Alice et le séquoia géant

Alice et le séquoia géant
Sébastien Gayet – Illustrations de Joséphine Forme
Editions du Pourquoi pas 2024

Du pouvoir des arbres

Par Michel Driol

Depuis la mort de sa mère, Alice est élevée par son père, qui n’a d’autre solution que la mettre en colo durant le mois de juillet. Mais, depuis ce décès, Alice est perturbée, solitaire. Dès le premier soir de son séjour, elle disparait, on ne sait où. Nuit après nuit, Alice se réfugie auprès d’un séquoia géant du parc, dans les branches duquel elle se réfugie, et qui lui permet, enfin, de se sentir bien.

En quatre chapitres, Sébastien Gayet brosse avec tendresse le portrait d’une Alice dans un pays de merveilles, fuyant un réel trop difficile à supporter pour se réfugier dans la nature, près d’un arbre consolateur, arbre dont on découvre à la fin qu’il abrite toute une forme de vies invisibles, mais pourtant bien présentes. Arbre qui, comme chez Lewis Carroll, est creux, mais ce n’est pas par son trou qu’il sera lieu de passage. Le récit touche à l’imaginaire et au merveilleux par un autre biais, lorsqu’Alice découvre que le nom de l’arbre est l’exacte anagramme du prénom de sa mère, donnant ainsi tout son sens à ce lien mystérieux. Lien fait d’une double protection, celle de l’arbre, qui protège Alice contre ses angoisses, celle d’Alice, qui se veut protectrice aussi de ce bon gros géant. Le récit, plein de poésie, suit Alice au plus près de ses pensées, de ses sensations (celles des doigts contre l’écorce),  de sa façon de communiquer avec l’arbre. Mais le récit vaut aussi par la bulle protectrice qui s’établit autour d’Alice, dans le parc – bien réel du Château de Soubeyran, où se déroulent les colonies de vacances de la FOL de l’Ardèche – , mais aussi avec le personnage de la directrice et celui du père, personnages bienveillants en retrait, qui semblent avoir tout compris des escapades d’Alice et de son attachement pour l’arbre.

Les illustrations de Joséphine Forme magnifient le bleu nuit, ou celui de l’heure bleue qui sert de cadre au récit. Principalement sous forme de strips, elles s’attachent à montrer la fillette sous différents aspects, ses angoisses dans sa chambre, sa découverte de l’arbre, son escalade, toujours plus haut, jouant sur les contrastes entre l’immensité de l’arbre et la petitesse de l’enfant, entre le blanc de ses vêtements et le sombre de la nuit, jouant aussi sur les cadrages, et les contre plongées pour montrer le ciel.

Que ce soit dans la réalité (construction de cabanes, exploration des branches, accrobranche…)  ou dans la fiction (les arbres-maisons chez Ponti, le Baron perché…), les enfants entretiennent des rapports particuliers avec les arbres. Evitant les écueils de la sylvothérapie,  le récit s’inscrit plutôt dans une poétique de l’arbre, opposant sa verticalité, sa façon de joindre la terre et le ciel, son immensité à la petitesse et à la finitude humaine. Il aborde aussi, avec beaucoup de délicatesse et de pudeur, la question du deuil d’un parent chez les enfants.

Au bout du monde

Au bout du monde
Anna Desnitskaya
La Partie 2023

L’ami(e) trouvé(e)

Par Michel Driol

D’un côté de l’album – et de l’Océan – il y Vera, qui habite au Kamtchatka avec sa mère et sa grand-mère, et dont on partage la solitude et le quotidien fait de gâteaux au fromage blanc, d’un livre préféré, Harry Potter, et d’un chien qui rapporte sa balle de tennis. De l’autre côté de l’album – et de l’Océan – il y a Lukas, jeune chilien qui a quitté avec ses parents Santiago, et dont on partage la solitude et le quotidien fait de burgers, d’un livre préféré, Harry Potter, et d’un chat et d’une passion pour le football. La nuit, sur la plage, les deux enfants envoient, à l’aide d’une lampe torche,  des signaux morse qui traversent l’espace du livre et de l’océan, reliant, par un faisceau lumineux, les deux solitudes.

