Julien de la Révolte

Julien de la Révolte
Elise Fontenaille
Rouergue 2025

Petit paysan

Par Michel Driol

Au cours d’une fugue, Elen, la narratrice, rencontre Julien éleveur dans le Massif Central, qui l’accueille, lui montre le travail d’élevage, à la ferme du Paon, et à la Révolte, dans les hauts. Elle prend gout à cette vie, apprend à connaitre les vaches, leurs veaux. Mais Julien oublie de déclarer à l’administration la naissance d’un veau, et l’engrenage kafkaien commence pour lui.

Inspiré par le destin tragique, en Saône et Loire, de Jérôme Laronze (qui avait aussi été porté à l’écran par Olivier Bosson sous le titre la Chanson de Jérôme), ce récit âpre et tendu comme souvent chez l’autrice aborde des sujets sensibles, bien liés à la vie – et à la mort – d’un certain mode de vie paysan, d’un lien avec la nature, les bêtes et l’administration, dans ce qu’elle peut avoir de pire.  Julien a repris la ferme familiale, après avoir bien bourlingué. Il est instruit, cultivé, et mène une vie en accord avec ses convictions : respect de la vie, des bêtes, de la nature au sein de laquelle il trouve une forme d’épanouissement qu’il communique à Elen, qu’on devine meurtrie par la vie, écorchée. A son contact, elle retrouve un  sens à la vie, un apaisement, un calme qu’elle semble n’avoir jamais connu auparavant. L’autrice construit une belle relation entre eux deux, faite de respect et d’acceptation mutuelle, contribuant à valoriser encore le personnage de Julien, par ailleurs bien intégré dans un milieu rural ouvert à différentes formes de cultures, théâtrales en particulier.

Ce que le récit oppose avec force, c’est cette forme de paysannerie respectueuse de la nature et la sacrosainte traçabilité nécessaire à l’industrie agroalimentaire, incarnée par une administration – une femme en particulier – sans empathie, sans cœur, qui voit dans cette forme d’agriculture quelque chose à détruire avec haine. Où est LE REEL, tant évoqué par l’administration, dans la numérisation des bêtes et des êtres, ou dans le contact charnel avec eux ? Les scènes évoquées – pour certaines réellement vécues par Jérôme Laronze – montrent une administration complétement déconnectée justement de ce réel, de la vie, au nom de l’agro-industrie, du profit. Rien de passéiste dans ce récit qui célèbre la vie sous toute ses forces, parvient à une fin flirtant avec le merveilleux, en demi teinte, mais néanmoins pleine d’espoir pour la survivance de pratiques plus respectueuses du vivant, héritage de toute une tradition à ne pas oublier

Voilà un récit  à l’écriture sans pathos, juste, factuelle autant que possible, qui invitera les adolescents à se questionner sur l’agriculture, à une époque où celle-ci est traversée de courants bien contradictoires, et qui donne en modèle un personnage charismatique, positif, brisé par une machine sans cœur, l’administration, incarnée ici par une femme sans aucune empathie.  Oui, il est plus que jamais nécessaire qu’il y ait une place pour les Julien, les rêveurs, les révoltés et les résistants…

Bande de poètes

Bande de poètes
Alexandre Chardin
Casterman poche 2025

Amour musique et rap, es-tu cap ou pas cap ?

Par Michel Driol

Fils du maire, Julien est inscrit au Collège Edmond Rostand, peu côté, et non dans un collège plus prestigieux, avec ses anciens copains. Au premier regard, il tombe amoureux de la belle Nour, mais s’attire l’animosité de son frère Amir, violent et agressif. Grâce à Abou, il entre en contact pourtant avec Nour. Comment ces quatre-là vont-il se retrouver à faire de la musique ensemble, et monter sur scène pour la fête de Noël, c’est ce qu’on vous laisse découvrir !

Première caractéristique, et non des moindres, de ce roman, c’est son écriture en vers. Des alexandrins, pour l’essentiel, avec, admettons-le, quelques licences poétiques dans les élisions, pour être plus proche d’un langage jeune. Avec des rimes audacieuses (devinez avec quoi l’auteur fait rimer PQ ?). Avec surtout, du panache, de l’humour et de la verve. Ce n’est pas pour rien que le collège s’appelle Rostand ! Mais aussi avec des délibérations très cornéliennes. Ces alexandrins d’Alexandre Chardin, bien dépoussiérés, laissent place au flow du rap d’Amir, de façon très naturelle.

