Journal de guerre : deux témoignages, d’Ukraine et de Russie

Journal de guerre : deux témoignages, d’Ukraine et de Russie
Nora Krug
Gallimard 2024

Une année de guerre en Ukraine vue par deux civils

Par Michel Driol

Depuis le début de l’invasion de l’Ukraine par la Russie, Nora Krug interviewe à distance, semaine après semaine, une Ukrainienne et un Russe. A Kiev, K est journaliste, et a envoyé ses deux enfants au Danemark, avec sa mère. Durant l’année, elle fait de nombreux allers-retours entre ses enfants et son métier, en Ukraine, ce qui la conduit sur la ligne de front. A Saint Pétersbourg, D est artiste. Il s’oppose à la guerre, à Poutine, sans oser le dire officiellement, de crainte des représailles. Il cherche aussi à protéger sa famille, cherche à émigrer, séjourne dans les Pays Baltes, à Istanbul, en France.

Dans une longue introduction, Nora Krug évoque les parcours singuliers de ces deux correspondants, leur naissance dans ce qui était encore l’URSS, et revient sur l’origine de son projet, mettant en particulier l’accent sur l’importance du témoignage humain pour comprendre les mentalités, les souffrances de celles et ceux qui sont victimes de la guerre.

Chaque double page correspond à une semaine, K à gauche, D à droite.  Le texte est sagement écrit sur des bandes jaunes tandis que des illustrations mettent en valeur tel ou tel épisode raconté. Scènes de la vie ordinaire, comme ce gâteau d’anniversaire dont on souffle les bougies, scènes poignantes marquant la séparation et l’exil, avec le téléphone comme lien, valises qu’on fait ou qu’on défait, personnages de jeux vidéo appréciés des enfants. Peu d’illustrations évoquent la violence de la guerre, quelques files d’attente, des avions qui traversent le ciel, les passagers d’un autocar attendant à la frontière…

On ne peut qu’être profondément ému  à la lecture de cet album, tout comme les personnages, dont les larmes coulent à de nombreuses reprises. Larmes devant la destruction de leurs vies, l’exil, la fracture de leurs vies familiales respectives, larmes aussi devant leur impuissance – surtout celle de D – à agir en accord avec ses propres valeurs et convictions. Larmes de tristesse, de rage, d’épuisement. On partage l’intimité de K et de D, dans de nombreuses situations très concrètes de leur vie, où on mesure ce que représente pour chacun d’eux le traumatisme de la guerre, qu’ils abordent avec leurs personnalités respectives. K, journaliste, prend d’avantage la mesure des choses, les replace dans des contextes historiques, et tente de concilier ce qui reste de sa vie de famille avec la nécessité de témoigner, de documenter, de suivre les événements.  D se sent plus paralysé, tandis que sa famille reste en Russie, il tente de préparer, avec ses amis occidentaux,  un hypothétique exil, déchiré entre son désir de rester dans son pays et le danger qu’il ressent à y être.

On mesure alors ce qui rapproche D et K, leur désir de protéger leurs familles, leur besoin de démocratie, leur désir aussi de vivre en paix dans leurs pays, au point que dans certaines doubles pages le montage montre des sentiments, des attitudes identiques. On mesure aussi ce qui les différencie, que cela soit lié à leur personnalité, à leur métier, ou à leur pays. Comment ne pas penser à Dostoïevski  quand on lit la culpabilité qui mine D tout au long, quand cela affecte ses relations avec tous les autres qu’il n’ose pas regarder en face, quand il avoue son impuissance face au destin, face à Poutine ? Il a le dernier mot : La guerre m’a montré qu’on ne peut strictement rien contre ceux qui nous gouvernent. C’est terrible, mais c’est comme ça.

Ce constat d’échec face à ceux qui nous gouvernent qui clôt l’album n’est pas partagé par l’autrice (qui le dit dans sa préface). Nous avons le choix entre rester passifs ou agir pour ne pas nous laisser faire. C’est en cela que ces deux témoignages, humains, si humains, sont indispensables, pour ressentir l’empathie nécessaire envers les victimes, pour aussi  nous donner la force de lutter contre tous les totalitarismes.

