Dans le désordre

Dans le désordre
Marion Brunet
Sarbacane 2016,

Vivre en communauté et croire à ses rêves
Par Maryse Vuillermet

Sept jeunes se rencontrent en plein cœur d’une manif, ils s’entraident, se soutiennent. S’apprivoisent et continuent à se voir. Puis ils décident de vivre ensemble dans un squat. Grâce aux dialogues très animés et aux points de vue qui alternent,  on les suit au plus près. Certains sont étudiants, Jeanne, Ali, Jules et Lucie, certains travaillent,  Basile est cordiste, d’autres essayent de travailler et vivent de tout petits boulots comme Marco déjà bien cabossé mais expérimenté dans les luttes. Tous veulent échapper à leur famille trop bourgeoise ou trop bête ou trop triste, certains veulent fuir un passé déjà douloureux mais tous veulent changer le monde et construire une autre vie plus libre, plus dans le présent,  une vie où l’on ne possède rien, où l’ on partage tout et où l’on s’aime sans compte à rendre.
Mais les contradictions sont tyranniques, comment changer le monde ? Par la lutte armée, la violence ou la non-violence, être libre mais qui fait le ménage dans le squat, ne pas travailler mais qui vole au supermarché pour manger, ne plus aller à la fac et se retrouver plongeuse à la merci d’un patron immonde?
Ce portrait de groupe va à l’encontre des idées reçues sur la jeunesse d’aujourd’hui, il nous montre des jeunes qui n’ont pas renoncé à leurs rêves, qui se battent, qui ne sont ni individualistes ni résignés mais au contraire inventifs et généreux. Ils vont cependant en payer le prix et le récit commencé dans l’enthousiasme s’achemine vers une tragédie.

Nouvelle Sparte

Nouvelle Sparte
Erik L’Homme
Gallimard jeunesse (grand format) 2017

L’antique, une utopie futuriste

Par Anne-Marie Mercier

Enfin une utopie ! Une vraie, qui ose dire son espoir et sa fragilité et qui puise aux sources les plus discutées de nos démocraties. Erik L’Homme propose l’idée, sinon le modèle, d’une Sparte projetée dans le futur, fondée par des Européens fuyant un monde dévasté. Après la période des « Grands bouleversements » des survivants se sont installés en Baïkalie (donc vers le lac Baïkal, au sud de la Sibérie) et ont voulu fonder une « cité guerrière et forte, capable de résister à l’agonie violente du Monde-d’avant », centre d’une Fédération (écho de Star Wars ?) incluant les populations autochtones. D’autres ont fondé des empires nommés Occidie, Darislam (on reconnaitra la projection de l’Amérique du nord et du monde musulman) une autre se situe derrière la muraille de Chine. C’est donc un monde très polarisé, très schématique aussi, construit sur de nombreux stéréotypes.

La ville est construite en double : la ville du dessus et celle du dessous : chaque famille a une espace pour l’été et un autre, semblable, pour l’hiver glacial : éclairé de puits de lumière, chauffé par une cheminée… La société de la Nouvelle Sparte a été organisée sur le modèle des deux cités antiques, Sparte et Athènes, en prenant ce que chacune avait de meilleur, d’après un philosophe nommé Goas (image de Boas ?). La religion polythéiste de l’ancien monde grec a été réinventée : on invoque Zeus et Héra, Dionysos et Mars – et on y croit. Les héros font des réflexions sur l’amour (libre dans ce monde) en évoquant Eros, Aphrodite, Héra, Hestia… La philosophie est construite sur une distinction entre le « je-suis », le « je fais », le « nous-ensemble », trois manières d’exister. A Sparte, personne n’est pauvre, les biens sont partagés, chacun reçoit selon ses besoins. On aura reconnu des échos de l’ancien système communiste. D’autant plus que « l’hubris (excès dans sa conduite) [est] sanctionné par un séjour remis-des-idées-en-place dans la steppe kourykane ». Mais la distinction repose sur le fait que « la fédération met au même niveau les trois plans d’existence, alors que le communisme ne retient que le troisième ». Enfin, elle prétend être une vraie démocratie, dirigée par plusieurs Assemblées. La vertu et la droiture sont les valeurs suprêmes, mais tout cela est mis en danger au moment où une vague d’attentats faisant de nombreuses victimes terrorise la population et les héros qui en sont spectateurs, de très près : qui est à l’origine de ceux-ci ? on soupçonne le Darislam… Il est question de suspendre un instant les lois de la démocratie…