Deuxième caractéristique, ce sont les adolescents et leurs relations. Comment on passe de l’agressivité, du rejet de l’autre, le blanc, le fils du maire à un respect mutuel lorsqu’on découvre les fêlures, les blessures, et les relations familiales tendues. Ce que dit le roman, c’est à quel point l’école, le collège, peuvent être des creusets pour apprendre à se connaitre, à devenir amis, quelles que soient les origines sociales, en sachant aller au-delà des idées reçues, des apparences, des préjugés. Le roman invite bien son lecteur à ne pas porter des jugements a priori.

Troisième caractéristique, c’est le rôle des mères. C’est grâce à elles que la violence des pères, physique ou symbolique, est démasquée, et que l’apaisement peut venir. Trois mères, l’une d’origine maghrébine, l’autre d’origine africaine, la troisième d’origine européenne, qui vont discuter et s’allier pour permettre de retrouver la sérénité, voilà de beaux symboles et une belle histoire.

Quatrième caractéristique, le rôle de l’art, de la musique en particulier, pour réunir au-delà des différences. Comment un piano, joué par Abou, une trompette, jouée par un jeune amateur de jazz, vont accompagner les textes plein de force et de vigueur d’Amir, portés aussi par la voix sublime de Nour, montrant ainsi, dans les faits, qu’il est possible non seulement de vivre ensemble, mais encore de partager les mêmes passions et les mêmes projets, quels que soient ses gouts originaux.

Au-delà du tour de force de l’écriture en alexandrins, un  roman sensible sur l’adolescence, sur les différences sociales, et sur ce qu’il faut  de courage pour lutter contre les fiertés et les ostracismes pour conquérir la liberté d’être soi avec les autres.

Le Conservatoire des Gourmets – Tome 1 – Rivalités, tarte aux pommes et amitié

Le Conservatoire des Gourmets – Tome 1 – Rivalités, tarte aux pommes et amitié
Nancy Guilbert
Tom Pousse – AdoDys – 2024

Quand fantasy rime avec pâtisserie

Par Michel Driol

Dans un pays imaginaire, en un temps imaginaire aussi, Ceylan, qui a 13 ans, n’est pas surdoué comme ses frères qui auront des places brillantes dans la société. Il a du mal avec les calculs. Tombant un jour sur un livre de recettes manuscrit, il va les essayer à la cuisine, et décide d’intégrer le prestigieux Conservatoire des Gourmets, où la sélection est rude et la concurrence féroce. Il y parvient, et, malgré l’hostilité de quelques élèves, grâce à l’aide d’une fantôme, il parvient à passer en seconde année. La suite (attendue) dans le prochain tome.

Comme dans tous les romans de cette collection, le héros souffre d’un des troubles communément appelés dys-, dyscalculie ici. Or quoi de plus précis dans les mesures, les conversions nécessaires en fonction du nombre de convives, que la pâtisserie ? Comment parvenir à surmonter ce handicap dans une atmosphère pas forcément très bienveillante ? Voilà le défi auquel est confronté Ceylan, et tout est fait pour que le lecteur le ressente aussi. Toutefois, beaucoup de légèreté et de fantaisie dans un roman qui tient de Harry Potter pour les types de professeurs, l’originalité des matières enseignées et l’univers merveilleux avec fantôme, qui tient aussi de Top Chef ou du Meilleur pâtissier pour les éliminations, et la façon de revisiter les classiques de la pâtisserie. Ajoutons-y une sombre histoire de spoliation, que l’on découvre petit à petit, et de vengeance – horizon d’attente du tome 2 – et on a tous les ingrédients d’un bon livre à dévorer, page après page, en se demandant par quelles péripéties va passer le héros, qui ne peut pas échouer, bien évidemment, et quelles embûches ses condisciples mal intentionnés vont pouvoir semer sur son parcours !

