La Fille qui cherchait ses yeux

La Fille qui cherchait ses yeux
Alex Cousseau – Csil
A pas de loups 2019

Pour prendre le temps de regarder passer les nuages…

Par Michel Driol

Fine cherche partout ses yeux. Un couple de mésanges noires a fait son nid dans ses cheveux, et les oiseaux la fatiguent de leurs piaillements. Mais Fine invente et s’efforce de traduire en images ce qui se passe autour d’elle. Et si ses yeux s’étaient perdus dans la grande ville ? Alors Fine va explorer le monde, rencontre des gens pressés qui ne font pas attention à elle. Les deux mésanges la consolent : qui utilise encore bien ses yeux de nos jours ? Dans une gare, elle entend les voix qui se mêlent, et, perdue, caresse pour la première fois ses deux oiseaux.  Quand vient la nuit, Fine devient sensible au silence, et les oiseaux la reconduisent chez elle, où elle retrouve ses parents.

On s’aperçoit, en proposant le résumé de cet album, que l’on passe à côté de ce qui fait sa beauté, son originalité et sa poésie, et qu’on ne peut le réduire à une histoire. Il est question bien sûr de handicap, mais traité ici avec pudeur : pas une seule fois les mots aveugle ou malvoyant ne sont écrits. Il est donc surtout question d’une quête de quelque chose, d’un sens, qui parait faire défaut à Fine, alors que tous les autres sens sont bien présents, jusqu’au toucher lorsqu’elle caresse les oiseaux. A l’inverse du conte traditionnel, où l’héroïne va se perdre dans la forêt, Fine est dès le départ reliée aux arbres – en particulier dans les images de forêts, de racines, qui démentent le texte « Je ne suis pas un arbre » dit-elle, et elle va se perdre en ville pour tenter d’y trouver l’objet de sa quête. Mais la ville est décevante, les hommes ne la voient pas. Ce sont les oiseaux qui proposent, au cœur du livre, la sagesse qui manquait à Fine et qui, sous forme de questions, interrogent sur les liens désormais brisés entre les hommes et la nature : les hommes ne savent plus regarder ni la nature, ni leurs voisins…  Comme en écho à ces préoccupations, Fine prendra conscience de la présence et de la valeur du silence, caché, invisible,  égaré, mais omniprésent, comme un compagnon. La quête des yeux débouche donc sur la découverte du silence, à la fois extérieur et intérieur, un silence qui permet d’une certaine façon une communion avec la nature et les animaux – ce que suggère l’image finale, qui reprend la chambre de Fine avec ses arbres plantés dans le ciel que l’on avait déjà vue, mais cette fois remplis d’écureuils, tandis que Fine, dont on n’a jamais vu les yeux cachés par une franche noire, semble les avoir retrouvés.

Cet album métaphorique revisite les contes traditionnels pour aborder le thème des différences et de leurs richesses, des singularités individuelles à trouver. Il renvoie aussi au lien entre l’individu et les autres, entre l’individu et la nature : quel regard prenons-nous le temps de porter sur le monde ? Quel prix, dans un monde plein de sons, de bruits, d’images agressives, accordons-nous au silence, et au silence intérieur ? Telle est la portée morale et philosophique de ce conte initiatique, écrit dans une belle langue poétique et illustré avec délicatesse par Csil dans une palette de couleurs pastels, tendres et douces, en parfait accord avec l’atmosphère générale du texte.

 

Un vent meilleur

Un vent meilleur
Adèle Tariel – Caroline Taconet
Utopique 2019

Parfois, on est obligé de désobéir pour sauver des gens

Par Michel Driol

Au bord de la Manche, Louise vit avec sa sœur ainée, son petit frère et ses parents dans une maison face à la mer. Sa tante répare un vieux biplan. La rencontre avec un jeune étranger qui porte des bidons d’eaux, Asaf, la bouleverse et lui permet de découvrir la problématique des migrants qui souhaitent passer en Angleterre et vivent, à deux pas d’elle, sous des tentes. Elle retrouve Asaf sur la plage, se lie d’amitié avec lui, l’héberge avec sa famille dans leur cabine de plage, leur porte à manger avec la complicité de ses parents. Lorsque le biplan peut voler, la tante conduit Asaf et sa famille en Angleterre.