Comment devenir un château-fort

Comment devenir un château-fort
Catherine Verlaguet
Rouergue – Doado – 2024

Hommes-femmes, mode d’emploi

Par Michel Driol

Parce que sa passion c’est la navigation, la mère du narrateur, Pierre, vient de partir travailler sur un bateau de croisière, laissant ses deux fils adolescents et son mari, qui ont choisi de déménager dans une autre maison. C’est le troisième trimestre. Pierre se retrouve dans un nouveau lycée. A l’occasion d’un exposé sur Oscar Wilde, il fait la connaissance d’Anna et de sa mère. Mais Pierre est timide, secret, complexé, et il refuse les avances d’Anna, qui trouve son frère ainé à son gout… A la maison, les règles changent, et le retour lors d’une escale de la mère permettra-t-il à Pierre d’y voir plus clair en lui et dans ses relations avec les autres ?

Trois hommes, dans une nouvelle situation, avec leurs silences. Surtout ceux du narrateur, qui n’arrive pas à communiquer ses sentiments, ceux du père, que sa femme a quitté. Seul le frère ainé semble être à l’aise avec le langage. Cette petite communauté tente d’établir de nouvelles règles, ou plutôt de s’affranchir des règles antérieures, du temps où la famille était unie. Avec une grande simplicité de moyens et de situations, le roman montre l’éveil de la sexualité et les peurs qu’elle occasionne chez un adolescent complexé, qui se retrouve seul. Petit à petit, il découvre ce qu’il veut vraiment, construit sa personnalité, la protégeant de l’extérieur par un pont-levis.

Ce roman très actuel pose des questions très contemporaines. Qu’est-ce qu’être un homme aujourd’hui et comment construire sa masculinité en échappant aux modèles offerts par le père et le frère ? Qu’est-ce que la sexualité des ados, sexualité déconnectée de l’amour, liée à un autre type de relations entre des garçons et des filles plus entreprenantes ? Qu’est-ce que l’amour, amour maternel en particulier, et en quoi peut-il aller à l’encontre des désirs d’une femme de vivre pleinement sa vie ?

Catherine Verlaguet propose ici une éducation sentimentale, avec un regard aigu et sans concession à l’égard de son personnage principal souvent attachant dans sa candeur, un regard qui sait être cru dans certaines scènes, sans jamais être grossier ou impudique,

Olivier et les Géants de la Nuit

Olivier et les Géants de la Nuit
Kitty O’Meara – Illustrations d’Anna Piroli
Saltimbanque 2024

Olivier peint/Et il éclaire le monde pour nos yeux qui n’voient rien

Par Michel Driol

Quand Olivier peint une pleine lune dans un ciel rose, bleu et doré, et des montagnes déformées par des jets de lumières, ses camarades se moquent de lui. Triste, le soir, il entend des voix qui affirment avoir besoin de lui : les trois géants qui parcourent le monde pour le réparer et le soigner. Au cours du périple initiatique qu’ils entreprennent, Olivier repère ce qui manque, ce qu’il faut réparer, ajoute de la lumière, des couleurs, des courbes… Ils vont même jusqu’à regonfler les nuages et rajouter des sons avant de retourner laisser Olivier s’endormir à la maison.

C’est d’abord un album à contempler. De splendides illustrations en double page créant une atmosphère particulièrement onirique et féérique. Des illustrations d’une facture quelque peu naïve, se jouant de la perspective et de la taille des objets et des personnages, avec des couleurs à la fois sombres  et splendides. Les géants n’ont rien ici d’effrayant, il apparaissent surtout comme des créatures protectrices, munies de quelques accessoires (balai, échelle, ciseaux, scie), personnages hors norme par la longueur de leur barbe blonde pour l’un, de ses cheveux bleu clair pour l’autre , des géants qui arpentent avec douceur et précautions le monde de la nuit, un monde minuscule pour eux, magique par toutes les créatures qui le peuplent et qui ne demandent qu’à être découvertes au fil des pages.

