Un Démon parmi nous

Un Démon parmi nous
Thomas Lavachery
L’école des loisirs (médium), 2025

Faux frère et vrai jumeau

Par Anne-Marie Mercier

Il y a du nouveau dans l’œuvre de Lavachery : un roman plus court que d’ordinaire, ancré dans l’histoire et dans le réalisme, loin donc des emprunts aux sagas nordiques et parcours de fantasy dans lesquels il a excellé (voir les aventures de Bjorn, Ramulf, ou les histoires de gentils Trolls). Même si le cadre, le royaume de Silvénie, est imaginaire, les événements s’inscrivent dans l’histoire européenne, et cela d’autant plus que chaque partie a pour titre les dates de la période dans laquelle elle s’inscrit. Du côté de la noirceur, on peut aussi évoquer un roman précédent, Henri dans l’île, dans un genre bien différent, celui de la robinsonnade.

L’action se déroule entre 1923 et 1937, avec un épilogue daté de 1982. La famille Mann, d’origine juive et convertie au catholicisme, adopte deux jumeaux orphelins que l’oncle et le père de Félice ont recueillis après un accident dans une mine. Felix et Oswald ont douze ans, et peu d’éducation. Ils en reçoivent une dans la famille, et des soins attentionnés. Ils sont après un temps adoptés et sont censés être comme des frères pour Felice. Mais ces frères ont deux faces : si Félix est parfait, Oswald, malgré son visage d’ange, s’avère être un démon, un mythomane et un traitre.
Tout est vu à travers le point de vue de la petite fille, puis de la jeune fille : ses hésitations, ses interrogations quant à Oswald, jusqu’au moment où il dénonce la famille dans un contexte d’antisémitisme grandissant. On voit la révolte de Felice, parfois tentée par la compassion. Mais on voit aussi ses amours, ses débuts difficiles dans une carrière d’artiste qui refuse l’académisme à la mode, sa rencontre avec les milieux de l’art, son départ vers les États-Unis….
Le mystère lié à un membre d’une famille qui soudain renie tout son passé, ou plutôt le relit à l’aune d’un sentiment d’injustice (feint ou non, on ne sait) est finement présenté, sans trop de pathos, mais avec ce qu’il faut de consternation mêlée de sentiments divers chez les uns et les autres (la mère critique, le père effondré, l’oncle furieux, le jumeau déchiré… et enfin Felice, moins surprise que les autres).
C’est aussi en résumé le portrait de toute une époque et à travers cette famille Mann (peu à voir avec celle de l’écrivain, à part les tourments du moment) : espoirs, progrès, efforts, échecs et réussites, tout cela ruiné par les crimes des nazis qui, envahissant la Silvénie, font se rejoindre la fiction et l’Histoire.

 

 

 

 

 

Tor et le troll

La Nuit des oies

La Nuit des oies
Juliette Adam – Violaine Costa
Flammarion Jeunesse 2025

Pour en finir avec les traditions…

Par Michel Driol

Dans les forêt des Aurores, avant la grande migration, les oies sauvages préparent la fête. Mais si les oies peuvent aider aux préparatifs, seuls les jars ont le droit de monter sur scène. Ce qui n’est pas du gout d’Olivia, qui, aidée de ses amis, Paulette la grenouille, Cerise l’écureuil et Topinambour le sanglier, va imaginer un spectacle dont elle sera la vedette, afin de montrer la stupidité des préjugés et stéréotypes.

Voilà un roman illustré assez irrésistible, par son humour, sa fantaisie, son sens du rythme et des personnages.  C’est Olivia la narratrice, et elle regarde le monde avec le sentiment d’une injustice faite aux oies, mais avec aussi un grand sens des relations et de l’amitié. Elle ne s’en laisse pas conter quand un jars tente de la draguer ! Le récit et les illustrations se complètent pour créer un univers dans lequel les animaux vivent en bonne intelligence,  autour d’un lac, habitent dans des maisons très humanisées, pleines de couleurs et de détails croustillants.