On apprécie la rigueur de la construction de cet album, qui joue sur les parallélismes entre les vies des deux enfants, séparés par des milliers de kilomètres, pour montrer qu’au fond, quel que soit le lieu où on vit, il y a des constantes universelles de l’enfance : la relation avec la grand-mère, les collections, le gout du secret, les jeux, la passion des animaux domestiques, et, clin d’œil à la mondialisation de la culture, la lecture d’Harry Potter. En commun aussi la solitude et la quête d’un ami, montré comme un fantasme jaune dans les deux situations. Le texte sait jouer sur la simplicité des récits de vie à la première personne et l’émotion car, en allant au spécifique de chacun de ses personnages, il atteint l’universel. Les illustrations, d’une grande précision, montrent les décors de la vie quotidienne, les objets familiers, avec un vrai côté documentaire. Les doubles pages centrales montrent le faisceau lumineux traverser le Pacifique, ses animaux, ses bateaux, sur fond de nuit.

C’est une histoire d’espoir, celle de la rencontre avec un autre qui serait un alter ego, pleine de mélancolie, de poésie et de douceur, qui parle d’un monde à la fois immense et minuscule. La construction habile du livre illustre comment peut se transcender l’espace, la distance et les frontières culturelles pour devenir un appel à la fraternité universelle.

Un mot sur l’autrice, multi primée, qui a quitté la Russie au moment de l’invasion de l’Ukraine, et vit maintenant au Monténégro, et dont toute l’œuvre pour la jeunesse vise à tisser des liens, de ponts entre les cultures.

Po & Zi

Po & Zi
Fanny Pageaud
A pas de loups 2024

Ode à la complémentarité

Par Michel Driol

Roméo et Juliette, Bouvard et Pécuchet, Sylvain et Sylvette, Ranelot et Bufolet, les titres des ouvrages, qu’ils soient pour adultes ou enfants, adorent les couples. Voici donc, sous la plume de Fanny Pageaud, Po et Zi. Page de gauche, imprimé en vert pomme, voici le portrait de Po, ferme, carré, discipliné : une incarnation de l’ordre. Page de droite, imprimé en rose framboise, voici Zi, audacieux, fantaisiste, et résistant : bref, comme une figure du désordre.

Chaque double page propose une opposition entre les deux personnages sur un plan précis. Cela peut être très anecdotique (l’un préfère l’eau plate, l’autre l’eau gazeuse), lié aux activités (l’un fait le potager, l’autre les magasins) ou lié à leur essence propre (l’un met tout en place, l’autre sème la zizanie). Qu’on ne croie pas pourtant que l’un est tout blanc, l’autre tout noir car Po partage et multiplie, et Zi jalouse et divise… Bien sûr, au passage, on aura remarqué la contrainte oulipienne qui vise à saturer de P la page Po et de Z la page Zi… Et on appréciera le rapport qui se joue entre le texte et les illustrations, des tampons (comme dans la sérigraphie) qui proposent un regard parfois décalé sur ce que dit le texte, toujours avec une note d’humour très frais.

Il est évident que l’album propose plusieurs lectures, et on ne peut exclure celle d’une définition de la poésie, définition très métaphorique et prenant en compte la complexité et les métamorphoses mêmes du genre. Poésie disciplinée, soumise aux règles de la métrique et de la versification, ou désobéissante, s’affranchissant de toutes normes et contraintes. Poésie du potager, du jardin qu’on cultive avec soin, ou poésie des magasins, faite d’emprunts, de trouvailles, de circulation de mots et de formes. Chaque double page propose ainsi des oppositions qui renvoient à différents courants poétiques, à différentes approches  de cet univers difficile à cerner. La double page finale réunit enfin les deux pôles pour montrer qu’ils sont indispensables l’un et l’autre. Belle définition de la poésie qui, rappelons ici l’étymologie du mot, est création, c’est-à-dire façon de faire coexister les contraires. !