Comment parler des migrants aux enfants ? La littérature de jeunesse n’hésite pas à s’emparer de ce thème actuel, et de promouvoir la solidarité et la désobéissance civile comme cet album. Tout est vu ici à hauteur d’enfant. C’est Louise la narratrice, et son point de vue est bien préservé tout au long de l’album : son étonnement, sa révolté, son incompréhension, son désir d’aider, de jouer avec cet enfant de son âge qui dessine sur le sable des maisons qu’il détruit, avec son bâton, en faisant des bruits de bombe. Les informations sur les migrants viennent des parents, de la tante, en réponse aux interrogations de l’enfant. Un album qui montre comment chacun, à sa mesure, peut prendre ses responsabilités et s’engager pour aider l’autre, voire suivre des idées folles.

Le titre est polysémique : le vent meilleur, c’est à la fois celui qu’attend la tante pour traverser la Manche comme Blériot, avec Asaf et sa famille, c’est aussi l’espoir d’une vie meilleure en Angleterre pour cette famille, mais aussi celui d’un temps meilleur pour tous les migrants sur terre. Le texte est d’une grande efficacité, permettant de bien comprendre les sentiments de la narratrice et de les partager. Les illustrations, très souvent en doubles pages respectent les codes et les techniques de la ligne claire, campent des personnages faciles à reconnaitre (les bottes jaunes de Louise..) et pleins d’expressivité dans des décors et des ambiances qui évoquent l’insouciance des bords de mer. Seule une vignette évoque le campement des migrants : ce que les illustrations entendent avant tout montrer, c’est le confort dans lequel vit Louise, et son envie de venir en aide à ce garçon.

Un bel album engagé, nécessaire aujourd’hui, pour montrer que chacun peut être solidaire et aider à sa mesure les migrants.

 

Boucle d’ours

Boucle d’ours
Stéphane Servant – Laetitia Le Saux
Didier Jeunesse 2013-2018

Les jupes roses sont-elles  pour les femmelettes et les hommelettes ?

Par Michel Driol

A l’occasion du grand carnaval de la forêt, toute la famille Ours se déguise. Maman en Belle au bois dormant, papa en Grand méchant loup, et petit ours… en Boucle d’Ours, avec une jupe rose et des couettes blondes. Fureur du père, qui voudrait que son fils ait un déguisement plus viril. Mais petit ours résiste à chacune des propositions de son père : il ne sera ni chevalier courageux, ni ogre féroce, ni petit cochon dégourdi. Jusqu’au moment où une grosse voix demande au père ce qu’il a contre les jupes et les couettes… C’est le loup, déguisé en chaperon rouge. Et, ce soir-là, papa Ours fait sensation dans son costume… de Cendrillours au bras de maman Ours en petit cochon dégourdi.

Les Editions Didier Jeunesse republient un album de 2013, album qui n’a rien perdu de son actualité ou de son mordant. Revisitant Boucle d’Or, l’album adopte un point de vue délibérément anti sexiste et féministe en mettant  à mal les conventions sociales si ancrées, qui confortent tous les stéréotypes genrés. Papa Ours est un bel exemple de ce discours figé, qui propose et valorise certains modèles au petit garçon : la vaillance, la férocité, l’intelligence. Tandis que maman ours est toujours présentée près de sa machine à coudre, du linge à étendre ou des bols pour le repas, lui lit Système D, la revue des ours bricoleurs…  Rôle plus nuancé, discret mais fondamental  en fait pour maman ours, qui s’interroge : pourquoi son fils ne pourrait-il pas se déguiser en fille ? C’est elle qui va déguiser papa Ours en Cendrillours… Pas de discours moralisateur, mais un album carnavalesque qui se situe justement en période de carnaval et propose un renversement des valeurs, des clichés, une libération et l’affranchissement des normes sociales qui enferment dans un rôle.

