L’Anti-magicien, t. 6 : Hors la loi

L’Anti-magicien, t. 6 : Hors la loi
Sébastien de Castel
Gallimard jeunesse, 2021

Le Bateleur et le mage

Par Anne-Marie Mercier

Voilà le dernier épisode de l’aventure au long cours qui voit un jeune homme, fils ainé d’une longue lignée de mages puissants, se détourner de la magie pour utiliser des armes tout aussi puissantes contre toute attente : l’art de la persuasion, l’observation, le bluff, la dissimulation, et quelques prouesses de rapidité et de précision. Ses armes sont des cartes et des pièces, parfois des dés, attributs de bateleur. Mais l’arme majeure de Kelen c’est son humanité et sa capacité à se faire des amis qui seront autant d’alliés, notamment dans la bataille générale qui clôt la saga, magnifique final qui réunit des personnages vus dans les tomes précédents, jusqu’à la grand-mère responsable de la malédiction qui le touche, morte depuis bien longtemps.
Au passage, on aura découvert des civilisations qui luttent les unes contre les autres, un empire théocratique fanatique qui s’interroge sur la nature de Dieu avant de fondre sur les impies, des vagabonds, des marchands, une reine enfant…
Cette fin met un point final à l’aventure principale, mais pas au destin du héros, qui reste ouvert. Elle révèle les manœuvres qui ont abouti au conflit général qui menaçait le continent et désigne le coupable (dont on taira le nom).
Kelen, enfant désespéré de ne pas être à la hauteur malgré son application, adolescent en révolte contre toute sa famille et même contre tout son peuple, s’affirme ici (enfin !) comme un adulte qui refuse d’être manipulé plus longtemps.
Très belle fin pour une belle série pleine de rebondissements, drôle (souvent grâce à l’ami de Kelen, le chacureuil, qui jusqu’au bout  tient bien son rôle de voyou sympathique et efficace), intelligente, et invitant les lecteurs à choisir autant que possible « la voie de l’eau » plutôt que « la voie de l’orage » et la belle philosophie de Furia Perfax, personnage magnifique, qui aura initié Kelen à son chemin fait de subtilité et d’intelligence, de courage, d’adresse et de force.

 

 

 

Comment chasser les zombis de mon lit ?

Comment chasser les zombis de mon lit ?
Béatrice Fontanel – Loïc Froissart
Seuil Jeunesse 2021

Méfiez-vous des écrans !

Par Michel Driol

Le narrateur vit seul avec sa mère depuis le divorce de ses parents. Lorsqu’il récupère une télé pour la mettre dans sa chambre,  il y passe toutes ses soirées, devient accro aux jeux, aux émissions de télé-réalité et aux films. Par ailleurs, il adore les jeux vidéos… Jusqu’au jour où ses parents s’aperçoivent qu’il a décidé de passer une nuit avec un copain dans un club de jeux en ligne, et jusqu’au jour où une panne de courant lui permet de découvrir autre chose que les écrans.

Béatrice Fontanel propose ici un texte plein d’humour sur les dangers des écrans pour les jeunes enfants. L’humour vient pour partie du traitement du lexique : émissions et marques de produits alimentaires prennent des noms légèrement transformés, mais tellement plus évocateurs ! Il vient aussi de la position du narrateur, à la fois conscient de certaines choses (la dépression de sa mère, infirmière, depuis le divorce, ses rapports complexes à la nourriture), et complètement inconscient du danger que lui font courir les écrans et de ce qu’ils véhiculent. Tout est raconté à hauteur d’enfant, avec une certaine naïveté et des notations amusantes relatives aux rapports avec le collège, avec les camarades de classe et avec les adultes. Les illustrations, très colorées, ont aussi quelques traits naïfs et enfantins qui s’accordent parfaitement avec l’esprit du texte.

Sans moraliser, sans culpabiliser non plus les parents, ce petit roman aborde l’un des problèmes des enfants et jeunes ados d’aujourd’hui dans leurs rapports aux écrans, et propose des solutions. Reste à chacun à trouver le déclic pour les mettre en œuvre  en fonction de sa propre sensibilité pour aller sainement vers les autres.

