La Brigade de l’oeil

La Brigade de l’oeil
Guillaume Guéraud
Rouergue, 2019

Le Fahrenheit 451 des images

Par Anne-Marie Mercier

L’univers décrit par Guillaume Guéraud en 2007 (il s’agit ici d’une réédition en grand format d’un poche de « doAdo noir ») ressemble à une inversion de celui que l’on trouve dans le roman célèbre de Bradbury, Fahrenheit 451 : ici, ce ne sont plus les livres qui sont traqués, mais les images, toutes les images. Elles sont soupçonnées d’asservir les esprits, de fausser les jugements, de faire l’apologie de la violence et d’être l’opium du peuple. On les brûle. Au contraire, la littérature est au centre de la culture (on parle un peu du théâtre, mais pas autant qu’on aurait pu) : les rues portent des noms d’écrivains, la faculté des lettres est l’objet de toutes les attentions…

Monde idyllique ? non : tout cela a été accompli à travers une répression sauvage menée contre les cinéphiles, les artistes, les amateurs de porno, les sentimentaux attachés à leur passé… Plusieurs scènes décrivant des massacres montrent la brutalité de la Brigade de l’oeil (un genre de police des mœurs, et notre présent rejoint le livre) qui lutte contre ceux-ci et l’acharnement des défenseurs d’images. L’impératrice Harmony veille sur tout, et l’on apprend qu’elle est même l’auteur des livres du philosophe qui dicte sa conduite à toute la société. Tout cela rappelle les pires moments des régimes totalitaires, notamment celui de Ceausescu, mais fait écho à d’autres récits comme 1984 qui montrent comment on peut guider par la propagande et la police de la pensée toute une société.

Lorsque l’histoire commence, le « mal » est quasiment éradiqué et l’on suit un lycéen réfractaire, Kao, qui entre en contact avec les derniers résistants, et un capitaine de la Brigade. L’alternance des points de vue donne à ce récit une épaisseur humaine intéressante (chacun a ses raisons et doute parfois). Tout cela se finit très mal, mais entre-temps on aura vu l’importance des images, leur force, leur capacité à témoigner de l’Histoire (belle évocation de Nuit et brouillard) et on aura pu lire un bel hommage à toute l’histoire du cinéma (Les Temps modernes de Chaplin joue un rôle de premier plan).

Ce texte est provocateur, tant il prend le contre-pied de toutes les condamnations du monde des images dans lequel nous vivons et fait le procès de la lamentation sur la perte d’influence de la littérature mais il fera consensus (ou du moins un certain consensus) sur un point : la télévision seule est condamnée par tous.

Le suspens est très bien mené, les personnages intéressants, l’univers futuriste est très proche du nôtre, de plus en plus proche… (que de mauvais chemin fait en quinze ans seulement !)  et convaincant et tout cela est combiné avec la question de la place des images poussée jusqu’à son paradoxe.

(reprise un peu modifiée de mon article de 2007)

 

 

Mais où est-elle ?

Mais où est-elle ?
Marie Mirgaine
Les fourmis rouges 2022

Une histoire échevelée

Par Michel Driol

Lorsque la magnifique – et remarquable – perruque jaune du héros s’envole, il  part à sa recherche, et croit la reconnaitre partout, dans des algues, un fromage coulant, voire un chat ou une vieille serpillière. Et lorsqu’il la retrouve, elle est devenue nid pour oiseaux, qu’il leur laisse bien volontiers…

Peu de texte dans cet album en randonnée qui repose sur le comique de répétition et des effets attendus, jusqu’au renversement final de la chute. Le texte : le monologue minimaliste du bonhomme, reposant sur l’alternance d’un « la voilà » et d’un « mais non… ». Les illustrations : à la fois des formes colorées pour le personnage, sorte de pantin animé, et un certain réalisme pour le décor. Tout se passe comme si on était spectateurs d’un théâtre d’ombres colorées, ce qui confère à l’album un petit côté magique dans la représentation des aventures de ce drôle de bonhomme et de sa quête de sa perruque. C’est drôle, plein d’imagination, suffisamment simple pour être bien adapté aux tout-petits qui, dès la première lecture, pourront à la fois anticiper sur l’échec du personnage, et être surpris des métamorphoses de cette perruque, que l’on voit partout ! Que dire de ce personnage que l’autrice n’hésite pas à monter coiffé d’un fromage coulant, d’une bouse de vache ou d’une vielle serpillère. On est dans une transgression bien carnavalesque ! Quant à la chute, elle montre un aspect bien sympathique du personnage, prêt à abandonner ce qu’il a de plus cher, afin de protéger la nature et les oisillons.

