Toujours souvent parfois

Toujours souvent parfois
Simon Priem – Illustrations d’Emmanuelle Halgand
Motus 2022

A la recherche d’un temps jamais perdu

Par Michel Driol

Trois adverbes de temps, qui définissent trois modalités dans la fréquence de la répétition des actions ou des faits. L’album évoque ainsi une succession de petits faits  qu’on dirait sans importance, un oiseau qui se pose sur un arbre, une fleur que l’on cherche, un papillon qui vole vers une maison, un vieux monsieur qui répare une chaise… Mais lorsqu’on repense à toutes ces choses, elles ne disparaissent pas dans l’oubli, et attendent qu’on les retrouve…

Simon Priem propose ici un texte poétique, comme une rêverie contemplative autour du temps et du souvenir, dans laquelle le passé et le présent s’entremêlent. Le texte invite à regarder par la fenêtre, à poser son regard d’une chose à l’autre, de l’oiseau à l’arbre, de l’arbre à la fleur, du papillon à la maison, à la manière de certaines comptines enfantines qui décrivent le monde de proche en proche. Cela tant que l’on peut voir, tant qu’il fait jour. Mais survient la nuit, le moment de regarder en soi, de penser à tout ce qui s’est perdu pour lui conférer une sorte d’éternité. C’est une poésie du présent, de la sensation à la fois immédiate et fugitive que la mémoire peut conserver, pour peu qu’on prenne le temps de la figer. Il y a là quelque part comme un art de vivre, voire un art poétique qui vise à faire sortir de l’oubli le temps vécu pour en faire un temps revécu, retrouvé. C’est là que se situe la force de l’introspection, de la pensée, mais aussi des mots dont la vertu est de faire surgir des réalités qui ne sont plus là. Quant à la reprise de la première phrase à la fin de l’album, elle semble signaler un mouvement perpétuel qui va de la réalité à la pensée, dans la permanence des choses et des souvenirs.

Les illustrations d’Emmanuelle Halgand apportent une autre dimension à ce texte. En effet, elles se jouent des contraires, des oppositions, de la réalité et de la fiction, comme pour mieux accompagner le texte dans ses brouillages de la temporalité. Ainsi le papier peint qui orne les murs de la maison représentée se retrouve-t-il à la fin dans la fenêtre, façon de passer de l’intérieur à l’extérieur, à la manière de ces nuages qui envahissent l’intérieur des pièces tandis que le papier peint prend la place du ciel. De la même façon, une photo encadrée sur un mur représente deux fillettes vêtues de robes bleues, et ce sont ces fillettes qui, en quelque sorte, sortent du cadre pour jouer à la balançoire sur l’arbre ou chercher la fleur. Sommes-nous dehors ? Sommes-nous dedans ? Sommes-nous dans la vie ? Sommes-nous dans les souvenirs ? Voilà le beau contrepoint qu’apportent ces images au texte, dans une perspective très surréaliste (on songe à Magritte ici dans l’utilisation du ciel et des nuages).

Ecrit dans une langue simple, vraiment à la portée de tous les enfants, ce riche album aborde des thématiques complexes à la façon des plus grands auteurs pour la jeunesse, donne à percevoir différentes formes de temporalité, de répétitions, pour illustrer avec force la permanence des souvenirs. Chacun pourra s’arrêter plus ou moins sur les différents motifs et symboles qui l’animent. On retiendra ici pour conclure celle de ce vieil homme qui toujours répare une chaise, comme si tout était toujours à réparer au monde avant que la nuit ne tombe.

C’est obligé que les petits cochons se fassent manger par le loup?

C’est obligé que les petits cochons se fassent manger par le loup?
Marie-Agnès Gaudrat, Marie Mignot (ill.)
Casterman, 2021

Questions (pas vraiment) existentielles, quoique…

Par Christine Moulin

L’album repose sur des recettes éprouvées: les pages cartonnées tout-terrain qui permettent même que l’on dévore le livre, les rabats, des illustrations très colorées et expressives, la formule récurrente « c’est obligé que » qui invite à la participation et les rimes. A cela s’ajoute un répertoire de personnages dont le succès est indestructible: le loup, le chat, la sorcière, l’ogre, les cauchemars, plaisamment représentés sous forme de monstres sympathiques. Rien de surprenant. Il est évident que « ce n’est pas obligé » et que le faible l’emportera toujours sur le fort, qui se retrouve toujours en mauvaise posture. Ce qui l’est peut-être davantage, c’est la chute. Alors qu’on croyait assister à une déconstruction des stéréotypes (d’autant que l’illustration qui accompagne la question sur les « grands méchants » représente UNE grande méchante), on quitte le terrain de la littérature ou de la psychologie, pour assister finalement à une glorification de l’intelligence et du savoir: le slogan « On n’est pas bêtes, on a plein d’idées dans nos têtes » est renforcé par des images de livres, de formules mathématiques et d’encyclopédies. C’est ce qu’il y a de plus original dans l’album.

