Le Livre de Perle

Le Livre de Perle
Timothée de Fombelle
Gallimard jeunesse, 2014

Entrelacs

Par Anne-Marie Mercier

« Je glissais dans une barque entre les aulnes et les peupliers. Les feuilles des nénuphars se laissaient écraser par la coque du bateau, mais les fleurs ressortaient de l’eau comme des bouchons après mon passage. Des libellules se posaient sur les rames. J’avais l’impression de remonter vers une source » (p. 221)

Les romanlelivredeperles de Timothée de Fombelle ont beau être tous différents, ils ont en commun un même fond de nostalgie, dans tous les sens de ce mot : ses héros ont été un jour chassés d’un lieu sûr et aimant, un paradis de plaisirs simples qui est souvent celui de l’enfance. Ils errent à la recherche d’un passage qui les ramènera chez eux et entretemps se terrent dans un refuge secret. Ils se cachent, de peur d’être démasqués et éliminés pour ce qu’ils sont : les représentants d’un royaume, d’une époque, ou d’un peuple idéal, des porteurs d’espoir.

Le – ou plutôt les – héros du Livre de Perle sont hantés par ce désir de retour : deux êtres féériques chassés de leur monde dans le nôtre, qui ne croit pas aux fées, deux amoureux séparés ; avec eux, un humain hanté par le souvenir d’un premier chagrin d’amour et d’un épisode étrange, comme un rêve, dans lequel il rencontre celui qui se fait appeler Perle – Ilian dans le monde du conte. Tous les personnages marchent au chagrin comme d’autres à l’ambition ou à la quête d’un désir : c’est leur moteur, leur allié, leur guide. Chagrin de la séparation, du deuil, de l’abandon, du mésamour, il se décline dans chaque épisode.

Ce chagrin est le chemin de leurs quêtes. Perle cherche MagasinZinzindes preuves de son existence antérieure, objets étranges ou sortis de contes de fées à l’image de ceux du Magasin Zinzin de Frédéric Clément. Chaque objet est un peu comme ces petites choses que l’on conserve pour garder vivant le souvenir et arrêter ainsi le cours du temps, un rêve d’éternelle jeunesse. On les conserve, on les emballe précieusement, comme les parents adoptifs de Perle, puis lui-même lorsqu’il prend leur place, emballent les guimauves dans le magasin parisien qui est au cœur du roman. Ils les plient dans un papier de soie orné d’une couronne, celle du prince déchu qu’est tout être sorti de l’univers merveilleux de l’enfance. Les valises entassées par Perle témoignent du désir de sauver de l’oubli ce qui est l’évanescence même, les souvenirs du temps passé comme les objets féériques.

Mais ce livre n’est pas pour autant un conte de fées : Perle traverse les rafles, la guerre, le camp de prisonniers, la résistance, les réseaux de collectionneurs fous; il travaille et parcourt le monde à la recherche de celle qui est toujours à côté de lui, son Eurydice qui ne peut se dévoiler sans disparaître à jamais.

Le livre est tissé de la recherche de ce qui fuit, comme un rêve récurrent dont on essaie désespérément de renouer les fils, persuadé que le destin y est inscrit et qu’il dévoilera le secret après lequel on court. Il est composé ainsi, chaque chapitre donnant une bribe de l’histoire, dans des temps et lieux différents, donnant l’impression que des fils se dénouent lorsque d’autres se nouent. La hantise d’une histoire commencée, qu’on n’arrive pas à finir et qui de ce fait menace le monde (un peu comme dans L’Ecoute aux portes de Claude Ponti) trouve son remède dans la fiction c’est elle qui permet de redonner un sens, de lier ce qui est rompu, et de revenir dans le paradis perdu, celui de l’enfance et celui des contes.

Tout cela est porté par une poésie au charme particulier et insaisissable, à l’image de l’eau qui parcourt tout le récit : n’est-ce pas après une source que les personnages masculins courent ? source d’eau, source des récits, « mer des histoires »…

Prix Pépite à Montreuil 2014, bien mérité !

