Souviens-toi de Septembre

Souviens-toi de Septembre
Marie-Aude et Lorris Murail
L’école des loisirs (Médium +), 2021

« oui , vraiment, demain est incertain »

Par Anne-Marie Mercier

Le duo Marie-Aude et Lorris, de la fratrie Murail, avait déjà publié un volume de cette série consacrée au couple de complices que sont la très jeune Angie (12 ans) et Augustin Maupetit, la trentaine, capitaine à la brigade des stupéfiants du Havre. Ce tandem déséquilibré peut rappeler celui de leur série Golem où le rôle de l’adulte immature était tenu cette fois par un professeur. Un animal le complète : le chien Capitaine, qui ne parle qu’anglais.
Dans ce volume, ils sont tous les trois embarqués dans une enquête qui les conduit jusqu’à des événements de 1944. On y croise un châtelain et sa famille, un centenaire, des orphelins mystérieux, des secrétaires bizarres, une artiste un peu dingue, des amoureux hésitants, un prêtre motard, une tante qui manie le pendule, un fantôme, une infirmière épuisée par les soins à donner en période d’épidémie de Covid… Et tout cela entre mer et campagne, quartiers défavorisées et yachts.
Il y a un peu de l’Agatha Christie dans la manière de mêler histoire ancienne et moderne, vengeances anciennes et identités masquées, et surtout dans le dévoilement final, lors d’une scène qui rassemble tous les protagonistes (ou presque : certains sont morts en cours de route) pour le dévoilement de la vérité. C’est complexe à souhait, c’est drôle, parfois tragique. En somme un beau moment de lecture.
On devine que les deux auteurs, natifs du Havre, se sont bien amusés en l’écrivant. Mais cet amusement était sans doute teinté lui aussi de tragique : Lorris Murail est mort en aout 2021 et l’on devine que la dernière phrase du roman est une façon d’évoquer cette disparition ou son éventualité (l’ouvrage a été imprimé en septembre), avec une admirable pudeur :

« Y aura-t-il un troisième épisode ? Elle l’ignore, nous l’ignorons, car oui, vraiment, demain est incertain »

 

Vous retiendrez mon nom

Vous retiendrez mon nom
Fanny Abadie
Syros 2022

Banlieue en feu

Par Michel Driol

Qui a bien tuer Zineb, une fille sans histoire, bonne élève, favorite du concours d’éloquence ? Serait-ce Sublime, un jeune migrant, ami du narrateur Karim ? Pourquoi Joyce et  Khedima les deux amies de Zineb mentent-elles au sujet de la dernière soirée qu’elles ont passé ensemble ? Les esprits s’échauffent, entre trafics de drogue et  haine de la police, des émeutes éclatent… Au terme de son enquête, Karim découvre une vérité loin de ce qu’il imaginait.

C’est un double portait qui se dessine dans ce roman policier haletant et enfiévré. Celui de Karim d’abord, kabyle aux yeux bleus, un peu perdu entre sa passion pour la boxe, les fréquentations qui l’ont entrainé dans les petits trafics de drogue, son père anarcho-syndicaliste mutique et largué, et sa mère partie on ne sait où quelques mois plus tôt. L’enquête qu’il mène lui fait découvrir un monde bien différent de celui auquel il s’attendait. Celui de Zineb, jeune fille plus complexe que l’image lisse que Karim avait d’elle, personnage complexe qui veut se libérer du joug familial, de ses frères ainés, du mariage arrangé qui l’attend. C’est aussi le portrait pluriel des habitants d’une cité de banlieue, des solidarités qui s’y nouent, portrait sans concession pourtant. Car chacun y joue un rôle, car on s’y observe et qu’il convient de jouer le jeu, d’avoir le comportement qu’on attend de soi. Les personnages – les ados en particulier – y sont complexes, ambigus, coincés entre les caïds chefs du trafic de drogue et quelques figures positives, comme l’entraineur de boxe. Le personnage de la commissaire Mesronces y est fondamental. Elle voit bien un potentiel en Karim, mais celui-ci se méfie de la policière, à la fois car c’est la doxa de la cité et pour des raisons familiales.  Pour Karim comme pour le lecteur, les repères sont flous : où est le bien ? Où est le mal ?  Le roman se clôt par une fin ouverte, car, si le meurtre est élucidé, la question de la justice à rendre, de l’avenir de Karim, de celui de sa famille, de sa mère en particulier  restent  en suspens. Comme une façon de laisser  les repères brouillés et l’histoire en suspens.