Un album en randonnée pour rire aux éclats aux dépends d’un drôle de personnage… à un âge où les cheveux commencent à  pousser sur la tête ! En tous cas, une histoire qui n’est pas tirée par les cheveux !

Perdu ma langue

Perdu ma langue
Daisy Bloter – Victoria Dorche
Didier Jeunesse 2022

Mabo ou les deux jardins

Par Michel Driol

Lorsque ses grands parents lui téléphonent pour son anniversaire, et lui chantent une chanson en sindar, leur langue, Mabo est incapable de leur répondre. Cette langue, il l’a oubliée. A l’école, il en parle avec ses copains : l’un, qui ne parle que bambara avec sa mère, n’est pas prêt d’oublier cette langue. Dans l’immeuble, Madame Liouba a conservé son accent russe. Et lorsqu’arrive en classe une fillette parlant aussi sindar, Mabo se détourne d’elle. Il faudra toute l’ingéniosité de ses copains pour que Mabo retrouve sa langue.

Adapté d’un spectacle jeune public interprété par l’autrice, Perdu ma langue est un album qui aborde la migration, l’acculturation, l’identité sous un angle rarement adopté en littérature jeunesse, celui du lien ou du conflit entre la langue d’origine et la langue du pays. Le sindar – langue inventée dans l’album – est la langue maternelle, celle dans laquelle on a été materné, celle des comptines de la prime enfance, celle qui relie à la culture d’origine, mais que personne ne parle dans le pays d’accueil. D’où  son oubli par Mabo, qui n’en perçoit plus l’utilité, mais qui éprouve malgré tout un sentiment indéfinissable de gêne ou de culpabilité devant cet éloignement linguistique qui le coupe du lien avec ses grands-parents. Ce n’est pas tant la volonté de s’intégrer par le français qui le pousse que son interrogation sur sa propre identité. Lui qui est né en France, est-il d’un pays où on parle le sindar ou français ? Lui se sent pleinement français. La richesse de cet album est de faire vivre ce tiraillement, ce déchirement à hauteur d’enfant bien entouré par sa famille et ses copains de toutes les origines. La langue ne peut se déployer que dans la communication, et est un marqueur de reconnaissance. Mais l’album souligne autant le lien avec la toute petite enfance – c’est par une chanson enfantine que les mots de sindar reviennent à Mabo – que la richesse du mélange, du métissage, symbolisée à la fin par ce repas où se retrouvent les deux familles originaires du même pays qui mêlent leur langue et le français dans un partage communicatif. Le récit est entrecoupé de poèmes, imprimés dans une graphie différente, poèmes qui disent la voix intérieure de Mabo, ses doutes, ses questions dans une langue particulièrement rythmée. Les illustrations, très colorées, complètent le récit en donnant à voir tantôt l’intérieur des appartements, tantôt la richesse de la ville où se cotoyent des gens de toutes origines et cultures.

Un album au titre très évocateur pour aborder la question complexe de l’interculturel, pour dire la diversité et la nécessité des langues, leur complémentarité, et pour apprendre que l’important n’est pas de bien les parler, en puriste, mais de les conserver car elles sont la marque d’une histoire personnelle, et pour suivre au plus près les réactions d’un jeune enfant qui en vient à éprouver de la honte envers sa langue maternelle, avant de comprendre qu’il peut être bilingue, et cultiver ainsi deux jardins à la fois.

L’escargot

L’escargot
Minu Kim
Ecole des loisirs 2022

Eloge de la lenteur

Par Michel Driol

Le frère ainé interdit à son cadet de suivre les grands : eux ont un vélo, lui n’a qu’une draisienne.  Pourtant petit frère, le héros, veut suivre, mais se laisse distancer, et heurte un caillou qui l’envoie chuter dans le pré. Reprenant ses esprits, il rencontre un escargot, et découvre le monde autrement. Finalement, c’est bien de prendre son temps, conclut-il.

