Moi aussi j’ai faim !

Moi aussi j’ai faim !
Coralie Saudo
Amaterra 2023

Dis moi qui te mange…

Par Michel Driol

C’est d’abord le plancton mangé par la crevette, à son tour mangée par le petit poisson, à son tour mangé par le gros poisson, mangé par le phoque, mangé par l’ourse blanche…

Cette histoire de chaine alimentaire est traitée sur le monde de la répétition et de la surprise. Dans une première double page, on a la formule récurrente « Oh là là, qu’est ce que j’ai faim moi », et la découpe d’une bouche ouverte, sur la page de droite, laissant apercevoir la couleur de l’animal suivant. Sur la double page suivante l’animal prédateur, qui se régale « Miam, du bon plancton, ou une belle crevette, dit… ». Et ainsi de suite, avec une logique qui fait passer du plus petit au plus gros dans cette histoire en randonnée qui respecte les chaines proie/prédateur… A chaque fois que l’on tourne une page, c’est une nouvelle surprise pour le lecteur, avec une dimension ludique dans les propos tenus, et la représentation stylisée des animaux (l’œil tourné vers l’arrière de la proie qui se méfie, l’œil tourné vers l’avant du prédateur qui va se régaler…). Le texte, simple et amusant, sait aller à l’essentiel, tout en dédramatisant, grâce au comique de répétition, cette chaine infernale dans laquelle chacun finit dans l’estomac de l’autre. Toute structure répétitive implique une chute qui clôt la série. Ici, c’est l’ourson, figure enfantine, qui s’adresse à l’ourse blanche, dans un « maman, moi aussi j’ai faim », illustré par un face à face touchant et plein d’amour d’une mère et de son petit… renvoyant le jeune lecteur à ses propres besoins et à la relation qu’il entretient avec sa propre mère capable de les satisfaire.

Un album qui joue sur la simplicité et la surprise pour évoquer joyeusement le besoin fondamental de tout être vivant, manger !

Une maman si pressée

Une maman si pressée
Sara Lundberg
Seuil Jeunesse 2023

L’Etourdi, ou les contretemps…

Par Michel Driol

Noa n’a aucune envie d’aller à la fête d’anniversaire d’Alma, qui commence à 2 heures. Mais sa mère s’aperçoit qu’il n’a pas de cadeau à lui offrir. Vite, direction centre-ville. D’abord un magasin de vêtements, où Noa oublie son blouson. Retour au magasin de vêtements. Puis un magasin de jouets, où l’on achète un diadème, mais où Noa oublie sa casquette, ce dont on s’aperçoit une fois dans le bus. Retour au magasin de jouets, puis nouveau bus, et arrivée enfin devant la maison d’Alma… Mais où est passé le cadeau ? Peu importe, car on découvre alors que la fête d’anniversaire n’aura lieu que la semaine suivante. De retour à la maison, Noa et sa mère se préparent à un dimanche où on ne fera rien.

Dépêche-toi, on est en retard… Combien de fois un enfant a-t-il entendu des constats, qui marquent bien des perceptions différentes du temps ? C’est ce que montre cet album, jusqu’à la caricature, car la maman est en avance d’une semaine, et que le texte parle de ses gestes aussi saccadés que ceux d’un robot ! On assiste donc à une course effrénée contre la montre, une course absurde puisque Noa n’a aucune envie d’aller à l’anniversaire d’Alma, qu’il connait à peine. Le voilà donc trainé au centre-ville, trainé, c’est bien ce que montre l’illustration qui oppose la mère, penchée en avant, et l’enfant, tenu par la main, tout droit… En ville, c’est le règne du trop : trop de clients, trop de gens, trop de choix dans les magasins, trop de monde dans le bus, trop de chaleur, des produits trop chers, et trop peu de temps avant l’heure fatidique. Tout est vu à travers le point de vue de Noa, son désintérêt pour les achats, ses oublis réguliers, son émotion et ses larmes lorsqu’il perd sa casquette favorite. La mère est présente à travers ses actions, ses paroles, et son rôle moteur. Noa n’a qu’à se laisser faire… et ses actes manqués sont sans doute comme une façon de dire qu’il est là, lui-aussi. Les illustrations, en pleine page, donnent à voir non seulement la silhouette de la mère et celle, plus fluette, de l’enfant, mais aussi toute une galerie de personnages muets, tantôt simples passants sans tête, comme une façon de montrer la jungle des villes, tantôt dans des petites saynètes où les regards sont éloquents. La chute est pleine d’humour, qui montre Alma avec un diadème sur la tête… et, sous forme d’un récit imagé, les tribulations incroyables du diadème oublié dans le bus.