Comme dans les autres ouvrages de la collection, on découvre la liste des personnages au début, illustrée, et on apprécie la police de caractères, l’alignement à gauche qui doivent faciliter la lecture pour les enfants dyslexiques. Un roman qui crée un univers décalé, hors du temps, un pays et une école imaginaires dans lequel on retrouvera, sans peine, des reflets de notre monde – même si on ne croit pas aux fantômes !

Les Lapins peintres

Les Lapins peintres
Simon Priem – Illustrations de Stéphane Poulin
Sarbacane 2025

Peindre les reflets du temps qui passe et des jours heureux

Par Michel Driol

Le jour, Lapin peintre jour dessine les reflets sur l’étang, et la nuit, c’est au tour de Lapin peintre nuit.  Si l’un peint vite, l’autre aime prendre son temps.   Un jour, un gros nuage vient obscurcir le ciel. Au bout de plusieurs jours, ils décident d’aller voir l’origine de ce nuage. L’ayant trouvée, ils font que tout rentre dans l’ordre, et tout se termine autour d’un festin, au bord de l’étang.

Les personnages de ce magnifique album, tout en douceur onirique, sont des animaux anthropomorphises. Si Lapin jour est vêtu d’un tee-shirt, l’autre, avec sa fraise et son chapeau, semble sorti d’un tableau flamand. On croisera aussi un ours pêcheur, une oie repartant pour le marché, une taupe avec son carnet, et une pie mécanique. Tous sont représentés avec une grand précision dans un univers qui fait souvent penser à celui d’Antony Brown pour la façon d’être à la fois hyperréaliste et surréaliste. Les illustrations entrainent donc dans une univers féérique, fabuleux, fantaisiste, bien en accord avec le texte, qui ouvre sur une fonction éminemment poétique des deux lapins : peindre les reflets du ciel, peindre ce qui varie sans cesse, peindre l’impossible, peindre la vie et les nuages qui passent sur une surface mobile… Beau symbole et belle situation pour ces deux lapins complémentaires, menant une vie bien réglée et bien tranquille.  Le texte établit un lien entre la pie, son mécanisme rouillé, et le nuage qui s’installe, sans préciser la nature de ce lien, simple coïncidence, ou lien de cause à effet. Cela fait entrer le lecteur dans une ère du mystère, mystère que les deux lapins, sur une drôle de machine, entre vélocipède et montgolfière, entre ciel et terre, vont chercher à résoudre. Et c’est à nouveau par l’art, par une peinture, qu’ils vont libérer le monde. Belle façon de dire – et de montrer – la nécessité de l’art de la représentation comme reflets du monde dans leurs fonctions libératrices.

L’album est une fable extraordinaire, un conte merveilleux, une belle invitation à rêver, à profiter du moment présent, dans un voyage aux coloris subtils, à la magie envoutante, entre Lewis Carroll, Chagall et Magritte.

L’Inoubliable sauvetage dans la prairie

L’Inoubliable sauvetage dans la prairie
Elaine Dimopoulos, ill de Doug Salati
Traduction (anglais, USA) par Alice Delarbre)
Hélium, 2024

Pourquoi tant de lapins ?