Souvenirs de Marnie

Souvenirs de Marnie
Joan G. Robinson
Traduit (anglais) par Patricia Barbe-Girault
Monsieur Toussaint Louverture, 2021

Mémoire vive

Par Anne-Marie Mercier

Ce  roman célèbre dans le domaine anglais, paru en 1967 mais inédit jusque-là en français, est connu néanmoins du public français grâce à l’adaptation réalisée en 2014 par le Studio Ghibli. C’est, dit-on, un des livres favoris de Hayao Miyazaki. Rien d’étonnant à cela, à condition de lire le roman jusqu’au bout : la première partie, très classique, semble ne pas correspondre à l’atmosphère étrange et teintée de fantastique de ses films. Mais la seconde, la seconde… tient bien des promesses. C’est aussi un livre impossible à résumer car on risquerait de dévoiler tous ses aspects qui ne se montrent que les uns après les autres.
Au début, Anne, orpheline placée dans une famille d’accueil, se sent abandonnée par ceux qui sont morts en la laissant seule (ses parents, dans un accident de voiture, puis sa grand-mère qui l’avait recueillie) et se sent un peu responsable de cet abandon : autant dire que du côté de la confiance et de l’estime de soi elle est mal dotée. Elle est aussi incapable de voir les signes d’amour de sa famille d’accueil, s’obstinant dans l’idée que celle-ci s’occupe d’elle contre un salaire, donc uniquement par intérêt.
Elle passe quelques semaines chez un couple amie de cette famille, dans une maison située vers les dunes et les plages. Les paysages, la solitude, les légendes l’attirent, jusqu’au jour où une grande maison qu’elle croyait abandonnée s’anime et que surgit une petite fille de son âge, Marnie… Marnie apparait et disparait, fait des choses étranges, a des peurs étranges… Petite fille réelle, amie imaginaire? Est-elle folle ou née de la folie d’Anne ? on ne le saura que peu à peu, chaque mystère dévoilé en révélant d’autres. C’est un livre magnifique et sensible.
Marnie, sous toutes ses facettes est un personnage que l’on n’oublie pas et qui donne envie d’aller rêver vers les dunes aux lecteurs de tous âges.

La petite voix de la ficelle

La petite voix de la ficelle
Thierry Cazals / Joanna Boillat
Motus 2021

Lettres à un jeune poète

Par Michel Driol

La ficelle dont il est question dans le titre, c’est celle qui relie les deux pots de yaourt avec lesquels les enfants faisaient des téléphones pour se parler. Le font-ils toujours à l’heure des téléphones sans fil ?

Entre le premier poème, où un enfant téléphone à la terre, et le dernier, où l’on entend, à travers le pot de yaourt, venue d’une autre planète, la voix du frère, le recueil développe un véritable art poétique placé sous le signe de la communication, et prenant comme postulat la facilité de l’écriture d’un poème. Il développe une série de conseils pour mettre en éveil tous ses sens : la vue, le toucher, l’ouïe, le gout, l’odorat. Il s’agit de capter des sensations à la fois quotidiennes et minuscules pour leur donner ou redonner une valeur : gout des figues, chat qui s’étire, porte de grange qui grince, et enfin de s’oublier soi-même pour devenir ces choses-là. Ces différentes sources d’inspiration évoquées en quelques mots (il y a là comme une esthétique de la poésie japonaise) s’entrecroisent avec d’autres poèmes consacrés au langage, aux phrases et aux mots, c’est-à-dire au matériau même de l’écriture. Ce matériau qu’il convient à la fois d’oublier pour se laisser envahir par les sensations, mais qu’il convient aussi de recueillir dans la corbeille des mots oubliés, jusqu’au point, peut-être, où les mots se confondent avec les choses elles-mêmes, comme les mots rouges des antennes de crevette, ou les syllabes laissées par les pattes des moineaux sur la neige.

Entre les sensations, les choses et le poème, il y a l’espace et le temps du travail poétique, travail fait de patience, d’attente, de polissage des mots, de multiples brouillons et confettis de pages, mais aussi de sommeil sur l’échiquier ou de jets de noyaux de cerise… Thierry Cazals ne cherche donc pas à simplifier ce qu’est le travail du poète, ni à le réduire à une fabrique mécanique ou à une série d’exercices pratiques. Il le décrit comme étant accessible à tous – aux enfants en particulier à qui il s’adresse – mais en illustre de nombreux paradoxes, comme cette tension entre la disponibilité au monde et le travail patient des mots, travail dont on ne saurait plus dire quand il a commencé, ni qui en est le maitre, le poème ou l’auteur. Tout ceci est écrit dans une langue poétique extrêmement épurée et limpide, pourtant faite de métaphores et de comparaisons,  d’injonctions et de conseils que l’on a envie de suivre. Les illustrations de Joanna Boillat, du noir et blanc rehaussé de taches de couleurs, donnent à voir un monde magique, dans lequel des arbres prennent racine dans les livres, les enfants jouent et rêvent…

Sous un titre empreint de modestie, La petite voix de la ficelle est un art poétique dont la simplicité de l’écriture va de pair avec la complexité du propos tenu.