L’écriture laisse place à quelques magnifiques textes de rap, qui disent bien la condition féminine dans les banlieues, et l’espoir de pouvoir enfin être soi-même. Quant au récit lui-même, il est conduit dans une langue vivante, proche de l’oralité, empruntant quelques mots de la langue des cités, faisant de ce récit un véritable page-turner à lire d’une traite.

Au-delà du roman policier, c’est un roman d’initiation, mais aussi une façon de donner la parole à des sans-voix, invisibles, victimes comme assignées  à résidence dans des immeubles dont les ascenseurs sont bloqués…

Balto, t. II : Les Gardiens de nulle part

Balto, t. II : Les Gardiens de nulle part
Jean-Michel Payet
L’école des loisirs (medium), 2021

Polar historico populaire chez les Ruskofs

Par Anne-Marie Mercier

Placé sous le patronage de Gustave Lerouge (ou Le Rouge), voilà un beau roman populaire du XIXe siècle, situé dans les années 1920 et écrit XXIe siècle. On y retrouve  des ingrédients classiques, déjà présents dans le premier volume (Le Dernier des Valets-de-coeur) : le personnage de l’orphelin, de l’enfant adopté (multiplié ici par le nombre d’adolescents du même orphelinat poursuivis par un tueur au mobile mystérieux), le couple homme d’action – journaliste, le couple Belle et clochard, la quête des origines. Si le premier volume nous plongeait dans un mystère né de la guerre de 14-18, le second en évoque un autre, célèbre, celui du destin des derniers souverains de Russie.

Roman historique également, ce volume nous plonge aussi bien dans le milieu des Russes blancs exilés, au cœur de l’atelier de Coco Chanel, rue Cambon, avec son annexe de broderies Kimir, et dans le milieu de la galerie du marchand d’art Kahnweiler, mais aussi dans le monde des « barrières », la banlieue de Paris au-delà des « fortif’ » où Blato vit dans une roulotte – comme beaucoup de ses amis.
C’est aussi un roman policier rondement mené, avec un couple mixte (garçon et fille) de jeunes détectives et un policier sourcilleux, presque un roman sentimental (le cœur de Balto est le lieu d’émois et d’hésitations propres au roman d’initiation, mais reste très chaste). Tout cela est parfaitement organisé, entrelacé et écrit : passionnant.

Le Doux Murmure du tueur

Le Doux Murmure du tueur
Nadine Monfils
Mijade (Zone J), 2021

Meurtres au ruban rouge

Par Anne-Marie Mercier

Mêlant les genres du roman miroir, du fantastique et du roman policier, ce texte court et efficace offre une belle lecture, pleine de surprises et de suspens. Le héros, Jack, collégien solitaire, aime la belle Nina qui l’ignore, ou pire. Un jour où il est particulièrement désespéré, une voisine âgée semble lire dans ses pensées et lui offre un livre qui a un effet surprenant : il a une vision associée au mot « anniversaire » inscrit dans ce livre : Nina, assassinée dans une forêt, étranglée avec le ruban rouge de sa robe.
A partir de là de multiples intrigues se nouent : La voisine disparait : son mari l’a-t-il assassinée ? le rat apprivoisé de celle-ci est sauvé par Jack qui le recueille : ce rat a-t-il des pouvoirs ? Qui est la jeune fille assassinée il y a des années avec un ruban rouge ? Quel est l’homme dont Nina est amoureuse en secret et qui l’appelle « mon ange » ? serait-ce leur beau prof de français, surnommé « Clooney » ? Qui est la femme qui a écrit à celui-ci il y a bien longtemps en signant « ton ange », dont il garde précieusement la lettre ?
Bien d’autres questions et personnages apparaissent au fil des pages, tant que l’on en prend le vertige.
Le dénouement apporte toutes les réponses à la fois, avec des accumulations de coïncidences qui mettent un peu à mal la vraisemblance, mais qu’importe, on aura passé un moment à frémir avec Jack pour les beaux yeux de Nina et à s’indigner devant le comportement de certains, parents, collégiens, voisins…