Les héros sont des adolescents pris au moment de leur initiation. Elle les plonge dans une nature rude avant de les projeter vers le début de la vie adulte et le choix d’un métier. Leur vie est remplie par de nombreuses occupations sérieuses : arts guerriers, sports, poésie, philosophie… et des rencontres autour d’un verre de « stellaire ». Valère aime Alexia mais très vite il doit la quitter pour partir en mission en Occidie, se faisant passer pour un transfuge rejoignant son oncle, riche personnalité de l’ouest (il est en effet un « métis », né de mère occidienne). Le récit de son séjour est digne des romans d’espionnage du temps de la guerre froide : l’Occidie est un monde ou l’extrême richesse se déploie en vase clos dans un océan de très grande pauvreté. La corruption et la violence des rapports humains, la fausseté des sentiments, tout cela en fait un contre modèle. Valère découvre dans le Darislam – l’ennemi présumé de son peuple et le commanditaire de l’assassinat de son père – à travers la rencontre de la famille de l’ambassadeur et il tombe des nues ; loin d’y voir sectarisme et violence, il découvre son, raffinement, son goût pour les arts, l’importance de la religion (il y a des débats savoureux sur les mérites de l’une et de l’autre, avec un éloge vibrant du polythéisme)… Peut-on attribuer les attentats à cet état, ou cela relève-t-il du complot ? On peut rester perplexe devant ce scenario et s’interroger sur sa pertinence dans le contexte actuel – mais on peut supposer aussi que les lecteurs d’Erik L’Homme ne sont pas de ceux qui dédouaneront tout un monde en diabolisant l’autre.
On ne résumera pas les péripéties du séjour de Valère, pris entre la fascination pour le monde des milliardaires, la fidélité à ses origines et à ses amis, le dégoût puis la compréhension du monde des pauvres, et balloté d’une idée à l’autre, totalement perdu. On ne racontera pas non plus comment il découvre qui est à l’origine de ce complot et le but poursuivi. Le récit est dense, prenant, et la réflexion s’intègre bien à l’action. Une légère touche de fantastique à l’antique (les Dieux existent donc ?) complexifie encore l’ensemble. Roman d’aventures, roman politique, roman d’espionnage, sentimental… il y a un peu de tout dans ce livre, qui garde sa cohérence. Seul bémol, la partie aventure manque un peu de crédibilité car les héros déjouent les système de sécurité avec une facilité déconcertante. Certes, ils sont doués en informatique… et il faut bien que l’histoire avance.
Enfin, Erik L’Homme développe un nouveau langage, qui cherche l’idée juste ou la formule choc en accolant des substantifs (« hommages-silence aux étoiles », « les citoyens colère ») ou par des périphrases (les « pousse-à-l’ivresse »), des néologismes (« s’entre-cacher ») ou des archaïsmes ; on s’y fait vite, cela donne une souplesse étonnante au récit qui s’écartèle entre le passé de la langue et ce qui pourrait être son futur.

 

Si j’étais ministre de la culture

Si j’étais ministre de la culture
Carole Fréchette, Thierry Dedieu
HongFei, 2017

Alerte

Par Anne-Marie Mercier

« Pendant la seconde guerre mondiale,
un de ses conseillers suppliait Winston Churchill
de couper dans le budget des arts pour renforcer l’effort de guerre.
Churchill lui répondit :
‘ mais alors, pour quoi nous battons nous ? ‘ »

En temps de campagne électorale, on voit les sujets qui sont mis en avant, pour lesquels on promet beaucoup (de l’argent, des postes, de l’attention…) et on peut s’inquiéter de ceux dont on ne parle pas, qui pourraient jouer variable d’ajustement (postes et argent ne viendront pas de rien, il pourrait y avoir du transfert dans l’air…). Ce texte inquiet sur l’avenir de la culture n’a pas été écrit dans la France de 2017, mais au Canada en 2014 et a été initialement publié aux éditions D’eux : dans un contexte semblable à celui de notre actualité, il avait été proposé à des personnalités publiques d’écrire une lettre ouverte commençant par « Si j’étais ministre de la culture… ».

Carole Fréchette, auteur dramatique, s’est livrée à cet exercice en imaginant que pour être entendue, la ministre qu’elle serait alors aurait à convaincre les autres que la culture est aussi importante que l’air que nous respirons : « équilibre des âmes, du battement des cœurs et de la respiration ». Pour cela, elle imagine un jour sans culture, vraiment « sans » : pas de livre, ni de théâtre, ni de concert, bien sûr mais aussi pas de cirque ou de danse, pas d’architecture, pas de mode, pas d’images… un jour vide et sinistre.  Oui, le Ministère de la Culture mériterait d’être appelé le « Ministère de l’oxygène ».