La question des traditions, du féminisme, de l’émancipation et de la lutte contre les discriminations de genre est abordée avec finesse et sur un arrière-plan historique que les adultes médiateurs de ce livre  comprendront. Il est question de théâtre, d’une histoire fortement inspirée par Shakespeare, la Nuit des rois, réinventée par Olivia. Le monde des oies, qui interdit aux femelles de monter sur scène, est un lointain écho de l’époque shakespearienne, où les rôles de femmes étaient tenus par les hommes.  Mais c’est à hauteur d’enfant que se développe la réflexion d’Olivia, qui remet en cause les superstitions et croyances relatives à la prétendue sensibilité des oies, à la supériorité des jars. Ces derniers, de fait, produisent sur scène des récits eux-mêmes très stéréotypés, qui se répètent d’année en année sans aucune inventivité, au contraire de la proposition d’Olivia. Pour autant, le récit n’a rien de manichéen, de par le personnage du sanglier, mais aussi de l’amoureux d’Olivia qui se révélera beaucoup moins borné qu’on pouvait le penser.

Le texte et les illustrations nous plongent dans un automne plein de magie, dans un monde du spectacle et de la fête qui se veut inclusive et tolérante. Preuve bien réjouissante qu’il est possible de changer les mentalités, grâce à l’amitié et à la solidarité ! On attend la suite de cette série, intitulée la Forêt des Aurores, afin de retrouver ces personnages pleins de vie, le regard acéré d’Olivia, sa fougue, son énergie, et son inventivité !

Ce que retient le sable

Ce que retient le sable
Virginy L. Sam
Seuil 2025

L’internat émancipateur

Par Michel Driol

Coco, de son vrai nom Corinne, ne s’aime pas, à cause de ses dents de devant, de son prénom ringard, de son père trop rustre… Elle ne sait pas dire non, et cherche à se faire la plus discrète possible. Son année de terminale, elle va la passer dans un internat à cause d’une option rare, et souhaite s’y faire oublier de tous. C’est compter sans la fille avec qui elle partage une chambre, Jazz, aussi extravertie qu’elle est introvertie, aussi colorée qu’elle se veut terne. Et quand les deux filles passent les dimanches après-midi à chercher des trésors sous le sable de la plage à l’aide d’un détecteur de métaux, et que Coco trouve une bague, elle n’a de cesse de retrouver sa propriétaire pour la lui remettre.

Voilà un roman touchant et poignant, d’abord en raison de son héroïne, maltraitée par la vie, par le départ de sa mère, par son père rustre et alcoolique, une jeune fille humiliée par les autres, qui la harcèlent à cause de son problème de dents et de son renfermement sur elle-même. On ne peut que ressentir de l’empathie pour ce personnage fragile et touchant, victime des autres, et comprendre que son renfermement sur elle-même, sa volonté d’être aussi insignifiante que possible est sa forme de défense. La force du roman est de confronter deux adolescentes aussi différentes que possibles, de montrer en Jazz quelqu’un de sincère, sans préjugés, sans volonté de blesser. Il y a un beau traitement narratif de ce personnage de jeune fille solaire.

A partir du moment où les deux filles trouvent la bague gravée sous le sable, le roman change de dimension, et se fait enquête sur le passé. Coco rêve, imagine, à plusieurs reprises, ce qu’a pu être la vie d’Alma-Lys et d’Antoine, leur rencontre, les conditions dans lesquelles ils ont perdu la bague. C’est l’occasion pour Coco de sortir d’elle-même, de s’intéresser à d’autres, de faire aussi de nouvelles rencontres, de prendre des initiatives, et de trouver, en Alma-Lys, son double dans le passé.

Ce roman initiatique, d’apprentissage est porté par une étonnante écriture en vers libres, une écriture dont le rythme colle aux sentiments et émotions des personnages, permet d’isoler des groupes de mots, de les mettre en évidence, de leur donner du poids. Cette écriture joue aussi sur la mise en page, s’approchant parfois du calligramme, jouant sur l’opposition entre le côté gauche et le côté droit de la page, jamais de façon gratuite, mais toujours pour renforcer des effets de sens. Ajoutons à cela, dans l’écriture, l’utilisation de SMS échangés, de messages sur les réseaux sociaux, ou encore de sortes de titres de chapitres, verbes à l’impératif imprimés sur une double page dans une typographie géante, et on aura une idée de la variété des procédés artistiques utilisés pour rendre sensible ce personnage de Coco et la force qu’il lui aura fallu pour résister et enfin vivre et sourire, comme les autres.