Personnages antagonistes, définition de la poésie, l’album s’inscrit aussi sans doute dans toute une philosophie orientale, celle du Yin et du Yang, forces opposées dont l’équilibre est à préserver.

On pourra prendre plaisir à jouer avec cet album, à se demander sur chacune ses pages, à la manière d’un test psychologique, si l’on est plus Po que Zi. C’est, en tous cas, une belle et originale façon d’inviter à chercher en toutes choses et en chaque être la singularité et la complémentarité.

Ma mère des banquises

Ma mère des banquises
Didier Lévy – Illustrations de Tiziana Romanin
Les Editions des Eléphants 2023

3 semaines d’absence

Par Michel Driol

La maman de l’héroïne est partie étudier les ours polaires. Impossible de la joindre durant 3 semaines. Mais elle a laissé dans l’appartement une lettre par jour pour sa fillette qui, en échange, tient son journal pour évoquer cette absence, sa vie avec son père.

Evoquons d’abord  le côté très cinématographique des illustrations. Tout commence par un plan large, dans un aéroport, on la fillette et son père, de dos, voient un avion, derrière les verrières. Puis alternent les pages en couleur chaudes, dans l’appartement, ou parfois dans la rue, montrant la fillette et son père, avec un témoin muet, le chat. Des scènes quotidiennes, la vaisselle, le brossage de dents, le câlin pour montrer cette vie à deux. Alternent avec ces pages celles où on voit la mère, couleurs froides, paysages tourmentés de banquise, avec l’omniprésence des ours blancs, dessinés, photographiés. Ces illustrations opèrent un vrai travail de montage pour rendre encore plus sensible cette histoire de séparation, d’éloignement.

Ensuite le texte, celui du journal de la fillette, journal destiné à la mère. Elle évoque la situation qu’elle trouve douloureuse, à la fois fière de ce fait sa mère, et en même temps, désireuse de ne pas la voir s’éloigner ainsi. Des phrases simples, un vocabulaire d’enfant, pour dire ses sentiments et raconter  au quotidien le temps qui passe lentement, les routines, et la tendresse de la relation qui se noue avec son père. Le texte fait preuve de finesse et d’une grande sensibilité, sans aucune espèce de mièvrerie. La fillette montre en fait une grande maturité dans sa façon de vivre l’absence, de comprendre et d’accepter la passion de sa mère, de ne jamais lui en faire le reproche.

 Enfin, la situation. Ce n’est pas le père qui part explorer le monde, c’est la mère la scientifique, la voyageuse. Cela mérite d’être souligné, pour ce que cela dit aussi de la volonté d’émancipation que manifeste ici la littérature pour la jeunesse, en déconstruisant simplement les stéréotypes, pour rappeler que l’essentiel est dans la relation et dans l’amour, et que chacun peut vivre ses passions.

Un album tout en douceur pour évoquer la situation vécue par de nombreux enfants lorsque, pour des raisons professionnelles, un des parents est obligé de partir au loin.

Les 2 Loups

Les 2 Loups
Amalia Chevillot
Colophon 2023

Conte cherokee imprimé à la main

Par Michel Driol

Colophon, une maison d’édition pas comme les autres située à Grignan, revisite ce conte cherokee bien connu, en une version assez courte. Nous abritons deux loups, l’un incarne la joie et la compassion, le second la tristesse et la colère. Lequel va l’emporter ? Celui qu’on nourrit. Telle est la version habituelle de ce conte, mais ici, on trouve une fin un peu différente, également dans la tradition cherokee : Aucun ne l’emporte vraiment. Sachez les écouter et vous en nourrir.