Le texte, plein de poésie, utilise les cadres du rêve, de la nuit et de l’imagination pour rendre sensible une des fonctions de l’art. Tout est toujours à remailler du monde, écrivait Yves Bonnefoy. L’art ici est bien ce qui contribue à réparer le monde. Pour les géants, Olivier est celui qui peint ses rêves, celui qui a le cœur pur, celui qui peut comprendre ce qui manque. Belle définition de l’artiste que l’on voit à l’œuvre dans tout le reste de l’album ! Même les ratés, les accidents sont créateurs, comme ce seau qui se cogne contre la lune et se répand en de multiples taches de lumière. Pour autant, cette conception de l’artiste n’a rien d’élitiste, ainsi que le montre la conclusion de l’album, qui s’adresse à chaque lecteur, à chaque enfant, l’invitant à poursuivre ses rêves et à écouter l’appel des Géants de la Nuit.

Ode au pouvoir illimité de l’imagination, cet album dit la part de magie que recèle chaque enfant, l’importance d’avoir son propre regard sur le monde et sur sa beauté, mais aussi de savoir percevoir ce qui manque au réel et ce que la créativité peut apporter.

A pas de pluie

A pas de pluie
Justine Gautier – Illustrations de Laure Van Der Haeghen
Editions Thierry Magnier 2024

Bal(l)ade sous la pluie

Par Michel Driol

Un jour de pluie, une fillette  répond à l’appel muet de sa chienne pour sortir se promener avec elle. Elles écoutent les bruits, sentent, repèrent choses et animaux, des vaches aux escargots, avant une halte sous l’abribus…

Ce que raconte l’album, c’est une simple promenade, mais une promenade à deux voix à travers les cinq sens. Sur une double page, en caractères romains, on a le récit de la fillette. Sur la page suivante, en italique, c’est le point de vue de la chienne. Et le procédé se répète ainsi, jusqu’à la page finale où, dans le texte, alternent caractères romains et italiques, comme pour montrer la fusion entre les deux personnages. Promenade à travers les cinq sens – surtout portée par le discours de la chienne – avec une précision du vocabulaire qui rend compte de la diversité des choses qui nous entourent. Ça tambourine, tapote, pianote, ça bêle, ça coasse… ça sent la terre et l’humus, la pierre humide, les fleurs écloses… Sens du toucher aussi avec cet escargot qui frôle la truffe de la chienne, avec l’étrange sensation de marcher sur l’eau. Sens de l’odorat avec l’odeur du gâteau au beurre. Sens de la vue enfin bien sûr, avec la description des choses vues, depuis les animaux, jusqu’aux feuillages mouillés… Ce que décrit l’album, c’est ce spectacle de la nature, ces petits riens transformés par la pluie, que les deux personnages explorent avec curiosité et émerveillement.  Ces petits riens, ces paysages, montrés dans les aquarelles aux couleurs  pastel de Laure Van Der Haeghen.  Le vert tendre des prés, des feuillages, le rose et le jaune des fleurs jouent avec les couleurs plus froides de la pluie, dans une grande diversité de bleus. Et, contrastant avec tout cela, le rouge du ciré de l’héroïne. Sur un fond de paysage en double page se découpent, comme incrustées, des petites scènes, des zooms sur le jeunes pousses ou le saut d’une grenouille, façon de montrer qu’il ya toujours quelque chose à voir.

Se promener sous la pluie, sauter dans les flaques d’eau, faire tomber l’eau des feuillages, c’est le rêve et le plaisir de tout enfant que ce bel album magnifie pour montrer toute la poésie de ces moments, pour montrer aussi la complicité et l’amitié entre une fillette et sa chienne.

Fraîcheur !

Fraîcheur !
Thierry Cazals – illustrations Csil
Editions du Pourquoi pas ?? 2024

Autour des haïkus d’Issa

Par Michel Driol

Ce recueil de poèmes s’ouvre et se ferme par deux textes qui évoquent la canicule. 40° le soir, et 40° le matin. Dans cette situation, quelles oasis de fraicheur chercher ? Celles de la poésie, et, tout particulièrement, celle des haïkus d’Issa. Un avant-propos précise qu’Issa Kobayashi était un poète japonais des XVIII-XIX ème siècle. Les textes de Thierry Cazals commentent, illustrent, contextualisent de façon poétique les haïkus d’Issa, ébauchant de ce fait comme un art poétique.

