Génération K

Génération K
Marine Carteron
Rouergue (Epik), 2016

Pot-pourri scientifico-fantastico-apocalyptique

Par Anne-Marie Mercier

Marine Carteron s’était fait connaître par les Autodafeurs, une trilogie publiée au Rouergue entre 2014 et 2015. Son ancrage dans la SF noire se confirme ici avec un roman haletant, faisant alterner les points de vue de différents personnages qui ne se retrouvent qu’en fin de roman (technique que l’on retrouve dans Game of Thrones, etc., aussi bien à l’écrit qu’à l’écran). L’arrière-plan du roman, fait d’annonce d’épidémies et de réveils de volcans, le rattache à une pensée de l’apocalypse que l’on retrouve dans beaucoup de romans récents (voir la série U4). On l’aura compris, ce roman efficace est dans l’air du temps, et plus encore.

Supers-pouvoirs d’une « race » qui remonte aux temps du déluge (tiens, on dirait le dernier Salman Rushdie, Two Years Eight Months and Twenty-Eight Nights…) , enlèvements, poursuites, retrouvailles inattendues, monstres sadiques, savants sans scrupules, manipulations génétiques, Mafia napolitaine, voitures puissantes, réveil d’un ancêtre mystérieux (on pense à un certain comte Dracula)… On retrouve ainsi des ingrédients connus d’une certaine littérature frénétique (donc post-gothique comme l’était le Romantisme frénétique). A cela s’ajoute un ancrage dans la tradition légendaire, celle du Livre d’Hénoch, apocryphe biblique qui a inspiré John Dee, des courants maçonniques et mystiques, et jusqu’à certains jeux vidéo. Le roman garde une certaine distance grâce à l’un de ses héros, Georges (ou plutôt Georg !) qui ne se laisse impressionner par rien : « Enoch, un descendant de Noé, […] une histoire d’anges qui se seraient accouplés avec des humains et auraient transmis certains de leurs dons à leurs enfants. Bref, un gros ramassis de bêtises », dit-il, préférant s’attarder sur la partie scientifique, théories de Mendel et étude de paires chromosomiques.

Si le livre a été primé (Prix Lire Meilleur roman jeunesse 2016), c’est sans doute grâce à ses héros, un garçon, délinquant violent au grand cœur et très très fort, une adolescente riche et rebelle (avec piercings et tatouages donc), accrochée à son portable et à sa musique « metal », et son amie de cœur (et peut-être plus), jeune fille sage de milieu modeste, en quête de son père.  Tous découvrent leurs origines ou la vraie personnalité de leurs parents (les mères s’en sortent mieux que les pères…), c’est sans doute grâce à ce mélange détonnant (mais pas très étonnant) que la sauce a pris.

 

Simon la Gadouille

Simon la Gadouille
Rob Evans
Traduit de l’anglais par Séverine Magois
L’Arche, 2012

Par Clara Adrados

Dans cette pièce de théâtre on suit l’histoire de Martin, histoire somme toute banale : celle d’un enfant, le nouveau de sa classe, un peu perdu, un peu seul, qui va se lier d’amitié avec l’autre nouveau de la classe, Simon.

L’histoire se passe dans une école primaire, les enfants se cherchent, se chamaillent… Martin est la risée de ses camarades qui s’empressent de se moquer dès qu’une légère différence pointe son nez chez l’un de leurs camarades. Pour Martin, c’est le fait de venir de Birmingham et peut-être d’être un peu timide, en manque d’attention. Simon le sauve et lui permet de rêver, de rire, de s’inventer une vie qui lui correspond, où les moqueries glissent sur lui. Jusqu’au jour où Simon tombe dans la boue et se ridiculise devant tout le monde. Martin ne réagit pas, ne va pas vers son ami pour l’aider. Et c’est le surnom de « Simon la Gadouille » qui poursuit le pauvre garçon où qu’il aille. Les enfants répètent en chœur ce surnom. Le lecteur ressent alors l’oppression à laquelle la victime doit faire face. La narration constituée de très peu de dialogue contribue à rendre ce sentiment d’envahissement, d’étouffement subi par Simon. Peu de mots sont dits, peu de dialogues mais des chuchotements incessants qui constituent une rengaine malveillante dans sa vie. Martin est déchiré entre la culpabilité de renier son ami, et l’envie de faire partie du groupe des « populaires », de ceux à qui on ne donne pas de surnoms dégradants. Il choisira l’entente avec tout le monde plutôt que de garder son ami d’enfance. Les années passent et Martin souhaite revoir son vieil ami. La culpabilité et la peur de le retrouver et de voir qu’il ne lui a toujours pas pardonné hantent ce quarantenaire. Les deux hommes se donnent rendez-vous pour se revoir : une façon de retrouver un vieil ami ? Un moment propice aux excuses, au pardon ? Ou un instant pour se redécouvrir, adulte, dégagé de ces schémas de martyr / groupe dominant ?