Par Anne-Marie Mercier

Le lapin est partout en littérature de jeunesse. Certains s’interrogent sur ce sujet, comme Christophe Honoré dans Le Livre de jeunesse (« les lapins ont gagné », selon lui), d’autres en ont fait récemment des émissions de radio ou des expositions… Ce petit livre, qui propose aux jeunes lecteurs un équivalent de Watership down, une épopée chez les lapins, donne quelques réponses. Le lapin a plein de frères et sœurs, c’est sympa. Il vit dans des terriers, c’est cosy. Il ne parle pas, c’est pratique. Enfin, il est tout doux, surtout quand, comme les héros lapins de ce petit roman illustré, il prend soin de se peigner pour enlever les insectes, tiques et autres nuisances naturelles qui lui font courir le risque de moins ressembler à une peluche bien propre.
Voilà donc un récit bien propret, et plein de bons sentiments. Cela ne l’empêche pas d’être charmant, plein de jolies observations sur la prairie et ses occupants, faune et flore, et d’être une belle leçon d’optimisme. Premièrement, on y voit que chaque défaut peut être corrigé : la petite lapine Butternut, est la plus froussarde de la portée, mais elle est aussi la plus curieuse et la plus généreuse et ainsi c’est elle qui, au péril de sa vie, récupèrera le peigne de grand maman volé par le méchant geai (qui s’amendera à la fin), deviendra l’amie d’un tout jeune rouge-gorge, sauvera une biche blessée en sortant la nuit malgré les interdictions maternelles, et organisera « l’inoubliable sauvetage » de bébés coyotes. Ensuite, c’est un éloge de l’amitié, de la solidarité et surtout de la rencontre entre espèces, chose déconseillée par les anciens. Et enfin, c’est une leçon de hardiesse : puisqu’on ne peut pas tout contrôler, connaissons nos peurs (des « ronces » dans l’esprit) et dépassons-le, prenons des risques (mesurés) et agissons selon notre devoir ou notre envie.
Chaque chapitre est autonome et a son intrigue propre ; c’est une grande qualité pour un livre qui s’adresse à des lecteurs peu aguerris : ce livre semble appeler la lecture à voix haute. Et c’est aussi un manuel de racontage d’histoires : la famille lapin a placé cet art au sommet de sa civilisation grâce à l’expérience d’une grand-mère, un temps captive chez des humains lecteurs. On trouve de nombreux conseils sur l’art du racontage, la façon de mener une intrigue, et surtout de capter l’attention du lecteur. L’autrice, qui enseigne l’écriture et la littérature de jeunesse dans des université américaines livre toutes sortes de conseils pour des écrivains en herbe et ouvre son dernier chapitre avec une conclusion qui résume son art du récit.
« Comme dans toute bonne histoire une transformation avait eu lieu : j’avais acquis de l’expérience,  j’avais découvert que le monde réservait des épreuves bien plus terribles que la simple traversée, rapide et prudente, d’une chaussée ».
Curieuse coïncidence: l’album chroniqué il y a deux jours, au titre un peu semblable, La grande aventure de Brindille, présentait un personnage écureuil avec le même caractère que Butternut : vaincre sa peur semble être un sujet important en ce moment, du moins aux USA puisque ces deux ouvrages en proviennent.

Pleine nuit

Pleine nuit
Antoine Guilloppé
Gautier Languereau 2024

La nuit de Mère Ourse

Par Michel Driol

C’est la nuit. Le soleil s’est couché. Dans la forêt, les animaux se donnent rendez-vous autour de l’eau lorsqu’une étrange cérémonie commence, l’arrivée de Mère Ourse que tous, viennent honorer, chacun à sa façon. A la fin de la nuit, le soleil se lève.

Pas de découpe laser cette fois ci dans cet album de très grand format d’Antoine Guilloppé, mais un usage de deux fers à dorer, argent et or. Le résumé seul ne rend pas compte de la beauté et de la magie de l’ouvrage, de ses dominantes sombres, nuances de bleu variées et noir. Tout d’abord s’installe une atmosphère de calme, le calme de la tombée de la nuit, où les seuls êtres animés sont d’abord les oiseaux, sombres silhouettes dans le ciel ou découpées sur les champs. Mais, en fait, on suit une rivière jusqu’à la forêt, rivière que les dorures argentées font miroiter, et autour de laquelle toute une troupe d’animaux vient s’abreuver, des plus petits, les grenouilles, aux plus gros, le cerf. A la tache dorée du reflet de la lune dans l’eau correspond, page suivante, la lune dans le ciel, au milieu d’étoiles. Arrive alors la magie, avec une masse de petits points dorées, montant vers le ciel. Est-ce un feu ? Est-ce autre chose ? Tout cela marque l’arrivée de Mère Ourse, entièrement représentée en transparence, avec des contours dorés. Toute l’image montre qu’elle est autre, sans que rien ne vienne dire qui elle est. Fantôme ? Puissance protectrice ? Esprit de la forêt ? Force oubliée ? Lien entre terre et ciel, figure de la grande Ourse ? A chacun d’interpréter comme il l’entend la proposition poétique faite par l’album, qui évoque ce bref passage comme un instant de grâce et de beauté pure, de merveilleux,  de féérie absolue au sein d’une nature calme et apaisée.