Ce conte parle de façon imagée des émotions, des conflits intérieurs, des attitudes opposées que nous pouvons avoir. Nourrir l’un ou l’autre, c’est faire un choix, mais se nourrir des deux, c’est concilier des choses antagonistes, et être à l’écoute de soi. Belle leçon de sagesse !

La particularité de Colophon, c’est que tous les ouvrages y sont composés et imprimés à la main, entendons par là avec de vrais caractères en plomb, à l’ancienne. Quant aux illustrations, ce sont ici des linogravures signées d’Amalia Chevillot, bien sûr dans un pur noir et blanc (ou plutôt jaune, couleur du papier). Elles nous plongent dans un univers d’amérindiens, autour d’un feu de camp, dont la silhouette des flammes n’est pas sans évoquer les loups. Elles représentent aussi les deux loups, l’un lisse, l’autre hirsute.

Découvert cette année à la Fête du livre jeunesse de Saint Paul Trois Châteaux, Colophon mérite le respect pour sa façon de sauvegarder et de faire vivre toute la belle tradition humaniste de l’imprimerie.

Lilune

Lilune
Donatienne Ranc – illustrations d’Evelyne Mary
Colophon 2023

A la recherche d’une langue

Par Michel Driol

Lilune, ainsi nommée parce qu’elle est née un soir de pleine lune, ne pleure pas, mais ne parle pas non plus. A la place, elle fait danser ses mains. On pense qu’elle a donné sa langue au chat, ce qui incite ce dernier, Solal, à emmener Lilune à la recherche d’une langue. Sur la route, ils rencontrent un noisetier, un coquelicot, une truite, un coquillage qui chacun donnent quelque chose à Lilune. De retour à la maison, c’est une danse des mains et des doigts qui permet à Lilune et à ses parents de se parler.

Ce texte de Donatienne Ranc, comédienne, conteuse nous plonge dans un univers poétique par sa langue d’abord. Une langue imagée, rythmée, que l’on sent faite pour l’oralité avec ses reprises et sa prosodie. Par sa façon aussi de mêler le monde humain au monde naturel, par sa façon de donner vie aux arbres, aux animaux, aux plantes… Par sa façon enfin de raconter l’histoire d’une petite fille, comme dans de nombreux contes. C’est bien de conte merveilleux qu’il s’agit ici, pour une quête fondamentale, celle de la langue. De Lilune, on ne saura jamais si elle est muette. On saura juste sa façon de parler avec les mains, avec les doigts, dans une danse étonnante, comme une façon de parler à la fois de la différence mais aussi d’autres langages, langage du corps, langage des arts.

La particularité de Colophon, c’est que tous les ouvrages y sont composés et imprimés à la main, entendons par là avec de vrais caractères en plomb, à l’ancienne. Quant aux illustrations, ce sont deux linogravures signées d’Evelyne Mary, qui donnent vie aux éléments fondamentaux du récit, laissant toute la place au rêve et à la douceur.

Découvert cette année à la Fête du livre jeunesse de Saint Paul Trois Châteaux, Colophon mérite le respect pour sa façon de sauvegarder et de faire vivre toute la belle tradition humaniste de l’imprimerie..

Djibril

Djibril
Emilie Chazerand – illustrations Betty Bone
L’élan vert 2023

Lettres à l’absent

Par Michel Driol

Djibril, lycéen écrit des e-mails à son frère ainé Souley, parti à Dublin où il a trouvé la mort. Une dizaine de lettres, qui s’étalent entre juin 2023 et fin décembre 2023, dans lesquelles il tente de faire son deuil en racontant sa vie, ses activités, ses rapports avec ses parents, avec les files aussi, Prisca et Sarah.