Voilà une histoire qui se déploie en peu de mots, qui suivent les pensées du héros, dans un noir et blanc aérien, léger, et qui aborde avec délicatesse le rapport des petits frères aux grands frères, mais surtout la question du rapport au temps des enfants. Quel enfant n’a pas voulu grandir plus vite, aller plus vite, suivre les plus grands ? Tel est bien le héros de cette histoire, en colère parce que méprisé par son grand frère, vexé, faisant tout pour le rattraper, être son égal, être enfin grand lui-aussi. Pauvre petit bonhomme perdu dans un immense paysage en noir et blanc, minuscule au milieu des immeubles, solitaire au milieu des herbes, avec la seule tache rouge de son casque.  Jusqu’à la rencontre avec l’escargot, autre tache rouge dans le paysage. Et ensuite tout change. Le noir et blanc fait place à de belles couleurs, celles d’un coucher de soleil, d’un paysage et d’un ciel magnifiés. Toutes choses que l’enfant n’aurait pas vues s’il n’avait pas pris le temps de les regarder. La narration se conduit avec une grande économie de moyens graphiques, qui font alterner des pleines pages avec des pages où des vignettes montrent tantôt l’accélération de la vitesse de l’enfant lors de sa chute, tantôt  le temps qui semble se ralentir, le préparant à la rencontre initiatique avec l’escargot.

Voilà donc un album plein de sagesse qui apprend à s’accepter tel qu’on est, dans sa lenteur, dans sa petitesse, dans son âge, condition pour trouver une paix intérieure et sa place dans le monde…

Un matin de rêve

Un matin de rêve
Christian Demilly – Illustrations de Clémence Pollet
HongFei 2022

Se souvenir des belles choses

Par Michel Driol

Premier matin des vacances, un enfant – le narrateur – se souvient des petits moments de bonheur qui ont marqué la veille : le dernier jour d’école, les portes qui ne claquent pas, son anniversaire, le film qu’on a regardé à la télé… De quoi faire d’aujourd’hui un matin de rêve.

Avec une grande sobriété dans l’expression (une simple petite phrase par double page, à la manière des je me souviens de Perec, ou d’un inventaire à la Prévert), l’album touche à ces petits moments de plaisir qui constituent la vie d’un enfant. Plaisirs simples, comme le voyage où l’on ne s’ennuie pas, ou plaisirs plus coupables, comme la dispense du brossage de dents. Ces plaisirs sont illustrés dans des grands formats (page simple ou double page) montrant l’harmonie familiale – grands parents, parents et enfants –  au sein d’une nature où l’on croise quelques oiseaux dans le ciel. Mais cette lecture, à laquelle beaucoup s’arrêteront sans doute, est peut-être trop simpliciste. Le dernier souvenir est « Hier, Benjamin m’a dit qu’il m’aimait » tandis que l’image montre l’enfant heureux, yeux fermés, aux côtés de sa mère qui lui caresse tendrement les cheveux, tandis que sur le sol trainent quelques pièces de puzzle, comme une incitation faite au lecteur à rechercher les pièces éparses dans l’album et à les rassembler. Qui est Benjamin, dont la seule occurrence du prénom est dans la phrase citée plus haut ? Sans doute ce garçon au tee-shirt jaune que l’on voit avec le narrateur, dans la première page, symboliquement au centre d’une sorte de labyrinthe tracé sur le sol. Puis celui qui vient rendre visite, un ballon sous le bras. Celui avec qui le narrateur regarde un atlas, pour fêter l’anniversaire, un puzzle cadeau devant lui. Celui qui s’en va, tandis que la famille part chez les grands-parents, et que le narrateur accompagne du regard, auquel il pense peut-être dans la voiture… Quant au chouette film qui passe à la télé, c’est Titanic, avec le plan iconique des deux amoureux comme volant à l’avant du bateau… Et si tout ceci était une façon de dire l’importance d’un je t’aime pour un enfant, peut-être une façon pudique de parler d’homosexualité masculine enfantine (mais ne serait-ce pas là un peu forcer l’album), à coup sûr une façon de parler de l’amour entre deux enfants, amoureux de vivre, à coup sûr !