Un roman construit autour d’une héroïne émouvante, qui donne à comprendre de l’intérieur le comportement de nombreuses adolescentes harcelées qui cherchent avant tout la discrétion, et qui montre une belle approche de l’émancipation du milieu familial, des pesanteurs sociales et culturelles aliénantes. Ce que cache le sable, c’est aussi bien la bague trouvée que, métaphoriquement, la richesse intérieure de Coco qui ne demande qu’à être révélée.

Nuit blanche

Nuit blanche
Florian Pigé
HongFei 2025

Une autre nuit d’Halloween

Par Michel Driol

Déguisé en fantôme le soir d’Halloween, Gaspard perd sa maman. Il erre d’abord au milieu des autres, tous déguisés, et tente de retrouver le chemin de sa maison, auquel il n’a jamais fait vraiment attention. Quittant la ville, il se retrouve en forêt, et tente de survivre, de se rassurer comme il peut. Enfin, au matin, c’est la voix de maman qui l’a retrouvé…

Un mot d’abord des illustrations, absolument somptueuses, avec un côté granuleux qui semble flouter le monde, avec des couleurs splendides de soleil couchant et de teintes d’automne, avec le bleu froid de la nuit. Les illustrations montrent la solitude du petit fantôme, forme blanche errant au milieu des passants, au milieu des bois, au milieu des animaux, biches, chauves-souris, araignées. Le temps semble s’arrêter, le temps d’une nuit, une nuit où Gaspard grandit.

Le texte et les illustrations ne sont jamais redondants. A plusieurs reprises, c’est l’illustration qui fait progresser le récit, montrant l’errance de Gaspard, les lieux où il se trouve, les retrouvailles pleines de chaleur avec la mère.

Le récit est conduit à la première personne, donnant à lire les sentiments, les inquiétudes, les peurs de Gaspard, mais aussi toutes ses conduites pour se rassurer, confronter un imaginaire à un autre. Ne devient-il pas un véritable homme des bois ? Dans la nature, face aux vraies chauves-souris, le costume de Batman qu’il convoitait lui parait dérisoire désormais. C’est donc un récit d’initiation, Gaspard se révélant à lui-même en ôtant son déguisement de fantôme pour devenir réel, grelottant certes, mais ayant été capable de surmonter l’épreuve de la séparation, de la perte, de l’inconnu. C’est aussi un récit dans lequel Gaspard révèle beaucoup de sa relation avec ses parents, de son milieu familial, de son comportement habituel, ce qui donne à ce petit fantôme une réelle épaisseur psychologique.

Un album poétique et féérique, qui s’éloigne des clichés faciles sur Halloween, avec des illustrations soignées, pleines de symboles, avec des animaux sauvages qui n’ont rien de menaçant, mais semblent plutôt protecteurs, avec un héros touchant dans sa fragilité et ses réflexions.

Serpent bleu, serpent rouge

Serpent bleu, serpent rouge
Olivier Tallec
L’école des loisirs (pastel), 2025

L’amitié, c’est comme ça

Par Anne-Marie Mercier

Les deux serpents, personnages de cette non-histoire, sont absolument identiques, sauf que l’un est bleu (avec des taches noires) et l’autre rouge (avec des taches noires). Ils se connaissent depuis toujours et, depuis toujours, quand l’un dit noir, l’autre dit blanc.
On les voit discuter à l’occasion de diverses activités (regarder les nuages, se promener au milieu des cactées, faire de la gymnastique…). Quand ils tombent sur une paire de jumelles, cela donne au lecteur une belle leçon d’optique : regardant chacun dans l’un des oculaires, ils ne voient pas la même chose. Enfin, quand ils croisent un joueur de flûte qui charme Serpent rouge, heureusement que Serpent bleu ne se laisse pas séduire…
Voilà un très bel album, plein d’humour, sur l’amitié et ses accidents : complicité, rivalité, complémentarité et, à la fin, délicatesse des sentiments – jusqu’à un certain point.
Les images présentent ces deux héros, formes plutôt que personnages, dans des grandes pages (format inrangeable sur les étagères standard) de décors simples et vides : herbes rases, grands ciels, cactus, poteaux téléphoniques. Dans ce petit théâtre, les humeurs et les mimiques des deux amis n’en sont que mieux mises en valeur, comme leurs ressemblances et leurs divergences.