 

La Marque des soyeux

La Marque des soyeux
Laura Millaud

Balivernes éditions (carabistouilles), 2014

Rapetassage lyonnais

Par Anne-Marie Mercier

Il y a dansla-marque-des-soyeux ce petit livre de très bonnes intentions : il s’agit à la fois de dire que le handicap ou la différence ne doivent pas être des obstacles à l’intégration, qu’il faut lire et s’intéresser à l’histoire, notamment à celle de la région dans laquelle on vit, et tout particulièrement aux histoires exemplaires en termes de luttes pour la liberté et la dignité des humains, etc. Ici, c’est l’histoire de la révolte des canuts (1831) qui est mise en scène grâce au voyage dans le temps du héros. L’information historique est sérieuse, et la volonté pédagogique évidente, à travers des passages explicatifs qui permettent de voir les différentes professions des ouvriers en soie et leurs justes revendications.

Tout cela est agrémenté comme une potion qui serait sans cela trop amère : l’auteure propose une histoire proche des lecteurs : le héros a leur âge, vit à leur époque et fréquente une école où il est maltraité en tant que « nouveau » et à cause de sa tache de vin ; il est solitaire et se réfugie dans la lecture, mais reviendra dans la « vraie » vie à la fin du roman grâce au sourire d’une fille et à la pratique du karaté). Ajoutez une pincée de fantastique (c’est à la mode) : le héros est propulsé dans le temps grâce à un livre magique (pris à la bibliothèque, quelle chance : les livres magiques sont partout).

Mais hélas, la sauce ne prend pas : le voyage dans le temps est une facilité usée, les dialogues sont plats, les situations artificielles, les relations caricaturales. C’est dommage : les jeunes lecteurs ont droit à autre chose, même dans le cadre du roman à visée didactique. Les pages réussies de l’ouvrage sont la-tache-de-vin-le-prince-eric-iii-3-illustrations-pierre-joubert-de-serge-dalens-890092012_MLdans la partie historique ; l’emballage réaliste et moderne ne tient pas. Quant au fantastique, s’il est de pure commande sur le plan du voyage dans le temps, l’origine de la tache de vin (empruntée au volume portant ce titre dans la série du Prince Eric de Serge Dalens ?) est jolie et donne un peu d’épaisseur à l’histoire ; elle est aussi une invitation à accepter son passé et ses origines, quoi qu’en pensent les autres. C’est donc pour une moitié un documentaire qui n’est pas sans intérêt, mais un roman décevant – et pourquoi ce titre, si les « soyeux » sont les négociants et pas les ouvriers ?

Gladiateur, t. 2 (Duel à Rome)

Gladiateur, t. 2 (Duel à Rome)
Simon Scarrow
Traduction (anglais) par Julien Ramel (Londres, 2013 Gladiator : Street fighter)
Gallimard jeunesse, 2013

Pouvoir romain in vivo…

Par Chantal Magne-Ville

Gladiateur2Duel à Rome permet de retrouver, Marcus, jeune garçon de onze ans qui appartient depuis un an à l’école de gladiateurs de Porcino, car il a été réduit en esclavage comme sa mère, suite à l’assassinat de Titus qu’il considérait comme son père. Il a appris tardivement qu’il était en réalité le fils de Spartacus, mais il le cache, car ce serait signer son arrêt de mort puisque celui-ci était considéré comme l’ennemi public des romains. Marcus a le dessein de rencontrer Pompée pour qu’il l’aide à retrouver sa mère. Il a été remarqué par César, car il a sauvé la nièce de celui-ci, Portia d’une mort certaine. Cette dernière semble vouloir faire de Marcus son confident mais il reste sur ses gardes vu leur différence de condition. César veut que Marcus soit entraîné pour devenir le garde du corps de Portia, et la protéger dans ses déplacements dans le quartier de Subure: à Rome le port du glaive étant interdit, Marcus doit apprendre à manier la dague, le couteau de lancer, la fronde, les bolas et la canne et savoir combattre à mains nues. César veut surtout qu’il infiltre un des clans qui crée l’insécurité dans la ville.