Magique album tout en contraste, entre le bleu sombre des pages et la brillance des dorures, argentées ou dorées, entre la force qui se dégage de des animaux et le calme absolu qui règne, un album esthétiquement réussi d’où se dégage une grande impression de sérénité.

La Grande Aventure de Brindille

La Grande Aventure de Brindille
Matthew Cordell
Traduit (anglais, USA) par Anna Le Clezio
Gallimard jeunesse, 2024

Leçon d’indépendance

Par Anne-Marie Mercier

Comme son nom l’indique, Brindille est une petite chose fragile. Cela ne tient pas seulement au fait qu’elle est un petit écureuil : elle est habitée par un sentiment de fragilité et elle a peur de tout, « Peur des grands bruits. Peur de rencontrer des gens nouveaux, peur du vide, peur de nager, peur des microbes. Et des orages »… Alors, quand sa mère lui demande d’aller apporter de la soupe à Grand-mère Chêne, de l’autre côté du bois, elle enfile avec courage sa petite cape rouge bien usée (eh oui, tant de chaperons, ça use !) et s’en va en tremblant.
Les peurs de Brindille énumérées plus haut sont programmatiques : elle sauvera un lapin paniqué hurlant dans le pré, sera emportée par une buse, échappera de peu à la noyade, etc.
Brindille démontre ainsi son nouveau courage, portée essentiellement par une de ses qualités, l’altruisme : c’est parce qu’il est urgent qu’elle agisse pour sauver d’autres créatures aussi fragiles qu’elle et même d’autres qui ne le sont pas en général, qu’elle trouve ce qu’il faut d’énergie pour surmonter ses peurs et devenir ce qu’elle n’était pas. Le courage, en effet, comme bien d’autres qualités, appartient à tous : il se construit et se découvre en avançant sous la contrainte de l’action, c’est une belle leçon.
Les dessins crayonnés et aquarellés de verts et bruns doux, tout juste réveillés par la cape rouge, sont comme autant de vignettes imitant les gravures d’autrefois. Avec leurs personnages animaux vêtus de quelques vêtements sommaires (cape, écharpe, sarrau rapiécé…) et leurs décors charmants de petites chaumières, de bois et de rivières, ils évoquent l’esthétique des images d’Ernest Howard Shepard dans Le Vent dans les saules.
Tout cela fait de Brindille un album intemporel, avec un écureuil chaperonné de rouge plus conscient des dangers que son illustre devancière et donc plus courageux. La fin de l’album, ouverte, laisse le lecteur lui imaginer bien d’autres aventures.

 

Un abri

Un abri
Adrien Parlange
La Partie 2024

Partager l’ombre

Par Michel Driol

Par un jour de canicule, une fillette se réfugie à l’ombre d’un rocher. Arrivent alors un serpent, un renard, un lièvre, un hérisson, un sanglier, une petite bique et une volée d’oiseaux qui se serrent à l’ombre, avant de partir ensemble, lorsque la fraicheur est revenue.

 Format à l’italienne, très large, pour cet album minimaliste tant dans le texte que dans les images. Un cadre unique pour toutes les pages, avec, au centre, le rocher, sorte de pyramide dont l’ombre tourne progressivement au fil du temps, rétrécit puis s’allonge, tandis que la couleur de fond varie également, dans les jaunes tandis que monte la chaleur, puis dans les orangers, les roses et les violets à mesure que décroit la chaleur. C’est toute une atmosphère qui est ainsi donnée à voir, juste commentée par un texte concis en bas de page.