Le lecteur peut se faire sa propre fin.

Cette pièce aborde avec justesse un sujet précieux pour les enfants scolarisés : le harcèlement à l’école. Martin semble avoir autant souffert que Simon de cette situation, même s’il a intégré le parti des harceleurs à un moment donné. Cela a détruit une part de lui-même pour que trente ans plus tard il ne se le soit toujours pas pardonné. Le personnage de Martin faisant office de narrateur, nous n’avons pas le point de vue de Simon, et cela donne toute sa force au texte. Simon accepte de revoir son vieil ami et on peut imaginer que ce dernier a bien réussi dans la vie, qu’il s’est construit malgré les maux auxquels il a été soumis, peut-être même que sa force vient du fait de ne s’être jamais plié à ses bourreaux. Une pièce qui ne laisse personne sur le côté : bourreau, martyr … Une ligne facile à franchir.

Réclamez des contes !

Réclamez des contes !
Delphine Jacquot
Les Fourmis rouges, 2016

Belle salade de contes ! achetez ma belle salade, bien fraîche !

Par Anne-Marie Mercier

Pinocchio, la Petite Sirène, Barbe-bleue, la Petite marchande d’allumettes, la Reine de Blanche-Neige, enfin tous les personnages, héros ou ennemis de héros, des contes classiques ont eu un problème à résoudre. La magie n’étant plus de mise dans notre siècle matérialiste, on leur propose à travers des « réclames » à l’ancienne le produit miracle : le loup n’a plus faim, la reine narcissique ne doutera plus de sa beauté, Cendrillon ne perdra plus sa chaussure, le vilain petit canard sera sûr de grandir, la Petite Sirène aura le prince à coup sûr et sans douleur… le conte s’achèvera paisiblement, ou plutôt n’aura pas lieu d’être puisqu’il n’y aura plus de difficulté à résoudre.

La fausse magie du progrès matériel et les illusions qu’on nous vend sont vues ironiquement à travers ces pages de texte qui vantent les qualités d’objets, potions, lotions, ou entreprises, et livrent des slogans définitifs. Il sont accompagnés de superbes images en pleine page qui relèvent davantage de l’art que de la « réclame » et montrent des héros heureux et satisfaits, vivant en paix avec leurs ennemis, confortablement, ou s’« évadant » sans risque, comme la chèvre du professeur Serein, dans un univers virtuel.

 

Les Sorcières du beffroi

Les Sorcières du beffroi
1. P’tit-Boudin et Grande-Greluche
Kate Saunders
Nathan (1999- 2014)

Sorcellerie, espièglerie et fantaisie

Par Michel Driol

P’tit-Boudin et Grande-Greluche, deux sorcières de 150 ans, sont chassées de l’Ile aux sorcières par la terrible reine M’ame Cadabra. Les voilà qui trouvent refuge dans le beffroi d’un village anglais, dans lequel le pasteur et son vicaire sont tyrannisés par Violette Sac-à-Crasses. Comme on s’en doute, les sorcières vont sympathiser avec les victimes et troubler joyeusement le paisible village anglais…

Sur un scénario assez courant – sorcières pour rire faisant irruption dans le quotidien banal – Kate Saunders signe un roman plein d’humour, dans la lignée de Roald Dahl, illustré par Tony Ross – c’est tout dire ! Personnages caricaturaux, modèles de cruauté, utilisation malencontreuse de sortilèges mal maitrisés, voilà les ingrédients de ce roman qui dépeint un univers de fantaisie et de légèreté que la littérature pour la jeunesse oublie parfois.

Ne boudons pas notre plaisir !

 

De givre et de plumes

De givre et de plumes
Edwidge Planchin, Fabienne Cinquin
Editions du Hêtre, 2016


Par Clara Adrados

Très bel album qui aborde un sujet relativement tabou et difficile : la mort d’un nouveau-né.