Suivre les aventures de Marcus permet une véritable immersion dans le quotidien de Rome, de ses ruelles et de leurs odeurs, et la découverte des rapports de force et des intrigues politiques au sein du Forum. Marcus aide César à démasquer un traitre en la personne de Bibulus. César est dépeint comme implacable mais aussi fin stratège. Il défend un amendement pour faire justice aux soldats qui ont combattu pour Rome en leur donnant des terres.

Lors de l’enlèvement de Portia et des combats pour la délivrer, les comportements humains et la mansuétude sont valorisés par rapport à la barbarie ; la vivacité d’esprit et la détermination sont toujours privilégiées par rapport à la force brutale. Ainsi, Kasos, un ennemi que Marcus a épargné, l’aidera à son tour à échapper à ceux qui veulent le tuer.

Les scènes à l’école de gladiateurs soulignent l’importance de l’effort, d’un entraînement physique, intensif, régulier et fastidieux.

Le récit s’apparente parfois à un thriller quand le lecteur ressent de l’intérieur la précarité du statut d’esclave qui, d’un moment à l’autre, peut être valorisé ou menacé, loué ou exécuté. Marcus n’hésite pas à avouer qu’il a peur dans les combats difficiles ce qui le rend extrêmement humain.

Un récit haletant pétri de valeurs universelles qui n’ont rien de passéistes et que la vie actuelle questionne toujours.

 

 

Angel, l’indien blanc

Angel, l’indien blanc
François Place

Casterman, 2014

Atlas imaginaire et songes de nuits australes

Par Anne-Marie Mercier

angel-l-indien-blancJusqu’ici, François Place romancier n’arrivait pas à la hauteur (magistrale) de François Place auteur-illustrateur, malgré de belles échappées (j’en avais parlé dans ma chronique du Secret d’Orbae). Cette fois, avec Angel, il propose une œuvre impressionnante et fascinante, qui reprend les caractéristiques qui ont fait sa marque tout en ouvrant d’autres voies.

La tribu des Woanoas dans laquelle Angel, esclave en fuite, et Corvadoro, noble vénitien, séjournent est décrite avec le souci d’un ethnologue qui rappelle les autres romans de François Place et son Atlas des Iles d’Orbae : coutumes, division en classes d’âge, mode de pêche, structure sociale, religion… tout cela et bien d’autres  sont évoqués,  sans tomber dans un catalogue artificiel : tout est vu par les yeux d’Angel, ou à travers le témoignage de son compagnon de captivité, avec des incertitudes, des interrogations, des terreurs et des charmes puissants.

C’est aussi un récit d’aventures plein de rebondissements qui entrelace plusieurs thèmes : Angel est un bâtard, un métis (comme le titre l’indique) né au XVIIIe siècle d’une gouvernante française expatriée en Argentine puis enlevée par des indiens de ces terres, peuple systématiquement massacré par les conquérants européens. L’histoire de sa mère et la période de son enfance où il est un paria parmi eux est brièvement retracée dans le premier chapitre. Le personnage de sa mère vite disparue, marque l’esprit du lecteur par son originalité comme il marque la destinée de l’enfant. Vendu comme esclave après une razzia des blancs sur le village, Angel vit les durs travaux de sa condition et est un souffre-douleurs dans les distractions de son maître et des amis fortunés de celui-ci. Modèle de résilience, il puise dans ces épreuves ce qui lui fera réussir par la suite toutes ses entreprises dangereuses et mortelles. Tout cela fait l’objet d’un texte bref, le deuxième chapitre : autant dire que François Place excelle dans les narrations brèves, apparemment simples, mais denses.