Histoire merveilleuse d’un tigre amoureux

Histoire merveilleuse d’un tigre amoureux
Shen Qifeng – Agata Kawa
HongFei 2022

Un conte merveilleux chinois du 18ème siècle

Tout prédestinait Xiaoying au bonheur. Mais lorsque ses parents ignorent les demandes du peu recommandable monsieur Xue, qui veut la marier à son fils, tout se gâte. Monsieur Xue accuse injustement le père de Xiaoying, qui meurt en prison. A la suite d’un rêve, sa mère promet de la marier à qui vengerait son époux. Mais le vengeur est un tigre. Peut-on épouser un tel animal ? Vivre avec lui toute sa vie ?

Les éditions HongFei proposent une nouvelle traduction (signée par Chun-Liang Yeh) de ce conte classique chinois. Une traduction fluide, élégante dans ses tournures, dans une langue à la fois proche de celle du 18ème siècle et accessible aux enfants du 21ème siècle. Ce conte fait bien sûr songer à La Belle et la Bête, conte contemporain de Mme Leprince de Beaumont. Une intéressante postface compare les deux contes, pour en montrer avec subtilité toutes les différences. Ce qui frappe dans le conte chinois, c’est l’immense respect des personnages l’un envers l’autre, qu’il s’agisse de la mère, éconduisant le tigre avec un argumentaire solide, ou de la jeune fille, l’acceptant malgré leurs différences. C’est aussi la capacité de l’animal à comprendre et à éprouver des sentiments profonds qui font de lui une sorte d’idéal masculin, proche sans doute de l’amour courtois – sans l’apparence humaine.

Ce beau texte est superbement illustré par Agata Kawa dans des teintes jaune et rouge, proches à la fois d’une tradition chinoise et de l’art nouveau. Des portraits expressifs tant de la jeune héroïne que du tigre, l’expressivité des yeux et des postures rendent perceptible cet amour merveilleux, lui donnant une autre dimension de communion avec la nature, voire avec le cosmos. On songe parfois à la Dame à la Licorne, parfois à l’illustration de métamorphoses lorsque la jeune fille semble se transformer en arbre.

Une histoire d’amour merveilleuse, dans laquelle le surnaturel n’est jamais loin, sans sortilège, et, finalement, paradoxalement, profondément humaine.

Calinours va à l’école

Calinours va à l’école
Alain Broutin, Frédéric Stehr
L’école des loisirs, 2019

École forestière

Par Anne-Marie Mercier

Voilà un album qui pourra rassurer les enfants sur l’école – quant aux autres, ils pourront rêver… : celle de Calinours se fait d’abord dans les bois lors de son trajet vers l’école, où il rencontre monsieur Sanglier qui lui fait faire de la peinture avec les pieds, monsieur Renard, avec qui il travaille la pâte à modeler, tant et si bien que lorsqu’il arrive à l’école, après s’être lavé dans la rivière et avoir cueilli des fleurs pour sa maitresse, tous les autres élèves sont partis. La maitresse, une ourse, est très compréhensive et le félicite pour tout ce qu’il apporte – tout en lui recommandant de bien arriver à l’heure la prochaine fois !
L’école est très buissonnière, dans la nature bien verte où l’automne pointe à peine, dans une forêt pleine de petits animaux divers, tous amis.
Tout est très mignon, y compris les chansons de Calinours et ses inventions verbales. Vive la liberté !

 

 

Un billet pour l’Amérique

Un billet pour l’Amérique
Isabelle Wlodarczyk – Barroux
Kilowatt 2021

The Immigrant

Par Michel Driol

A presque 18 ans, Pénélope reçoit un billet de bateau pour rejoindre son oncle, récemment immigré à New York. Elle quitte son père et sa mère, part avec l’espoir de devenir médecin, accompagnée par sa voisine Agathe qui va rejoindre son mari, déjà installé aux Etats-Unis, et sa petite fille. Départ déchirant de la petite ile vers Athènes, où elle doit tricher pour embarquer car elle est mineure, traversée à la fois éprouvante et exaltante en bateau, et c’est Ellis Island, à l’immensité stupéfiante. Retrouvailles enfin avec la communauté grecque de New-York et reprise des études.

L’album retrace avec réalisme et empathie un parcours singulier, mais à l’image de tant d’autres, parcours de ces immigrants partis de Grèce, d’Irlande ou de Pologne pour espérer trouver une vie meilleure au Nouveau Monde. C’est là toute la force de la fiction d’exemplifier, de donner à sentir tout ce qu’il y a d’espoir et de douleur dans le départ pour une destination inconnue, de faire entendre la voix de Pénélope, la narratrice, dans son originalité, sa sensibilité,  ses doutes, ses inquiétudes, ses interrogations, sa détermination aussi. Si ce parcours est historiquement daté, il ne peut manquer de faire écho à toutes celles et tous ceux qui sont à la rechercher d’un meilleur pays pour y vivre. Le récit est complété par un dossier documentaire précis sur l’immigration aux Etats-Unis, et sur Ellis Island, porte d’entrée de 1892 à 1954.