Un album qui traite de sujets délicats avec une infinie délicatesse pour parler du bonheur, un album qui sait en dire autant par le texte que par l’illustration, très complémentaires, un album optimiste qui dit que le bonheur est à portée de main.

Zéphyr, Alabama

Zéphyr, Alabama
Robert McCammon
Traduit (anglais, USA) par Stéphane Carn
Monsieur Toussaint Laventure, 2022

La vie d’un garçon, Alabama, 1964

Par Anne-Marie Mercier

«  La grâce, c’est de pouvoir supporter une perte qui vous touche, de l’accepter et d’en retirer une sorte de joie ». p. 366

Quel beau roman ! Il est bien écrit, touche à de nombreux sujets, et offre aux garçons une lecture dans laquelle ils peuvent pleinement se reconnaitre ou se trouver. Le titre original, « Boy’s life » était sans doute plus fidèle à l’esprit du livre. En effet, on y trouve l’essence d’une enfance : promenades, parties de pêche ou de vélo avec les copains, premier bivouac, cinéma (de Tarzan qui les ravit aux Envahisseurs de la planète rouge qui les terrifie), bagarres épiques, premiers émois amoureux, soucis scolaires, histoires de voisinage, vie de famille… C’est toute une part d’enfance qui est représentée. L’ensemble est intéressant et charmant, la narration à la première personne sonne vrai : la traduction est sur ce plan (et les autres) impeccable. Si ce titre n’a pas été conservé c’est sans doute parce que les éditeurs ont voulu indiquer la spécificité de cette enfance, marquée par son décor et par les particularités de la région. Le héros a douze ans en 1964, c’est-à-dire au moment où les premières lois sur les droits civiques des Afro-Américains sont votées aux USA. Mais ce n’est qu’un début et le racisme est toujours très actif dans le Sud, en Alabama (et on en verra de sinistres et surtout médiocres exemples) ; le jeune héros découvre l’envers sombre de la vie à travers les photos du magazine Life : obsèques de Kennedy, bonze s’immolant, église brûlée par le Ku Klux Klan…

« En regardant les photos de l’enterrement du président Kennedy – le cheval sans cavalier, le salut de son petit garçon, les spectateurs alignés devant le passage du cercueil – je compris soudain ce qui éveillait en moi un sentiment d’inquiétude et de peur. Dans ces photos, on voit se développer des taches de pénombre […] les photos semblent s’emplir d’obscurité. Leurs coins sont rongés d’ombres noires qui déploient leurs tentacules sur les hommes en complet sombre et les femmes éplorées, et qui relient de leurs longs doigts ténébreux les voitures, les bâtiments et les pelouses pimpantes. […] Sur ces photos, on dirait que le noir est un organisme vivant, un virus qui se répand parmi les êtres, prêt à faire irruption hors du cadre de l’image pour poursuivre son entreprise d’engloutissement. »(p. 195)