Un album plein de tendresse dans lequel se reconnaitront, sans méchanceté, nombre de parents et d’enfants, pour dire qu’il faut prendre le temps de vivre, chacun à son rythme et que nous avons tous le droit à la paresse, comme une façon de résister aux pressions du monde contemporain.

Comment transformer une banane en vélo

Comment transformer une banane en vélo
Jerry Dougherty – Ravy Puth
Kata 2022

De la valeur et des échanges

Par Michel Driol

D’un côté, il y  a un couple, Michael et sa femme, vivant refermés sur eux-mêmes. De l’autre, il y a une bande d’enfants. Un jour, les enfants demandent une banane à Michael qui, tout en rechignant, la leur donne. Et quelle n’est pas leur surprise de voir les enfants revenir avec un tandem magnifique, dont ils affirment qu’il n’est autre que la banane. En effet, ils l’ont proposée au glacier qui en avait besoin contre un cornet de glace, proposé le cornet de glace au jardiner assoiffé contre une tondeuse à gazon hors d’état de marche, que la mécanicienne du dépotoir leur a échangée contre le vélo…

Voilà un album qui propose une petite leçon d’écologie et d’économie. La valeur des choses est fonction de nos besoins, et le troc une façon d’échanger des biens qui reçoivent ainsi une valeur ajoutée non négligeable. On passe ainsi d’une banane à un vélo, en échangeant, en recyclant dans son entourage. Il y a là de quoi s’interroger sur la notion de valeur, de propriété,  sur tout un système économique. La banane ne vaut un vélo que parce qu’elle a été échangée, ce qu’auraient été incapables de faire ses premiers propriétaires, présentés avec pittoresque comme « le vieux et grincheux monsieur Michael et son-épouse-pas-si-grincheuse-que-ça ». Elle ne prend de la valeur que parce qu’elle sort du domicile, que parce que ses premiers propriétaires acceptent de la donner, que parce que les enfants la font entrer dans un circuit économique. Chaque objet ne vaut qu’autant qu’il répond à un besoin particulier, et vaut moins que l’objet que l’on donne en échange. Cette leçon prend l’aspect d’une petite fable, bien écrite, avec des formules récurrentes, comme dans les histoires en randonnée. En quelques mots, les personnages et les situations sont posés, souvent dans des dialogues pleins d’expressivité. Les illustrations montrent des enfants très différents, souriants, dans un univers coloré et plein d’harmonie.

Une fable économique et écologique qui évoque avec humour la protection de l’environnement, la camaraderie, la débrouillardise et le partage, car les enfants, par honnêteté, rendent le vélo au propriétaire de la banane.

Capitaine Maman et le musée d’archéologie

Capitaine Maman et le musée d’archéologie
Magali Arnal
L’école des loisirs, 2022

Archéologie sans frontières

Par Anne-Marie Mercier

Le troisième volume de cette série met en scène une matriarchie : Capitaine Maman est une chatte, elle est accompagnée de Quartier-Maitre Mémé et de Chaton 1, Chaton 2 et Chaton 3, et d’un chiot surdimensionné par rapport aux autres personnages. Tous arrivent cependant à se caser dans un mini van qui les conduit vers l’aventure, dans les sables.
La découverte fortuite d’une tombe  antique accompagnée d’un trésor lance de nombreuses péripéties après que la capitaine a essayé en vain de travailler tranquille (belle occasion de montrer aux jeunes lecteurs comment s’organise un chantier de fouilles). Des pouvoirs de différentes régions concurrentes, les « autorités locales », viennent revendiquer la trouvaille, avec des soldats à cheval, des tanks, des hélicoptères, et des menaces.
Ruses, persuasion… tout finit bien grâce à l’organisation parfaite de Capitaine Maman qui est douée dans le maintien de la paix… et à son sous-marin. Un musée sortira de terre, co-administré par les anciens ennemis…
Les images lumineuses de Magali Arnal nous entrainent dans un monde de fantaisie drolatique qui égratigne gentiment la société de pouvoir, tout en regardant avec tendresse les morts des temps anciens et en traitant leurs restes avec douceur et respect.