Djibril exprime son mal-être dans une langue puissante et précise. Il est à la fois métisse, musulman et fils d’une famille aisée : la mère est artiste, le père ingénieur agronome. Il ne correspond pas aux stéréotypes et tente de s’en débarrasser pour être lui, avec ses peurs, peur de ne pas être à la hauteur dans ses rapports avec les filles, peur aussi de se retrouver seul, sans ce frère qui a fait le choix de quitter sa famille. Moment clef de la vie, le récit commence par un sauvetage, dans lequel Djibril sauve de la noyade Prisca, qui ne le remercie pas. Moment clef dans lequel Djibril est comme paralysé par la mort de son frère, et ne fait plus rien. Cette façon de mariner, comme dirait Roland Barthes, est dite dans des phrases courtes, imagées, fortes, pleines d’expressivité.  Djibril fait tout pour retrouver le gout de vivre, et c’est l’occasion aussi pour l’autrice de montrer quelques scènes de la vie : cours d’Education physique au lycée, soirées d’anniversaire, ou cette scène étonnante où Djibril se fait engager comme baby-sitter par le fils d’une grande bourgeoise qui parvient à l’imposer à sa mère. Tout ceci dénote un fort sens des rapports sociaux et une vision sans concession de la société. Tout se termine par une belle scène d’amour entre Djibril et Sarah, scène qui scelle l’acceptation du départ de Souley, et la promesse d’un nouveau futur, où Souley ne sera pas oublié, mais où la vie continuera. Ces lettres forment donc comme un beau roman, dont les phrases ont souvent la force du coup de poing percutant, sur le deuil.

Le texte est doublement illustré : d’une part par Betty Bone, qui isole certaines scènes, certains détails porteurs de sens, en particulier les moments où Djibril écrit, mais aussi par des reproductions d’œuvres d’art qui résonnent avec ce que vit Djibril. Œuvres d’artistes très différents, qui vont de l’Origine du monde de Courbet à un masque baoulé, en passant par Delaunay ou Caillebotte. Impossible de tous les citer, mais disons que cela, en illustration de certaines phrases du texte isolées dans une graphie différente, donne une épaisseur supplémentaire au texte et invite à considérer d’un autre œil cette conversation entre le texte et le tableau, entre le monde contemporain et le passé plus ou moins récent

Roman fort, sur un thème grave, avec une écriture qui laisse l’émotion jaillir, envahir le texte, qui exprime les doutes, les inquiétudes d’un adolescent qui cherche des repères après la mort de son frère ainé. Signalons enfin que ce roman est en écho avec Prisca, autre roman de la même autrice, dans la même collection, façon de montrer ces deux personnages qui se croisent dans le même lycée.

Ernest est à l’ouest

Ernest est à l’ouest
Fabien Arca et Ema Constant
Rouergue dacodac 2023

Fragments du discours amoureux…

Par Michel Driol

Le jour de la rentrée scolaire, Ernest est subjugué par Anne L’Or, et ses grands yeux vert émeraude. Mais, entre récits mythomanes et silences gênants, que lui dire ? Comment expliquer les troubles corporels et langagiers qui le saisissent ? Peut-on être jaloux à 10 ans ? Serait-il amoureux ?

Le roman est d’abord plein de drôlerie. Par son narrateur d’abord, sympathique, attachant, naïf et gaffeur, élève qui n’a rien d’un surdoué ! Il n’est pas le seul personnage farfelu : le maitre, M. Kero, est un enseignant à la fois trop typique (colérique, sévère, redouté…) et atypique (ah ! cette leçon sur les sandwichs pour faire toucher du doigt les questions de la différence et des origines !). Ajoutons à cela l’invention verbale de l’auteur dans les noms des camarades de classe d’Ernest et une série de situations de plus en plus improbables, qui vont du travail en commun aux mensonges du frère ainé… pour culminer avec la fête de l’école. L’improbable vient de ce léger décalage entre ce qui pourrait être réel dans la vie et ce que le hasard et les pensées du narrateur en font ! Ce décalage est aussi présent dans les nombreuses erreurs d’orthographe d’Ernest, qui, en fait, révèlent un autre sens, un autre message amoureux. Cet humour du texte fait d’Ernest un digne descendant du petit Nicolas, dans le discours sur l’école, les copains, la famille…