Le texte, très drôle, fait la part belle à des dialogues vivants – ah ! le discret zézaiement de petit Ours ! – et laisse entrevoir que le plaisir du déguisement  n’a pas à obéir à des règles figées. Chacun peut jouer le rôle qu’il veut. Les illustrations très colorées de Laetitia Le Saux et ses papiers découpés introduisent dans un univers à la fois familier (un intérieur de maison très humanisé) et merveilleux – la forêt du conte, emplie de personnages secondaires.

A une époque où les stéréotypes genrés semblent avoir la vie dure, saluons la réédition de cet album dédié à tous les oursons qui aiment les jupes et à toutes les oursonnes qui aiment les salopettes….

Rose ?

Rose ?
Pauline Kalioujny
Père Castor 2019

A la recherche de ma couleur

Par Michel Driol

Dans la roseraie, une petite fille est née. Quelle sera sa couleur préférée ? Rose ?, lui demande la nature. Mais la petite fille se révolte et parcourt le jardin où chacun des fleurs lui propose sa couleur : orange pour les renoncules, jaune pour le tournesol ou les chrysanthèmes, vert pour l’artichaut, bleu pour le chardon, violet pour le pavot. Passant la nuit dans le cauchemar noir d’un dahlia, elle se réveille avec le blanc de la fleur de pommier. De retour  dans la roseraie, elle trouve la couleur de ses rêves et sa fleur préférée, la plus simple.

A partir de la question du rose pour les filles, qui renvoie aux stéréotypes de genre, l’album fait de riches propositions et invite à de nombreux voyages poétiques. D’abord à la rencontre des fleurs et de leur diversité, qui se révèlent d’incroyables lobbyistes pour imposer leur couleur à la petite fille. Se succèdent une série de doubles pages quasiment monochromes qui illustrent chacune une fleur gigantesque face à une petite fille toute menue, et découvrant un monde qui n’a rien de paradisiaque, dans une exploration sensuelle et ludique. Ce parcours qui conduit du rose aux couleurs sombres conduit aussi du jour à la nuit, de la naissance au cauchemar. Le temps passe, inexorablement. Mais le voyage dans le monde du jardin, comme chez Du Bellay, se clôt par un retour aux origines quasi baudelairien puisqu’à la couleur blanche s’ajoute le parfum exquis de la fleur de pommier blanche. Ce voyage dans le jardin est aussi une invitation à résister à tout ce qui veut s’imposer à nous, nous imposer des gouts, de façons de penser : publicités agressives, couleurs uniques et enfermantes. Ainsi le blanc pur et final, tendre et quasi pastel par opposition aux couleurs violentes du début est comme une invitation à s’ouvrir aux autres couleurs, à la diversité du monde et au métissage que proposent les dernières pages – et les pages de garde. SI l’on est sensible aux fleurs et à ‘atmosphère particulière de ce jardin – sans doute proche d’Alice au pays des merveilles – on n’en est pas moins sensible aux nombreux animaux qui peuplent cette nature : escargot, abeille, chenille… Grandir, à l’image de la petite fille qui est d’abord minuscule alors qu’à la fin les proportions s’inversent, c’est aussi comme les pages d’ouverture et de fermeture le proposent, sortir du jardin par la grille qui s’ouvre, passer de l’immobilité des choses au mouvement vers l’avenir, vers le futur, vers sa propre émancipation.

On le voit, bien au-delà du point de départ lié au rose pour les filles, cet album très riche – en particulier par son graphisme, des linogravures très poétiques – trouvera chez ses lecteurs de nombreux points de résonances. A signaler que l’illustratrice a remporté le Grand prix de l’illustration 2018 de Moulins pour un autre album, très différent mais tout aussi réussi, Promenons-nous dans les bois.

La Bouche en papier

La Bouche en papier
Thierry Cazals / Jihan Dehon, Camille Coucaud, Pauline Morel, Mona Hackel
Editions du Pourquoi pas 2019

Freak poète ?