Le garçon sera hanté par les photos d’un attentat contre une église baptiste dans lesquels des fillettes noires ont été tuées.
Mais les personnages de couleur ont dans la ville de Zéphyr et dans le récit une présence qui va au-delà de l’actualité. Ils ont encore des traditions fortes, de la mémoire de leur histoire, et des pratiques magiques. Une vielle femme mystérieuse, plus que centenaire, semble les diriger. La rivière est une autre divinité, avec de redoutables inondations et un monstre qu’elle cache. Toute cette vie est au cœur du roman et offre de belles pages. On voit aussi la difficile cohabitation entre les communautés, le prix de la solidarité, des personnages excentriques (le copain amérindien et sa famille, un pasteur fanatique qui tente de lutter contre la passion des jeunes pour les Beach boys, l’héritier du plus riche propriétaire qui se promène en ville nu, etc.).
Cet original joue aussi un rôle important : il est celui qui guide le héros, Cory, dans sa carrière littéraire. En effet, Cory invente des histoires pour ses amis, il sait capter son auditoire, et il finit par raconter un événement étrange dont il a été le témoin : un homme été assassiné dans sa voiture, engloutie dans le lac de Zéphyr, trop profond pour qu’on l’y retrouve. Il écrit cela dans une nouvelle qui sera publiée par le journal.
Ce meurtre, raconté dès le début du roman, hante bien des gens : son père, qui en a été témoin comme lui, mais n’a pas tout vu et qui meurt à petit feu de ne pas savoir comment apaiser l’âme du mort, la vieille reine noire qui entend elle aussi ce mort qui réclame justice, la rivière qui a recueilli le corps supplicié de l’inconnu, l’assassin lui-même… L’enquête bâclée, les tentatives pour éclaircir le mystère. Et enfin le dénouement donne à ce beau roman, poétique et parfois fantastique, une allure de thriller dans sa dernière partie. Pourtant, autant le reste du roman est original, intéressant et attachant, autant ces éléments sont un peu convenus. Il semble que McCammon ait subi le destin de l’écrivain dont il est question au cœur du roman, obligé par son éditeur à ajouter un meurtre dans son histoire pour la faire vendre et ainsi de la « prostituer »  :

« il a écrit un livre sur la ville et ses habitants, sur ceux qui en font ce qu’elle est. Il n’y avait sans doute pas une vraie intrigue là-dedans. Peut-être que rien dans ce livre ne vous saisissait à la gorge ou ne vous glaçait le sang, mis il décrivait la vie. Le flux des choses et des voix, ces petits riens du quotidien dont sont faits les souvenirs ». (p. 346)

Ces propos semblent décrire Boy’s life. Mais si cette intrigue parait un peu plaquée, elle apporte néanmoins de beaux moments de mystère et une cohésion au roman qui commence avec la découverte du meurtre et s’achève avec sa résolution. Au fil du temps, Cory a grandi, a affronté ses peurs, aidé sa famille, pleuré un ami et un amour, et compris que la confiance enfantine avait un temps. Un critique américain évoque le roman de Harper Lee, Ne tirez pas sur l’oiseau moqueur, autre roman du Sud : on y trouve effectivement des personnages aussi surprenants et attachants, une vision sans concession du monde des adultes, un amour de la terre et de l’enfance, et la découverte par un enfant d’une dure réalité.

Les Boites aux lettres

Les Boites aux lettres
Gilles Baum
Amaterra 2022

Donne-moi de tes nouvelles…

Par Michel Driol

Depuis un an, Emile est sans nouvelles de son père, dont l’usine a fermé, et qui est parti lors de la fameuse nuit où il a giflé sa mère. Pourtant, Emile est persuadé que son père cherche à lui écrire. Mais pas à la maison, où il sait que sa mère détruirait les lettres. Alors, dès qu’il a réuni 13 euros et 60 centimes, il achète une boite aux lettres et va la clouer dans un des endroits préférés de son père, où les boites aux lettres vivent leur vie, accueillant des oiseaux, ou des mots d’amours entre deux amoureux.

