emmener en mer, pour qu’il y coule dans son univers, et qu’on revienne le voir, à toutes les vacances.

Avec beaucoup de douceur et de poésie, cet album aborde la question de la mort, du deuil et du souvenir. Le texte, écrit à la 3ème personne, plutôt du point de vue de Joseph, mêle impressions subjectives et notations objectives : dès la première page, les herbes hautes, signe implicite d’une pelouse qui n’est plus entretenue, et la présence familière des objets que l’on retrouve, comme la cafetière cabossée.  Avec discrétion, le texte porte les traces du point de vue de Joseph, à travers des verbes comme s’étonne, guette, sait… L’album alterne aussi le récit du présent, des activités du printemps, avec les souvenirs des activités partagées avec le grand-père : l’observation de Sirius, la nuit, les sorties en mer sur le voilier, rendant ainsi la figure du grand-père extrêmement présente dans l’esprit de Joseph – et dans les illustrations. Le texte attache une importance particulière et sensible aux notations des bruits et des silences.  Silence de la maison, souvenir de la voix murmurée du grand père, de ses propos, chant de la mère pour endormir la sœur, trilles d’un oiseau… puis silence final, troué de rares paroles « il est temps » dit maman, au moment de lancer le bateau à l’eau pour la dernière fois, dans une sorte de solennité qui contraste avec les jeux auxquels se sont livrés les enfants sur la plage.

L’album réussit aussi à faire alterner les moments de joie, de jeux (la cueillette des fraises, la cabane dans l’arbre avec les cousins…) avec des moments où on se souvient avec nostalgie de celui qui n’est plus là. Sa force réside peut-être dans le fait d’immerger – et non d’enterrer –  une figure du grand-père à travers son grand-père, la plage, l’océan, devenant ainsi des lieux de mémoire pleins de vie, avec les algues qui s’accrochent au mat. Mais comment aussi ne pas penser à la barque des morts pour traverser le Styx, ou aux rites funèbres basés sur des bateaux sépultures ?

Edwige de Lassus propose des illustrations en grand format, représentant une Bretagne dans des couleurs qui évoquent Gauguin, avec des bleus profonds qu’on retrouve d’une page à l’autre, bleu du vase, bleu des feuillages, bleu due la nuit, bleu du bateau, et des jeunes éclatants, jaune de la plage, des champs, et de la lumière sur la mer. Deux couleurs qui disent à la fois la tristesse et l’espoir, symbolisant la mort et la vie.

Un album sensible qui parle de souvenir et de deuil, qui parvient à tisser le rêve et le quotidien, pour évoquer ces liens intergénérationnels entre un grand-père disparu et son petit-fils, un album dans lequel nombre de jeunes lecteurs reconnaitront leurs propres sentiments et émotions.

 

L’Echappée belle de Marta

L’Echappée belle de Marta
Delphine Roux – Gaëlle Duhazé
HongFei 2025

Grosse fatigue

Par Michel Driol

A Chouquette-sur-Merle, un village peuplé d’animaux, Marta est l’oie qui tient la pâtisserie. Tout semble aller bien jusqu’au jour où elle se sent de plus en plus fatiguée, où elle rate ses cuissons et ses crèmes. Pourtant tout le monde l’aime, et elle adore faire plaisir. Elle se décide alors à fermer boutique et partir sur une ile, dans un hôtel où elle a été heureuse avec ses parents. Et, petit à petit, Marta retrouve le sourire et le gout de vivre.