A travers l’histoire de Grand et de Tout-Petit, le lecteur découvre la joie de l’attente d’un enfant puis la tristesse de perdre cet enfant avant même qu’il ait pu vivre autrement que dans les rêves des êtres qui l’entourent.

Grand, un pingouin, et son enfant Tout-Petit, vivent en harmonie ensemble. Lorsque Tout-Mini arrive soudainement sous la forme d’un œuf dans le trou de givre et de plumes.

Le Tout-Petit est un peu jaloux, un peu effrayé de ne plus avoir ses moments de bonheur avec Grand. Mais ce dernier le rassure.

Tout aussi soudainement que l’arrivée de l’œuf, on apprend que Tout-Mini est sorti trop tôt, il est mort. Tout-Petit s’interroge : « Quand est ce qu’il sera plus mort, Tout Mini ? », « Quand on est mort, on ne peut plus revenir. » lui répond Grand.

Les illustrations, aux couleurs pastel et douces avant la mort de Tout-Mini, laissent place à des images sombres, représentant un monde de neige, de froid, de tristesse. Les images en double pages montrent la distance qui s’opère entre Tout-Petit qui cherche son parent, et Grand qui veut cacher ses larmes, pour éviter que Tout-Petit ne « cesse de grandir ».

Les larmes de Grand sont dévorantes, elles font fondre la neige, Grand ne peut que plonger dans l’eau pour se calmer… loin du monde, loin de son petit. Les illustrations sont fortes de la détresse de Grand et de Tout-Petit. Grand va dans les profondeurs pour s’isoler du monde tandis que Tout-Petit se retrouve seul dans un monde effrayant, peu rassurant.

Puis Grand reprend conscience que son petit a besoin de lui, il sort et protège son petit, le fait sourire … et espère que Tout-Mini les entend et rie de leurs jeux.

Cet album plein de douceur évoque avec justesse la difficulté de faire son deuil pour continuer à vivre, à faire sourire son enfant, en imaginant que l’enfant non né sourit peut-être dans un ailleurs. On notera que les droits d’auteurs sont reversés à l’association Kaly qui soutient les personnes touchées par la mort d’un bébé ou d’un enfant.

 

 

 

Le Fils de l’ombre et de l’oiseau

Le Fils de l’ombre et de l’oiseau
Alex Cousseau
Rouergue, 2016

Rêves de vol en Patagonie

Par Anne-Marie Mercier

le-fils-de-lombre-et-de-loiseauDeux légendes se croisent dans ce récit, celle des mythes autour des premiers hommes volants et des débuts de l’aviation, et celle de Butch Cassidy, réputé mort dans une embuscade en Bolivie en 1908, mais qui réapparait dans ce roman en 1916, au Chili, avec dans sa poche un plan dessiné en 1868 par le père des deux derniers héros de l’histoire, plan qui indique l’emplacement d’un coffre en bois de rose…

Le rêve du vol hante de nombreux personnages de cette histoire qui met en scène plusieurs générations, entre l’île de Pâques et le continent sud-Américain et bien au-delà : Poki, la grand-mère d’Elias et Elie, est partie de son île en suivant le conseil d’une statue, géant de pierre couché dans l’herbe. Devenue déjà « Femme-oiseau » en suivant les rites de son île, elle s’envole « réellement » en se fabricant des ailes, comme Icare et Dédale et arrive sur un rocher en plein pacifique. Elle y rencontre très brièvement Peter Schlemihl, l’homme qui a perdu son ombre (sorti du récit de Chamisso, publié en allemand en 1813), puis erre jusqu’à aborder sur la côte du Chili, où elle donne naissance à un fils. Celui-ci devra réaliser sa quête : ramener une forêt sur l’île de Pâques. Pawel parcourt tout le continent, tombe amoureux, travaille dans les mines, est accusé de meurtre, fuit… Toujours pris pour un autre, toujours emporté dans des quêtes qui ne sont pas les siennes, ce fils a l’air d’une ombre, celle sans doute qu’avait perdue son père. Il y a un peu de l’errance de Candide, avec des rebonds multiples, la gravité de l’exploration du malheur humain, mais la poésie en plus et l’humour en moins. Ses deux fils reprennent son errance, et les fils du récit se renouent à la fin après bien des détours superbes.