Ce sont donc deux discours qui se font écho dans ce recueil. D’un côté, huit haïkus d’Issa, qui ont presque tous en commun les mots frais ou fraicheur : l’évocation d’instants de repos, dans la nature, dans la solitude, au calme. De l’autre, beaucoup plus développé, le discours de Thierry Cazals sur le haïku, sur la poésie, comme une leçon de vie, adressé à un « tu » non identifié, lecteur potentiel, disciple… Discours sur l’importance du silence qui s’oppose aux publicités tapageuses, discours sur la fraicheur de la poésie opposée au réchauffement climatique, discours sur l’opposition entre le temps d’Issa, sans congélateur ni ventilateur et notre époque… Ce qui se dessine alors, comme en filigrane, c’est un art poétique, une invitation au regard sur les choses, sur la nature, sur l’importance de laisser les mots résonner sans chercher à être trop explicite, à en dire trop. Se dessine aussi la figure du poète, incarné ici par Issa, un paysan pauvre, amateur de siestes, farceur, mais vivant au contact avec la nature. Cet art poétique, qui donne quelques clefs pour rendre sensible la nature du haïku et sa relation avec la nature, pose les questions fondamentales de la beauté véritable, et surtout  de l’importance de sentir et d’être plus que d’avoir. Comme en écho à Oscar Wilde, cité dans l’avant-propos, ou à la chanson d’Allain Leprest Combien ça coute ? arrive naturellement la question de la valeur inchiffrable des instants éphémères qui donnent naissance au haïku opposés au prix marchand des objets.  Sans rien théoriser, sans vocabulaire complexe, la force de ce texte est de conduire chacun à s’interroger, à l’époque du réchauffement climatique, à une époque où l’on voudrait nous faire croire que le bonheur réside dans la possession, à une époque foncièrement matérialiste, sur la conscience de quelque chose d’autre, plus fondamental, plus essentiel, dont la poésie est le nom…

Les illustrations de Csil jouent du contraste des couleurs – chaudes et froides, pour représenter  un univers varié, tantôt japonisant avec le bonzaï, tantôt de fantaisie avec l’escargot escaladant le volcan, un univers qui ouvre aussi l’imaginaire vers un ailleurs.

Initiation au haïku, art poétique, cet ouvrage invite à chercher un peu de bonheur et fraicheur dans un monde en surchauffe, et à les trouver dans le lien avec la nature, comme source d’émerveillement infini.

Catastrophes

Catastrophes
Hubert Ben Kemoun
Flammarion Jeunesse 2024

L’effet papillon

Par Michel Driol

Si Fabien la Motte n’avait pas été le visage de la photo de la fête foraine, si Alexandre n’était pas monté sur le Loopy crazy full, s’il n’avait pas lancé une canette de soda, si elle n’était pas tombée sur le transformateur électrique, s’il n’avait pas pris feu, s’il n’y avait pas eu un camion-citerne en panne devant le musée, les urgences de l’Hôpital n’auraient pas accueilli tant de blessés, et Alexandre ne se retrouverait pas au commissariat, accusé de tous les maux de la ville par le brigadier-chef Saint-Lazare.

On se souvient des dessins animés dans lesquels le Coyote invente des pièges diaboliques et complexes pour piéger Bip-bip..  C’est exactement l’impression que donne ce roman-catastrophe rocambolesque plein d’humour et de rebondissements, dans lesquels le héros est coupable soit d’avoir jeté une canette hors d’une poubelle, soit d’avoir causé la destruction d’une grande partie de sa ville. C’est un face à face, un huis-clos déséquilibré dans un commissariat, entre un enfant de 6ème et un brigadier-chef persuadé de sa culpabilité, policier étroit d’esprit, sans empathie ni ménagement.  Belle caricature de policier bedonnant ! Récit d’interrogatoire à charge, où tout, bien sûr, se retourne contre le pauvre Alexandre, auteur involontaire des faits et narrateur avisé qui rythme le récit par l’alternance de deux types de chapitres : Ce qu’on dit – Ce qu’on ne dit pas, donnant à entendre les confidences d’Alexandre au lecteur, ce qu’il ne révèle pas – pour différentes raisons – au policier.