Rares sont les ouvrages de littérature pour la jeunesse à aborder le thème du burn out. Celui-ci le fait sans écrire le mot, mais en décrivant tous les symptômes d’un mal lié au travail et à l’isolement. Le texte et les illustrations nous conduisent d’abord dans un univers enchanté, un village de carte postale, avec sa boutique, Les délices de Marta, et ce personnage d’oie pâtissière dans son laboratoire, sourire au bec, attachée à régaler ses clients. Bref, tout pour être heureuse. Toutefois, si l’illustration montre bien un client satisfait, le texte, centré sur Marta, ne parle pas de reconnaissance, de remerciements, comme pour souligner sa solitude. Arrivent alors les symptômes, la disparition de la joie de vivre, la fatigue, les accidents successifs, la perte de l’estime de soi, bien montrée dans l’image que le miroir lui renvoie, dans laquelle elle a du mal à se reconnaitre. La rencontre fortuite avec le docteur du village, qui évoque aussi sa fatigue passée, et comment il l’a surmontée, une nuit agitée où se mêlent chagrins et souvenirs passés la conduisent à enfin prendre des vacances et tout quitter.  La force du texte est de se situer toujours du point de vue de Marta, d’entrainer le lecteur à comprendre combien cette décision est difficile, mais à quel point il est nécessaire de faire une pause, de partir loin.  Evoquons brièvement les personnages qu’elle rencontre sur l’ile, avec lesquels elle a des discussions, des conversations, qui vont l’aider. Les deux renardeaux  qui évoquent l’héritage de leur Mémé pour faire disparaitre les chagrins en les écrivant sur le sable, et surtout le goéland hôtelier, à l’écoute, discret, et prévenant. L’île apparait alors comme le contrepoint du village : un lieu de repos, mais aussi d’attention aux autres, de sociabilité, de partage, façon de montrer la nécessité des autres pour retrouver équilibre et estime de soi, comme points d’appuis dans ce travail solitaire à faire sur soi pour s’en sortir.

On le voit, le propos est sérieux, mais l’album s’adresse bien à des enfants. D’abord par l’animalisation des personnages, animaux que les illustrations humanisent  avec leurs vêtements, leurs chaussures, dans un joyeux mélange de réalisme et de fantaisie. Ensuite par le texte, beau récit au passé simple, qui sait épouser le point de vue de Marta, dire ses émotions, ses sentiments, sans jamais s’appesantir sur ce qu’il pourrait y avoir de douloureux. Enfin, par la façon pleine de douceur, tant dans le texte que les illustrations, de présenter l’échappée belle sur l’ile, la plongée dans le souvenir des passé, l’évocation graphique bleutée des nuits, et la façon de représenter cet hôtel hors du temps, un peu désuet, mais si « cosy ».

Entre petit roman et gros album, un ouvrage qui présente un personnage touchant, fragile, trouvant la force de se ressourcer, de lâcher quelque peu prise dans son travail, pour briser son isolement et sa solitude, comme une façon de dire qu’il faut faire plus attention aux autres.

Nuit comme jour

Nuit comme jour
Sophie Grenaud- Anouck Boisrobert
Rouergue 2026

Berceuse pour enfant insomniaque

Par Michel Driol

Que peut dire une mère à son enfant pour qu’il s’endorme, alors qu’il a envie de tout autre chose ? Il veut jouer, dessiner, ou qu’on lui dessine quelque chose. Elle aimerait parler du temps qui passe.

Voilà un album qui évoque une expérience que tous les parents, sans exception, ont connue, celle des enfants qui ne veulent pas s’endormir, et trouvent tout un tas de choses à faire. L’album dit bien cette situation, et ce qu’il faut de patience pour parvenir à ce qu’un enfant glisse paisiblement dans le sommeil. Il dit aussi comment, au matin, on se réveille, après avoir dormi dans le même lit que l’enfant. Qui cavalera à la fin, toute la journée qui vient ? Non pas l’enfant, mais la mère après ce temps de repos écourté…

Si cette expérience est bien partagée par tous, ce qui l’est moins, c’est la poésie avec laquelle le texte évoque ce moment particulier, temps suspendu entre le réveil et le sommeil. Le texte dit l’opposition entre deux désirs. Celui de l’enfant, inscrit dans les  tu veux, tu voudrais. Celui de la mère, introduit par les j’aimerais, j’aimerais t’apprendre, te dire…Et, pour finir, le texte dit l’amour, avec ce cœur dessiné par les baisers et le pêlemêle des corps endormis.