 

La Forêt, l’ours et l’épée

La Forêt, l’ours et l’épée
Davide Calì, Regina Lukk-Toompere
Traduit (italien) par Roger Salomon
Rue du monde, 2022

Qui a vécu par l’épée, survivra par la bêche (fable écologique)

Par Anne-Marie Mercier

Un ours très fier de son épée (on songe aux ours en armure de Philip Pullman) s’en sert à tort et à travers. Un jour il coupe même une forêt. Peu après, l’eau inonde son habitation. Il part pour couper en deux celui qui est responsable de cette catastrophe, mais qui est-ce ?
Sont-ce les gardiens du barrage ? le sanglier qui a attaqué les gardiens ? Le renard qui a blessé le sanglier ? les oiseaux qui ont provoqué la maladresse du renard ? Ou bien serait-ce l’ours, qui a détruit la forêt des oiseaux ?
À la manière d’Œdipe, cherchant un coupable qui n’est autre que lui-même, l’ours comprend tardivement son erreur. Mais heureusement (on n’est pas dans une tragédie) tout est réparable : il protègera les autres animaux et, en replantant des arbres, il rendra aux oiseaux leur forêt, à la condition qu’ils soient un peu patients. La morale de la fable n’est pas difficile à saisir et on est ici dans un plaidoyer pour la protection de la nature facile à comprendre. Le lecteur peut en déduire (sans que cela soit dit explicitement) que détruire ce milieu revient à détruire sa propre maison.
Couleurs éclatantes sur fond blanc, bruns profonds, aquarelles légères, des images belles et expressives accompagnent cette fable bien rythmée. Les animaux sont un peu humanisés par quelques vêtements, mais pas trop ; ils sont présentés en pleine action ou dans des postures bien choisies et l’ours est très expressif. Ici l’écologie n’est pas une triste leçon.

 

Si Rose était là

Si Rose était là
Jennifer Couëlle – Bérengère Delaporte
La courte échelle 2022

Ce qui nous reste de ceux qui sont partis…

Par Michel Driol

On est un matin d’hiver qu’on croirait semblable aux autres, et Toinette cherche comment s’habiller. Tout, le froid, l’odeur des tartes, la neige est l’occasion d’évoquer Rose, la grand-mère, qui, si elle était là, dirait ceci ou ferait cela. Puis on apprend que Rose est allée dans ce qu’on appellerait en France un Ehpad, et Toinette se souvient des promenades avec sa grand-mère, de sa relation particulière avec la nature, de la sensation de la mousse sous les pieds nus. Toinette se souvient aussi de sa dernière visite à Rose, contagieuse, où elle avait dû rester dehors et avait fait l’ange dans la neige. On n’est pas un matin d’hiver comme un autre, c’est celui où il faut choisir sa tenue pour aller enterrer Rose, sa grand-mère.

Voici un ouvrage venu du Québec, qui, par certains côtés très discrets, fleure bon le québécois de certaines expressions, « le sucre à glacer », ou le parler enfantin et édulcorant, comme « la maison pour personnes qui ne peuvent plus décider ». Voici un ouvrage dont les illustrations, vives, lumineuses et colorées, montrent l’amour et la complicité entre une petite fille rousse et une grand-mère aux cheveux blancs, partageant les mêmes activités. Voici enfin un ouvrage dont l’écriture, dans sa simplicité poétique, dit aussi bien l’absence que la présence par ce qui s’est transmis. C’est la simplicité évidente de la formule récurrente, « Si Rose était là » qui à la fois signale le manque, mais n’attend qu’à être complétée par les attitudes, propos, conseils bienveillants de Rose, toutes ces choses que Toinette garde en mémoire. D’une certaine façon, c’est Rose qui conseille la tenue à porter pour ce jour douloureux,  « elle me dirait d’enfiler ce que j’ai de plus réconfortant », et ce sera un pyjama dont les couleurs vives tranchent avec le gris du deuil de la dernière page, au cimetière. Douceur et tendresse sont là pour qualifier cette transmission, qui touche à des petits riens comme à l’essentiel : trouver belle la neige, douce la mousse, et garder des glands au fond de la poche pour oublier la grisaille des trottoirs. Il y a là comme une façon pleine de délicatesse de décrire cette relation intergénérationnelle si marquante, de faire comprendre sans rien expliciter en quoi elle est fondamentale, et de montrer en quoi la vie passe aussi par l’acceptation douloureuse de la mort de celles et ceux qui nous ont précédés. C’est aussi un bel album sur le temps qui passe. Trois indicateurs de temps le rythment, introduisant à trois modalités temporelles essentielles. Toujours, c’est la permanence de l’habitude, parfois, c’est l’exceptionnel, et un jour ce sont tous les futurs à venir. C’est dans ces variations autour du temps vécu et ressenti que se glisse le présent de l’adieu à la grand-mère et le présent de l’enfance.

