Le Mystère de Lucy Lost

Le Mystère de Lucy Lost
Michael Morpurgo
Traduit (anglais) par Diane Ménard
Gallimard jeunesse, 2015

Sans famille, sans mémoire et sans patrie

Par Anne-Marie Mercier

Michael Morpurgo poursuit son exploration sur la Le Mystère de Lucy Lostpremière guerre mondiale, mais cette fois de manière détournée, du côté des civils et dans un lieu qu’il n’avait pas encore évoqué dans ce contexte, les îles Scilly, situées au sud ouest de la Grande Bretagne. Chacune de ces îles, célèbres pour leurs épaves, y est évoquée, avec le rythme des bateaux et des pêches, l’école où les enfants se rendent en bateau, les chevaux, les récoltes, les passages, les oiseaux de mer…

On y voit se dérouler une vie simple et tranquille, avec cependant la guerre qui fait rage. Les habitants en ressentent les effets à travers la disparition de jeunes gens partis en France et qui ne reviennent pas, ou avec le retour de certains, très abimés. Une famille de pêcheurs recueille une enfant qu’ils ont trouvée à demi morte de faim sur une île ; c’est elle le « Mystère » : qui est-elle ? pourquoi ne parle-t-elle pas ? est-elle allemande comme semble l’indiquer la couverture qu’elle porte sur elle ?

Progressivement, celle qu’on appelle du nom qu’on lui a entendu prononcer, Lucy (on découvrira par la suite que ce nom est en fait l’abréviation du mot Lusitania) revient à la vie, et très lentement à une forme de communication. Son journal nous révèle ses origines et l’histoire de son mutisme, un drame pathétique. Les désastres de la guerre, la cruauté humaine, et la xénophobie sont une fois de plus montrées, ici à l’occasion d’un beau récit de quête des origines. Les personnages sont divers et certains sont attachants : la famille du pêcheur, l’oncle un peu fêlé, le docteur, l’instituteur cruel, son assistante bienveillante… et la jument Peg.

L’Apache aux yeux bleus

L’Apache aux yeux bleus
Christel Mouchard
Flammarion

Herman, ou la Vie Indienne

Par Michel Driol

lapache-aux-yeux-bleusEn 1870, au Texas, le jeune Herman – 11 ans – est enlevé par les Apaches. Considéré d’abord comme un esclave, il est ensuite jugé digne d’être un Indien, un guerrier,  sous le nom d’En Da, Garçon Blanc, en dépit de l’hostilité du chamane. Dans la seconde partie de l’histoire, on le retrouve 9 ans plus tard, en plein conflit contre les Texas Rangers, à l’époque où les Indiens sont  parqués dans des réserves. Finalement, les Apaches sont vaincus, et le chef comanche Quanah, d’origine blanche lui-aussi, le reconduit dans sa famille.

Le roman est tiré d’une histoire vraie, celle d’Herman Lehmann, qui a écrit sa propre autobiographie. Les personnages – celui d’Eti la jeune Apache, de Chiwat, du chef indien Carnoviste – sont tous bien réels. De facture très classique, ce roman d’aventure – western, roman de la frontière – épouse le point de vue d’Herman, véritable « tête de pioche », et montre comment il adopte une autre famille, une autre façon de penser tout en découvrant, grâce à l’amitié d’Eti et de Chiwat, les coutumes et la culture des Apaches, devenant à son tour adversaire des Visages Pâles.