Si l’arrière-plan social est grave : fermeture d’usine, chômage, dégradation des relations au sein du couple, violence familiale, le traitement, lui, est plein de légèreté et de fantaisie, parce que tout ceci est vu à hauteur d’un enfant qui vit dans son monde autant que dans le monde. Ainsi son vélo rose, vieux cadeau de ses parents, qu’il a baptisé Rosie, véritable personnage doté d’une psychologie, de sentiments, comme le serait un animal. Et que dire de la poésie et du merveilleux de ces boites aux lettres, disséminées dans la nature, jusqu’à cette gare improbable située au milieu de nulle part, une gare pour aller passer un jour à la mer ? L’univers d’Emile est à la fois plein de réalité (dans sa façon de se faire donner des mots d’excuse pour manquer l’école, ou de se faire transmettre les devoirs), plein d’amour à l’égard de ses deux parents (dans sa façon d’être là, de remplir les tâches dont celles qui, autrefois, revenaient à son père), et aussi plein d’imaginaire dans sa façon de percevoir le monde. C’est cet imaginaire qu’il a en partage avec l’auteur qui, d’une certaine façon, transfigure un univers qui pourrait être glauque et sinistre en autre chose, sans gommer ce qu’il y a de sombre dans la vie de cette mère qui fait des ménages et de son fils, mais en laissant toujours transparaitre un espoir, et une infinie confiance en l’homme. On voit cet imaginaire d’abord dans la polyphonie du roman. Le narrateur ? un coquillage, donné à Emile par un des anciens collègues de son père, Mojo, qui a dû quitter ses Caraïbes natales en emportant sa collection de coquillages. Imaginaire dans la polyphonie des voix narratives aussi, celle du père, celle de la mère, celle de Mojo, celle du coquillage qui, soit dans des retours en arrière, soit dans des adresses de l’un envers l’autre, donnent à entendre la totalité de l’histoire dans sa complexité humaine. Imaginaire enfin dans le dénouement, car on se doute bien tout au long de l’histoire que l’on va aller vers des retrouvailles entre ce fils qui garde soigneusement le premier cadeau de son père, un ours sur lequel est écrit « je reviens » et ce père qui s’est battu pour que son usine ne ferme pas. La force du roman est aussi que ce dénouement se lira sans doute de deux façons différentes, selon les lecteurs. L’une, merveilleuse, dans laquelle, comme par magie, les lettres du père, comme un journal intime adressé à sa femme pour se dire et se faire pardonner la gifle donnée, apparaissent. L’autre, moins explicite, liée à l’amitié et à la relation entre Mojo et le père, fournira un cadre rationnel à cette découverte.

Ce roman vaut aussi par la qualité de ses personnages. On a déjà beaucoup évoqué Emile. Il faudrait parler aussi de la relation entre les parents, Maria et Serge, et de ce que la dégradation du contexte social a eu comme conséquences sur la détérioration de leur relation, la difficulté pour Maria de pardonner le geste de Serge, et la fuite éperdue de ce dernier aux quatre coins du monde pour tenter de trouver du travail. Autre personnage fondamental, Mojo, qui agit dans le roman comme une sorte d’ange gardien d’Emile. Et que dire de la maitresse d’école, dont on découvre la vie secrète… Il faudrait aussi parler du rôle donné à l’écriture dans ce roman, à une époque où l’on se téléphone, où l’on envoie des SMS, écriture des lettres, du journal intime… Alors que certains lancent des bouteilles à la mer, Emile cloue des boites aux lettres en pleine nature : quel beau symbole du désir de communication et d’amour !

Un roman optimiste qui réussit le tour de force de s’inscrire dans notre société, au milieu des plus pauvres, des sacrifiés sur l’autel du profit, pour dire avec poésie l’importance de l’imaginaire et de l’amour, de la solidarité, pour réparer du monde ce qui peut encore l’être..

Nous, les enfants de l’archipel

Nous, les enfants de l’archipel
Astrid Lindgren, illustrations de Kitty Crowther
Traduit (suédois) par Alain Gnaedig
L’école des loisirs (Hors collection), 2022