Grand palace hôtel – Le club des agiles étrilles

Grand palace hôtel – Le club des agiles étrilles
Sandrine Bonini & Amélie Graux
LIttle Urban 2025

Vacances à sauver

Par Michel Driol

Romy et Jaouen, 11 ans tous les deux, sont deux des huit enfants à demeurer toute l’année sur l’Ile aux Crabes. Leur rêve : explorer un vaisseau englouti depuis quelques siècles. Mais les parents de Romy, concierges dans un palace un peu décati, les engagent pour leur donner un coup de main. Quels plans élaborer pour sauver les vacances, entre les corvées, les deux enfants du  propriétaire de l’hôtel – leurs ennemis jurés – un groupe de touristes fortunés, une influenceuse qui ne parle qu’anglais, et un critique gastronomique revêche ?

Grand Palace Hôtel fait partie de ces page-turners inventifs et pleins d’imagination,  d’abord grâce à ses deux héros, dont la narratrice, espiègle, enjouée, pleine de ressources… Une vraie héroïne féminine de notre temps ! Les personnages secondaires sont bien caractérisés et tout aussi farfelus. La famille de Romy d’abord : une grand-mère d’origine russe qui tire les cartes, une mère qui recycle de vieux bipers pour être plus efficace et sauver la conciergerie menacée, un frère aux lectures bien savantes… Ajoutons à cela le snobisme outrancier du propriétaire et de ses deux enfants, qui ont reçu la meilleure éducation, et ne rêvent que de se débarrasser de Jaouen et Romy qui, pour eux, font tache… Et n’oublions pas les caricatures plus qu’amusantes du critique gastronomique et de l’influenceuse… et tellement bien vues !

S’enchainent alors les situations  toutes plus délirantes et cocasses les uns que les autres, à un rythme endiablé. Se succèdent les plans élaborés les plus fous et sans cesse en train d’évoluer pour tenter de sauver ce qui peut l’être, découvrir les secrets inavoués, et ne pas hésiter à intervenir, par tous les moyens possibles, sur le cours des évènements, dans une joyeuse ambiance débridée. D’un côté on a la spontanéité des deux héros, leur enthousiasme, leur joie de vivre, de l’autre le côté compassé et solennel des enfants du propriétaire, que l’autrice a réussi à caricaturer comme exemples parfaits d’une aristocratie pleine de suffisance, de sentiment de supériorité et de morgue… C’est compter sans l’amour, bien sûr !

Les illustrations d’Amélie Graux, pleines de vie, jouent elles aussi sur l’exagération des postures, des attitudes, allant jusqu’à une certaine caricature drolatique de personnages aux grands yeux ouverts sur le monde.

Un roman amusant, situé dans les coulisses d’un palace breton qu’il fait découvrir à ses lecteurs, un roman d’aventures insulaire, dans un lieu clos où tout le monde se connait, un roman assez déjanté pour entretenir le gout de la lecture chez de jeunes lecteurs et lectrices !

Le Tour du monde avec mon chat

Le Tour du monde avec mon chat
Dominique Ehrhard, Anne-Florence Lemasson
(Les Grandes Personnes), 2025

La terre est ronde comme un manège

Par Anne-Marie Mercier

Ce tour du monde se déploie en très gracieux pop-up : chaque double page nous mène dans un décor différent (au milieu des nuages, sur l’océan, dans la  jungle ou le désert…) dans lequel on voit la fillette et son chat embarqués à bord d’un véhicule différent : montgolfière, train à vapeur, bateau à voile, dos d’éléphant, voiture de course… pour les retrouver enfin dans le manège qui fait tourner des enfants dans tous les véhicules qu’on a vus dans les pages précédentes, pour un tour de rêve.
Ce dispositif rappelle celui du Petit Barbare de Renato Moriconi (Didier, 2016), en plus explicite puisque dès la première page le sens est donné : « « tourne, tourne manège ! c’est parti pour un grand tour ! ». Les illustrations ont une allure enfantine et reprennent les clichés habituels liés aux genres d’aventures (ambiance de western, navigation au milieu des dauphins…. ). Les deux protagonistes ont dans chaque situation des attitudes différentes et même le chat semble ravi.