L’un des intérêts de ce roman est sans doute qu’il ne cherche pas à donner de leçons et ne se veut pas manichéiste. Si les Indiens commettent un enlèvement, traitent Herman comme un esclave, sont voleurs de chevaux, se veulent guerriers, ils ne sont pourtant pas cruels, recherchent la paix et vivent à l’écoute de la nature, en harmonie avec elle, avec les esprits, accordant une grande place aux rêves. Les Blancs, avec leurs cultures et leurs sillons tirés au cordeau, leurs armes redoutables, leur volonté de parquer les Indiens dans des réserves, n’incarnent pas non plus que des valeurs positives (celle de l’amour maternel est partagée par les deux « mères » d’Herman). Même ambigüité du côté du personnage du Chamane, tout puissant, prompt à voir en Herman un bouc émissaire, et pourtant respecté par le clan. Les trois personnages principaux sont eux, au contraire, des héros positifs, par leur valeur, par leur courage, par leur amitié, par leur respect mutuel, par leur volonté de voir les autres s’en sortir – quitte à en souffrir. Subsiste à la fin l’espoir de voir en Herman un intermédiaire, un Blanc respectant et connaissant les Indiens, à une période où les Etats Unis cherchent à en finir avec eux.

Un roman qui montre comment un jeune garçon peut facilement changer de camp, mais qui plaide aussi pour une meilleure connaissance entre civilisations.

Broadway Limited – Tome 1 : Un diner avec Cary Grant

Broadway Limited – Tome 1 : Un diner avec Cary Grant
Malika Ferdjoukh
L’Ecole des loisirs

Un automne à New-York

Par Michel Driol

BroadwayJocelyn, petit français de 17 ans, débarque à New York pour y prendre des cours de musique avec comme seule adresse en poche la pension Giboulée… une pension pour jeunes filles. Mais, grâce à un potage aux asperges confectionné par sa mère, le voilà admis dans cet établissement où il rencontre six jeunes filles, qui rêvent de devenir comédiennes, danseuses, chanteuses, mais galèrent, pour l’instant, comme chorus-girls, taxi-girls, cigarette-girls ou vendeuses de donuts… On va le suivre, durant un trimestre, à sa découverte de l’Amérique, de Broadway, du monde du jazz, du théâtre et du cinéma, jusqu’au bal de son école et son premier amour avec sa jeune voisine, d’origine turque…

Voilà un livre ambitieux, par son volume, près de 600 pages, entre drame, romance et romanesque,  et qui tient ses promesses. Livre choral, car les personnages principaux (une bonne dizaine) y sont traités à égalité, avec leurs ambitions, leurs rêves, leurs problèmes, et, selon les chapitres, c’est l’histoire de chacun qui se révèle peu à peu, mais surtout celle de Hadley, dans le seul flashback, deux ans plus tôt, à bord du train Broadway Limited, qui donne son titre au roman. Chaque personnage semble porter sa part de mystère, plus ou moins dévoilée (ainsi ce personnage de dragon farouche qu’est l’une des deux propriétaires de la pension se révèle être une ancienne reine de beauté de New York !). C’est un roman fortement inscrit dans la période où il se situe, 1948.  On y retrouve donc la façon dont les personnages y vivent avec les séquelles de la seconde guerre mondiale (l’espoir de paix avec la construction du bâtiment de l’ONU, la bombe atomique récente), les souvenirs de la guerre, de l’exode, des privations et de l’aide apportée au Juifs en France, mais aussi, aux Etats Unis, s’y confrontent et s’opposent à la chasse aux communistes.  Le roman présente donc, sous forme de fresque, cette période, tout en permettant la rencontre des mouvements artistiques à New York (l’émergence de l’Actors Studio), et, à la façon d’un roman historique, met en scène la rencontre entre les personnages fictifs et des personnages historiques (le jeune Woody Allen, qui ne portait encore ce nom, Grace Kelly courant les auditions, Sarah Vaughan, Clark Gable…).  Le tout est traité avec humour et légèreté, à la façon de certaines comédies américaines (ce n’est pas pour rien qu’un des personnages porte le nom de Cosmo Brown,  comme dans Singing in the rain, qu’un des chapitres s’intitule  Moses supposes his toes are roses et  que l’illustration de couverture est tirée de Tous en scène).

On attend donc avec beaucoup d’impatience la suite !