Jefferson

Jefferson
Jean-Claude Mourlevat
Gallimard jeuness (folio), 2021

Du vent dans les saules version polar militant

Par Anne-Marie Mercier

La parution d’un roman de Jean-Claude Mourlevat est toujours un événement, tant cet auteur possède un style fluide, une belle langue et excelle dans différents genres. Ici, il travaille le genre policier, proche même du thriller : Jefferson, le héros, un hérisson, découvre le corps de son coiffeur (un blaireau) assassiné et se débrouille si mal avec cette situation qu’il est accusé du meurtre. Il s’enfuit, et avec l’aide de son ami Gilbert (un cochon), il enquête au pays des humains pour trouver les vrais assassins. Filatures, enlèvement, torture même, et suspens fort ancrent le récit dans le genre de façon décidée.

La particularité de ce roman est qu’il mêle des pays aux populations différentes : l’un est celui des animaux, très anthropomorphisé : Jefferson a un pantalon (il fait pipi dedans plusieurs fois d’ailleurs), une maison, des objets, et va chez le coiffeur, par exemple, et il sera question de parapluies… Les animaux ont des activités proches de celles des humains, comme participer à un voyage organisé pour visiter une belle ville et loger à l’hôtel.
C’est justement le moyen que Gilbert trouve pour faire voyager Jefferson incognito, en l’inscrivant avec lui à un voyage qui les emmène visiter la ville où se trouvent les meurtriers. Les épisodes sont très drôles, chacun des participants a un petit (ou gros) travers, une manière de gripper l’organisation ; la patience de la jeune guide humaine est mise un peu à l’épreuve.
Sans en révéler davantage, on signalera aux parents qui feront lire ce livre à leur enfant qu’il risque bien de devenir végétarien après cette lecture. En effet, au-delà des genres du polar et du gentil roman animalier, Jefferson est un roman à thèse qui condamne fortement la consommation de viande et la présente comme un archaïsme dont l’humanité va se défaire peu à peu. Roman prophétique ?

Angie !

Angie !
Marie Aude et Lorris Murail
Medium + – Ecole des loisirs 2021

Meurtres au Havre

Par Michel Driol

Il arrive que la littérature populaire – au sens noble du terme – s’écrive à quatre mains. Boileau-Narcejac, Erckmann Chatrian… Dans la famille Murail, on aime bien cette tradition, et, après L’Expérienceur (Marie-Aude – Lorris), la série Golem (Marie-Aude, Lorris et Elvire), voici un roman policier dans lequel on retrouve tous les ingrédients de la littérature populaire, de ces mauvais genres qu’on lit d’une traite. Une adolescente hypermnésique, prénommée Angie car son père, que bien sûr elle n’a pas connu, adorait cette chanson. Deux jumeaux, incarnation du bien et du mal, jusqu’à ce que… Une famille riche et puissante dans une villa aux portes de la ville. Le retour ce celui qu’on croyait mort. Des dockers syndicalistes. Du spiritisme. Une cité ouvrière. Un policier geek sur les bords, cloué en fauteuil roulant qui ne laisse pas indifférentes une infirmière au grand cœur et sa commissaire… Une baby-sitter enfermée dans un conteneur. Une ancienne Miss Normandie héritière des femmes fatales du roman noir. Et surtout Capitaine, une chienne policière dressée à renifler les drogues en tout genre, mais ne parlant qu’anglais… Bref, toute une galerie de personnages et une série de situations qui font de ce roman un petit bijou.