Par Michel Driol

Tom nait avec une bouche en papier. Honte pour ses parents. Souffre-douleur des enfants de l’école, il ne peut articuler le moindre mot. Mais, un jour, ses lèvres se couvrent de lettres : de longs poèmes laissant le monde sans voix. Cette écriture dérange les beaux parleurs, et Tom, suite à une agression, décide de rester muet. Ses parents l’envoient alors gagner sa vie dans un cirque. La fin reste ouverte, avec quatre propositions de chutes différentes quant à ce que devient Tom…

Ce conte poétique se prête à différents niveaux de lecture. D’abord, bien sûr, il y est question de handicap, la bouche en papier du héros signifiant son mutisme, sa fragilité et sa grande sensibilité.  Incompris, rejeté par tous, Tom va se révéler aux yeux des autres comme un extraordinaire poète.  La bouche en papier devient alors symbole de l’écriture poétique, qui dit le vrai, au risque de déplaire aux puissants, et Tom la métaphore du poète, à la fois inadapté et hypersensible, condamné par la société à subir la brutalité des autres, au silence ou au cirque. Les quatre fins possibles  laissent à penser la place que nous réservons  aux poètes et aux écrivains :inutiles et gelés sur la banquise, ou au service des autres et permettant d’apprendre à écouter les couleurs du silence, consolant ceux qui fuient la guerre, ou rencontrant enfin  l’âme sœur, aux oreilles en papier, dans un amour partagé. Le texte est écrit en vers libres et ne cherche pas les effets faciles de style, il se permet tout au plus quelques comparaisons. C’est dans le rythme, les reprises que la langue poétique fait entendre sa respiration, une langue faite pour l’oralisation.

Une fois n’est pas coutume, quatre illustratrices aux styles fort différents accompagnent le texte, en quatre cahiers qui l’encadrent. Cela ouvre à une belle réflexion sur le rapport texte/image, à ce que c’est qu’illustrer un texte comme une forme d’interprétation dans un univers graphique qui tout à la fois en respecte les grandes lignes mais exprime aussi l’imaginaire propre à chaque illustratrice. Papiers découpés et rayures seyes en clin d’œil chez Jihan Coucad, dans des couleurs jaunes dominantes. Grisaille du personnage confronté aux autres en couleurs agressives chez Camille Coucaud. Papiers découpés encore chez Pauline Morel, ainsi que carte à gratter dans une bichromie dominante bleue et rouge et une abondance de papillons comme issus des lèvres de Tom. Personnage croqué dans un univers où figurent des mots écrits chez Mona Hackel dans des dominantes de noir et de jaune.

Un album militant comme définition de la poésie et ode à la liberté d’oser écrire et d’oser interpréter.

Par ici!

Par ici !
Benoit Audé, Olivier Douzou
Rouergue 2019,

Descendre le courant, quelle aventure !

 Maryse Vuillermet

Cet album raconte le voyage d’une rivière,  de sa naissance à sa disparation, en dessins.
Un filet d’eau apparaît, puis un ruisseau, on zigzague, on suit un parcours sinueux, capricieux puis tumultueux. Le ruisseau devient rivière dans la plaine. Les images se dégustent longtemps car elles fourmillent de récits de vie, de petites histoires drôles, par exemple, sur une même page, on rencontre un berger avec son troupeau, une famille de randonneurs, un campeur effrayé par un chamois, un observateur d’oiseau qui se trompe de cible, un ours dérangé dans son hibernation, sur une autre,  un moniteurs de kayak invite à la prudence et tous les kayakistes sont saisis dans des positions acrobatiques et dangereuses, c’est très drôle !
C’est la rivière qui parle,  ce qui créé au début un petit mystère, et puis, elle se calme en plaine, se canalise en ville, devient fleuve de transport, et puis,  l’eau envahit la double page et devient estuaire puis océan et puis grands fonds marins.
C’est une merveille, c’est poétique, vivant et instructif !