 

Le Mystère de la tête d’or (t. 1 et 2)

Le Mystère de la tête d’or, vol. 1 (le trésor de l’île) et 2 (l’énigme du grenat perdu)
Catherine Cuenca
Gulf Stream éditeurs, 2013

Les trois compagnons de la Croix-Rousse
Ou : des difficultés du roman historique pour la jeunesse

Par Anne-Marie Mercier

Si le titrmystere-de-la-tete-or-tresor-de-lislee du premier volume évoque Le Club des cinq d’Enid Blyton (Le Club des cinq et le trésor de l’île), le lieu, entre Croix-Rousse, Guillotière et Brotteaux (Lyon donc, pour « ceux qui sont pas d’ici – faut bien qu’y en ait d’ailleurs »), fait penser à la série de P. J. Bonzon (Les Six Compagnons de la Croix-Rousse). Mais ils ne sont que trois, et il n’y a pas Dagobert ni Kafi ; je fais écho à la protestation de Christine Moulin. Ceci s’expliquant par une autre différence, majeure : cette série est historique. Donc sérieuse, et chacun sait qu’à l’époque l’animal de compagnie n’accompagnait pas les enfants de milieu pauvre et urbain.

Catherine Cuenca manie le suspens aussi bien que ses devanciers, mais ce parti pris de sérieux historique gâche l’ensemble : d’abord, parce qu’on a trop l’impression de lire une leçon de vocabulaire lyonnais et de pittoresque (à croire qu’à Lyon, chez les ouvriers en soie on ne mangeait que des gratons et des bugnes…), et ensuite parce que cela n’est pas sérieux : la mentalité des personnages est présentée de façon totalement anachronique et l’écriture à la première personne ne tient pas : quand un personnage dit qu’il pose des écuelles « sur la planche en bois brut dressée sur tréteaux qui nous sert de table, », on entend le pédagogue qui fait une leçon sur le mobilier, mais pas le narrateur. Enfin, ce n’est pas en utilisant systématiquement des mots archaïques qu’on rend la vérité d’une époque : voir la catastrophe qu’est, à mon avis, la série des Colombes du Roi-Soleil.

C’est tout le problème du roman historique : comment faire en sorte qu’un jeune lecteur s’identifie à un personnage qui lui est trop étranger ? Première réponse : si on se pose la question, alors il faut éviter le roman historique. Deuxième réponse : on n’est pas obligé d’user toujours de la première personne (voir la réussite de l’Orphelin des Lumières). Troisième réponse : si on tient absolument à écrire à la première personne et qu’on n’est pas un vrai écrivain ni un vrai historien, le voyage dans le temps est une solution. Une autre série de Catherine Cuenca montre qu’on peut proposer ainsi un héros proche situé dans un univers lointain.

Appel aux auteurs : pitié ; arrêtez la narration à la première personne dans les romans historiques, à moins d’être Chantal Thomas – qui, elle, n’essaie pas d’imiter le langage archaïque mais introduit dans son style une souplesse ancienne.

La Cité des filles-choisies

La Cité des filles-choisies
Elise Fontenaille
Rouergue

Mourir pour l’Inca

Par Michel Driol

citeCe roman se présente comme un récit enchâssé. Le récit  enchâssant raconte la découverte, en décembre 1995, par des archéologues, d’une momie d’une jeune fille inca au sommet du mont Ampato, sacrifiée volontaire pour l’Inca. La partie enchâssée,  qui constitue l’essentiel du roman, est prise en charge par la jeune inca, Nina, qui raconte sa vie dans les rêves d’une des visiteuses du musée où on l’a exposée, Mina,  la loca, la folle…

Nina, tisseuse d’exception, élevée seule par son père après la mort de son père, est remarquée pour ses talents et emmenée au service de l’Inca, dans la cité des filles-choisies, choisies pour devenir concubines de l’Inca,  vestales ou prêtresses, ou se sacrifier pour lui. Nina raconte le voyage, puis sa vie à Cuzco, les relations avec lez autres filles, et comment tout bascule lorsque les Espagnols envahissent le pays pour la seconde fois. Elle consent alors à offrir sa vie au dieu soleil, l’Inti,  pour que vive l’Inca.