 

Le Petit Barbare

Bonjour Bébé

Bonjour Bébé
Marie Mirgaine
Les Fourmis rouges

Divin enfant

Par Anne-Marie Mercier

Dans ce joli petit album qui célèbre la venue d’un enfant, on retrouve certains aspects de l’album Kiki en promenade pour lequel Marie Mirgaine avait reçu le prix Opera Prima à Bologne en 2020 : collages, transparences, mélange de technique et de matériaux (papiers découpés, aquarelle, gouache…) et surtout dispositif de randonnée : un personnage-fleur surgit d’une grande fleur, coiffé de pétales mauves (beaux contrastes avec le vert de son bonnet et l’orangé de son costume) et il court. Il alerte des souris, Coline l’araignée, Frédéric le mille-pattes, un loir, l’escargot, les champignons… tous se rendent à sa suite, en file indienne, pour contempler le nouveau bébé merveilleux. Il est protégé par deux rabats; on le découvre en les soulevant et on le voit enfin, couché sur le sol et encadré d’une jolie variété de faune et de flore. Il ressemble à un poupon, bien potelé, couleur chocolat, avec un grand sourire et des yeux grand ouverts.
Il y a un peu de la légende des rois mages venus voir l’enfant de la crèche de Noël dans ce dispositif, et cela tombe bien, puisque Noël approche. Mais les visiteurs apportent à l’enfant en cadeau ce qu’ils sont : toutes les merveilles du monde vivant, en costume de cérémonie.

On peut se délecter de ces images en feuilletant les premières pages, sur le site de l’éditeur

 

Le Sourire de Wajma

Le Sourire de Wajma
Jack Chaboud – Alca (Léo Alcaraz)
Editions du Pourquoi pas ?? 2025

Avoir 12 ans en Afghanistan

Par Michel Driol

Son père l’a décidé : Wajda, à 12 ans, doit être mariée, comme seconde épouse, à un homme riche et âgé, ce qui permettra d’apporter un peu d’argent à la famille. Et c’est le départ avec son père, en camion, pour Kandahar, où réside son futur mari. Mais un soir, près d’un col, dans une auberge, passe une caravane de nomades, et Wajma ose parler avec un garçon de son âge.

Ecrit par un auteur co-fondateur des Amitiés Franco Afghanes, et bon connaisseur de l’Afghanistan, voilà un des rares récits dans la littérature jeunesse à choisir ce pays comme cadre. Mais comment parler de l’Afghanistan à des enfants, comment parler des talibans, du sort qui y est réservé aux femmes ? L’auteur choisit de situer son récit non pas à Kaboul, mais dans un petit village, où les femmes ne se voilent pas malgré le retour des talibans, puis sur la route, dans un interminable voyage – non sans danger – au milieu d’autres passagers.  En se centrant sur le personnage de Wajma, encore une enfant qui serre sa poupée au moment de quitter sa famille, en épousant son point de vue, il fait le choix d’évoquer le contexte géopolitique à l’arrière-plan, en en disant assez pour que de jeunes enfants français comprennent les peurs que tous éprouvent, victimes de la nature et des hommes.  En reprenant le motif du mariage forcé entre une fillette et un vieillard – le lecteur adulte songera alors à de nombreuses situations traitées au théâtre au XVIIème siècle – l’auteur met l’accent sur ce qu’a d’insupportable la pauvreté extrême, qui fait que les femmes ne sont plus des êtres humains qui ont des droits. mais des marchandises qu’on peut vendre.

Symboliquement c’est à un col – lieu de passage entre deux mondes – que se noue – ou se dénoue – le récit. Avec l’apparition de la caravane de nomades, avec la rencontre avec Daoud, la vie de Wajma bascule vers l’idée d’un autre futur possible, d’un apprentissage de la lecture, d’un autre destin que celui qui était tout tracé pour elle et auquel – grâce à un coup de théâtre final – elle va provisoirement échapper. Car, au final, c’est paradoxalement un ouvrage qui donne foi dans le futur, dans l’émancipation de toutes et tous.