L’éditeur a donné de l’ampleur à cette courte fable : album de taille exceptionnelle, grands rabats, affiche – manifeste incorporé « à afficher partout » ; L’illustrateur, Dedieu, a forcé encore le trait avec des couleurs saisissantes, des caricatures grimaçantes dans lesquelles la jeune ministre affronte des barbons sinistres, des ambiances mornes et désolées de la vie « sans », avant le retour à la lumière (oui ! la fiction finit bien ; espérons que les ministres réels écoutent la leçon).

Pour voir quelques unes de ces  pages, on peut regarder quelques page sur le site de D’eux ou la vidéo proposée par le site de HongFei (tiens ! ils en ont pour d’autres beaux albums !)

On aime l’injonction de la quatrième de couv. :

LIS

ET PASSE

A TON

VOISIN !

 

 

L’Héritière

L’Héritière
Melinda Salisbury
Traduit (anglais) par Emmanuelle Casse- Castric
Gallimard jeunesse (grand format), 2015

La fille de la mangeuse de péchés

Par Anne-Marie Mercier

Lheritiere_9429Après avoir fini ce roman, on se demande encore ce que signifie ce titre, « l’héritière ». Le titre original « The Sin eater’s daughter » (la fille de la mangeuse de péchés), est plus approprié, car somme toute c’est cet héritage qui sera peut-être le plus intéressant, davantage que le pseudo destin de princesse de l’héroïne de cette trilogie.

Au début de cette lecture, on ressent une certaine lassitude : encore une histoire de princesse, et encore une histoire d’amour où l’héroïne a du mal à choisir entre deux hommes… Mais passé cette inquiétude, on découvre des choses intéressantes : Twylla est destinée à épouser le prince héritier : la sœur de celui-ci, qu’il devait épouser selon la coutume, est morte ; on a découvert (on ne sait pas bien comment) alors qu’elle était encore une enfant que Twylla, fille de la mangeuse de péchés et destinée à prendre la suite de sa mère, était l’incarnation d’une divinité, et donc pouvait remplacer la défunte. Le prince est beau et attentionné, Twylla parfaitement soumise ; ombre au tableau : elle s’inquiète de sa jeune sœur dont elle est sans nouvelles et sui semble être son seul ancrage affectif.

Ce qui pourrait être une bluette avec quelques traits d’originalité se teinte dès les premières pages de cruauté : si Twylla touche qui que ce soit, il meurt instantanément. Elle est ainsi utilisée comme bourreau par la reine et tue les « traîtres », qu’on lui présente, au nombre desquels a figuré un enfant de son âge, son unique ami. Seule la famille royale est immunisée contre ce poison. La reine fait aussi disparaître ceux qui lui déplaisent en lâchant les chiens contre eux. Pourquoi tant de férocité ? Les royaumes environnants s ‘esquissent progressivement, l’un se posant en rival , un autre étant plongé dans une obscurité qui en fait une terre de légende inquiétante – on retrouve un peu de la géopolitique de Game of thrones. Enfin, la profession de la mère de Twylla nous montre des rites funéraires étranges, non dénués d’une certaine poésie macabre.

Le cadre étant posé, on s’impatiente tout de même un peu : l’action tarde à se mettre en place, il y a de nombreuses invraisemblances. Comme tout est vu par les yeux de l’héroïne qui n’est sortie de l’univers amer de sa mère que pour entrer dans le monde clos et mensonger de la reine, le discours est parfois assez niais : quand elle tombe amoureuse de son beau garde du corps, on a l’impression de retrouver les plus mauvaises pages de Twilight.

Mais, une fois parvenu aux deux tiers, le lecteur découvre qu’il a été piégé comme Twylla que tout n’est que manipulation et faux-semblants : son don, l’amour qu’elle croit partagé, la religion à laquelle elle s’accrochait, tout s’effondre ; sa sœur est morte, la reine est son ennemie, un monstre a été lâché dans le royaume et la guerre vient. C’est une trilogie : le meilleur est sans doute à venir…

On retrouve dans ce roman le problème de lecture que posent de nombreuses dystopies narrées à la première personne : le début du récit passant par le filtre d’un personnage jeune, naïf, désireux de s’intégrer au mieux dans le monde parfait qui semble être le sien et prêt à croire tout ce qu’il lui dit, on doit subir des clichés, des interrogations timides et des atermoiements fastidieux avant que le retournement advienne. Le style même change avec la maturation du personnage. C’était le cas de la trilogie d’Allie Condie (Promise, Insoumise, Conquise), et la couverture est aussi réussie dans ce cas (l’esthétique des trilogie de fantasy, y compris celle de Twilight) est assez remarquable.

 

Et vive la sociale!