Angel vit une deuxième existence à bord d’un bateau faisant voile vers les antipodes, toujours maltraité et affamé (comme il se sera tout au long du roman jusqu’à un heureux dénouement). A bord de ce navire, un académicien mathématicien naturaliste, et arriviste , un dessinateur chargé de mettre en images les merveille, plantes, animaux, indigènes et monstres que rencontrera l’expédition, un vénitien aussi savant que sceptique, richissime et mystérieux, un capitaine compétent et autoritaire, un bosco rude, et tout le peuple qui fait vivre le Neptune. On apprend beaucoup de la marine à voile à travers les activités d’Angel, les parties du vaisseau, son approvisionnement, ses hiérarchies, ses avaries et réparations…

La troisième existence est retracée dans les deux derniers tiers du roman, parmi les mystérieux Woanoas, peuple à deux bouches, qui parle avec deux voix et sait vivre avec le froid et le feu, l’air et l’eau, les « gens de l’eau » et ceux de l’air. Et c’est véritablement un livre d’air et d’eau, fluide, miroitant, plein de courants subtils que ce livre. Les descriptions de ce monde pris dans les glaces sont envoutantes, tant lors de la course du Neptune que dans les moments passés chez les Woanoas. Angel est aussi un merveilleux roman initiatique où l’homme et l’animal s’affrontent et se complètent et où la magie et le rêve s’entrelacent.

vieuxfouLe roman porte aussi une interrogation sur la représentation par l’image et on retrouve ici des échos du Vieux fou de dessin. L’opposition entre le soin méticuleux du dessinateur naturaliste qui s’interroge sur les limites de son art et la méthode de Corvadoro qui procède par « visions » (« un souffle étrange traversait ses images qui ressemblaient plutôt à des intuitions, des impressions fugaces ou des chimères » p.79) semble refléter les interrogations de l’illustrateur. Enfin, l’épilogue qui pose le problème du mensonge, fiction dans la fiction, plus croyable qu’une vérité qui n’entre pas dans les cadres de pensée, est très subtil, tandis que le destin des cartes qui ont retracé ce voyage, cartes dont on sait l’auteur friand, est un beau clin d’œil.

Bravo, l’artiste !

Vous ne tuerez pas le printemps

Vous ne tuerez pas le printemps
Béatrice Nicodème
Gulf Stream éditeur 2013,

Une très jeune espionne au milieu des nazis

Par Maryse Vuillermet

vous ne tuerz pas le printemps image1943, la France et une grande partie de l’Europe sont  occupées par les nazis, seuls l’Angleterre et une poignée de combattants résistent. Pour préparer le débarquement des Alliés, Churchill crée un service spécial d’espionnage, le SOE (Special Operation Executive). Des agents volontaires sont recrutés et entrainés très durement. Elaine, 19 ans, s’y est engagée, un peu par dépit amoureux (elle croit que son ami Franck en aime une autre) et beaucoup par patriotisme, idéalisme et surtout gout de l’aventure.
Elle est parachutée à Chalons, comme opératrice radio et on sait qu’un opérateur radio a six semaines de chance de survie. Elle a d’ailleurs au doigt une bague pleine de cyanure en cas d’arrestation. Le compte à rebours est donc enclenché. Et, dès son arrivée, elle tombe sur Wagner, l’officier SS, responsable de la Gestapo, un homme intéressant et séducteur qui a très vite compris qui elle était. Elle appartient au réseau Pianist, un réseau qui subit des pertes trop nombreuses pour être normales. Un traitre se cache-t-il parmi eux? Ce qu’elle ne sait pas, c’est ce que ce réseau a été choisi par les responsables du SOE pour être sacrifié. On donne des fausses informations à ses membres qui les révèlent une fois arrêtés et torturés ; ainsi les Allemands les croient et sont trompés. Le plan est machiavélique. La fin justifie-elle tous les moyens ? Elle ne sait pas non plus que Franck l’aime toujours, qu’il est lui-même un agent du SOE et qu’il va tout faire pour la tirer de là…
L’intrigue est assez compliquée, pleine de rebondissements, d’arrestations et de trahisons mais on s’attache au personnage d’Elaine, au jeune garçon, Noël qui l’aide, à Perceval, à Franck. Et on se rend compte que ces personnages inspirés de faits réels étaient bien jeunes pour prendre des décisions qui engageaient la vie de dizaines des leurs. Ils devaient faire preuve d’intelligence, d’obéissance, de courage physique et mental et ne jamais oublier que seule la force du collectif peut vaincre l’ennemi. Ce mélange de roman historique, roman policier et roman d’aventures fonctionne, même le personnage allemand est saisi avec nuances.