Les illustrations de Barroux proposent un parcours de lecture en contrepoint au texte. C’est d’abord l’ile grecque, avec un ciel d’un bleu magnifique, des maisons blanches, une terre ocre, images d’une Grèce où il semble faire bon vivre. Ensuite c’est Athènes, et les teintes s’assombrissent, nuit, ciel bleu pâle, puis la traversée avec un ciel d’orage et une mer sombre. Des vignettes en grisaille montrent Pénélope et la fillette dansant dans le bateau. Gris et ocre pour Ellis Island, dans une architecture qui écrase les individus, représentés en longues files. C’est enfin New York, marron et ocre. Le ciel, qui a presque disparu, est devenu blanc, comme la page blanche de l’avenir espéré de Pénélope magnifiquement symbolisé dans la dernière image.

Un album pour aider à mieux comprendre ce qui pousse certains à partir loin de chez eux, loin de ceux qu’ils aiment, avec qui ils ont grandi, pour y construire un futur meilleur, à la fois témoignage du passé et ouverture en filigrane sur le présent.

Il était une fois Le Petit Chaperon rou…

Il était une fois Le Petit Chaperon rou…
Philippe Jalbert
Seuil jeunesse, 2021

J’ai la mémoire qui flanche…

Par Anne-Marie Mercier

 

Cet album raconte deux fois (ou plutôt une fois et demi) l’histoire bien connue de la petite fille en rouge. La première fois, c’est une blague : chaque page se termine au milieu d’un mot attendu (Cha…peron, Ga…lette, mé…chant loup, etc) et offre à la page suivante un autre mot (Cha…botté, Ga…zelle, Mé…rou), tout en continuant avec la trame habituelle du conte.
La première histoire s’arrête avant l’arrivée à la maison de la grand-mère. On reprend, cette fois sérieusement, mais il y a un autre problème !
Les illustrations sur fond blanc sont colorées et parfois expressives (pour le loup), souvent drôles. L’auteur suggère au lecteur de continuer avec ses pinceaux : c’est en effet une histoire déconstruite partiellement, à reformuler, un joli jeu.

Voyage

Voyage
Elena Selena

Gallimard Jeunesse, 2021

Voyager en oiseau

Par Matthieu Freyheit

On sait la valeur poétique des grues, souvent convoquées dans le haïku en particulier. Très récemment, chez Véronique Gentil, leur cri résiste à l’interprétation autant qu’à l’appropriation, renvoyant la poète à elle-même : « Si je pleure quand passent les grues c’est peut-être sur moi que je pleure, de n’avoir pas osé devant le ciel ouvrir ma poitrine ni comprendre que leur cri n’est pas un salut mais un cri pour elles-mêmes – me tenir seule » (On construit des maisons et on ne les finit pas, 2021). Le cri lancé par la grue qui ouvre cette suite de 5 doubles-pages en pop-up n’est pas non plus un salut, mais une question lancée à la genèse voyageuse du poussin : « Maman, papa, comment suis-je arrivé là ? »
Une interrogation d’apparence banale, mais aux implications hautement géographiques, comme l’indique le titre de l’ouvrage : Voyage, ainsi se nomme le nom du pays d’origine du poussin. Le récit des parents n’a guère besoin de beaucoup de mots : les formes et les couleurs fournissent toute la profusion nécessaire à l’éclat de la vie et de la joie.
Le lecteur est habitué peut-être aux prouesses du pop-up, qui s’est désormais imposé comme une forme incontournable des recherches esthétiques menées dans le champ de la production pour la jeunesse. L’auteure elle-même a réalisé plusieurs albums sur le même modèle. L’habitude ne suffit cependant pas à émousser l’enchantement, et Elena Selena parvient dans cette proposition à associer la luxuriance et la profusion à une poésie de la quiétude que favorise, sans doute, la discrète monochromie rose qui accompagne la présence des grues dans leur périple, qui n’a véritablement ni début ni fin. La jeune grue est d’ailleurs désormais en âge de partir à son tour : Voyage, ainsi se nomme aussi bien le pays de son avenir.