Après la pandémie de COVID, comme évoquée en filigrane dans cet album, un album lumineux, sans pathos, pour accompagner avec finesse et sensibilité les enfants qui ont perdu leurs grands-parents, mais qui sauront conserver présents en eux leur souvenir et leurs leçons de vie.

La Peinture de Yulu

La Peinture de Yulu
Cao Wenxuan – Suzy Lee
Rue du monde 2022

Ode à la persévérance

Par Michel Driol

Yulu sera artiste-peintre, ainsi l’ont décidé ses parents. Jusqu’à 8 ans, c’est son père qui lui enseigne la peinture, puis ce sont les plus grands artistes. Lorsque le moment est venu de faire peindre à Yulu son premier autoportrait, on va acheter la toile de lin la plus parfaite, celle qui était promise à un très grand peintre décédé la veille. Yulu réalise son autoportrait, mais, le lendemain matin, le tableau est devenu informe. Et ce phénomène se reproduit 7 fois de suite, au point que la mère de Yulu se débarrasse de cette toile. Yulu la récupère et peint une nouvelle fois son autoportrait, jette sur lui un tissu, et l’oublie. « Mais un jour, enfin, le soleil du matin vient inonder la toile. On y voit une petite fille lumineuse qui, paisiblement, sourit. »

Peu connu en France, Cao Wenxuan est un auteur chinois pour la jeunesse renommé, lauréat du Prix Hans Christian Andersen en 2016, prix reçu en 2022 par Suzy Lee, illustratrice coréenne un peu plus connue en France. Rue du Monde a réuni ces deux excellents auteurs et c’est Alain Serres lui-même qui a traduit et adapté le texte. Et le résultat est de toute beauté.  Des illustrations pleine page, qui s’ouvrent petit à petit à la couleur. C’est le huis-clos d’un appartement, envahi de tissus et de tableaux encadrés, huis-clos enfermant, dont on ne sort que deux fois, lorsqu’on va acheter la toile, et lorsque Yulu va la chercher dans les buissons, dans des scènes nocturnes très expressionnistes par l’éclairage et l’atmosphère. Ces illustrations, par le choix des couleurs et du cadrage, offrent un point de vue sur l’évolution de Yulu. Le texte avec poésie reprend un motif fantastique, celui de la toile ou du portrait maudit. Tout se passe ici comme si la toile voulait se venger de ne pas avoir été servie à un célèbre peintre, mais à une fillette inconnue. Toile qui met à rude épreuve la persévérance de la fillette qui, huit fois sur le métier, remettra son ouvrage. Pas de découragement, mais une volonté farouche de vaincre la matière de la toile, cet espèce de mauvais génie qui contrarie les projets que l’on a pour Yulu. Car, au fond, qui est Yulu ? Une fillette sur laquelle son père projette ses rêves, comme c’est malheureusement souvent le cas dans certaines familles. Lui qui se voulait artiste est devenu marchand de tissus… Yulu doit se couler dans le moule, dans ce que ses parents ont décidé pour elle. Mais que veut-elle vraiment ? Qui est-elle vraiment ? Docilement, elle obéit, prend des leçons, fait l’admiration de tous, jusqu’au moment où l’improbable fantastique se produit, et où Yulu devra lutter à la fois contre la mauvaise volonté de la toile, mais aussi contre la décision de sa mère de jeter la toile maudite. Réussir à peindre le tableau, c’est bien pour Yulu une façon de s’inscrire dans un chemin tracé pour elle, mais le recouvrir et l’oublier, c’est une façon de sortir de ce chemin, non pas comme un renoncement, mais plutôt comme une façon de dire qu’on a fait sa part. On laissera bien sûr chaque lecteur libre d’interpréter la belle fin, cette figure de la petite fille lumineuse, apaisée après les tourments qu’elle a traversés, et qui sourit à la vie. Suivra-t-elle le chemin tracé pour elle ? En suivra-t-elle un autre ? Ne faut-il pas laisser du temps au temps pour grandir, à son rythme, et devenir soi, avec son propre destin et ses propres rêves ?