Adam et Thomas

Adam et Thomas
Aharon Appelfeld
Traduit (hébreu) par Valérie Zenatti
L ‘école des loisirs, 2013

 Robinsons du ghetto

Par Anne-Marie Mercier

adam-et-thomasLes robinsonnades partent souvent d’une situation quelque peu artificielle et improbable pour installer une situation expérimentale, un laboratoire fictionnel, censé montrer les profondeurs de l’âme enfantine, son côté lumineux et résilient ou son côté noir (sur le modèle de Sa Majesté des mouches) tout en distrayant avec la découverte du lieu, enchanteur ou non, et les ressources de débrouillardise des petits héros.

Ici, on retrouve tous ces aspects : les deux enfants réfugiés dans la forêt construisent des abris, vivent avec les animaux qui passent, se nourrissent de baies et d’eau de source, mais la réflexion est ancrée dans l’histoire : leurs mères les ont amenés là, chacune séparément, non pour les y perdre mais pour les cacher, loin du ghetto en proie au chaos (sans doute celui de Czenowicz où est né Appelfeld, en 1932). Ils voient les flammes qui consument la ville, entendent le bruit des canons et des fusillades, la course de fuyards au pied de leur arbre; ils secourent quelques un de ceux-ci. Ils ne survivent que grâce à l’aide d’une petite fille réfugiée dans une ferme proche, Mina, dans laquelle ils reconnaissent une camarade de classe à qui ils ne se sont jamais intéressés, et aux dons d’un inconnu. Ils souffrent de la faim, du froid et vivent dans l’angoisse.

Loin d’être une simple parenthèse comme dans de nombreux récits contemporains, l’« île » est un lieu de réclusion, une malédiction. On retrouve l’esprit du Robinson de Defoe :

« N’est-ce pas étrange, nous vivons dans la forêt sans nos parents et nos amis. Qu’avons nous fait de mal ? J’ai l’impression que c’est une punition. Je ne comprends pas bien qui nous punit et pourquoi ?

– Nous sommes juifs, lui répondit Adam comme une évidence. »

Adam, 9 ans, est fils d’un artisan croyant ; il connaît bien la forêt « et tout ce qu’elle contient ». Son camarade de classe, Thomas, est un bon élève, fils d’intellectuels laïcs ; il ne sait rien de la nature. Ils échangent leurs savoirs sur le monde, la situation, les raisons qui font qu’ils doivent se cacher, en reprenant des formules qu’ils ont entendues chez eux et les opinions de leurs pères : d’après l’un, il faut agir pour ne pas trop réfléchir, l’autre veut comprendre. Qu’est ce qu’être juif, pourquoi sont ils pourchassés, reverront-ils leurs pères et leurs grands parents, pourquoi leurs mères tardent-elles tant à venir les chercher, auraient-ils mieux fait d’aller se réfugier chez une femme qu’ils savent méchante, comme elle l’avaient conseillé ?

Si la fin est relativement heureuse (les mères reviennent, les Russes libèrent la ville et sauvent Mina mourante), le traitement qu’a subi Mina, battue par le paysan censé la sauver, un « homme au cœur vide », laisse une ombre sur l’apprentissage des deux enfants, comme l’absence de réponse aux autres questions.