Les Vacances de mon amie Carla

Les Vacances de mon amie Carla
Stéphane Kiehl
Grasset Jeunesse 2019

Liberté à deux…

Par Michel Driol

Au fil des pages, on suit les vacances d’une petite fille et de sa chienne Carla. Vacances d’été et vacances d’hiver se mêlent, bord de mer et montagnes enneigées, jardin du grand père, entre une page d’ouverture et une page de clôture symétriquement inversées : le retour de l’école, et le départ pour la rentrée des classes. Anonyme, la petite fille se raconte et parle de sa chienne, de sa capacité à se faire des amis, de l’interdiction des chiens sur les plages : autant d’images d’un bonheur passager, de questions sur l’amour, de réflexions sur la vie de chien : rêver de voyager, c’est déjà voyager… Le temps passe, le tracteur chez le grand père est devenu trop petit, mais il fait bon vivre et profiter de l’instant, qu’il pleuve ou qu’il fasse beau. Tout l’album se centre sur la relation entre la fillette et sa chienne, les parents et grands-parents ne faisant que de la figuration dans le texte.

Si le texte est assez simple, et se suffit pour raconter l’histoire, les illustrations sont beaucoup plus complexes et riches. Tantôt elles sont l’illustration du texte, tantôt elles s’en éloignent dans des codes narratifs différents : celui de la BD, pour raconter une petite histoire en quelques strips, tantôt celui de la peinture, avec de magnifiques doubles pages particulièrement oniriques, pleines de fleurs rouges sur fond noir, traversées par des chevaux ou la fillette et Carla. Parfois c’est Carla qui se multiplie sur les pages, dans différentes attitudes. Cette diversité graphique fait la véritable richesse de l’album, et l’on cherchera à reconnaitre les légumes du jardin du grand père… Fonds colorés, fonds blancs, tout est significatif dans cet album qui prend plaisir parfois à isoler les personnages, tantôt à les fondre sur un fond de nature.

Un album drôle et attendrissant, ludique, pour dire le lien entre une fillette et une chienne, mais aussi le plaisir du dépaysement et le sentiment de liberté que donnent les vacances.

 

C’était pour de faux

C’était pour de faux
Maxime Derouen

Grasset Jeunesse 2019

Du grand débat dont furent faites grosses guerres

Par Michel Driol

A l’école, Sophie la girafe est en pleurs. Pourquoi, demande la maitresse ? Parce que Bruno le crocodile lui a tiré la capuche. Mais c’était pour de faux, dit ce dernier… Le directeur consulte le règlement : rien sur les tirages de capuche pour de faux… Sentant leurs enfants en insécurité, les parents d’élèves manifestent. Le lion président doit prendre une décision… et s’en tire par un rugissement qui ne satisfait personne. Cela devient une affaire d’état, dont on parle à la télévision, dont les experts s’emparent… Jusqu’au moment où tout bascule dans la guerre civile. C’est alors que Bruno avoue que c’était pour de vrai, et que la réconciliation est possible.

Voilà un album qui parle de mensonge et d’honnêteté, et apprend en quelque sorte à être responsable de ses actes. Un album qui démonte et montre des mécanismes humains, trop humains, d’escalades dans la violence, de mésentente, et qui interroge que les comportements des adultes et des enfants, l’incapacité des uns à désamorcer ce qui est en train de se jouer, et la capacité des autres à se situer dans le vrai une fois les limites franchies, à avouer. Comment un fait divers peut-il mettre en péril l’équilibre d’une société ? Comment les politiques et les savants, les intellectuels s’avèrent-ils incapables de penser le monde et de gérer les conflits, à tout le moins de les apaiser ? Quoi qu’il en soit, la vérité sort de l’enfant responsable, qui, avouant sa bêtise, assume le pouvoir de rétablir la paix civile.

 Cette mécanique implacable est  accompagnée par un texte et  des illustrations pleins d’humour : humour des jeux de mots et du jeu avec la langue et les expressions figées (les larmes de crocodile, monter sur ses grands chevaux…), humour des illustrations qui montrent des personnages pleins d’expressivité, mi animaux, mi humains par les vêtements et les lieux montrés (l’école, la ville, le palais…).

Un  album pour apprendre ensemble à vivre ensemble et à gérer les conflits.