Ajoutons que celui-ci se déroule au Havre, ville d’origine des auteurs, et que le Havre, ses dockers, son port, son quartier des Neiges, l’escalier de Montmorency est à la fois un décor et un personnage, avec ses contradictions sociales, ses espoirs, son parler cauchois savoureux, mais aussi lieu d’une perte des valeurs. Quant à l’inscription dans le temps, voici un roman situé en plein printemps 2020, temps du confinement qui pèse sur Angie, obligée de suivre l’école à la maison, qui pèse sur sa mère, infirmière à domicile, qui ferme le commissariat, devenu cluster.

L’intrigue est particulièrement bien construite, qui mêle le passé (évoqué dans le premier chapitre, 2000) et le présent, qui mêle des histoires familiales intimes et le trafic international de drogue, qui mêle dimension policière et dimension sentimentale. Car nous sommes chez les Murail, ne l’oublions pas, avec cette dose d’humour qui affleure sans cesse, avec cet optimisme et cette joie de vivre communicatifs qui habitent des personnages parfois déjantés, borderline, mais toujours sympathiques et positifs !

Quant à la chute, on ne la révélera pas, on signalera simplement qu’une suite est annoncée ! Vite !!!!

Et c’est comme ça qu’on a décidé de tuer mon oncle

Et c’est comme ça qu’on a décidé de tuer mon oncle
Rohan O’Grady
Traduit de l’anglais (Canada) par Morgane Saysana
Monsieur Toussaint Louverture (« Monsieur Toussaint L’aventure »), 2019

Jeux interdits en Colombie britannique

Dans la série des petites canailles épouvantables, les héros de June Margaret (alias Rohan) O’Grady sont assez corsés. Sur une petite île au large de la Colombie Britannique, deux enfants non accompagnés débarquent du même bateau où ils ont fait assaut de détestation, d’aigreur et de mauvaises farces.  Le garçon, Barnaby, orphelin millionnaire et malheureux, qui arrive seul (son oncle, qui est aussi son tuteur, devait l’y accueillir mais a pris du retard) semble a priori le pire, mais Christie, la fillette, n’est pas mal dans un autre style (père alcoolique, mère épuisée) et on ne sait lequel des deux est le moteur principal de leurs bêtises, toutes assez spectaculaires.
Mais ces bêtises de garnements ne sont rien face au projet qui va naitre au cours du roman et connaitre une forme de réalisation (chut !) : assassiner l’oncle du garçon. Le lecteur comprend peu à peu que les terreurs de l’enfant, son déséquilibre et sa conviction que son oncle est responsable de la mort de ses parents et veut l’assassiner à son tour ne sont pas si imaginaires que cela. Christie, qui commence par détester Barnaby (et réciproquement), le comprend plus vite que le lecteur. Le sergent Coulter, qui seul pourrait les protéger, beaucoup plus lentement, ce qui fait que le roman glisse peu à peu de la fantaisie enfantine drolatique au thriller glaçant.

C’est aussi un roman crépusculaire hanté par la mort : celle des jeunes de l’île, partis pour participer à la guerre de 14-18 et qui ne sont pas revenus (l’un est le fils, toujours pleuré, du vieux couple qui accueille Barnaby) à l’exception d’un seul, le sergent Coulter perdu dans une culpabilité et une solitude profondes. L’amour y est malheureux et impossible, source de mille souffrances ; c’est le cas de celui que le sergent éprouve depuis des années pour la femme du pasteur, c’est aussi celui de Barnaby, dans sa quête désespérée d’une figure paternelle aimante. Par contraste la douceur de la femme chez qui loge Christie, ses pâtisseries et sa compréhension éclairent légèrement le tableau.
Il y a un peu de Jeux interdits dans ce roman, avec les scènes dans lesquelles les enfants jouent dans le cimetière après y avoir été envoyés pour y accomplir des « travaux d’intérêt général ». Il y a de l’humour grinçant dans le récit de leur amitié avec un fauve homicide, Une-Oreille. Je cite ici le passage choisi par Nadael, une blogueuse :