Elise Fontenaille raconte sans complaisance la colonisation espagnole, sa violence, sa brutalité et la destruction d’une civilisation qui n’avait que mépris pour l’or. Elle fait le portrait de cette civilisation, de sa grandeur, de son développement artistique, de sa religion aussi, insistant en particulier sur la croyance en la réincarnation.

Ce roman historique prend sans doute une autre teinte en cette deuxième décennie du XXIème siècle. C’est bien à un sacrifice humain consenti que l’on assiste. Nina n’hésite pas un seul instant à perdre la vie pour que vive l’Inca. Certes, Nina se sacrifie seule, sans entrainer des innocents dans la mort, mais il s’agit pour l’auteur, en adoptant le point de vue de son héroïne, sans aucun jugement, de montrer aussi comment la religion peut conduire au martyre, avec l’espoir d’une autre vie.

Un roman sensible racontant une histoire fascinante et terrible (enlèvement à la famille, sacrifice humain), dans lequel Elise Fontenaille dénonce avec vigueur un autre crime de d’histoire. (Voir Eben ou les yeux de la nuit)

Eben ou les yeux de la nuit

Eben ou les yeux de la nuit
Elise Fontenaille-N’Diaye
Rouergue  2015,

 Dénoncer  le passé

Par Maryse Vuillermet

eben ou les yeux de la nuit Un roman qui a la forme d’un récit autobiographique. Le narrateur, Eben, s’apprête à fêter la grande fête de son peuple, la nuit Rouge. Il habite en Namibie, à Lüderitz, au bord du plus grand et plus ancien désert du monde, le Kalahari. Son pays a été colonisé par les Allemands. Eben en sait quelque chose, lui qui  a les yeux bleus,  il a compris qu’il était descendant d’un viol, sûrement celui perpétré par le commandant Allemand Von Trotta, un militaire sanguinaire qui enfermait les femmes sur une île, les violait et les tuait.  En fait, les Allemands ont expérimenté la Shoah en Afrique, ils menaient des expériences scientifiques sur les hommes noirs pour prouver leur infériorité. Quand il a compris qu’il avait du sang de génocidaire en lui, Eben a voulu s’arracher les yeux, il a failli en devenir fou mais il a été soigné à l’hôpital.

Aidé par son oncle Isaac, peintre, et homme  plein de sagesse, il cherche à comprendre pourquoi toute trace du passé, des meurtres, massacres  et viols commis  par l’armée allemande ont  été effacées par les Blancs, encore maîtres de son pays aujourd’hui.

La veille de la fête donc, il a soudain une idée qui concerne la grande statue du commandant allemand qui trône toujours au milieu de la place. Une façon de se venger du passé !

Elise Fontenaille a l’art, un peu comme  Didier Daeninckx,  de retrouver et  de dénoncer  sous forme romanesque, les crimes  de l’Histoire, et en particulier ceux de la colonisation,  et de l’extermination  des peuples indiens  d’Amérique  et des peuples noirs d’Afrique.

Celle qui sentait venir l’orage

Celle qui sentait venir l’orage
Yves Grevet
Syros, 2015

Savant fou, jeune fille sans défense

Par Anne-Marie Mercier

Celle qui sentait venir l’orageLe cadre de ce roman historique est l’émergence de l’idée de « l’homme criminel », élaborée, après les travaux de Lavater sur la physignomonie au 18e siècle, par Cesare Lombroso (1835-1909) qui a tenté de définir le faciès du criminel.

L’héroïne, fille d’un homme accusé de meurtres est recueillie par un médecin qui se sert d’elle pour ses expériences. Il y a tous les ingrédients du bon roman classique pour la jeunesse : une orpheline, un jeune homme, un savant fou, des marécages, un arrière plan historique qui permet des costumes et des décors un peu différents, des idées généreuses, mais malheureusement (pour moi du moins), la sauce ne prend pas et le roman ne trouve pas son rythme.