(voir également la chronique de Michel Driol, ci-dessous)

Voyage

Voyage
Elena Selena
Gallimard Jeunesse 2021

Plus loin que la nuit et le jour (voyage, voyage)

Par Michel Driol

Elena Selena propose cinq tableaux pop-up pour évoquer à la fois la naissance d’une grue et la migration. Dans le premier tableau, l’oisillon ouvre les yeux et découvre le monde qui l’entoure, et questionne ses parents sur son histoire. Prennent alors la parole les parents qui évoquent successivement le silence glacé de la forêt, la traversée des mers, la jungle enchantée, et enfin le printemps qui revient, l’oiseau qui a grandi et qui va pouvoir à son tour prendre son envol.

Les cinq tableaux, par la finesse de leurs découpes, donnent à voir des univers merveilleux, variés, réellement en trois dimensions dans lesquelles le regard se perd à contempler les multiples détails : poissons et têtards dans la mare, oiseaux dans les branches, animaux marins vus à hauteur de grues traversant la mer, jungle verdoyante et exotique avant un dernier tableau figurant l’envol des grues dans un monde aux teintes pastel.

Ce voyage prend bien sûr une couleur initiatique : c’est à la fois le voyage de la vie de la jeune grue, prête à prendre son envol pour découvrir le monde, le voyage migratoire des oiseaux, mais aussi d’une certaine façon un cycle fait d’allers et de retours, d’attentes et de départs, de traversées d’un monde à l’autre, de recommencements. Dans cette perspective, la dédicace finale, à Elzbieta, disparue en 2018, « et pour tous les voyages qui l’attendent » ouvre à une autre lecture, plus métaphysique sans doute.

Un bel objet livre qui laisse entrevoir, à travers ses découpes et ses univers, plusieurs niveaux de lecture et donne envie d’ouvrir ses ailes pour partir à la découverte du monde.

Même pas en rêve

Même pas en rêve
Béatrice Alemagna
L’école des loisirs 2021

Rentrée difficile

Par Michel Driol

Pour Pascaline, enfant chauvesouris de 3 ans, c’est le jour de la rentrée. Mais, bien sûr, elle ne veut pas aller à l’école. Et elle hurle si fort sa phrase préférée, même pas en rêve, que ses parents en sont tout ratatinés. Elle les cache alors sous son aile, et part avec ses minuscules parents à l’école, où elle va passer une journée magnifique.

Voilà un petit personnage de trois ans aux idées bien arrêtées et au caractère bien trempé. Elle vit sa vie à la maison, entre doudou Lombric et une poussette en coquille d’escargot. Son originalité se remarque jusque dans ses ailes rose fluo, alors que tous les autres ont des ailes aux couleurs ternes. Ah ! Si l’on pouvait emporter ses parents à l’école, comme des doudous ? rêve de beaucoup d’enfants. Ah ! Si l’on pouvait être mouche, et voir ce qui se passe à l’école ? désir caché de nombre de parents. Béatrice Alemagna concilie ces deux aspirations, avec la première journée d’école de Pascaline, seule enfant souriante parmi des enfants qui pleurent, rassurée par la présence invisible et protectrice de ses parents, qui vont l’accompagner dans la découverte des rites et habitudes scolaires : chant, récréation, cantine, couchette. Cela pourrait se gâter à l’heure des parents, mais l’album passe sous silence ce temps-là pour montrer, à la fin de la première journée, les parents qui ont retrouvé leur taille normale, et une Pascaline qui a grandi et ne veut plus qu’on l’accompagne à l’école. Voilà donc un album pour dédramatiser le jour de la rentrée, cette première séparation d’avec les parents, ce rite de passage un peu angoissant pour tout le monde. Avec tendresse, l’album nous conduit au cœur d’une forêt aux teintes ocres de l’automne, dans un univers à la fois familier (pots de crayon de couleurs, maisons, jouets) et éloigné du fait du choix – peu banal – des chauvesouris comme héros humanisés.

Un album drôle et tendre pour évoquer la rentrée à l’école, la séparation d’avec les parents, avec une héroïne craquante à la petite bouille pleine de malice.

Cot cot cot !

Cotcotcot !
Benoit Charlat
L’école des loisirs (« Loulou et Cie »), 2021

C’est moi ta maman

Par Anne-Marie Mercier

Au commencement il y a… un œuf, tout seul, bien blanc sur un fond vert. Une poule blanche survient, s’extasie et commence à le couver. Arrive une poule grise qui revendique l’œuf et chasse la première. Dans la bagarre, l’œuf se fend, un oisillon jaune en sort et la bataille recommence, mais cette fois sur le mode de la séduction déployée par chacune pour le petiot. Il finit par les mettre d’accord par un coin coin révélateur, et filera vers la mare où l’attend une maman canard.

Voilà donc un nouvel opus dans la série des albums qui traitent de la recherche de paternité ou maternité. Ici, la différence est que l’enfant est totalement indifférent et très sûr de son identité, chose plus rassurante. Le plaisir de l’histoire tient aussi au langage, fait essentiellement d’onomatopées et de variations en cot cot et à la simplicité de l’ensemble.