Jabari plonge

Jabari plonge
Gaia Cornwall
d’eux 2020

Le grand saut

Par Michel Driol

Se rendant à la piscine avec son papa et sa petite sœur, Jabari déclare qu’il va sauter du plongeoir… Mais, au pied de celui-ci, Jabari est impressionné par la hauteur. Il hésite. Mais finalement, grâce aux conseils patients de son père et à sa détermination, il parvient à sauter.

Grandir, c’est oser, surmonter ses peurs, trouver le courage d’aller plus loin, ou plus haut, et éprouver ensuite de nouveaux plaisirs.  Voilà ce dont parle cet album à travers une histoire simple et accessible à tous qui montre comment l’accompagnement parental est indispensable pour donner confiance aux enfants. Les illustrations – en partie à base de papiers journaux découpés pour figurer les immeubles et le décor urbain qui entourent la piscine – accompagnent Jabari de façon très cinématographique : plans larges, gros plans, plongées… et le montrent à la fois confronté aux barreaux de l’échelle, au plongeoir, mais aussi inséré dans la ville et dans sa famille. Ainsi Jabari est montré à la fois comme un individu qui doit accomplir quelque chose seul, mais aussi comme membre d’une famille, d’une communauté qui est là autour de lui. Après les doutes, les hésitations, c’est la joie qui se lit sur tous les visages, et l’élan vers du nouveau.

Cet album d’une autrice américaine peu connue en France, Gaia Cornwall, avec ses peaux brun chaud, son eau fraiche et bleue, présente une histoire stimulante et festive qui est un véritable rite de passage.

Notre feu

Notre feu
Alexandre Chardin
Rageot 2021

Un été, entre adolescence et âge adulte…

Par Michel Driol

A 17 ans, Colin est un athlète accompli. Il sort avec Luce, mais leur première relation sexuelle s’avère un fiasco pour lui. Il décide de rompre avec elle et part 3 semaines avec ses parents et son jeune frère sur une ile. Il y fait la connaissance d’Ada, qui a 20 ans, et de Tristan, un homme étrange, qui vit seul dans un phare, relève ses casiers de crevettes, et de homards, et semble en vouloir à la terre entière, et en particulier au maire. Eveil du désir et découverte de la sexualité, fin de l’adolescence et entrée dans l’âge adulte vont se conjuguer pour Colin cet été-là.

Alexandre Chardin propose ici un vrai roman d’initiation, celle de Colin, qui passe du cocon familial à la découverte d’un univers adulte, fait d’amour certes, mais aussi de relations complexes avec la vie. Colin est le fils ainé d’une famille aimante. Il a un frère plus jeune, avec lequel les relations ne sont pas toujours simples. Ces trois semaines-là sont pour lui la découverte de la sexualité et du désir avec  Ada, plus âgée et plus mure que lui, qui sera sa véritable initiatrice. C’est aussi la découverte de ce personnage étonnant qu’est Tristan : un ancien bourlingueur, marginal, bourru, que l’on sent à la fois fort et brisé par la vie, qui se prend d’affection pour lui et son plus jeune frère qu’il initie à la mer. Quelque part, c’est ici paradoxalement le roman de la sortie du cocon familial, des routines (Colin est un athlète accompli) sur une ile, lieu clos par excellence, pour découvrir la complexité des relations humaines et de la vie. Découverte de la sexualité, découverte d’un marginal attachant qui cache ses failles sous une apparence bourrue, dans une famille aimante, le tout sur une ile, lieu clos par excellence qui renvoie les personnages à eux-mêmes et ne leur permet pas de s’évader.