Le roman, qui couvre plus de 400 pages, a aussi quelque chose de Cent ans de solitude, avec l’empilement de générations, de légendes familiales, de personnages secondaires marquants, et deux chevaux qui semblent n’en faire qu’un. Impossible à résumer, difficile à lâcher, déroutant, il a des charmes mystérieux.

 

Gouniche

Gouniche
Delphine Durand
Rouergue, 2016

Gouniche et ses amis

Par Anne-Marie Mercier

Après Les Mous, voici le retour de Gouniche, apparu dans Ma maison en 2000. Gouniche n’est pas un mou, mais il leur ressemble avec son allure de patate et ses petites habitudes. C’est un genre de Gibi (voir le monde des Shadoks de Jacques Rouxel), gentil comme eux, préoccupé de choses simples comme : que faire quand on s’ennuie ? comment emmener en vélo un ami qui n’en fait pas ? comment savoir si son chat est un chien ou l’inverse ? comment communiquer avec une fleur qui vient d’une autre planète ?

Ses amis, la fleur, le caillou, le chien, le poisson rouge, font avec lui toutes sortes de sports et de jeux : ils jouent au Mounoploli, font des acrobaties, regardent ensemble leur feuilleton préféré…

En images séquentielles, images pleine page ou vignettes, fiches techniques, photo-montages… avec un sens de lecture qui varie, chaque situation est absurde et quotidienne à la fois, les images sont loufoques à l’avenant, l’art du documentaire bien mis à l’envers : on aime Gouniche !

Tous les cauchemars ont peur des bisous

Tous les cauchemars ont peur des bisous
Caroline Lechevallier – Philipine Murakami
Utopique 2016

Trop curieux cauchemar…

Par Michel Driol

Dans une maison terrifiante vivent Charles-Edouard et ses parents, tous trois cauchemars, avec leur loup – Terreur. Comme tous les cauchemars, ils ont peur des bisous, qui peuvent les transformer en rêves tout doux. Un jour, Charles-Edouard décide de rester dans la chambre de l’enfant qu’il terrifie jusqu’au bisou, et va même jusqu’à en quémander un. Le voici métamorphosé en rêve qui n’a plus envie de faire peur. Bien sûr, ses parents entrent dans une colère noire ! Mais Charles-Edouard les embrasse, et les voici tous devenus des rêves, découvrant un nouveau bonheur.

Peur, cauchemar, bisou : voilà des termes qu’on retrouve fréquemment dans les titres d’ouvrages de littérature jeunesse.  Le traitement ici est original du fait du changement de point de vue : se situer non plus du côté de l’enfant qui redoute les  cauchemars, mais du côté des cauchemars.  Cela permet l’exploration – graphique en particulier – d’un univers de l’horreur, avec ses classiques comme la maison hantée, fenêtres cassées, toiles d’araignée et canapés rafistolés.  La famille cauchemar n’a rien à envier à la famille Addams. Philipine Marakami la représente en silhouettes noires, fantomatiques et informes, où se distinguent seulement des yeux et dents blancs. Tout ceci contraste avec les familles « humaines », qui ont plutôt des formes de lapins, dans un univers aux couleurs chaudes. Quant aux rêves doux, ils ont d’une blancheur éclatante, sourire aux lèvres.

Tout le dispositif narratif est fait pour qu’on s’identifie à ce petit cauchemar qui rêve de bisous, aura le courage de braver l’interdit, et, ce faisant, changera le monde et sa famille. Il s’agit moins ici d’apprivoiser les cauchemars, que de les transformer en opposant les forces de l’amour et de la tendresse qui triompheront des forces du mal et de la peur.

Un album tendre pour se rassurer…

Les Bonshommes de neige sont éternels

Les Bonshommes de neige sont éternels
Dedieu
Seuil jeunesse, 2016

Au-revoir Bonhomme ! Bonjour Bonhomme !

Par Anne-Marie Mercier

On commençait à se demander si un album pourrait un jour détrôner histoire de Perlette, goutte d’eau, un classique scolaire de Marie Colmont et Gerda paru au Père Castor, utilisé dans les classes pour enseigner le cycle de l’eau. Celui-ci pourrait être le bon : très grand format, images superbes (qui reprennent l’esthétique sépia et le personnage de A la recherche du Père Noël), et une belle aventure « humaine ».

Les personnages sont pourtant des animaux.