Ce qu’on dit dans cette chronique : un formidable roman noir dans la tradition de certains ouvrages humoristiques de la Série Noire ,  enlevé, jubilatoire, où l’on va de catastrophe en catastrophe, avec un arrière-plan pourtant d’attentats et de menaces sur la ville, avec aussi le regard critique de l’auteur sur la société, sur la police. Ce qu’on ne dit pas : ce qui s’est réellement passé ce jour-là, et ce que cache précieusement le héros au fond de sa poche. Comme une sorte de revanche sociale, immorale ? à vous de le lire et de le dire !

En répétition

En répétition
Samuel Gallet
Editions théâtrales 24 – 2024

Looking for Lady Macbeth

Par Michel Driol

Une jeune metteuse en scène, Eva, souhaite monter Macbeth. Elle auditionne d’abord un certain nombre de jeunes comédiens. Puis, alors que la distribution n’est pas encore arrêtée, commencent et s’enchainent les répétitions, en particulier pour le rôle de Lady Macbeth. Pendant ce temps, la troupe se fait et se défait, au gré des discussions, des désirs de chacun, jusqu’à l’Opening Night de la cinquième partie.

Répondant à une commande de Paul Desveaux pour les apprenti.es de l’Eole Supérieure de Comédien.nes par alternance, Samuel Gallet propose un texte très contemporain qui aborde de très nombreuses questions liées au théâtre. Ce pourrait être un très beau texte à lire en option théâtre au lycée.

En effet, de quoi est-il question dans les discussions entre Eva et les comédien.nes, ou entre les comédien.nes? D’abord du rapport entre Shakespeare – et les classiques au sens large – et nous. Cette langue différente, incompréhensible pour certains, de quoi nous parle-t-elle ici ? D’ambition, de folie, de vengeance, de guerre, de trahison, de meurtres… à l’époque de la guerre à Gaza ou en Ukraine. Ensuite de la façon de traduire Shakespeare, et les personnages confrontent et discutent trois traductions contemporaines de la pièce. Mais enfin du théâtre, du métier de comédien.ne, de la passion et du désir de l’exercer. Fera-t-on encore du théâtre dans 10 ans, à l’heure du réchauffement climatique ? Pourquoi jouer aujourd’hui ? Il y a là de belles discussions autour de cet art, de ce métier vu par des jeunes. Qu’est-ce que mettre en scène, avoir le pouvoir, quand un acteur plus vieux vient sans cesse parasiter de ses conseils et connaissances les tentatives faites par Eva ?

Mais tout cela est pris dans une sorte de folie très shakespearienne. La mère d’Eva est morte – s’est-elle suicidée ? – en voulant aussi monter la pièce écossaise, et apparait sous forme de spectre à la fin. Dylan, l’assistant metteur en scène, qui rêve d’écrire, rencontre Shakespeare lui-même et parle avec lui de création théâtrale et d’écriture… Au sein de la jeune troupe, les jalousies montent et on s’épie, se surveille, comme dans Macbeth. Et que dire d’Eva qui pousse ses comédiennes à maudire leurs parents ou leurs enfants pour incarner Lady Macbeth. Quel est le pouvoir du langage sur le plateau ? Que faut-il avoir vécu pour jouer ?

On le voit, En répétition est bien plus qu’un Impromptu d’Asnières sur le travail de répétition. C’est une façon d’éclairer par la pratique de nombreuses enjeux du théâtre contemporain, dans une écriture qui sait fort bien allier les dialogues vifs et percutants et les monologues, autour de personnages bien dessinés.

La petite Glaneuse de sons

La petite Glaneuse de sons
Benoît Bories – voix : Elodie Vincent – Illustrations Iris Durand
Trois Petits Points 2024

Sounds or Silence ?