Les Tartines de rillettes

Les Tartines de rillettes
Simon Priem – Carla Cartagena (illustratrice)
Utopique 2019

Faire son deuil…

Par Michel Driol

Louis vit seul avec son grand-père. C’est un après-midi ensoleillé. Le grand père fait son jardin. Louis ne parle pas beaucoup, se cache et se blottit dans les coins, ou joue à piloter la verrière comme un avion. Surgit alors le souvenir, celui de la fin des nuits étoilées, annoncée par le grand-père. Louis ose s’aventurer dans l’atelier de son grand-père, où il n’a pas le droit d’entrer. Il y découvre que celui-ci fabrique des voitures miniatures grises, comme celle dans laquelle sa maman a eu un accident. Surgit alors un second souvenir, celui des nuits étoilées que Louis regardait avec elle. Le grand-père propose alors à Louis de colorier les voitures de toutes les couleurs, avant de partager les fameuses tartines de rillettes.

Sur cette difficile question de la mort des parents et du deuil, Simon Priem et Carla Cartagena signent un album tout en délicatesse et en demi-teinte. Tous les lecteurs ne comprendront pas le décès de la mère, sa disparition étant traitée de façon implicite, allusive et métaphorique. C’est ce qui fait la force de l’album. On évoque ainsi les nuits étoilées, comme un leitmotiv qui revient trois fois. Au lecteur de faire les liens, de comprendre ce qui est suggéré finement dans le texte et dans l’illustration. Les deux personnages principaux sont attachants, maladroits et solitaires dans leur deuil. Tous deux cherchent des refuges, l’un dans les coins,  où il semble disparaitre, l’autre dans son atelier, à fabriquer des voitures à l’image de celle où sa fille a trouvé la mort. Deux personnages qui se ressemblent : même mutisme, mêmes lunettes rondes, que seule la couleur différencie, yeux embués chez l’un, reniflements chez l’autre. Deux personnages qui se blottissent l’un contre l’autre et que rapprochent les tartines de rillettes. On notera aussi la belle construction de l’album, qui s’ouvre et se ferme sur des textes et des images quasi identiques, mais soulignant avec subtilité ce qui a changé, et la façon dont ce qui était endormi se réveille. Les illustrations de Carla Cartagena introduisent le lecteur dans un monde lumineux, et font alterner des plans de maison familiale traditionnelle avec les gros plans des visages expressifs des trois personnages principaux.

Un album subtil, avec des personnages attachants, qui respecte le lecteur et lui fait entrevoir les relations complexes entre les êtres touchés au plus profond d’eux-mêmes par une disparition douloureuse.

 

La Face cachée du Prince Charmant

La Face cachée du Prince Charmant
Guillaume Guéraud & Henri Meunier
Rouergue 2019

Tout homme a une double postulation…

Par Michel Driol

Sur une première double page, un portrait élogieux du Prince Charmant. Tout n’est que beauté, amour, délicatesse et distinction. Mais tournez la page.  Le même texte, caviardé, révèle une autre image, celle d’un être  sombre, maladroit, rustre, impoli… tandis que l’image est devenue noire. Le même procédé se répète huit fois, tandis que la dernière page caviardée révèle la vérité du Prince : il est juste comme toi et moi.

On se souvient que le caviardage est un des procédés de réécriture proposés par l’Oulipo. Le voici justement proposé dans un album jeunesse, avec beaucoup d’à-propos et d’humour. Autant le texte de la première double page est lisse, laudatif, soutenu, autant celui de la page caviardée, familier  frôle la scatologie pour le plus grand plaisir du lecteur. Bien sûr, on l’a compris, ce jeu avec les mots renvoie à la réalité humaine, au bien et au mal présents en chacun, à l’ange et au démon qui sommeillent en chacun de nous. Les illustrations montrent un Prince Charmant très enfantin, prompt parfois à se réfugier dans les jupes de sa mère, ce qui renforcera l’identification du jeune lecteur avec ce personnage à double visage. C’est aussi une façon de dédramatiser les crises, les angoisses, les colères enfantines.

Un album carnavalesque, qui fait alterner le haut et le bas, et révèle de jubilatoires surprises.