Au delà de ce comique, l’auteur tente de faire ressentir, à hauteur d’enfant, ces troubles liés au premier amour, avec beaucoup de délicatesse, sans jamais s’en moquer. C’est l’inquiétude devant le nouveau, l’incompréhension, les hésitations sur les conduites à tenir, la façon d’interpréter ou de sur interpréter les moindres détails qui sont ici racontées par un narrateur bien surpris par lui-même. A son tour d’éprouver des chamboulements intérieurs, de se trouver, à partir de presque rien, soumis à des émotions bien contradictoires ! C’est aussi en donnant la parole à ses personnages (la touchante lettre d’Anne L’Or à sa grand-mère, par exemple) que l’auteur cherche à être au plus près des émotions et sentiments des enfants.

Les  illustrations en noir et blanc d’Emma Constant renforcent souvent l’effet caricature de certains passages de ce roman, véritable éducation sentimentale et affective.

Anse rouge

Anse rouge
Sandrine Caillis
Editions Thierry Magnier 2022

Retour à Noirmoutier

Par Michel Driol

Etudiante en communication, Marie quitte précipitamment Paris à la réception d’un SMS « Viens ». Elle se retrouve à Noirmoutier, en plein hiver, et y revit les quatre étés qu’elle y a passés, entre ses 9 et 14 ans.  C’est là qu’elle a fait la rencontre d’un frère et d’une sœur, Augustin et Joséphine, d’une classe sociale bien supérieure à la sienne, deux enfants qui l’attirent, irrésistiblement.

On est saisi, dès les premières lignes, par l’écriture de ce roman. Des phrases, sèches, précises, sans concession. Rien de trop pour dire un monde gris, pour dire le mal de vivre, pour dire la souffrance. Intus, et in cute, réellement… Des phrases qui savent aller à l’essentiel, en se dépouillant de tout superflu, des phrases dans lesquelles les images ne sont pas de futiles ornements. C’est un roman dans lequel la narratrice tente de comprendre les mécanismes de la fascination et de l’emprise au cours de chapitres qui font alterner souvenirs du passé et récit du présent, étés et hiver. Emprise qui va jusqu’à la destruction de la victime, Marie, que l’on voit, dans le premier chapitre, incapable d’avoir des rapports simples et confiants avec les autres. Dès lors, le roman apparait comme une auto-analyse pleine de finesse, une tentative de comprendre, de se comprendre, pour dire non et se reconstruire. Saluons la fin, optimiste, du roman, qui sonne comme une libération, une sortie de Noirmoutier par le haut (le pont et non le passage du Gua).

Tout oppose Marie à Joséphine et Augustin. Elle, petite fille unique, vivant avec ses parents ses premières vacances à la mer, au camping. Enfant protégée (à 9 ans, elle est transportée dans la petite charrette derrière le vélo), surveillée (son espace sur la plage se réduit à celui des serviettes étendues). Enfant d’un milieu social modeste, vivant dans un lotissement. Et eux, beaux, bronzés, dominateurs, entourés d’une foule d’enfants qui leur obéissent, lancés dans des activités qui lui paraissent interdites, naturellement distingués et sûrs d’eux. Ils habitent dans une villa, de famille depuis des générations, dominant (au sens propre et figuré) la plage, sous la surveillance d’une grand-mère imbue de sa supériorité. Alors que Marie tente de se faire accepter par ces enfants, ils se jouent d’elle. Mépris – voire  haine de classe – sont décrits par une série d’anecdotes violentes et très concrètes  qui illustrent avec force des comportements qui vont de l’ignorance à la maltraitance, de la moquerie au mensonge. La force du roman est de montrer l’innocence et la naïveté de Marie qui, par toute une série de stratagèmes, de ruses, de volontés, ne peut pas renoncer à son désir de devenir l’amie au moins d’Augustin, au cours de ces quatre étés qui la font passer de l’enfance à l’adolescence, des jeux de sable aux premiers émois amoureux, en traversant le divorce de ses parents. Sa force repose aussi sur le regard sans pitié de sa narratrice, montrant toute la cruauté dont elle a été victime (consentante, telle est la question ?), montrant toute la violence des rapports de classe, d’autant plus cruels, insupportables, qu’ils sont l’œuvre d’enfants. Cela passe par les mots, les silences, les attitudes, les corps aussi. Les corps magnifiques d’Augustin et Joséphine qui s’opposent au corps chétif de Marie.