Par Michel Driol

Irma habite à la montagne avec son grand père Nonno. Sa passion : collecter et enregistrer de nouveaux sons, oiseaux, torrent, pas dans la neige… Avec ces sons, Nonno fabrique des automassons. Derrière ce mot valise se cachent d’ingénieux dispositifs capables de reproduire les sons de la nature. L’arrivée de Monsieur Industrior et de ses machines destinées à creuser des trous dans la montagne fait taire tous ces sons, pour laisser la place à un bruit blanc que rien ne peut vaincre. C’est compter sans l’ingéniosité de Nonno qui fait fabriquer par les habitants du village une trompe géante capable d’amplifier les automassons et d’entrer en résonnance avec les machines de Monsieur Industrior pour les détruire.

Une fable écologique et politique pour les petites oreilles, annonce le sous-titre de ce nouvel opus sonore des Editions Trois Petits Points. C’est bien de cela qu’i s’agit, on l’aura compris en lisant le résumé, mais avec un angle original qui est bien lié à la spécificité de cette maison d’édition lyonnaise. La diversité dont il est question ici est celle des sons de la nature, que cette histoire invite à écouter avec attention, qu’elle donne à entendre en particulier dans les premiers chapitres. Quant au monde industriel, destructeur de l’environnement, il est incarné aussi bien par les bruits des engins de chantier que par le bruit blanc – négation de la diversité, de la variété. C’est une belle partition musicale à trois éléments que cet opus donne à entendre : les sons et bruits divers, la voix calme et douce de la narratrice, et la musique concrète très contemporaine, expressive, qui lie le tout. Par là il s’agit autant de s’adresser à la sensibilité de l’auditeur qu’à son imaginaire en lui proposant des sons – et non des images – avec une grande force d’évocation. Cette proposition poétique dessine un  paysage sonore dont les éléments sont l’écologie sonore et la musique acousmatique. Faut-il voir dans le nom du grand père, Nonno, une allusion à Luigi Nono, et à une musique au service d’un engagement politique ?

La défense de la nature, la résistance à sa destruction ont de nombreux visages. Ce récit sonore nous invite à écouter, tant qu’il en est encore temps, les sons de la nature, apaisants, et montre avec originalité comment ils peuvent donner lieu à une (re)création artistique. A auditionner les yeux fermés certes, mais pour garder les yeux ouverts sur le monde qui nous entoure…

Des jours comme des nuits

Des jours comme des nuits
Sébastien Joanniez
Rouergue 2024

Faudra continuer à vivre…

Par Michel Driol

Trois parties pour ce roman bouleversant. Les jours d’avant, où Manon raconte la vie avec son père, des moments simples comme les matchs de foot où il la conduisait, ou le camping au bord de la mer. Image d’un bonheur simple qui parait immuable, éternel. Mais aussi souvenir du jour où son père est revenu en pleurs, après son licenciement, et souvenir des jours où il trainait dans la maison à faire des sudokus. Le jour où, récit du jour où son père s’est pendu dans le poirier du jardin. Les jours d’après, entre tristesse et douleur, mais aussi la pointe d’espoir finale dans une vie qui continue.

Sébastien Joanniez signe ici un récit à la première personne dont il faut d’abord signaler la rigueur de la construction. On est dans les jours d’après, et Manon se souvient avec émotion des jours d’avant. On sait qu‘il s’est passé quelque chose de grave, mais on ne sait pas quoi. Ce long retour en arrière, émouvant, montre, à partir de petits détails très concrets, de flashs de mémoire discontinus, en quoi la vie familiale est brisée.  C’est cette attention aux détails qui marque l’écriture de ce récit, dans une série de souvenirs arrachés, douloureux, signes d’une vie ordinaire. On y voit un père aimant, attaché à ses enfants, leur faisant visiter l’usine où il travaille, laissant sa fille conduire la voiture. Des petits riens, dont on ne mesure la valeur qu’une fois qu’on les a perdus, que la vie s’est disloquée, que les repères et les routines sont perdus, et qu’on mange des pâtes presque tous les soirs… C’est la force de ce roman de dire ces petites choses à hauteur d’adolescente, en suscitant une forte émotion chez le lecteur. Bien sûr, en filigrane, il y a la question du chômage, de la perte de repères liés à la perte d’emploi, tout ce qui entraine le geste tragique du père. Tout cela, répétons-le, est fort bien perçu à hauteur d’adolescente, qui s’attache à ces menus détails comme la barbe de son père, barbe qu’il rasera lorsqu’il aura retrouvé du travail. Mais c’est bien sûr la question du deuil, deuil d’autant plus difficile à faire que le père s’est suicidé, qu’il y a une forte scène dans laquelle la mère tente de le décrocher, de le réanimer, tandis que la fillette assiste, impuissante, à tout cela. Scène d’un réalisme précis, scène déchirante dans le récit qu’en fait l’enfant, victime et témoin, actrice et spectatrice. Que faire face à la douleur de l’absence qui paralyse, rend l’héroïne à son tour absente du monde ? La laisser envahir d’abord, avant de pouvoir réagir, conserver une veste qui sent encore l’odeur du père, et se souvenir des bons moments qui vont aider à survivre, sans rien oublier du passé, mais en continuant à préserver les bons côtés, le sens de la fête qui était aussi celui du défunt. C’est par une magnifique lettre au père défunt que se clôt ce roman à la fois tendre et pudique, véritable leçon de sagesse et d’acceptation de ce qui est arrivé.