Quand la révolte gronde
Anne Lecap

Flammarion Jeunesse, 2011

Et vive la Sociale !

par Maryse Vuillermet

quand la révolte gronde.jpgAnne Lecap nous fait revivre le printemps 36 à travers les yeux d’Emilie, jeune Ardéchoise venue travailler dans les grandes usines du Teil. Emilie y découvre le travail harassant des ateliers d’emballage, la camaraderie, la vulgarité et la brutalité des chefs d’ateliers et des patrons. Elle vit l’espoir formidable soulevé par les accords de Matignon, qui instaurent deux semaines de congé payé par an et la semaine de 48 heures. Elle participe à la grève de son usine pour les faire appliquer.

Le personnage d’Emilie devient vite attachant car elle est combattive, son père lui a enseigné la boxe et tout en étant jeune et effrayée, elle affronte ses peurs. Une intrigue liée à son oncle disparu à la guerre de 14 et réapparu sous les traits d’un homme de main de l’extrême droite et une tentative de meurtre durcissent et complexifient le tableau un peu idyllique de la classe ouvrière.

J’ai trouvé le début un peu manichéen mais je me suis vite laissée prendre au charme et au naturel du récit. L’immense espoir de progrès, la liberté de ces premiers congés payés nous touchent. Et je pense que c’est une façon vivante et incarnée de rappeler aux jeunes ce passé si proche mais dont la dureté parait si lointaine.

 

Le Chaos en marche (livre 3 : La Guerre du bruit)

Le Chaos en marche (livre 3 : La Guerre du bruit)
Patrick Ness
Traduit (anglais) par Bruno Krebs
Gallimard jeunesse (hors série), 2011

« Eh bien… La guerre ! » : la fin de l’innocence

Par Anne-Marie Mercier

La guerre, toute la guerre, rien que la guerre : le troisième et dernier volume de la trilogie de Patrick Ness (voir les chroniques consacrées aux deux premiers sur li&je) tient les promesses faites au personnage comme au lecteur à la fin du précédent volume. Bombardements, armes secrètes, empoisonnements, siège, guerre de positions, stratégies, trêves, envoi d’émissaires… mais aussi trahisons, double jeu, fausses alertes, ruses. La guerre est aussi bien affaires de forces que de stratégie et tous les coups y sont permis.

La fin du deuxième volume était, juste avant la surprise de l’attaque, tout entière tournée vers l’attente d’un vaisseau chargé de milliers de nouveaux colons terriens qui devaient tout régler. Or, ce ne sont que trois personnes qui débarquent, en attendant le réveil des autres. Ces dormeurs qui figurent un avenir possible seront l’un des grands enjeux de l’histoire : quel monde leur laisser ?

En ce sens, ce roman est aussi une leçon d’éducation citoyenne. On y voit la difficulté d’intervenir dans un conflit qui oppose une partie d’un peuple à l’autre (l’actualité n’est pas loin). Les nouveaux débarqués incarnent différentes positions, du pacifisme à l’interventionnisme, du désir de négocier à celui d’exterminer. On voit aussi les différentes positions face à ce qui est une guerre coloniale. En effet, les colons aussi bien que les deux partis qui s’affrontaient dans les premiers tomes, celui du maire-tyran qui conduit les hommes et celui de la guérisseuse-autocrate qui conduit les femmes sont cette fois face à une armée des peuples autochtones, moins bien équipés mais plus nombreux, connaissant bien le terrain, ayant toute une histoire derrière eux – et peut-être devant eux.

La culture des autochtones est décrite de façon beaucoup plus développée que dans les volumes précédents. Le roman se fait anthropologie imaginaire : traditions, système de  gouvernement, mode de communication, et surtout langue imagée : la parole d’un « spackle » plein de haine porte le récit, comme celle des jeunes héros, Todd et Viola. Le texte est fait de la succession rapide de ces voix/points de vue entrecroisés qui se succèdent à un rythme soutenu, ce qui donne une dynamique constante à une narration dense et rapide portée par une traduction impeccable, tantôt brute, tantôt poétique.

Enfin, l’histoire d’amour de Todd et Viola reste belle et forte, leurs rapports aux autres personnages sont complexes et changeants. Ce qui les attache à leurs chevaux plaira aux lecteurs les plus jeunes. Cela adoucira sans doute la peinture du cauchemar vécu par Todd. La relation qui le lie au tyran est constamment au cœur des problèmes. A travers ce thème, ce roman qui est un roman d’éducation à de nombreux titres l’est dans un domaine moins attendu : c’est une belle mise en garde contre la naïveté et les dangers et les plaisirs de la manipulation.

La fin de l’innocence ici n’est pas dans la découverte de l’amour, de la mort, de la cruauté ou de la trahison mais bien dans une invitation à se méfier de tout et surtout de soi-même. La démonstration comme l’invention sont magistrales.