Ce regard sur une période sombre de l’histoire est porté par un récit sobre et prenant, un regard sensible sur la vie de la forêt comme sur les relations entre les deux enfants ; les aquarelles de Philippe Dumas rendent avec douceur la fragilité et la beauté des moments et des êtres, les souvenirs et les songes. Le narrateur ne donne jamais de leçons, il se contente d’énoncer les faits pour laisser la place au dialogue des deux enfants ou à leurs pensées secrètes et à leurs rêves.

Ce très beau récit est le premier livre pour la jeunesse de Aharon Appelfeld. Il reprend son expérience de la période de la guerre en Roumanie pendant laquelle, après avoir vécu dans le ghetto, il est déporté en Ukraine. En 1942 (âgé de 12 ans), il s’est enfui et a survécu dans la forêt puis chez des paysans, jusqu’à l’arrivée de l’Armée rouge.

Sweet Sixteen

Sweet Sixteen
Annelise Heurtier

Éditions Casterman, 2013

They have a dream: one day…

Par Matthieu Freyheit

Sweet sixteenLes éditions Casterman le présentent comme « La couleur des sentiments pour les ados ». Comme si la littérature de jeunesse nécessitait toujours et encore un référent adulte pour asseoir sa valeur. Comme si un roman sur la ségrégation raciale en équivalait nécessairement un autre… Le roman d’Annelise Heurtier n’a pourtant rien à envier au comparant qu’on lui impose.

Dans Sweet Sixteen, aucune Blanche bienfaitrice ne vient au secours des pauvres Noirs désemparés et avilis. Les choses sont désespérément et violemment plus complexes. Inspiré de faits réels, le roman reprend l’arrêt de la Cour Suprême « Brown versus Board of Education » sous l’influence duquel Noirs et Blancs pourront désormais (nous sommes en 1954) fréquenter les mêmes établissements d’enseignement. Un arrêt de la Cour Suprême ne suffit cependant pas à calmer les réticences (un euphémisme coupable : parlons plutôt de rage insensée) des ségrégationnistes majoritaires dans le sud du pays. À Little Rock, en Arkansas, neuf ‘élus’ se préparent à une rentrée mouvementée. Mouvementée ? Encore un euphémisme pour ce véritable cataclysme de sentiments vécu par les intéressés. De rejet en insultes, d’humiliations en violences, l’auteure restitue l’atmosphère psychologique engagée par ces bouleversements. Et pour faire entendre des voix différentes, elle propose de donner intelligemment la parole à deux personnages successifs. Molly Costello fait partie des neufs étudiants Noirs à faire sa rentrée au milieu de deux mille cinq cents Blancs. Grace Anderson fait partie des deux mille cinq cents Blancs. Belle et populaire, elle assiste à l’humiliation des neufs Noirs à la fois victimes et héros du processus d’intégration. De quoi faire cheminer en elle un sentiment resté jusque là silencieux. Et le silence, Annelise Heurtier le maîtrise. Silence de la rage et de l’angoisse qui se partagent la jeune Molly. Silence des interrogations que se fait Grace à elle-même, sans pouvoir les adresser à personne. Silence des deux jeunes filles entre lesquelles si peu de mots sont échangés. Silence du lecteur enfin, dont l’estomac se tord à son tour devant ce que l’auteure a voulu être non pas « une leçon d’histoire, conforme en tous points à la réalité, mais [une retranscription de] la brutalité des jours que Melba Patillo et ses huit autres camarades ont endurée au Lycée central », précise-t-elle dans son avant-propos.

Au cœur de ces silences, Annelise Heurtier ne laisse de place à aucun cliché. Aucune fausse amitié. Aucun sentiment d’héroïsme : seul le désir de survivre à l’enfer des autres. Le personnage de Grace Anderson permet notamment à l’auteure de prendre le contrepied de beaucoup d’autres romans. Nullement éclairée ou en lutte contre son monde, la jeune fille connaît un développement progressif et d’autant plus crédible, qui confère à l’ensemble du récit une grande intelligence.