Un récit sur l’amour et sur la perte qui ne laissera pas ses lecteurs indifférents, et saura les toucher par son écriture, sa immédiateté, son réalisme et sa construction fragmentaire, à l’image des souvenirs à coudre ensemble pour qu’ils fassent sens et qu’on puisse continuer à vivre.

Collections

Collections
Victoire de Changy & Fanny Dreyer
La Partie 2023

Pierres, feuilles, coquillages…

Par Michel Driol

Ce sont sept enfants, un par jour de la semaine, qui présentent leurs collections. Des choses d’automne, pour Omar, des mains pour Cléo, des chevaux pour Lise, des pierres pour Suzanne, un herbier pour Pio, des coquillages pour Louise, des galets pour Lucien… et des battements de cœur pour le seul à avoir un nom de famille, Christian Boltanski.

Cet album tient à la fois de l’imagier, par la précision des planches illustrées qui montrent les items des différentes collections, et d’une approche plus poétique autour de l’idée de collection. Poétique d’abord par la langue, la précision du vocabulaire, tantôt relativement courant – marrons, châtaignes – tantôt plus rare – aigue marine, ou cheval de Dalécarlie. Poétique aussi par la syntaxe, les anaphores, les listes qui rendent bien compte de ce que c’est que la répétition dans l’acte de collectionner, et la volonté de trouver du nouveau. Pourquoi collectionne-t-on ? L’album apporte différentes réponses à cette question : pour poursuivre une tradition familiale pour Cléo, pour combler le manque pour Pio, pour conserver la trace d’un moment pour Omar… Autant d’enfants, autant de réponses différentes, mais toujours le même plaisir de la collection, signalé par cette phrase qui revient, dans chaque histoire, inscrite en italique, son cœur bat si fort qu’il fait trembloter tout son corps, phrase qui annonce le dernier chapitre consacré à l’œuvre de Christian Boltanski, les Archives du cœur. Et qu’apporte cette passion des collections aux enfants ? Apaisement, sans doute, mais aussi façon de garder la trace d’une histoire, personnelle, collective, dans la mesure où chaque collection est en écho avec le vécu de chacun. Ce geste de conservation des traces va de pair avec la construction de soi, de son identité. Le dernier chapitre donne une autre clé de lecture à ces collections, en les rapprochant de l’œuvre de Christian Boltanski, façon de questionner le lien entre le passé et le présent, entre l’absence et la présence, à partir d’inventaires. La collection d’objets, de plantes, de galets fait de chaque enfant un plasticien en puissance.

Usant de différentes techniques, les illustrations montrent tantôt des scènes de la vie quotidienne des enfants, tantôt des paysages, tantôt les objets collectionnés. C’est un patchwork  coloré qui donne à voir l’hétérogénéité des personnes, des lieux, des collections, en les magnifiant, comme une façon de célébrer la vie.

Un bel ouvrage, qui prend comme point de départ le gout des enfants pour les collections de petits riens, et montre avec poésie et finesse toute la richesse et l’intérêt artistique de cette pratique.