La véritable Histoire de King Kong

La véritable Histoire de King Kong
Luca Tortolini – Marco Somà
Sarbacane 2023

La rançon de la gloire

Par Michel Driol

Devenu une star, King Kong raconte sa vie. Certes, il est riche, mais il doit se soumettre à tant d’obligations prévues par son contrat : les vêtements, le garde du corps, les publicités qu’il doit tourner, la fiancée choisie pour lui… Il expose alors son histoire, depuis son repérage dans la jungle par des hommes qui l’assurent qu’il est fait pour la gloire, jusqu’au tournage pour lequel il a dû apprendre le jeu d’acteur. Souffrant de la solitude, sans réponse aux lettres qu’il envoie chez lui, il décide de tout quitter pour redevenir Ughm et être lui.

Quel contraste entre l’image que l’on a de King Kong, le monstre qui kidnappe une jeune femme et se bat contre les avions, accroché au sommet d’un gratte-ciel, et l’être civilisé, doux, gentil, élégant,  que cet album propose ! Il n’est plus vu comme un animal sauvage, mais comme un acteur au faite de la gloire. Ce dont parle l’album, c’est bien du poids que représente la célébrité, de l’aliénation qu’elle impose, de la privation de liberté qui l’accompagne, de l’absence d’intimité. King Kong est toujours en représentation dans cette Amérique des années 20-30 représentée avec finesse par Marco Somà dans de douces teintes pastel, un peu sépia, à l’image des vieilles photographies. Décors, vêtements, accessoires, caméras… tout évoque ces roaring twenties, ces fantastiques années. Avec subtilité l’album oppose la vie publique et la vie privée de ce nouveau nabab, et laisse le lecteur trancher quant à la question de son consentement. Consentement à suivre ces hommes qui le flattent, consentement à signer un contrat qu’il n’a pas lu, consentement à devenir autre, à perdre sa nature première, animale, pour devenir une icône de mode, une célébrité, un « people ». En ce sens, c’est bien ce phénomène qui est au cœur de l’album. Bien loin de profiter d’un système, King Kong en est la victime. L’argent fait-il le bonheur ? Quelle est la vraie identité du personnage ? Est-elle compatible avec l’image que l’on veut donner de lui ? Personnage déçu, malheureux, nostalgique de sa vie d’avant, mais sans aigreur ni agressivité, King Kong n’est pas dans l’accusation ou la revendication et il accepte de renoncer à la vie de rêve, de luxe dont on croit qu’il jouit à Hollywwod. Par un petit clin d’œil, le dessinateur le montre se dépouiller de ses vêtements luxueux, mais termine sur un plan où l’on voit un gorille lire, ou regarder, un ouvrage dont la couverture représente King Kong, comme une trace du passé.

Cette « véritable » histoire de King Kong prend le détour de la fiction pour conduire chacun à s’interroger sur son identité propre, sur la façon dont on peut être prêt à l’aliéner pour jouir de son quart d’heure de célébrité. A l’élégance (aussi bien physique que morale) du personnage de King Kong correspond l’élégance du graphisme de Marco Somà. L’album est autant une façon de s’interroger sur ces problématiques que de découvrir, à travers une multitude de détails, le mode de vie des stars des années 20 et les techniques du cinéma de l’époque. Un splendide hymne à la liberté d’être soi !

Qu’on me permette de dédier cette chronique à François Quet, cinéphile averti, qui aurait apprécié cette réécriture intelligente et iconoclaste d’un des grands mythes du cinéma hollywoodien.

Shahrzad et le roi en colère

Shahrzad et le roi en colère
Nahid Kazemi
Saltimbanque 2023

Ce que peuvent les histoires

Par Michel Driol

Shahrzad est une petite fille qui adore écouter et observer les autres, qui lui inspirent des histoires qu’elle aime raconter et écrire. Lorsqu’un petit garçon triste lui explique qu’il a dû fuir son pays parce que son roi, qui avait perdu sa femme et son bébé, était devenu tellement en colère qu’il avait interdit de rire, de danser, d’être joyeux, Shahrzad se demande comment elle peut l’aider. Dans un magasin de jouets, elle voit un avion, et s’imaginant qu’elle est à son bord, se retrouve au palais du roi cruel. On s’en doute, par le pouvoir de ses histoires, elle parviendra à le décider à permettre à son peuple d’être aussi heureux qu’il l’était avant son malheur. Et Shahrzad se retrouve dans le magasin de jouets.