L’écriture d’Alexandre Chardin est à la fois pudique et sensuelle pour évoquer la découverte des relations sexuelles de son personnage principal. Il signe ici une éducation sentimentale, celle d’un personnage attachant, narrateur touchant et sympathique, soumis aux diktats du  monde contemporain (performance, plaisir, réseaux sociaux), qui reconnait aussi bien ses échecs que ses succès, et découvre en un été la complexité du monde des adultes dans lequel il s’apprête à rentrer. On ne révélera pas ici, bien sûr, le beau final du livre. On en dira simplement qu’il est à la hauteur du roman et marque vraiment pour son héros l’entrée dans l’âge d’homme, la fidélité à l’amitié, la sortie du cocon familial, la première vraie prise de responsabilité. On ne révélera pas non plus comment le titre du livre, polysémique, aux antipodes de l’univers maritime qui le baigne, résonne avec de nombreux passages.

Un roman qui montre aussi l’ouverture de la littérature jeunesse soumise à la loi de 1949 à des préoccupations et des thématiques qui touchent les adolescents d’aujourd’hui – trop soumis aux injonctions des réseaux sociaux, au culte de la performance dans tous les domaines, à la pornographie sur internet, au culte de la performance – pour leur parler, sans crudité, mais sans pudibonderie non plus, de l’éveil du désir et des relations amoureuses et humaines, dans leur complexité.

Enquêtomania – Transports

Enquêtomania – Transports
Justine de Laguasie et Raphaël Martin – Daniel Sponton
La Martinière Jeunesse 2021

Où sont Charlie, Mathilda,Hitek, Lady Gogo et les autres… ?

Par Michel Driol

Sur le principe de Trouvez Charlie, voici 16 énigmes dans le monde du transport.

Un texte présente de nombreux personnages qu’il s’agit d’identifier grâce à un détail vestimentaire, ou par la position dans une illustration foisonnante. Chacune des pages est consacrée à un mode de transport (avion, montgolfière, bateau…) ou à un lieu (autoroute, ponton, galaxie…). Les textes, assez variés, présentent les personnages en action : accident, enquête policière, star du rap voulant passer inaperçue. Ils évoquent pour l’essentiel notre vie quotidienne, mais aussi les malfrats, pirates, bandits des enquêtes policières.

Ces personnages sont animalisés : leurs têtes sont celles d’animaux réels ou imaginaires, alors que les lieux sont représentés de manière assez réaliste avec une multitude de détails colorés.

Une dernière énigme invite à parcourir toutes les pages pour y découvrir des jumeaux cachés.

Un ouvrage jeu qui  plaira aux jeunes lecteurs et montrera que lire, c’est chercher et repérer des indices significatifs.

Marcel et Odilon

Marcel et Odilon
Noémie Favart
Versant sud, 2021

La belle équipe…

Par Michel Driol

Marcel la coccinelle quitte la ville de Coxis pour prendre des vacances avec sa caravane. Il s’installe près de la Grande Laitue où a lieu une grande course d’escargots. Quant à Odilon l’escargot, il quitte sa famille pour participer à la course. C’est donc à cette occasion que les deux personnages se rencontrent. Odilon ne sera pas le vainqueur, mais, intrigué par une photo trouvée au grenier, il part à la rencontre de son arrière grand-tante. Il découvre qu’elle possédait un carrousel. Il fait donc appel à Marcel et à ses amis pour le remettre en état, et tout se termine par une grande fête.

A hauteur d’herbes, voici une histoire bien sympathique qui met en scène des animaux minuscules dont la rencontre est improbable. Dans un univers proche de celui d’Arnold Lobel où les animaux sont des modèles, amis, positifs, ouverts, Noémie Favart propose un monde très humanisé : une ville gigantesque dans laquelle l’uniformité est parfois pesante, une chanteuse à la mode, des embouteillages sur la route des vacances, des escargots vivant dans des maisons  très confortables, le souvenir de la guerre, un carrousel et une baraque à frites. Son monde est à la fois plein d’humour et de tendresse pour ses personnages, mais aussi plein de fantaisie qui peut se voir en particulier dans le texte ou dans les multiples détails des illustrations.  L’ouvrage tient de l’album par les illustrations en pleine page, mais aussi de la BD par le découpage astucieux en vignettes qui rend l’action plus rapide, par la façon aussi de donner la parole aux personnages.

Cette histoire d’amitié montre comment un projet commun et festif peut donner du sens à l’existence, faire revivre le passé pour se projeter dans l’avenir, vivre ensemble tout simplement malgré les différences.