Si sur le camion est inscrit un quatrain qui renvoie à la situation de Wajma, c’est tout le récit qui est écrit dans une belle langue qui parvient à associer le réalisme concret avec des formules bien plus poétiques. Et c’est la poésie qui s’impose à la fin du récit. Le texte et les illustrations sont en parfaite harmonie : elles représentent des paysages  de montagnes, désertiques, jaunes, des scènes de groupe (dans le camion, à l’auberge), mais aussi de magnifiques portraits dans lesquels les yeux grands ouverts sont toujours expressifs, et comme tournés vers l’autre, vers l’avenir. Dans les premières pages, une carte de l’Afghanistan, et sur le rabat de la 4ème de couverture, un glossaire , autant d’éléments qui aident à mieux situer ce pays et sa culture.

Un récit émouvant qui permettra l’identification de nombreuses lectrices et lecteurs à son héroïne, afin de dénoncer l’horreur insupportable des mariages forcés, et illustrer un monde dans lequel ce sont les nomades qui ouvrent une voie vers l’émancipation de toutes et tous par l’ouverture à la connaissance et à la diversité du monde extérieur.

Une Vie de rêve

Une Vie de rêve
Ruth Quayle, Victoria Sandoy

Gallimard Jeunesse, août 2025

L’argent ne fait pas le bonheur

Par Lidia Filippini

Petit Pêcheur est un ours heureux. Tous les matins, il pêche quelques heures, ramenant juste assez de poissons pour sa famille et ses amis. L’après-midi, il joue ou s’offre une sieste bien méritée avant de déguster le produit de sa pêche avec ceux qu’il aime.
Mais un jour, Petit Pêcheur rencontre un ours très riche qui l’invite à monter sur son yacht. « Tu n’as rien compris ! », lui explique le milliardaire. « Il faut travailler plus, pour pêcher plus ! Tu pourras alors acheter un plus gros bateau, puis ta propre usine. » Petit Pêcheur ne comprend pas bien pourquoi. « C’est pourtant simple ! Quand tu seras très riche, tu pourras tout revendre et enfin te reposer et profiter de la vie ! »
Ruth Quayle et Victoria Sandoy proposent ici une fable moderne destinée aux plus jeunes. Dès la première page, le ton est donné : « Voici une vieille histoire. Mais ne t’en fais pas, elle n’est pas trop longue. Et il y a des images. » L’illustration pose les jalons d’un univers doux et coloré où la nature se déploie. Le lecteur découvre Petit Pêcheur à travers son reflet dans l’eau du lac. Assis dans sa barque, il sourit, serein. Le village de l’ours évoque celui de Oui-Oui : toutes sortes d’animaux anthropomorphes s’y côtoient, chacun salue son voisin et partage avec les autres ce qu’il possède. Les couleurs chaudes, le jaune, le rouge, dominent. Puis tout à coup, Petit Pêcheur rencontre l’homme très riche et un bleu froid envahit les pages. Bill, le milliardaire (le lecteur adulte est tenté de faire le lien avec un autre Bill américain bien connu) explique à Petit Pêcheur ce qu’il devrait faire pour devenir riche. On quitte alors le monde utopique de l’ours pour un univers triste dans lequel le personnage évolue seul en quête de profit. Sa famille le regarde s’éloigner, on le voit de dos. Sur la double page suivante, il porte un costume et ressemble de plus en plus à Bill jusqu’à se confondre avec lui quand il apparaît à la barre d’un yacht. Mais, heureusement, Petit Pêcheur ne se laisse pas convaincre. Saluant de la main l’homme d’affaires, il retourne dans sa barque. Une double page montre alors, Bill et son yacht, à gauche, nimbés de bleu tandis que Petit Pêcheur, à droite, se dirige vers sa maison dans un paysage jaune, chaud et accueillant où sa famille l’attend.
On l’aura compris, cet album évoque avec simplicité des sujets essentiels – et pas toujours faciles à aborder avec de jeunes enfants habitués à vivre dans une société basée sur le profit et la consommation. Qu’est-ce que le bonheur ? La richesse rend-elle heureux ? Quelles valeurs choisir pour mener une vie de rêve ? Bref, voilà un livre qui permet de comprendre que décroissance ne rime pas forcément avec austérité, et un tel message ne peut que faire du bien !

 

 

 

 

 

 

 

 

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