Éternels étés dans l’île

par Anne-Marie Mercier

La première partie du roman, longue comme un jour d’été, commence en juin et s’achève à la fin des vacances avec le triste retour de la famille Melkerson à Stockholm. Leur séjour de vacances sur l’île de Saltkråkan (ou île du cormoran) aura été une belle parenthèse. Mais l’histoire continue : après un chapitre intitulé « le problème avec l’été, c’est qu’il passe vite » on est heureux de ne pas les quitter et de les voir revenir sur l’île à Noël, au printemps, encore à l’été… et pourquoi pas toujours ?
Chacun en profite à sa façon : le père, Melker, écrivain, est veuf et très soucieux du bonheur de ses enfants qu’il connait bien et comprend bien. Il tente de se faire bricoleur et cuisinier (avec un succès relatif et des scènes comiques à foison) et se lie avec tous les habitants du village ou presque. La fille ainée, Malin, tient lieu de mère aux enfants, tout en menant sa vie de belle jeune fille de 17 ans très courtisée. Johan et Niklas, adolescents pleins de vie, toujours prêts pour la baignade, sont très différents, l’un plein d’imagination comme son père et comme lui voué à une vie tourmentée, et l’autre « le plus heureux et le plus stable des Melkerson », solide et calme. Enfin, le petit Pelle est le personnage le plus attachant de la famille, ultra-sensible, posant sans cesse de curieuses questions : « Pourquoi avait-on envie de pleureur en entendant le bruit des fils du téléphone, ou quand celui du vent dans les arbres donnait l’impression qu’ils étaient tristes ? ». Très attentif aux animaux et n’en possédant pas, il adopte le nid de guêpe sous le toit en attendant mieux. Il forme un trio extraordinaire avec deux fillettes de l’île, Stina et surtout Tjorven (la batailleuse), enfant de 7 ans accompagnée d’un énorme chien appelé Bosco ; elle « semble avoir été créée en même temps que l’île » tant elle l’incarne, douce, et brute.
Les dialogues entre les enfants sont très drôles et l’on y retrouve de nombreuses situations classiques, toutes traitées avec sensibilité et drôlerie : la concurrence entre les deux petites filles (Pelle y est imperméable), l’adoption d’animaux et les problèmes de communication avec eux, les enterrements d’animaux pour lesquels Tjorven chante toujours le même cantique sinistre… Les enfants, petits et grands, affrontent difficultés, dangers, joies et chagrins, ils cultivent les secrets.
Ils ne sont pas inoxydables comme l’héroïne la plus célèbre de l’auteure, Fifi Brindacier, mais oublient vite les obstacles : « On vit dangereusement quand on a sept ans. Dans le pays de l’enfance, dans ce pays secret et sauvage, on peut frôler les pires périls et considérer que ce n’est rien de spécial ». Les illustrations de Kitty Crowther sont parfaites pour ce trio.
Douceurs de l’été, joies de l’hiver et du printemps, tous ces petits bonheurs sont égrenés au fil d’un beau récit, qui est aussi long (presque 400 pages) et captivant, dans lequel les rebondissements ne manquent pas : qui sera l’amoureux de la belle Malin ? le renard mangera-t-il le lapin de Pelle ? Que deviendra le phoque apprivoisé (enfin, pas tant que ça) de Tjorven ? Son Chien Bosco supportera-t-il qu’on lui préfère un phoque ? Sera-t-il abattu pour avoir attaqué l’agneau de Stina ? Enfin, la maison du menuiser qui les a abrités sera-t-elle vendue et détruite ?

L’été doit-il avoir une fin ? – et l’enfance ? Quelle que soit la réponse, Astrid Lindgren les fait revivre merveilleusement.

Il ne faut pas mettre les enfants au congélateur

Il ne faut pas mettre les enfants au congélateur
Michaël Escoffier – France Cormier
D’eux 2021

Petit manuel de cuisine pour les ogres

Par Michel Driol

C’est le chef Bronislav Haddendur qui accueille les lecteurs dans cet album. Depuis 50 générations, sa famille régale les ogres : n’est-il pas le mieux qualifié pour livrer ses recettes ? L’ouvrage commence par présenter les enfants, dire leurs dangers, préciser la différence entre enfants sauvages et enfants d’élevage, et donner les conseils pour la capture de seconds, bien plus gouteux ! Vient ensuite le chapitre consacré à la conservation des enfants. Et enfin trois recettes savoureuses : le rôti d’enfant, l’enfant brioché, le sandwich à l’enfant. Bon appétit !