Le Phare

Le Phare
Sophie Blackall
Editions des éléphants 2021

Ohé ! Du phare

Par Michel Driol

Un nouveau gardien arrive dans un phare isolé sur une ile. Il écrit à sa femme qui vient le rejoindre.  Puis un bébé nait. Un jour arrive une lettre, par le bateau ravitailleur, qui leur annonce que le phare va être automatisé et qu’il n’y a plus besoin de gardien à demeure.

Cet album se situe entre fiction et documentaire. Fiction par l’histoire de ce couple de gardiens et de leur enfant que l’on voit grandir, façon de marquer le passage du temps dans ce lieu clos et immobile. Documentaire par la double page finale, consacrée aux phares du XIXème siècle, mais aussi par la façon d’évoquer le bateau ravitailleur, les naufrages, le brouillard, la réserve d’huile où le mécanisme à remonter régulièrement. Ainsi, on saisit mieux la vie rude de gardien, et les tâches répétitives à accomplir, ou la façon d’être dépendant du temps, à la fois celui qu’il fait et celui qui passe.

Le texte est rythmé par des Ohé ! Ohé ! qui lui donnent l’air d’une comptine et renforcent à la fois l’aspect répétitif de la vie dans le phare, mais aussi l’absence de communication avec l’extérieur. Les illustrations – encre de chine et aquarelle – s’inscrivent souvent dans des cercles, façon aussi de marquer la rotondité du phare et l’enfermement de ses occupants. La figure du cercle est omniprésente. Mais les illustrations sont aussi documentaires : phare en coupe, scène de transfert d’un passager, scène de naufrage… autant de façon de mieux faire comprendre cette vie de gardien. Elles sont enfin une ode au ciel et à la mer, à leurs changements, à leurs couleurs, à leurs états.

Un bel album docu fictionnel, au format allongé comme un phare, pour rendre sensible la dure vie des gardiens de phare et leur rendre hommage, d’en garder la mémoire.

C’est l’histoire…

C’est l’histoire…
Corinne Dreyfuss & Charlotte des Ligneris
Seuil Jeunesse 2021

This is the end, beautiful friend,

Par Michel Driol

Il n’est jamais évident ou simple de parler de la mort aux enfants. Cet album s’y essaie avec un angle et un dispositif originaux. On suit les derniers moments d’une très très vieille dame, qui se déshabille et range soigneusement ses vêtements sur sa chaise.  Puis elle  se couche, et ferme les yeux. Après un tendre sourire, son histoire est finie.

Le texte est à la fois explicite et implicite : il dit la fin d’une histoire, sans prononcer le mot mort. Mais les illustrations, elles, ouvrent presque à un autre univers. Dans un premier temps, un décor urbain, celui d’un immeuble aux nombreux habitants, tous affairés. Derrière un rideau, la vieille dame. Une fois ses rideaux fermés, on voit la vie continuer dans les autres appartements. Mais il faut soulever le rabat des rideaux pour voir la chaise, l’armoire et les vêtements déposés. Cependant, des nuages blancs voilent de plus en plus l’immeuble. Une fois la vieille dame couchée, l’album s’ouvre sur des pages à grands rabats, sur des paysages de nature : deux enfants qui jouent au cerf-volant, une scène de montagne peuplée, puis deux personnes âgées se tenant par la main et regardant le soleil se coucher sur la mer. C’est alors que la vieille dame se confond avec la montagne au bord de la mer, qui lui fait comme un lit. Sur la dernière illustration, la vie continue, sans elle, dans la ville.

Cette fin n’a rien de triste : elle est l’ouverture vers un autre monde, un autre univers, qui est à la fois celui de la nature et peut-être celui des souvenirs. Le texte, au passé composé, évoque les actions simples, d’un corps qui se dénude, puis des gestes de repos avec les mains qui se posent sur le ventre  et les yeux qui se ferment, comme préludes à un endormissement. Le passage qu’est la mort est donc à la fois célébré, avec une dimension métaphysique de lien apaisant avec l’univers entier que la vieille dame rejoint, et, dans le même temps, comme dédramatisé  à travers des gestes qu’on dirait quotidiens, même s’ils sont effectués ici pour la dernière fois. Les illustrations évoquent à la fois ces univers  familiers, pleins de détails et de vie quotidienne, et en même temps, par le jeu des métaphores, cette ultime transformation vers l’inconnu qu’est la mort.

Comprenne donc chacun à sa façon : les uns verront donc dans cet album le récit d’un endormissement, d’autres y liront une approche philosophique de la mort. C’est là la marque des grands albums jeunesse.