Reprenant un personnage emblématique du Petit Prince, le renard, reprenant la structure en randonnée du célèbre conte la Moufle, l’album évoque le partage d’un lieu à l’abri, la solidarité entre les espèces, et la façon de s’arranger pour survivre ensemble, En effet, ce bestiaire hétéroclite associe des animaux bien différents : le souple serpent, capable de se loger à la pointe effilée de l’ombre de la pyramide, ou le massif et encombrant sanglier, tous s’organisent pour que tous profitent du seul point d’ombre, dans une disposition graphique très composée, un jeu d’équilibre, de façon à profiter au mieux de l’ombre qui change heure après heure. Quand la fraicheur revient, tous se déploient, s’observent, semblent discuter avant de partir vers le futur, ensemble et unis, dans une dernière illustration comme en ombre chinoise où les oiseaux emportent le serpent dans les airs, où le lièvre est sur le dos du renard, et la petite bique dans les bras de la fillette. C’est, graphiquement, très réussi, pour évoquer ce partage nécessaire des ressources naturelles, l’ombre ici, pour dire qu’il faut surmonter les antagonismes et les peurs : personne n’a pas peur du serpent, et le renard n’attaque pas le lièvre. Il y a là comme un moment poétique de grâce, une allégorie de l’union et de la solidarité face aux menaces, condition nécessaire à la survie de tous, exprimée avec une grande sobriété de moyens.

Un album qui, avec peu de mots, avec une structure très maitrisée tirant sa force de la répétition et des variations, promeut des valeurs de partage et d’union, au-delà des différences, des rivalités, des peurs potentielles. Un album bien utile par les temps qui courent !

L’Énigme du Rubis Une enquête de Prospérine Cerisier

L’Énigme du Rubis Une enquête de Prospérine Cerisier
Jennifer Dalrymple
Scrineo 2024

Les Mystères du Paris haussmannien

Par Michel Driol

A 15 ans, Prospérine vit avec son père, commissaire adjoint de police après avoir été médecin, dans un Paris qui subit les transformations du Second Empire. Elle est orpheline et vient de Touraine. Son père mène l’enquête sur l’assassinat d’un charbonnier, près de chez elle,  mais se voit vite déchargé de cette affaire au profit d’un autre, sans doute plus enclin à ne pas trop chercher la vérité. Prospérine va aider une bande de jeunes ramoneurs à faire innocenter leur protecteur, accusé à tort, et aider son père, quitte à explorer les toits et les bas-fonds de Paris, au grand dam de sa tante !

Voilà un roman policier historique bien ancré dans une période de profondes transformations de la ville et de la société. La ville de Paris, cadre du roman est bien décrite, dans ses ruelles non encore transformées, héritage du Moyen Age, dans les luxueux appartements des Grands Boulevards, dans les faubourgs encore plus sordides, mais surtout dans cet entre-deux, les chantiers en cours, signes d’une modernisation qui ne se fait pas simplement. A la façon des romans populaires (on songe à Eugène Sue, bien sûr), on traverse les couches de la société. On rencontrera donc des aristocrates ruinés, des bourgeois en pleine ascension sociale, et toujours dans l’entre deux, Prospérine et son père, bons bourgeois de province, quelque peu déclassés dans ce Paris dont ils ne maitrisent ni l’accent, le parler, ni les codes.

Prospérine est peut-être plus une héroïne féministe du XXème siècle que du XIXème, dans son féminisme adolescent, entre-deux entre l’enfance et l’âge adulte  Elle rêve de devenir médecin, comme son père, ne désire pas aller au pensionnat, et continue de s’instruire, en lisant aussi bien les philosophes que les romans contemporains. Ouverte, empathique, intelligente, indépendante et audacieuse, elle se révèle intrépide et sans préjugés, au contraire de sa tante. Cette dernière se révèle en fait plus complexe que les apparences ne le laissent entrevoir, et saura tempérer l’enthousiasme de sa nièce. Autre entre-deux, entre les convenances et le désir d’émancipation.

Le roman décrit bien la violence sociale de ce Second Empire. Violence à l’égard de « ceux qui ne sont rien » : les enfants exploités comme ramoneurs, rachitiques, les jeunes prostituées, la police plus encline à chercher les coupables du côté des classes populaires que des puissants… Violence aussi à l’égard des celles et ceux, comme certaines familles nobles, victimes d’escrocs sans scrupules. On est tout à la fois dans le roman historique et dans le roman populaire, pour lequel les revers de fortune sont une des ressors dramatiques.

Un roman qui se lit d’une traite, aborde les questions du deuil, de la famille, de l’amitié, de l’éducation des filles, en sachant toujours se situer dans les entre-deux féconds et dramatiquement riches… On espère que l’autrice fera vivre de nouvelles aventures à son héroïne !