« Ils aimaient Une-Oreille et étaient persuadés que tout ce dont le félin avait besoin pour être tout à fait comblé c’était d’accepter leur amour et le leur rendre. (…) Une-Oreille renoncerait à ses mauvaises manières et à ses habitudes alimentaires bizarres. En un mot, il rentrerait dans le droit chemin et se mettrait à les adorer autant qu’eux l’adoraient ; il engraisserait grâce à un régime à base de roulés à la cannelle, de confiseries, il boirait du vin de framboise et non plus du sang, et tous les trois vivraient heureux pour l’éternité dans le meilleur des mondes. (…) De son côté, Une-oreille les détestait un peu plus profondément chaque jour, et la seule pensée de leurs menottes collantes et leurs haleines chargées de réglisse le faisait grimacer. »

Ce roman illustre parfaitement le projet de la collection « Monsieur Toussaint L’aventure » : « Nous avons parfois croisé des romans qui n’étaient pas destinés qu’aux adultes et qui pourtant nous plaisaient. Monsieur Toussaint Laventure publiera des romans inédits, et republiera certains de nos livres, toujours à destination des adolescents et d’un jeune public (à partir de 13-14 ans) ». Adapté au cinéma dès 1966 par le réalisateur William Castle (producteur de « Rosemary’s Baby » en 1968), ce roman et son auteure avaient été oubliés. « Il refait surface trente ans plus tard grâce à un article paru dans la revue « The Believer » en 2009. L’année suivante, « Et c’est comme ça qu’on a décidé de tuer mon oncle » est réédité » (Babelio)
Bravo Monsieur Toussaint!

 

 

 

 

La Malédiction des Argonautes

La Malédiction des Argonautes
Richard Normandon
Gallimard jeunesse, 2019

Bon sang, mais c’est bien sûr !

Par Anne-Marie Mercier

Troisième opus des enquêtes d’Hermès, cette nouvelle incursion policière dans la mythologie grecque commence, comme les autres, de manière tonitruante, inquiétante et comique à la fois.
C’est la panique aux enfers et Hadès est obligé de suspendre la préparation de son spectacle d’énigmes (que le jeune Éros, comme les autres olympiens, trouve ennuyeuses au possible) pour tenter de mettre de l’ordre; mais c’est, plus ou moins, en vain. Médée, jeune « fiancée » de Jason est soupçonnée d’avoir tué la fiancée officielle de celui-ci en incendiant le palais de la toison d’or. Qui est coupable ? L’enquête se rapproche de personnages importants.
Dangers, voyages, prouesses, ruses, c’est un feu d’artifice qui amène à un dénouement ingénieux, typique du roman policier à énigme : c’est toujours le coupable le plus improbable qui est le bon. Au passage, on aura révisé l’histoire complexe des argonautes et découvert le vrai motif de leur voyage : bien des surprise en perspectives, tant pour ceux qui connaissent le mythe que pour les autres.

 

 

Fraternidad

Fraternidad
Thibault Vermot
Sarbacane, 2019

Deux Mousquetaires plus un

Par Anne-Marie Mercier

Malgré son titre, Fraternidad est un roman de solitude : celle du héros, Ed, souffre-douleur de ses camarades de lycée et amoureux transi d’une belle qui le regarde à peine, celle de sa sœur, harcelée sur internet par un pervers et incapable (croit-elle) de trouver de l’aide, celle de Selene, jeune polonaise qui rencontre Ed sur la toile et part de Varsovie, seule, pour le rencontrer.
C’est aussi un roman de liberté. Selene se joue des frontières, comme Ed, qui avec elle traverse la Manche dans la tempête en voilier. Tous deux se jouent des conventions et se font parfois un peu voleurs (pas trop mais assez pour que la police s’en mêle). Ed s’échappe souvent de son quotidien de lycéen pauvre ou de barman solitaire pour chevaucher dans la campagne, la nuit. Il s’échappe aussi de son époque en se rêvant poète, mousquetaire, bretteur, et en maniant l’épée avec une grande habileté contre les méchants, volant au secours de jeunes filles en détresse ou rossant ses persécuteurs, enfin, après une longue attente proche de la prostration.
C’est aussi un roman d’une grande liberté, insérant de la poésie dans la narration, parfois en pleine action, et pour dire l’action ; tantôt cette poésie est écrite ou proférée, ou lue (Keats, Mickiewicz) par les personnages, tantôt elle porte la voix du narrateur. On aborde au passage la légende du roi pêcheur, et même le pari de Pascal,  : encore un « connard à lunettes » d’après le troisième larron qui porte la voix du refus de la culture et de l’histoire, mais est finalement gagné par le rêve d’une fraternité héroïque. Roman monstre (plus de 600 pages), mêlant poésie sombre et scènes d’action prenantes, beau style et vulgarité, porté par des personnages anxieux, un suspens qui s’installe progressivement et explose dans les dernières scènes c’est un récit déroutant qui ne ressemble à aucun autre, tout en se plaçant sous le patronage d’un autre roman monstre, celui d’Alexandre Dumas, et la devise de ses mousquetaires : « un pour tous… »