Avec sa bouille toute ronde, ses épais sourcils, ses cheveux touffus (un peu à l’image de son autrice), Shahrzad incarne une héroïne des mots, une fillette mue par l’altruisme, le désir de mieux comprendre ceux qui l’entourent en racontant leurs histoires. C’est bien un l’album sur le pouvoir  politique et le pouvoir de subversion que représentent les mots bien employés. Pouvoir politique du roi, à l’image du tyran du conte persan, dont la colère semble ne pas connaitre de limite, colère que le conte explique par le malheur qui l’a frappé, et qui lui dicte de ne vouloir que des sujets à son image, aussi malheureux que lui. Contrepouvoir des mots, de l’esprit de finesse, de l’argumentation par le récit : car il faut à Shahrzad un réel talent d’abord pour être écoutée  par le tyran, puis pour le convertir. On laissera à chaque lecteur le plaisir de la découverte de cette stratégie, des voies par lesquelles elle passe pour convaincre le roi, le mettre face à ses propres contradictions. Avec douceur, sans le brusquer, Shahrzad introduit peu à peu dans l’esprit du roi d’autres choses que son chagrin, mais aussi le conduit à mettre des mots sur ses maux. Cette réécriture du Conte des mille et une nuits magnifie elle aussi le pouvoir du récit en lui donnant une dimension facilement accessible aux enfants. D’abord par l’âge des protagonistes, Shahrzad et le petit garçon. Ensuite par l’empathie que l’on ressent envers tous les personnages, de l’héroïne au roi, victime avant d’être tyran. Enfin par le traitement des illustrations. Des doubles pages qui ne cherchent pas à imiter un style orientalisant, mais s’inscrivent dans un contemporain occidental : trottinette, métro, jardin public, magasin de jouets, dans un style naïf, enfantin et joyeux. Un mot enfin sur la dimension fantastique : la métamorphose du roi est-elle réelle ? Ou le pouvoir des mots n’est-il qu’un beau rêve ? Ce qui est sûr, et c’est ainsi que se clôt l’album par une pirouette metatextuelle, c’est qu’elle fera une très bonne histoire afin de s’interroger sur ces questions si actuelles.

Un album qui dit le pouvoir du rêve, de l’émotion, de l’empathie suscitée par le récit, véritable source de connaissance sur l’humain, un album très contemporain par son ton, par son choix d’une héroïne courageuse et forte, bien décidée, un album qui rappelle à quel point le récit et la littérature sont des contrepouvoirs indispensables. Un grand merci aux Editions Saltimbanque de faire connaitre Nahid Kazemi, autrice d’origine iranienne vivant aujourd’hui au Canada, qui a écrit plus de 40 ouvrages autant pour enfants que pour adultes et qui a été nommée, entre autres, au prestigieux prix Astrid Lingren en 2020.

Le Jardin secret du dernier comte de Bounty

Le Jardin secret du dernier comte de Bounty
Philippe Mignon
Les Grandes Personnes, 2023