Voilà, en somme, un roman à conseiller à toutes et à tous. Adolescents et adultes, sans distinction. Et, surtout, enseignants qui y trouveront une formidable occasion d’évoquer une part d’histoire (et d’esprit) souvent oubliée des programmes de littérature.

Capitaine Squelette

Capitaine Squelette
Stéphane Tamaillon

Flammarion, 2013

Vieille marmite et bonne recette

Par Matthieu Freyheit

51S2x48jZRL._SY445_Difficile, vraiment, de faire du neuf avec un personnage définitivement connu et reconnu. Stéphane Tamaillon se situe volontairement dans une tradition du genre en reprenant à son compte quelques vieilles recettes de ceux qui, avant lui, se sont emparés du pirate. Dans Capitaine Squelette, un équipage pirate se grime pour se déguiser en squelettes et effrayer leurs adversaires. Le travestissement du capitaine reste le plus réussi, pour de tragiques raisons qu’il vous faudra découvrir. Quoi qu’il en soit, on retrouve ici les pirates de Pierre Mac Orlan qui, dans les Clients du Bon Chien Jaune, faisaient déjà usage de la même ruse.

Le sinistre capitaine, ancien esclave Noir mû par un désir de vengeance à l’encontre de son ancien maître, n’est pas sans faire penser au merveilleux Atar-Gull d’Eugène Sue ou au Captain Blood de Sabatini. Bref, rien de très très nouveau dans ce roman, ce qui n’empêche pas le plaisir d’être au rendez-vous. Tout à fait classique, le roman de Stéphane Tamaillon rend hommage à une longue tradition de l’aventure, à laquelle se mêle souvent un zeste de fantastique.

Ici, Fréhel est un jeune garçon devenu orphelin, comme dans bien des romans d’aventure, de Stevenson à Mac Orlan. Embarqué à bord d’un navire négrier pour rejoindre son planteur d’oncle, il est vite fait prisonnier par une bande de pirates dont la spécificité, plus encore que d’être déguisés en squelettes, est d’être tous noirs. Tamaillon rappelle discrètement la réalité du terrain, et la présence importante de Noirs parmi les équipages pirates. L’occasion, surtout, est parfaite pour remettre en perspective les réalités du commerce d’esclaves. L’auteur ne cherche pas à offrir un héros parfait et pur, double impossible du lecteur contemporain : c’est petit à petit que le jeune Fréhel ouvre sa conscience aux duretés des préjugés, et conserve tout au long de l’aventure une réserve plutôt réaliste. Le géant noir qui se cache derrière le capitaine Squelette n’a, quant à lui, rien du libérateur au grand cœur monolithique que l’on aurait pu craindre de rencontrer : personnage complexe, il n’est pas sans rappeler certains héros romantiques (les surhommes hugoliens, mais aussi ceux de Sue). L’oncle de Fréhel reste sans doute le personnage le plus stéréotypé, tristement fidèle au modèle tout aussi tristement réel du maître planteur tout puissant.

Sorte de Captain Blood sinistre, Capitaine Squelette parvient à l’aide d’une narration simple à restituer un grand nombre d’éléments non seulement historiques mais également psychologiques, qui font des personnages aux relations ambiguës dans un contexte qui l’est plus encore. Comme souvent l’aventure offre une belle manière d’aborder de manière vive et ludique, mais néanmoins sérieuse, des sujets importants.