Conçu sur le modèle des livres de recettes traditionnels, cet album est drôle et réjouissant à plus d’un titre. D’abord parce qu’il parodie les encyclopédies ou les émissions culinaires qui donnent des conseils avisés, tant sur le choix des produits que sur leur utilisation. Cela sera peut-être plus perçu par les adultes lecteurs que par les enfants. Ensuite parce qu’il présente une vision de l’enfance pleine de saveur : la moquerie toujours présente, les dents gâtées par les bonbons trop fréquents, les microbes qu’ils apportent avec eux, leur gout pour les frites ou les pizzas, leur aptitude à se chamailler ou encore leur manque d’hygiène… Chacun s’y reconnaitra, et mettre ces traits dans la bouche d’un ogre ne manque pas de piquant et introduit une distance entre le texte et la réalité qui permet de mieux la percevoir. Enfin par les recettes. Passons d’abord sur leur côté rabelaisien dans l’exagération des proportions. 10 kg de farine ou 3 kg d’oignons, pas moins ! Evoquons ensuite la précision du lexique culinaire utilisé : on a affaire à un spécialiste ! Certes, mais n’est pas trop transgressif de proposer ainsi des recettes dans lesquelles des enfants vont se faire rôtir, griller ? C’est là qu’il faut évoquer le rapport texte image, et observer finement comment, à chaque recette, l’image montre que l’enfant est plus malin pour glisser qui un nounours, qui une chaussure, qui un grille-pain à sa place dans le plat, alors que l’ogre n’y voit que du feu. Autre qualité attribuée aux enfants : la débrouillardise qui culmine avec la fuite de toute la troupe d’enfants, dans le dos de l’ogre. Comme une revanche de David sur Goliath ! Les illustrations, colorées, vivantes, expressives, sont pleines de détails à examiner avec attention.

Ce petit manuel de cuisine pour les ogres, album grand format, est un vrai portrait des enfants d’aujourd’hui, avec leurs qualités comme la débrouillardise, avec leurs défauts comme la gourmandise, avec leurs penchants à l’irrespect. Il est surtout d’une drôlerie irrésistible !

Griffes

Griffes
Malika Ferdjoukh
Ecole des Loisirs Medium + 2022

Au Service des Dossiers Insolites et des Intrigues Non Conventionnelles

Par Michel Driol

C’en est fini de la tranquillité de Morgan’s Moor, petit village du Northumberland, lorsqu’arrive la diligence avec, à son bord, une voyante extra lucide qui décrit le meurtre horrible du juge Apley et désigne du doigt son meurtrier, Horton Palace, le mercier… Et lorsqu’on découvre que le juge est bien mort comme le medium l’annonçait, il n’y a plus qu’à arrêter, juger et condamner le pauvre Horton. Et lorsque, quelques années plus tard, la sœur du juge meurt dans sa chambre fermée au loquet, Scotland Yard envoie le superintendant Tanybwlch et son jeune adjoint, Pitchum Daybright, qui assistent, impuissants, à d’autres meurtres, dont ils trouveront les coupables à l’aide de la fille de l’aubergiste, Flannery Cheviot, dont la langue bien pendue n’a d’égale que la curiosité et la perspicacité !

Ce nouveau roman de Malika Ferdjoukh sonne comme un hommage à Dickens et à Conan Doyle. Ne se situe-t-il pas, grosso modo, à l’époque de ces deux grands auteurs britanniques ? Difficile de résister au charme et suspens de ce roman, qui sait mêler différents genres. Roman policier, avec le classique meurtre en chambre close, thriller avec les menaces qui pèsent sur les personnages. Roman d’amours, avec deux intrigues parallèles et différentes : un amour avoué, assumé, contrarié, et un amour naissant entre le timide Pitchum, souvent aussi rouge que ses cheveux, et l’impayable Flannery, qui ne cessent de jouer au chat et à la souris ! Roman historique, avec l’inscription dans l’Angleterre victorienne de la fin du XIXème siècle, avec ses zones d’ombre comme ces hospices où venaient accoucher des jeunes femmes célibataires. Comme souvent chez l’autrice, on trouve des personnages vivants, de jeunes hommes amoureux figés, des jeunes filles impertinentes, pleines de débrouillardise, qui ne rêvent que de sortir de leur condition. Comme dans tout roman populaire, on croise des enfants abandonnés, retrouvés, des innocents persécutés, et une part de gothique fantastique qui rôde entre landes et brumes, signe des romans de cette époque, signe du mal toujours présent sous différentes formes dans nombre de romans de Malika Ferdjoukh, mais qu’on parviendra à vaincre. L’écriture est enlevée, révélant parfois de bonnes trouvailles dans l’expression ou les comparaisons, l’intrigue, complexe à souhait, est rondement menée, avec de nombreux rebondissements, et les personnages, qu’ils soient secondaires ou de premier plan, bien campés.

Un roman qui séduira les amoureux du roman policier historique, surtout s’ils sont fans d’humour anglais, et des noms de personnages improbables !