Le Voyageur du doute

Le Voyageur du doute
Maud Tabachnik
Flammarion 2019

Sombre road trip…

Par Michel Driol

C’est d’abord l’histoire d’un homme, Simon, et de son chien Black, deux amis, désabusés et pessimistes. Lorsque leur route croise 5 jeunes qui vivent de mauvais coups et de cambriolages, Simon ne peut s’empêcher de vouloir les aider, malgré le désaccord de Black. Et lorsque la route des 7 croise celle de Konk et d’autres malfrats, cela devient de plus en plus dangereux pour tout le monde.

Le Voyageur du doute laisse aussi le lecteur en plein doute. Publié en jeunesse, avec la mention de la loi de 1949, il permet de mesurer à quel point les conceptions de la littérature jeunesse ont évolué. Car voici un polar sanglant, faisant parfois l’apologie de la marginalité, du vol, et montrant une société future dystopique. Certes, on retrouve l’amitié entre l’homme et l’animal, l’animal qui sauve les hommes, mais le roman cultive les ambigüités : que veut exactement Simon ? Tout à la fois vivre avec d’autres marginaux, agir par amour pour Sonate et les empêcher de se salir encore plus les mains en agissant à leur place… Ces ambiguïtés ne sont pas une faiblesse du roman, mais sa force, car il oblige le lecteur à réfléchir, à se positionner, à se questionner.

Le roman s’inscrit dans un futur particulièrement sombre : si, politiquement, l’Europe semble unie et prête à se désigner un président, la pollution est omniprésente (l’eau du robinet n’est plus potable), et les tensions entre communautés ont atteint un paroxysme. Politiciens et truands sont de mèche (c’est l’un des ressorts de nombreux polars…). Dans cette société inhumaine, se marginaliser et vivre hors la loi devient pratiquement une preuve d’humanité.  Du passé de Simon, on ne sait pas grand-chose, mais ce qu’on en sait le présente comme un individu qui a fait de la prison – sans que l’on sache pourquoi. Les 5 jeunes gens sont tous plus ou moins issus de « bonnes »familles, et ont rompu avec elles. Reste donc la route, qu’ils parcourent en moto, façon Easy Rider…, les plages et les chambres d’hôtel. Se marginaliser, c’est vouloir être libre, mais quel est le prix à payer pour cette liberté ?

Le roman pose aussi une relation particulière entre un homme et un chien, philosophes désabusés tous les deux. Ils conversent, et le chien a un point de vue sur le monde, une capacité à réfléchir mais aussi à agir. L’auteure a la subtilité de ne pas faire « parler » le chien. Mais l’écriture montre qu’ils se comprennent, et rend compte des positions du chien, à travers ce que Simon comprend, ou ce que les autres perçoivent de cette relation. Et par bien des aspects, le chien se révèle plus humain que nombre de personnages…

Ce roman vaut enfin par son écriture, qui, paradoxalement, dans un polar où l’action prime, joue abondamment de l’imparfait. C’est dire que l’arrière-plan – la société, les pensées des personnages – passe souvent au premier plan. Il y a là un ton particulier, une langue particulière, qui installent une distance propre à la réflexion du lecteur.

Un polar qui ne laissera pas indifférent, et qui pose de nombreux problèmes liés à notre monde.