Le Dernier des aigles (les trois légions, III)

Le Dernier des aigles (les trois légions, III)
Rosemary Sutcliff
Gallimard (folio junior), 2013

La Chute de l’empire romain, vu de (Grande) Bretagne

Par Anne-Marie Mercier

LedernierdesaiglesPublié en 1959 et traduit pour la première fois en France en 2013, dernier volet en poche de la série consacrée à la présence des légions romaines en Grande-Bretagne, cet ouvrage est aussi le plus sombre. Il présente un tableau crépusculaire de la civilisation représentée par les Romains en situant son action au moment les dernières légions quittent l’île, laissant les habitants à la merci des Saxons et des pillards venus de Scandinavie. Le héros, jeune au début de l’histoire, déserte pour rester auprès de sa famille et la défendre. Il échoue dans ce projet comme il échoue dans beaucoup d’autres et l’amertume et la solitude deviennent le fond de son caractère sans que les événements qui auraient pu l’infléchir (comme le mariage et la naissance d’un enfant) modifient cela – du moins sur l’essentiel du roman. On est loin de la jeunesse et de l’enthousiasme du premier volume dont l’adaptation cinématographique est assez récente (L’aigle de la neuvième légion) mais plutôt dans une aggravation de l’atmosphère de fin de règne du deuxième volume, L’Honneur du centurion.
C’est un monde sauvage, cruel et brutal, un monde de guerriers, que ce soit en Scandinavie où le héros est emmené comme esclave, ou en Grande-Bretagne chez les  les Celtes ou à la cour du roi Ambrosius Aurélianus, roi légendaire qui a précèdé Arthur. Encore plus que dans les autres ouvrages de la série, Rosemary Sutcliff consacre de nombreuses passages à la description de la nature, une nature souvent mouillée et forestière, ou aux sensations des personnages, à leur rapport avec les animaux et notamment les chevaux, et à la nostalgie d’un empire qui ne laisse que des ruines. En voici un exemple :
« la grande rue de Durobrivae qui gravissait la colline s’étendait sous les yeux d’Aquila, désertée dans le soleil du soir. La ville avait dû se vider peu à peu pendant des années, tombant progressivement en ruine comme il arrivait aux cités les plus proches du pays saxon et à présent, les quelques personnes qui y étaient restées avaient fui vers l’Ouest.[…] Plus rien de vivant dans Durobrivae, à part un chat jaune à demi sauvage assis sur un mur. Un tel calme que l’ombre d’un goéland filant sur le pavé prenait de l’importance ». (p. 247 )

Les folles aventures d’Eulalie de Potimaron, vol. 5 : le vampire de Castille

Les folles aventures d’Eulalie de Potimaron, vol. 5 : le vampire de Castille
Anne-Sophie Silvestre
Flammarion, 2013

Mantilles et mystères

par Anne-Marie Mercier

les-folles-aventures-deulalie-de-potimaron-05Pauvre Eulalie ! Séparée de son amoureux (Philippe d’Orléans, le futur régent), elle est exilée à la cour d’Espagne pour accompagner la soeur de celui-ci, Marie-Louise d’Orléans, qui a épousé le jeune Charles II, roi d’Espagne alors qu’elle aime son cousin, le fils du roi de France (vous suivez ?).  Le vampire qui donne son titre au roman n’est ici qu’une ombre inquiétante,  le dévoilement de son identité étant sans doute réservé au prochain volume. Mais l’essentiel du roman tient à la description de la cour d’Espagne, à l’influence de l’étiquette, aux coutumes bizarres, à la présence de la religion et notamment des confesseurs. L’histoire tragique de Marie-Louise est esquissée: l’absence d’enfant, l’hostilité de la reine mère,… mais pas encore scellée. Eulalie a la chance d’être nommée écuyère de la jeune reine et à ce titre bénéficie d’une grande liberté: une grande partie du le roman se déroule à cheval, au grand galop, comme un éloge de la liberté dans un monde étouffant et menaçant où les relations avec les animaux (chevaux, lapin, faucons…) mettent un peu de tendresse dans ce monde bien cruel pour les jeunes âmes.

(voir la notice pour le volumes précédent)…
pour les tomes 1 et 2
pour le t. 3