Un album très riche, tant par la qualité de son illustration que par les thèmes qu’il aborde : aussi bien l’emprise des rêves parentaux sur le destin des enfants que la création et la nécessaire liberté de créer.

Voir la chronique d’Anne-Marie Mercier : http://www.lietje.fr/2023/09/17/la-peinture-de-yulu-2/

Bulle dans sa bulle

Bulle dans sa bulle
Christian Demilly, Audrey Calleja
Grasset jeunesse, 2022

Bulle de savon

Par Anne-Marie Mercier

Bulle est un enfant. Il est dans sa bulle tout au long : il aime rester dans son lit, rêver, il tâtonne dans ses sensations, ses goûts. Il fait des expériences (pourquoi, quand on mélange tout ce qu’on aime – banane pas trop mûres, yaourt, citron, chocolat… – ce n’est pas bon). Il a peur du noir.
Audrey Calleja le représente dans son costume de lapin qui le protège. Ses beaux dessins aux crayons de couleur montrent ce qui l’entoure : des objets, des planètes,  son doudou, tout cela sur fond blanc : il semble que rien de les relie, tout reste en suspens. Pas d’adultes, il est bien seul, le petit bulle… dans sa bulle. Certains le jugeront un peu fade, d’autres charmant.

La Cabane au milieu de rien

La Cabane au milieu de rien
Angélique Villenueve – Anne-Lise Boutin
Sarbacane 2023

Ce qui nous lie…

Par Michel Driol

La Viok arrive dans une cabane isolée, la nettoie, et se met à écrire des histoires. Elle découvre alors que cette cabane est peuplée par de très nombreux enfants de taille minuscule, aussi bruyants que chahuteurs. La Viok tente de leur lire une de ses histoires, mais peine perdue. Seule une petite fille écoute, et veut montrer son univers à la Viok Mais cela ne l’intéresse pas, et elle chasse tous les enfants. Seule la petite fille revient écouter les histoires, de l’autre côté de la fenêtre, et découvre que ces histoires l’ont fait grandir. Elle trouve alors la Viok allongée par terre, demande l’aide de tous les autres enfants pour la relever. Après le partage de nourriture, la petite fille entreprend de raconter une histoire à la Viok, sur laquelle se sont assis tous les autres enfants.

Voilà un album qui aborde, avec une langue assez familière et marquée de traces d’oralité, avec des illustrations pleines de vie, des problématiques complexes.  C’est d’abord la question du lien intergénérationnel, entre ce personnage que l’image ne montre pas si vieille que cela mais que le texte appelle la Viok et des enfants qui sont restés minuscules, et qui vivent dans une espèce d’autarcie heureuse. Comment créer ce lien ? La première tentative de la Viok est un échec, faute d’avoir pris en compte la réalité des enfants et de vouloir leur imposer, à tous, le même traitement. Mais ce sont les enfants qui sauvent la Viok, en unissant leurs forces. La chute de l’album montre le renversement qu’opèrent les enfants, en inversant les rôles. C’est ensuite la question du pouvoir des histoires et des mots, traités avec la métaphore puissante des histoires dont l’écoute fait grandir, au sens propre. La Viok est autrice, illustrant le stéréotype de l’écrivain qui s’isole et recherche la tranquillité pour écrire loin de tous. Pour autant, ses récits qui abordent des thèmes conventionnels (la lune, les étoiles, les batailles et les amoureux : on se croirait dans les romans qu’apporte la vieille fille au couvent où est scolarisée Emma dans Emma Bovary) ont le pouvoir de faire sortir les enfants de leur état initial pour leur faire découvrir autre chose. Rappelons l’étymologie d’enfant : infans, celui qui ne parle pas, celui qui n’a pas accès au langage du récit, dit cet album. En prenant le pouvoir des mots, la fillette permet d’instaurer un ordre nouveau en réécrivant l’histoire. En effet, le récit de la fillette à la dernière page reprend le texte même de la première page, sauf que le mot « cabane » est remplacé par le mot « enfants », la vie bruyante et agitée prenant la place du décor isolé. C’est enfin la question du lien intertextuel entre cet album et la littérature populaire, en particulier celle des contes. On retrouve des personnages minuscules, enfants, lutins, Petit Poucet, incarnations du désordre et de la vie, et une vielle femme peu accorte, figure de la sorcière ou du géant, incarnation de l’ordre. On retrouve le rôle du récit, comme dans les Contes des mille et une nuit, l’enjeu étant toujours celui du vivre ensemble autour des récits qui unissent, fascinent, captivent.