Un écureuil, une chouette, un hérisson et un lapin ont depuis un mois un ami extraordinaire, un Bonhomme de neige qui leur raconte des histoires, organise des jeux, leur rend la vie passionnante et gaie. Mais un jour, ils devinent que le printemps arrive et s’inquiètent pour leur ami : sait-il qu’il va mourir ? Lorsqu’il disparaît, ils apprennent qu’il n’est pas mort, car tout ce qui est eau retourne à la mer ; ils fabriquent un radeau, le cherchent sur l’océan, en vain (« autant chercher une goutte d’eau dans l’océan », dit fort justement l’un). Lorsqu’ils rentrent, bredouilles et tristes, levant les yeux au ciel, ils voient le Bonhomme, assis sur un cumulus, qui les salue. Il leur promet de revenir l’hiver suivant et de leur raconter son tour du monde avec toutes les histoires et les paysages qu’il aura recueillis.

Cycle des saisons, message christique, leçon de « choses » sur le cycle de l’eau, c’est un peu tout cela. Autant dire que le charmant Perlette est un peu fade à côté. Sont évoqués aussi la mort et le caractère éphémère de la vie, la douleur des proches quand ils pressentent la fin de ce qu’ils aiment (que l’on retrouve dans des contes populaires comme « La jeune fille de neige », ou « Le garçon de neige »), la force de l’amitié et du souvenir (on pense aussi à Au revoir Blaireau sur ce thème).

Les images sont à la hauteur du projet métaphysique et physique, avec des couleurs qui passent d’une dominante de blanc au vert, bleu, rouge, puis au blanc. Les animaux sont très expressifs, les plans accentués en plongées ou contre plongées spectaculaires, dramatisant les situations avec efficacité : c’est drôle, émouvant, intéressant, beau…

voir Perlette, en dessin animé.

A la lettre un alphabet poétique

A la lettre un alphabet poétique
Bernard Friot – Jean-François Marin
Milan

De A à Z, bien sûr

Par Michel Driol

Voici un défilé poétique ans lequel chaque lettre s’expose, à sa place, dans l’ordre. Contrainte habituelle dans ce genre d’exercice, chaque poème est saturé de mots contenant la lettre vedette. Comme souvent chez Bernard Friot, on s’en doute, l’humour est là.

Comment l’auteur renouvèle-t-il ce genre de l’abécédaire ? On trouve bien sûr la dimension métatextuelle affirmée : Si A est au commencement,  Z termine, et  il n’est pas étonnant qu’on ait placé ce grand benêt, ce zigoto, au fin fond de l’alphabet. Les jeux avec les lettres se multiplient : il convient de mettre les points sur le i au I. R est « une consonne fricative uvulaire voisée », ça sonne bien, même si on ne sait pas ce que ça veut dire.  On trouve quelques anaphores, en C’est pour le C, en Un ou une pour le U .

Mais c’est surtout dans le dialogue fictif, en particulier dans le jeu accusation / défense que ce livre trouve son originalité. Parfois intervient quelqu’un, pour faire cesser l’anaphore des C’est

C’est pas un peu fini ?

Ou pour répondre :
Finalement, le F est un type
assez fascinant, vous ne trouvez pas ?
– En effet !

Mais le dialogue sert surtout à souligner des jeux d’oppositions à propos des lettres qui se trouvent avoir alors deux valeurs, une positive, associée à des mots valorisants, l’autre négative, associée à des mots évoquant des réalités plus dures. Ainsi le K, tiraillé entre les mots guerriers et les multiples façons de dire je t’aime en anglais ou en allemand.

Les clins d’œil se multiplient, à l’orthographe, forcément, ce n’est pas parce qu’on  a deux l qu’on décolle, grogne le gorille furibard.  A la chanson aussi, S, comme une chanson de Queneau, si tu t’imagines. L’ouvrage parle forcément du monde, de la morale :

Si tu fais le V de la Victoire
tu fais aussi le v des vaincus
.

de la politique : toutes les lettres présentent leur candidature aux élections législatives : pour qui voter ?

de l’enfance, malheureuse, avec  le n,
regard lourd de détresse, un enfant se mord les lèvres.
Pas pleurer. Pas pleurer
.

Il faut donc aller au-delà de l’aspect formel, convenu  du livre,  qu’on pourrait prendre pour un énième avatar des abécédaires pour y découvrir une véritable vision du monde pleine d’enseignements.

A noter les illustrations, en page de gauche, de Jean-François Marin qui humanisent les lettres, et cachent un objet en lien avec la lettre.