Les Esclaves de Cumanà

Les Esclaves de Cumanà : Aimé Bonpland et Alexander von Humboldt en Amérique du sud
Olivier Melano
L’école des loisirs (Archimède), 2015

Botanique, zoologie, esclavage

Par Anne-Marie Mercier

Les Esclaves de CumanàOlivier Melano a choisi de présenter les savants voyageurs Aimé Bonpland et Alexander von Humboldt à travers l’histoire de Pablo, un enfant métis, dont la mère a été vendue comme esclave loin de la plantation où il est né.

Ainsi, deux domaines s’entrelacent. Le premier est celui d’une aventure assez classique en littérature de jeunesse, celle d’un quasi orphelin, esclave, persécuté par ses demi frères blancs, qui cherche sa mère, et qui parviendra non seulement à la retrouver mais aussi à s’intégrer dans une autre famille (blanche et riche) qui lui donnera une éducation.

La seconde est le périple des deux voyageurs, leurs découvertes scientifiques et le combat qu’ils mènent contre l’esclavage. Mais cette partie est reléguée au second plan dans le récit, même si les dernières pages leur donnent davantage d’importance. La question de l’esclavage, qui lie les deux thèmes est elle aussi traitée en fin d’ouvrage, avec des images sur l’histoire de Toussaint Louverture (qui aurait été, mieux que l’improbable Pablo, le parfait héros pour une aventure de ce type).

Le Livre de Perle

Le Livre de Perle
Timothée de Fombelle
Gallimard jeunesse, 2014

Entrelacs

Par Anne-Marie Mercier

« Je glissais dans une barque entre les aulnes et les peupliers. Les feuilles des nénuphars se laissaient écraser par la coque du bateau, mais les fleurs ressortaient de l’eau comme des bouchons après mon passage. Des libellules se posaient sur les rames. J’avais l’impression de remonter vers une source » (p. 221)

Les romanlelivredeperles de Timothée de Fombelle ont beau être tous différents, ils ont en commun un même fond de nostalgie, dans tous les sens de ce mot : ses héros ont été un jour chassés d’un lieu sûr et aimant, un paradis de plaisirs simples qui est souvent celui de l’enfance. Ils errent à la recherche d’un passage qui les ramènera chez eux et entretemps se terrent dans un refuge secret. Ils se cachent, de peur d’être démasqués et éliminés pour ce qu’ils sont : les représentants d’un royaume, d’une époque, ou d’un peuple idéal, des porteurs d’espoir.

Le – ou plutôt les – héros du Livre de Perle sont hantés par ce désir de retour : deux êtres féériques chassés de leur monde dans le nôtre, qui ne croit pas aux fées, deux amoureux séparés ; avec eux, un humain hanté par le souvenir d’un premier chagrin d’amour et d’un épisode étrange, comme un rêve, dans lequel il rencontre celui qui se fait appeler Perle – Ilian dans le monde du conte. Tous les personnages marchent au chagrin comme d’autres à l’ambition ou à la quête d’un désir : c’est leur moteur, leur allié, leur guide. Chagrin de la séparation, du deuil, de l’abandon, du mésamour, il se décline dans chaque épisode.

Ce chagrin est le chemin de leurs quêtes. Perle cherche MagasinZinzindes preuves de son existence antérieure, objets étranges ou sortis de contes de fées à l’image de ceux du Magasin Zinzin de Frédéric Clément. Chaque objet est un peu comme ces petites choses que l’on conserve pour garder vivant le souvenir et arrêter ainsi le cours du temps, un rêve d’éternelle jeunesse. On les conserve, on les emballe précieusement, comme les parents adoptifs de Perle, puis lui-même lorsqu’il prend leur place, emballent les guimauves dans le magasin parisien qui est au cœur du roman. Ils les plient dans un papier de soie orné d’une couronne, celle du prince déchu qu’est tout être sorti de l’univers merveilleux de l’enfance. Les valises entassées par Perle témoignent du désir de sauver de l’oubli ce qui est l’évanescence même, les souvenirs du temps passé comme les objets féériques.