Un album vivant qui reprend certains aspects du conte (la cabane isolée, la vieille femme, les enfants) pour dire la nécessité du récit, pour dire aussi, dans sa construction circulaire, que rien n’est écrit d’avance, que tout peut être réécrit.

Ours d’hiver

Ours d’hiver
Irène Schoch
Editions des éléphants 2023

V’là l’Hiver et ses dur’tés / V’là l’ moment de n’ pus s’ mettre à poils

Par Michel Driol

Aldo, comme chaque année à la fin d’un automne un peu plus long et chaud que d’habitude, découvre qu’il y a un parking à la place de sa tanière. Le voilà obligé d’affronter l’hiver, de trouver un abri, des vêtements chauds, des petits boulots. Dans ce monde dur, quelques coutumes l’étonnent, comme Noël , la galette des rois ou le carnaval. Il découvre enfin la solidarité de toutes celles et ceux qui l’aident à attendre l’été.

Il n’est pas simple d’aborder la question des sans-abris, du monde de la rue, avec des enfants. Irène Schoch le fait ici avec beaucoup de sensibilité. En choisissant d’abord d’inscrire son récit, par les illustrations, dans un univers composite où cohabitent des animaux très différents – mais anthropomorphisés – et des humains. Si l’on est bien dans un univers urbain, celui-ci est en quelque sorte étrangisé  par la diversité de ses habitants. Ensuite en choisissant de faire d’Aldo un narrateur toujours positif, content de ce qui lui arrive, satisfait de son sort. Cette solution narrative plonge le lecteur au plus près de ses émotions, réactions, inquiétudes et surprises devant cet univers de l’hiver qu’il découvre pour la première fois. Se mêlent ainsi, mises sur le même plan par le récit,  la dure découverte du monde de la précarité et celle, plus légère, de l’hiver et de ses coutumes par un animal étranger à cette saison. Le choix de l’ours n’est pas anecdotique* : c’était, au moyen âge, l’animal considéré comme étant le plus proche de l’homme (par sa stature, sa capacité à marcher sur deux pattes), il est aussi, en version jouet, le nounours dont chacun sait l’importance qu’il occupe dans l’imaginaire enfantin. C’est enfin par la façon de montrer le refus de l’exclusion et la solidarité active de toutes et tous que l’album illustre des valeurs d’entraide et de partage bien nécessaires aujourd’hui.  Pas de pathos, mais beaucoup de tendresse donc dans ce récit qui se situe par ailleurs dans un monde très contemporain : celui d’un changement climatique avec des automnes plus longs, celui d’une disparition de la nature sauvage pour faire place à une urbanisation de plus en plus poussée. Pas d’angélisme non plus : les premiers temps d’Aldo dans l’hiver sont difficiles. Pudiquement, il avoue n’être « pas toujours le bienvenu ». On appréciera la délicatesse de la litote. Les illustrations, pleines de couleur et de vie, sont très complémentaires du texte. Elles montrent des personnages le plus souvent souriants, complices.

Faire découvrir à des enfants l’hiver du point de vue des sans-abris, voilà le défi que relève avec justesse cet album porteur d’un bel espoir dans l’humanité !

* On rapprochera ce choix de celui de Franck Tashlin dans Mais je suis un ours moi !, dans les années 1970.