Lecture -voyage dans un jardin

Par Anne-Marie Mercier

Voilà un autre album étonnant au catalogue des Grandes Personnes qui nous avaient déjà ravis avec de multiples chefs-d’œuvre. Celui-ci ne ressemble à aucun autre et il a s’inscrit dans différents genres : encyclopédie imaginaire, livre-jeu, traité de l’histoire des jardins, histoire d’un personnage…
« Nous sommes en 1842 » … Henry Blackwood est le dernier comte de Bounty : il a perdu son fils unique, un savant naturaliste, mort dans le naufrage de son bateau en mer de Chine. Henry Blackwood, sachant sa fin proche, fait venir un ami, savant comme lui, pour lui faire visiter son jardin, l’œuvre de toute sa vie, avant de disparaitre et faire disparaitre son jardin avec lui. En effet, cette visite d’un lieu plein de vie, de sève et d’eau est aussi un chant funèbre, un testament.
Nous visitons, comme l’ami, avec Henry pour guide. On suit leur progression. On admire les statues. On passe d’un ruisseau à un étang, puis à une fontaine, un lac, une île… Henry explique comment il a procédé et où il a trouvé les matériaux. On dévoile de nouvelles perspectives en soulevant des rabats, on se perd dans le labyrinthe (oui, il y a un vrai labyrinthe). Notre gondole passe sous une bouche de monstre. On découvre le gigantesque poisson des abysses qui servira de tombeau au comte. L’album est un livre à systèmes : le poisson surgit au milieu d’une double page, ouvrant sa gueule devant nous. C’est une expérience de lecture étonnante qui mime celle d’une promenade dans un jardin spectaculaire (l’auteur s’est inspiré de jardins existants : Méréville, Bomarzo, Ambras, le parc Querini de Vicenza, le jardin de la perspective de Nanjing).
Le livre a une dimension historique et encyclopédique : on y trouve différentes techniques imaginées par les grands jardiniers pour donner une impression d’espace, créer de la surprise, déformer le réel. Le jardin est situé en Irlande, vers Killarney, avec un climat qui autorise tous les rapprochements ; des jardins italiens et français y côtoient un jardin chinois et des pagodes.
Des oiseaux exotiques s’y sont multipliés et le comte élève des espèces rares dont on comprend vite que la plupart sont fantaisistes. Mais là encore, le livre à système autorise de multiples variations. Les illustrations délicates imitent les aquarelles des naturalistes classiques, avec une finesse de trait et une délicatesse de couleurs superbes. Une quadruple page (la page de droite se replie en trois) développe une imitation de planches de zoologie, pour nous présenter des animaux fantastiques à l’allure sage et aux noms latins, mis en relation avec Linné, le grand naturaliste suédois : le Kamichi tête d’euphorbe (qu’on peut voir sur la couverture), l’Ibis Rococo, etc. Mêlant règne animal et règne végétal, jouant avec les espèces, ce dépliant fait face à une page dans laquelle un disque permet de faire varier le bec d’un oiseau : le lecteur pourrait lui-aussi inventer des animaux et leur donner des noms…
En somme l’album nous entraine dans un jardin fantastique (on songe au Jardin d’Abdul Gasazi de Van Allsburg) qui nous apprend beaucoup sur les jardins réels et nous fait voir des animaux proches des plus étranges qui existent, et plus étranges encore. C’est aussi une promenade qui ouvre sur un temps long : à la mort du comte, selon ses volontés, le jardin sera fermé à tous les visiteurs et abandonné pendant cent ans. Le palais de la belle au bois dormant connaît ici une version végétale paisible : après cent ans, il n’y aura personne à réveiller et sans doute plus de jardin autre que dans nos rêves, suscités par cet  album fascinant.

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Les Gens du Parc

Les Gens du Parc
Emma Robert, La Jeanette
Cipango, 2023

Des fleurs, des gens, des rêves

Par Anne-Marie Mercier

Au Parc, Timothée ne court ni ne marche ; il s’assoit et observe les gens. Il leur donne un nom, les imagine chez eux, leur invente un passé, s’inspire de leur vie pour rêver la sienne. Madame Pétale aime les fleurs, Monsieur Rêve contemple le ciel, Monsieur Moineau aime les oiseaux, le Magicien étonne les enfants, les amoureux dansent…

Ces sont des vies belles et ouvertes sur le monde. Timothée lui-même porte un beau regard sur les gens qui l’entourent et sur le parc, nous invitant à travers eux à apprécier fleurs, nuages, oiseaux, etc.
Les illustrations riches en couleurs et en détails mettent en valeur les visages, sur fond de fleurs et de verdure, montrant bien toute l’humanité du propos.

Billy – Le Bon, la brute et l’héroïne

Billy – Le Bon, la brute et l’héroïne
Loïc Clément – Clément Lefèvre
Little Urban 2023

Jane, la calamité des bandits !

Par Michel Driol

Quelque part au Far West, à la grande époque, Billy découvre en ville un magnifique cheval. Las, il appartient aux Loveless père et fils, les deux terreurs de la ville. Grâce à une première intervention, la correction de Billy, en pleine rue, par les deux terreurs, est évitée. Mais ne s’en prendront-ils pas au cheval ? Pour le sauver, Jane a une idée… Comme quoi, les filles, elles peuvent être courageuses, malines, et elles méritent bien d’être cheffes de bande !