La poésie de l’album vient d’abord du type de lien créé entre le texte et les images. Le texte évoque tout ce que l’enfant voudrait que la mère dessine, et les illustrations montrent comment ces dessins sont créés avec les étoiles ou avec la lune. Cette complémentarité est déjà une façon de construire un imaginaire partagé, dans lequel le réel, les désirs et le cosmos s’entremêlent tendrement  Mais elle vient aussi en particulier au cœur de l’album avec les paroles non dites de la mère, dans lesquelles se développe une belle métaphore entre les courses de la grande et de la petite aiguille de l’horloge et la mère et l’enfant, dans une rêverie autour du temps. Illustration et texte se fondent alors en un calligramme disant la fuite du temps, dans un travail syntaxique jouant des reprises, des répétitions, particulièrement réussi.

Les illustrations font la part belle au ciel, qu’il soit de nuit ou de jour, ciel sur lequel se détachent en bas le lit de l’enfant et les deux personnages, dans des couleurs pleines de douceur et de lumière.

Un bel album plein de délicatesse, pour dire avec une poésie touchante  tout l’amour qui se glisse dans l’anodin, dans le quotidien, le banal, pour dire aussi notre rapport à la perception du temps, et ce désir profond de transmission. Pour évoquer enfin ce sentiment complexe éprouvé entre un temps qui passe trop vite et le désir de voir s’endormir un enfant.

Vents de mémoire

Vents de mémoire
Yves Nadon – Nathalie Novi
D’eux 2025

52 drapeaux pour se souvenir

Par Michel Driol

A Dharamsala, un jeune garçon voit des drapeaux de prière flotter au vent. Cela lui donne l’idée de peindre sur des drapeaux les souvenirs de sa grand-mère, amnésique, et de les entendre sur des cordes dans le jardin de la résidence où elle habite. Des souvenirs que le vent lui porte.

Ecrit à la première personne, l’album articule trois dimensions complémentaires. Il y a d’abord l’amour de ce petit fils pour sa grand-mère, la sollicitude dont il fait preuve, et le désir de lui venir en aide pour qu’elle retrouve ses souvenirs. Il y a le présent de la grand-mère, au milieu d’autres personnes âgées comme elle, certes entourées de soignants qui prennent soin d’elles, mais  coupées de leurs racines. Et il y a enfin l’évocation de la vie extraordinaire de cette grand-mère, russe d’origine, émigrée au Canada.  De façon fine et intelligente, l’album fait alors la part belle aux illustrations de Nathalie Novi, le plus souvent sans texte, pour donner à voir les drapeaux peints illustrant la vie de la grand-mère, à travers des reproductions de photos, des objets  dans des tons pastels, comme s’ils étaient déjà à moitié effacés, ténus.

Yves Nadon propose un texte qui, dès les premières lignes, s’inscrit dans la thématique du souvenir, car le narrateur évoque l’été de ses dix ans comme époque de l’histoire racontée. Dans une belle mise en abyme, il évoque à travers ses souvenirs ceux de sa grand-mère, inscrivant ainsi une sorte de filiation, d’émouvante  transmission mémorielle intergénérationnelle. L’album prend aussi le contrepied du rôle que l’imaginaire fait habituellement jouer au vent, celui qui fait disparaitre le présent. Autant en emporte le vent… Ici, le vent rapporte le passé, l’anime, le fait revenir à la surface de la conscience, de façon à la fois magique et mystique. Cette magie, le texte la souligne, signalant bien le côté inexplicable du phénomène.

Nathalie Novi propose des illustrations en pleine page, pleinement en harmonie avec la poésie du texte. Elles dessinent plusieurs univers : celui de l’Inde, qu’elle connait bien, celui des drapeaux qui flottent ou qu’on fabrique, celui, déjà évoqué dans cette chronique, du passé de la grand-mère avant de faire flotter et danses ses personnages dans un mouvement plein de vie.

Les deux auteurs proposent ici un album poétique et sensible autour de la question des souvenirs, de l’oubli, et du lien intergénérationnel.