Mais ce livre n’est pas pour autant un conte de fées : Perle traverse les rafles, la guerre, le camp de prisonniers, la résistance, les réseaux de collectionneurs fous; il travaille et parcourt le monde à la recherche de celle qui est toujours à côté de lui, son Eurydice qui ne peut se dévoiler sans disparaître à jamais.

Le livre est tissé de la recherche de ce qui fuit, comme un rêve récurrent dont on essaie désespérément de renouer les fils, persuadé que le destin y est inscrit et qu’il dévoilera le secret après lequel on court. Il est composé ainsi, chaque chapitre donnant une bribe de l’histoire, dans des temps et lieux différents, donnant l’impression que des fils se dénouent lorsque d’autres se nouent. La hantise d’une histoire commencée, qu’on n’arrive pas à finir et qui de ce fait menace le monde (un peu comme dans L’Ecoute aux portes de Claude Ponti) trouve son remède dans la fiction c’est elle qui permet de redonner un sens, de lier ce qui est rompu, et de revenir dans le paradis perdu, celui de l’enfance et celui des contes.

Tout cela est porté par une poésie au charme particulier et insaisissable, à l’image de l’eau qui parcourt tout le récit : n’est-ce pas après une source que les personnages masculins courent ? source d’eau, source des récits, « mer des histoires »…

Prix Pépite à Montreuil 2014, bien mérité !

 

La Marque des soyeux

La Marque des soyeux
Laura Millaud

Balivernes éditions (carabistouilles), 2014

Rapetassage lyonnais

Par Anne-Marie Mercier

Il y a dansla-marque-des-soyeux ce petit livre de très bonnes intentions : il s’agit à la fois de dire que le handicap ou la différence ne doivent pas être des obstacles à l’intégration, qu’il faut lire et s’intéresser à l’histoire, notamment à celle de la région dans laquelle on vit, et tout particulièrement aux histoires exemplaires en termes de luttes pour la liberté et la dignité des humains, etc. Ici, c’est l’histoire de la révolte des canuts (1831) qui est mise en scène grâce au voyage dans le temps du héros. L’information historique est sérieuse, et la volonté pédagogique évidente, à travers des passages explicatifs qui permettent de voir les différentes professions des ouvriers en soie et leurs justes revendications.

Tout cela est agrémenté comme une potion qui serait sans cela trop amère : l’auteure propose une histoire proche des lecteurs : le héros a leur âge, vit à leur époque et fréquente une école où il est maltraité en tant que « nouveau » et à cause de sa tache de vin ; il est solitaire et se réfugie dans la lecture, mais reviendra dans la « vraie » vie à la fin du roman grâce au sourire d’une fille et à la pratique du karaté). Ajoutez une pincée de fantastique (c’est à la mode) : le héros est propulsé dans le temps grâce à un livre magique (pris à la bibliothèque, quelle chance : les livres magiques sont partout).

Mais hélas, la sauce ne prend pas : le voyage dans le temps est une facilité usée, les dialogues sont plats, les situations artificielles, les relations caricaturales. C’est dommage : les jeunes lecteurs ont droit à autre chose, même dans le cadre du roman à visée didactique. Les pages réussies de l’ouvrage sont la-tache-de-vin-le-prince-eric-iii-3-illustrations-pierre-joubert-de-serge-dalens-890092012_MLdans la partie historique ; l’emballage réaliste et moderne ne tient pas. Quant au fantastique, s’il est de pure commande sur le plan du voyage dans le temps, l’origine de la tache de vin (empruntée au volume portant ce titre dans la série du Prince Eric de Serge Dalens ?) est jolie et donne un peu d’épaisseur à l’histoire ; elle est aussi une invitation à accepter son passé et ses origines, quoi qu’en pensent les autres. C’est donc pour une moitié un documentaire qui n’est pas sans intérêt, mais un roman décevant – et pourquoi ce titre, si les « soyeux » sont les négociants et pas les ouvriers ?