Un roman très fort, que l’on lit d’une traite, et qui ne laissera pas ses lecteurs indifférents. Pour le lecteur adulte, ce roman s’inscrira dans la lignée des théories de Pierre Bourdieu (la distinction), mais aussi dans le droit fil des textes de Didier Eribon ou d’Annie Ernaux, tout en marquant sa singulière originalité. Pour le lecteur adolescent, ce sera sans doute la découverte de mécanismes d’emprise, emprise liées aux rapports de domination à la fois sociale et sexuelle. Augustin, comme Don Juan, n’est autre qu’un grand seigneur méchant homme…

Henri l’escargot

Henri l’escargot
Katarina Macurová
Albatros 2023

Etre ou ne pas être comme les autres

Par Michel Driol

Il est né sans bave, Henri, le petit escargot, et, de ce fait, il ne peut pas grimper sur les plantes comme les autres. Il tente de pallier son handicap, à l’aide de ses antennes, de miel, de résine… Peine perdue ! Mais, en s’entrainant à porter de lourdes charges en équilibre pour se muscler, il parvient à faire l’acrobate sur les tiges. Et lorsqu’un beau jour une limace qui voulait une coquille comme la sienne l’emmène au sommet d’une fleur, c’est la découverte d’un nouveau monde : les autres apportent leur aide à Henri pour grimper, et en échange, il leur ouvre le monde du cirque et de l’acrobatie.

L’escargot est un des animaux récurrents en littérature pour la jeunesse. Lent, petit, fragile, il permet assez facilement que les enfants s’identifient à lui. Henri ne fait pas exception, lui qui est dessiné très peu anthropomorphisé (avec une bouche et des antennes expressives, et des yeux grand ouverts sur le monde). Mais surtout avec ses qualités : sa détermination, sa volonté sans faille, son désir de faire comme les autres, de vaincre le handicap avec lequel il est né. Il donne une belle leçon d’humanité ! La dynamique du récit fait passer, de façon intéressante et pertinente, d’une problématique individuelle à une problématique sociale. Seul, Henri ne peut réaliser ses rêves. Il a besoin des autres, mais, en échange, il a quelque chose à leur apporter. C’est cette solidarité, qui les conduit tous à ses dépasser dans une dimension joyeuse, ludique, artistique, circassienne, que l’album met en évidence avec beaucoup de douceur et de délicatesse. L’acceptation de la différence ouvra ainsi de nouveaux horizons.

Le texte, avec sobriété, épouse le point de vue d’Henri, lui donne la parole, et commente ses actions sans devenir envahissant, histoire de donner la part belle à de splendides illustrations qui rythment le récit. Tantôt en double page (avec des vues d’un grand réalisme poétique sur le jardin, la nature luxuriante), tantôt en strips animés montrant les efforts d’Henri, elles savent aussi faire un écho à la fantaisie du texte lorsque l’on voit les escargots devenus personnages de cirque (clowns, acrobates, équilibristes…). Et que dire de la dernière illustration où un pot de fleurs renversé, ébréché, devient un chapiteau de cirque vers lequel convergent tous les insectes ! C’est plein de couleurs et de vie…

Une douce histoire pour aborder des thèmes sérieux comme celui du handicap, de l’entraide, avec une grande simplicité et comme une espèce d’évidence dans la façon d’accepter la différence de la part des différents personnages… Un album pour développer naturellement des compétences sociales de ses lectrices et de ses lecteurs.