L’album fait revivre l’univers du western – version Sergio Leone – en l’assaisonnant de thématiques plus contemporaines, le harcèlement à l’école et l’égalité filles-garçons. Clin d’œil à Billy (le Kid) et Calamity Jane, les deux héros sont des enfants qui ont à lutter contre les méchants – manichéisme du western oblige ! Saloon, face-à-face en pleine rue, shérif… tous les ingrédients sont là, qui évoqueront pour les uns des classiques du cinéma, pour les autres Lucky Luke… Le récit, circonstancié, autonome, pris en charge par Billy, le narrateur, occupe le bas des doubles pages, laissant le haut libre pour une image « format cinémascope »  dans lesquelles certains cinéphiles reconnaitront des cadrages archétypaux du western. L’aventure est rythmée, soutenue par un texte qui ne manque pas d’humour dans la façon dont le narrateur, sans illusion sur eux, caractérise les adultes qui l’entourent, mais aussi dans son emploi d’un vocabulaire imagé (mention spéciale pour la tronche de hibou hébété de ce grand cornichon…) – Et que dire du peigne-zizi, mis dans la bouche de Jane, sévèrement reprise par son père pour son langage ! Western, certes, mais western décalé, comme aseptisé pour en gommer la violence latente. Au fil des illustrations, on trouvera ainsi une carotte à la place d’un six-coups à la ceinture ou des carabines à bouchons. On suivra avec délices une histoire dans l’histoire, celle d’un chien qui a dû voler un chapelet de saucisses et les promène d’une page à l’autre. On appréciera aussi la façon dont, par deux fois, les illustrations font place à des dessins d’enfant, pleins de naïveté et d’autres clins d’œil (à la reine des Neiges, libéré, délivré…). Bref, tout ceci est à prendre au second degré !

Restent pourtant trois aspects plus sérieux. La maltraitance à l’égard des animaux contre laquelle s’insurgent les héros. Le harcèlement dont est victime Billy de la part du fils Loveless. Et enfin la place et le rôle des filles. Car c’est bien Jane qui invente le stratagème, l’exécute dans le plus grand secret, et épate le jeune Billy, qui, par certains aspects, a la naïveté, la candeur et la spontanéité d’un petit Nicolas dans ses propos.

Un western pour de rire, aux personnages attachants et au rythme soutenu. De quoi passer un bon moment, ouaip !

24 heures de la vie d’une fourmi

24 heures de la vie d’une fourmi
Delphine Chedru
Hélium, 2023

La vie, l’amour, le temps… et une petite fourmi

Par Anne-Marie Mercier

Avec un clin d’œil aux Vingt-quatre heures de la vie d’une femme de Stefan Zweig, voici un album qui montre les émotions d’une jeune fourmi, Fourmiguette, avant le vol nuptial annuel des fourmis, alors qu’elle ignore au début de sa journée qu’elle y participera.
On admire avec elle sur son trajet les beautés de la nature et les dangers qui guettent les petites fourmis comme elle. Chaque double page indique une heure précise ; il faut qu’elle arrive à temps pour ne pas rater le spectacle. Le lecteur peut inscrire l’heure sur le cadran présent dans le trou de la page en tournant les aiguilles. Les enfants peuvent ainsi apprendre à lire l’heure. On y apprend aussi des détails sur différents insectes, leurs métamorphoses, leurs habitudes.
Selon l’heure, le rythme est à la hâte, à la fuite ou à la flânerie ; la fin se fera au galop. Arrêt au bord de la mare pour admirer les libellules ; de fait, que cette image est belle ! Enfouissement dans les fleurs, sous la menace de jeunes coccinelles qui ne l’ont pas reconnue ; au coucher du soleil, c’est le règne des abeilles dans le rosé du soir. La nuit est mauve et noire, sur fond de fleurs et de papillons de nuit ; l’aube est jaune dans les maïs, le jour est jaune puis bleu… Fourmiguette finit son voyage accompagnée par ses récents amis, papillons et coccinelles. A l’arrivée, elle sent que des ailes poussent sur son corps : elle ne sera donc pas spectatrice du vol des fourmis mais actrice.
La vie, l’amour, le temps, et la mort qui rôde… quel beau mélange.
Les images sont magnifiques. Le texte, court et précis, parfois drôle, est rythmé par une formulette.
Il est rare qu’un documentaire soit aussi délicat et riche tout en restant extrêmement simple, et en racontant une histoire avec un personnage attachant.

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Petits riens

Petits riens
Marion Pédebernade alias *Waii-Waii*
CotCotCot éditions 2023

Poétique du microcosme

Par Michel Driol

Ces Petits riens que l’album propose d’explorer, ce sont les grains de sable qui, observés de près, se révèlent être de minuscules mondes, et que l’on peut alors collectionner dans des boites d’allumettes.

Livre d’artiste autant qu’album jeunesse, cet ouvrage est d’abord un bel objet, à la reliure délicatement cousue, avec une double page centrale dont les rabats s’ouvrent.  Un bel objet dans lequel le texte s’efface peu à peu au profit des illustrations. Illustrations ? le mot semble mal choisi, car ce sont des véritables tableaux aquarellés qui côtoient l’abstraction en conjuguant quelques éléments figuratifs (des yeux, des mains…) avec des petites formes colorées de taille variable, aux textures et aux couleurs variables. Parmi ces formes, un personnage couché à la chevelure rousse, chevelure que l’on retrouvera comme devenue pépite de sable dans les pages qui suivent, comme si l’humain se fondait dans le minéral, se retrouvait dans cet infiniment petit. Le texte, qui fait la part belle aux sensations (ce qu’on voit, ce qu’on sent) sait se réduire à l’essentiel pour raconter cette découverte vécue comme une expérience à la fois unique et reproductible, dont on peut garder des traces,  à la fois inutile et fondamentale.  Ne peut-on y voir comme une définition de la poésie, entre les Illuminations et la sensation fugitive qui fonde le haïku ? A une époque où on est fasciné par le gigantisme, voilà un ouvrage qui attire l’attention sur l’infiniment petit dans lequel il est possible de voir une pluralité de mondes, planètes infimes, trésors de fourmis, pépites insignifiantes, paillettes étincelantes. Tout l’album se retrouve dans cette liste de choses concrètes qui associe, tout en jouant sur les sonorités et les préfixes,  le sans-valeur et le précieux, le minuscule et le géant. Rien n’est laissé au hasard, et les couleurs se succèdent une dramaturgie pleine de sens, une sorte de combat entre le clair et l’obscur. Au clair initial (jaune du soleil) succède dans la seconde partie la montée d’un bleu sombre, comme une ombre qui envahit peu à peu les pages, de bas en haut, au point de les submerger, puis de disparaitre par le haut, pour laisser à nouveau la place aux grains de sable lumineux. On laissera bien sûr chacun libre d’interpréter à sa façon ce jeu entre les couleurs et cette association entre l’humain et le minéral (comme dans cette double page où les grains de sable sont à la fois eux-mêmes et larmes).

J’aime bien les trucs qui ne servent à rien… cette dernière phrase, sous son apparente désinvolture et sa modestie, clôt un riche album dans lequel la création graphique et le récit d’une découverte sont un bel écrin à une véritable approche personnelle, philosophique et poétique du monde, tout en sachant rester à hauteur d’enfant (car tout commence dans un bac à sable et se termine dans des boites d’allumettes).

Murdo, une enquête timbrée

Murdo, une enquête timbrée
Alex Cousseau, Eva Offredo
Seuil jeunesse, 2023

Folle correspondance

Par Anne-Marie Mercier

Murdo le yéti est proche des pandas King et Kong dont on peut lire les aventures dans les récits du même auteur publiés au Rouergue. Il partage avec eux le même souci, celui de la communication : courrier, téléphone, comment faire pour avoir des nouvelles de ses amis, les inviter, les informer, se faire d’autres amis, quand on est un Yéti, vivant (?) dans l’Himalaya ou un Panda des forêts ? Le « désert postal est un problème. D’abord il y manque des boites aux lettres. Une ruche fera l’affaire. Il manque encore plus un facteur pour envoyer comme pour recevoir les lettres, à moins de confier le courrier au vent comme le fait Murdo au début?

Miracle… enfin des lettres arrivent, des lettres partent, Il en écrit de nombreuses et en reçoit presque autant; les recoupements entre les personnages (ses amis sont nombreux: araignée, libellule, grenouille, lézard, escargots, etc.) sont vertigineux. Mais qui est le facteur ? Les efforts de Murdo pour le démasquer sont longtemps vains. Le récit devient enquête, comme le dit le titre, avec des indices farfelus, des planques de nuit, de fausses pistes, des textes troués (les escargots avaient faim), etc. Ces détournements des codes du polar sont réjouissants.
L’album est pourtant avant tout poétique car Murdo persiste à écrire au hasard à tous ceux à qui il a quelque chose à dire : au fantôme de Miam, sa grand-mère, à la lune, à l’écho, au vent, au soleil, à l’ici, au tout de suite, à la nuit… Ces lettres sont belles et nous invitent à écrire nous aussi à ceux qu’on aime, humains ou non, atteignables ou non.
Les illustrations d’Eva Offredo, cocasses et bizarres,  invitent à la fantaisie la plus débridée, à travers des figures plus ou moins géométriques, des paysages théoriques, des formes schématiques, en trichromie sur des fonds rayés, pointillés, ou unis.

On ferait comme si

On ferait comme si
André Marois – Illustrations de Gérard DuBois
Grasset Jeunesse 2023

Deux bons petits diables

Par Michel Driol

Lorsque le père invite son jeune fils et son amie à profiter du beau temps pour aller jouer dans le jardin, il ne se doute pas de ce qu’il va déclencher. Car les deux enfants jouent à faire semblant…  Et les voilà à l’attaque du géant Potirus, l’épouvantail, et c’est le champ de citrouilles qui est ravagé. Repérés par des zombies aux yeux rouges – les lapins – ils vont se téléporter sur Mars grâce à la brouette… Et ainsi de suite. Chaque nouvelle invention se solde par un peu plus de saccage au jardin. Et lorsque le père qui a préparé le gouter vient les appeler, il ne peut que constater l’étendue des dégâts, et là, les deux enfants se sentent vraiment en danger !

Poussés par leur imagination, les enfants n’ont pas conscience de vandaliser le jardin. Et, dans un rythme soutenu, les péripéties s’enchaînent, toutes plus animées les unes que les autres. Le jardin se révèle un terrain de jeu prompt à faire naitre les situations les plus cocasses, les plaisirs les plus fous. Plaisirs de l’imagination qui métamorphose objets, animaux, instruments de travail, plaisir du défi, du combat, du voyage, mais aussi plaisir plus gourmand avec les fraises ! A la vitalité des enfants correspond celle du texte et des illustrations. Le texte se réduit aux propos des enfants, sur une seule ligne sous les illustrations. Petit clin d’œil non genré, les paroles de la fillette sont imprimées en bleu, celles du garçon en rouge… Tous ces propos tenus le sont au conditionnel, le mode de l’imaginaire, même au moment du retour à la réalité, sans doute cruel pour leurs fessiers, à en croire les implicites de la dernière illustration ! Les illustrations ont un côté très rétro à la fois dans l’univers représenté (vêtements…) et dans les techniques utilisées. On n’est pas très loin des images d’Epinal, on est proche de Benjamin Rabier. Ces choix donnent une grande expressivité aux illustrations, qui entrainent le lecteur dans un univers de folie plein d’humour.

L’album est comme une ode à la liberté des enfants dans un jardin, devenu terrain de jeu. Il met en scènes deux enfants adorables en apparence, qui se révèlent être des garnements capables de faire des bêtises, sans le vouloir – et on retrouve là toute une tradition de la littérature pour les enfants du XIXème siècle (d’où, sans doute, le choix des techniques d’illustration et de la mise en page).

Les Ébouriffés

Les Ébouriffés
Anne Cortey, Thomas Baas
Grasset jeunesse, 2023

Par dessus les nuages…

Par Anne-Marie Mercier

Cet album qui se lit et se contemple de façon inhabituelle (le texte en haut, le dessin en bas, sous la pliure) ne propose pas d’histoire. La temporalité est celle d’une journée, celle que vivent les « ébouriffés », trois personnages de tailles différentes (deux adultes, homme et femme et une fillette ou tout simplement un grand une moyenne et une petite, on ne sait).
Tout d’abord, avant leur apparition au saut du lit (d‘où le titre), il y a la nuit qui entoure la maison où ils dorment, la brume, les animaux qui s’activent à l’aube. Puis les volets s’ouvrent, ils apparaissent et se précipitent dans le décor, un décor de sapins et de montagne. Dans la brume, l’étang est un océan, le ciel est au bout de la branche, ils y courent, escaladent, sautent, quelle énergie !
Ils chevauchent un nuage en forme de cheval et volent loin, au-dessus d’un paysage chamboulé par la tempête. L’album se clôt par un retour au calme, à la quiétude du lac sans rides et de la maison dont la cheminée fume sous les étoiles.
Les illustrations sont magnifiques, mêlant les aquarelles aux fusains. Les couleurs, rares, éclatent, et les sourires de ces ébouriffés échevelés sont communicatifs. Les paysages qui ressemblent à ceux de la Franche-Comté donnent envie de s’y réfugier, bien au frais… au fait, vous allez où cet été ?

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